L’Heidenmauer/Chapitre XX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 246-255).

CHAPITRE XX.


Celui qui porte l’épée du ciel doit être aussi saint dans sa vie qu’austère dans ses mœurs.
ShakspeareMesure pour mesure.



Les premiers regards qu’échangèrent Emich et Boniface exprimaient ces passions qu’ils avaient si longtemps dissimulées l’un et l’autre, et que le lecteur a déjà entrevues pendant les moments d’oubli de la dernière orgie. Sur le front du comte, l’expression du triomphe se mêlait ouvertement à celle de la haine ; tandis que la figure de l’abbé conservait encore un vernis d’artifice et de réserve, masque dont il jugeait rarement à propos de se dépouiller entièrement.

— C’est donc à toi que nous devons cette visite, seigneur Emich ? dit l’abbé en s’efforçant de paraître calme.

— À moi et à ton mérite, très-révérend Boniface.

— Que veux-tu, audacieux baron ?

— La paix dans cette vallée, si souvent saccagée, — l’humilité sous la tonsure, — la religion sans hypocrisie, — et mon bien.

— Je ne te parlerai pas du ciel, homme arrogant, car ce serait blasphémer ce mot, que de le prononcer en ta présence ; mais es-tu donc assez aveugle sur tes intérêts purement mondains, pour ne pas craindre la vengeance de l’empire ? As-tu bien compté ton or, et es-tu sûr que tes coffres soient assez pleins pour rebâtir le saint édifice que tes mains voudraient renverser, ou penses-tu que tes richesses puissent remplacer toutes les offrandes faites depuis des siècles par de pieux monarques, à une église qui a été l’objet d’une si longue vénération ?

— Quant à tes vases et à tes pierres précieuses, respectable abbé, j’aurai soin de les conserver pour les reproduire au besoin, ce qui, je l’espère, n’arrivera jamais ; et quant aux dépenses qu’entraînerait la reconstruction de l’édifice, comment donc ! mais l’illustre ouvrier qui a aidé le premier à le bâtir me devra un bon coup de main pour avoir puni ceux qui lui ont manqué de parole en ne lui fournissant pas la quantité d’âmes promise ; quoique, à tout prendre, si l’on approfondissait la chose, il se trouverait, sans doute, que Limbourg lui a envoyé plus de pratiques que tous les cabarets et toutes les auberges du Palatinat ensemble.

Cette saillie du comte excita de grands éclats de rire parmi ses adhérents, qui, de toutes les parties de l’abbaye, commençaient à affluer dans l’église dans l’espoir qu’il y aurait un riche pillage à faire dans le sanctuaire. En même temps, le feu venait d’être mis à la paille qui se trouvait dans la caserne, et la vive clarté qui parut tout à coup à travers les vitraux coloriés n’annonça que trop efficacement aux moines l’inutilité de plus longues remontrances.

Malgré la dépravation connue de ses mœurs, l’abbé n’avait pu se soustraire entièrement à cette influence secrète que les hautes dignités du sacerdoce exercent même sur les moins méritants de ceux qui les possèdent, et il tirait du saint caractère dont il était revêtu une sorte de noblesse, et nous pourrions même ajouter de sincérité ; car il y a souvent chez le mauvais prêtre un étrange mélange de foi intérieure et d’incrédulité pratique, qui le fait souvent s’élever à la hauteur de ses devoirs les plus solennels. Un caractère aussi fortement trempé ne pouvait sortir de son état naturel sans montrer une grande énergie, soit pour le bien, soit pour le mal ; et Emich éprouva quelque appréhension secrète, quand il vit avec quel empire son ennemi savait réprimer son fier ressentiment, et de quelle dignité calme et réservée tous ses traits étaient empreints. L’abbé se leva, comme un prélat qui remplit librement les fonctions de son ministère, et haussant la voix de manière à ce que ses paroles retentissent jusque dans les coins les plus reculés de la chapelle, il employa dans son discours les figures particulières à son Église.

— Dieu, dit-il, dans les profondeurs de sa sagesse, a accordé au méchant un triomphe éphémère ; nous ne sondons pas à présent les causes de ce mystérieux décret de la Providence, la vérité sera connue au temps qu’elle a fixé ; mais, comme serviteur de l’autel, comme gardien du sanctuaire, consacré par l’onction sainte, et béni par le Seigneur, il me reste un devoir solennel, impérieux à remplir.

— Boniface, prends garde ! interrompit le comte de Leiningen ; tu n’as pas affaire à présent à des bourgmestres et à des femmes en larmes.

— Au nom du Dieu à qui cet autel est consacré, reprit l’abbé impassible, par son intérêt sacré…

— Prêtre, prends garde ! répéta Emich, pâle de colère, et éprouvant en même temps une terreur qu’il ne pouvait expliquer.

— Comme son ministre indigne, mais nécessaire, en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés par le chef de l’Église, obligé d’en faire usage, je prononce…

— Où êtes-vous, compagnons d’Hartenbourg ? nargue des sottes malédictions de ce moine insensé ! Vous n’êtes pas des femmes timides pour avoir besoin de la bénédiction d’un moine !

La voix d’Emich fut étouffée, ainsi que celle de l’abbé, par le bruit qui retentit de tous côtés dans la chapelle. Un long instrument qu’un homme, placé dans l’une des ailes à quelques pas derrière le trône de Boniface, porta tout à coup à sa bouche, fit d’abord entendre des accents sauvages et plaintifs qui remplirent tout l’édifice.

À ce signal, donné par le cornet en bois de cerisier de Gottlob, qui sortait rarement sans cette marque distinctive de sa profession, succédèrent aussitôt de grandes acclamations poussées en même temps par tous les gens de la suite du comte ; puis une foule de sons semblables, produits par divers instruments qui jusqu’alors étaient restés muets, se firent entendre. Nous laissons à l’imagination du lecteur le soin de se figurer l’effet de cette musique retentissante, répétée par les échos de la voûte qu’illuminaient les flammes de plus en plus actives qui jaillissaient du dehors, et la fière impassibilité de l’abbé, qui, en dépit du vacarme, acheva sa malédiction. Quand Boniface eut prononcé la dernière parole d’anathème, il jeta autour de lui un sombre regard.

Trop attaché à la terre, dans ses goûts et dans ses mœurs, pour se livrer à des espérances d’une nature purement spirituelle, il reconnut que son ennemi avait été trop loin pour reculer. Faisant donc un signe à ses frères, il descendit lentement de son trône et sortit du chœur avec dignité. Les moines se retirèrent après lui en silence et dans leur ordre accoutumé. Emich les suivait d’un œil inquiet, car le vainqueur lui-même ne saurait voir sans trouble la retraite paisible de ses ennemis ; et il éprouva un instant d’anxiété pénible et d’irrésolution, au moment où la dernière robe flottante disparut par une petite porte qui conduisait à une issue secrète par laquelle les bénédictins quittèrent une montagne où ils avaient vécu si longtemps dans le calme et dans l’aisance au sein d’une retraite privilégiée.

En voyant leurs ennemis abandonner ouvertement la place, les assaillants regardèrent leur triomphe comme assuré. Il n’y a pas de moment où les excès soient plus à craindre que celui où la certitude de la victoire succède aux hasards du combat. Il semble qu’on veuille se venger de toute l’angoisse qu’on éprouvait, et l’homme n’est toujours que trop porté à attribuer ses succès à quelques qualités personnelles qui semblent lui donner le droit d’abuser des avantages qu’elles lui procurent. La troupe du comte et les bourgeois de la ville, dont un grand nombre n’avaient jamais été parfaitement tranquilles tant qu’ils s’étaient trouvés en présence des moines, à qui l’opinion populaire attribuait le pouvoir de faire des miracles, ne se crurent pas plus tôt en possession de la montagne, que la réaction du sentiment auquel nous venons de faire allusion leur inspira une nouvelle violence, et donna plus d’activité que jamais à l’esprit de destruction qui les animait.

Une acclamation de triomphe fut le signal de la reprise des hostilités. Les croisées volèrent en éclats ; tout ce qui dans l’enceinte de l’église n’était pas assez solide pour résister aux premiers efforts fut renversé pèle-mêle, et les monuments et les statues subirent d’affreuses mutilations. Des chérubins de marbre tombaient de tous côtés ; des ailes et des pieds d’anges étaient séparés du reste du corps, et les saints les plus vénérés recevaient toutes sortes d’outrages. Les petits autels qui se trouvaient sur les bas-côtés ne furent pas même respectés, et ils furent dépouillés de tous leurs ornements, comme si la haine des vainqueurs était passée de ceux qui y avaient officié, à l’Être redoutable au nom de qui les saints mystères y avaient été célébrés.

Le lecteur se figurera la confusion et le tumulte qui accompagnèrent une pareille scène. Pendant ce temps Emich s’était enfoncé la tête dans son manteau, et il marchait à grands pas dans le chœur, que sa présence, et peut-être un reste de respect pour l’enceinte sacrée, préservait encore de toute atteinte. Il y fut joint seulement par le bourgmestre et Berchthold ; le reste du détachement s’était mêlé à ceux qui détruisaient tout dans le reste de l’église. Heinrich s’assit dans l’une des stalles vides, l’esprit encore fortement ému de tout ce qui venait de se passer, et surtout de sa récente entrevue avec sa femme, tandis que le jeune forestier s’approcha respectueusement de son seigneur.

— Vous êtes agité, seigneur Emich ? demanda celui-ci après un moment de silence.

Le comte laissa retomber les plis de son manteau, et appuyant familièrement la main sur l’épaule de son jeune serviteur, il se mit à contempler les riches ornements et le travail admirable du maître-autel, spectacle rendu doublement imposant par la masse de lumière qui pénétrait de tous côtés dans l’intérieur de l’édifice.

— Berchthold, il y a un Dieu ! dit-il avec emphase.

— Il faudrait être fou pour en douter, mon bon maître.

— Et il a des ministres sur la terre, des hommes qu’il a chargés de lui rendre hommage et de brûler son encens.

— Cette croyance repose sur les autorités les plus respectables, Seigneur Emich.

— Oui, ce sont des autorités respectables que celles qui remontent à une antiquité si reculée, qui nous ont été transmises par nos pères, et qui trouvent tant d’écho dans le fond de nos cœurs !

— Et qui s’appuient sur un si grand nombre de preuves, tant sacrées que profanes.

— Ton instructions été soignée, bon Berchthold, dit le comte d’un air distrait.

— Le ciel, en m’enlevant mon père, m’a laissé une pieuse et tendre mère.

Emich continua de s’appuyer sur l’épaule de Berchthold, tandis que ses yeux, où, malgré sa résolution ordinaire, était empreinte une expression singulière d’hésitation et de doute, ne pouvaient se détacher de l’autel. Au-dessus du tabernacle d’or qui contenait la sainte hostie était un petit tableau représentant la mère du Christ. Elle avait ces traits pleins de douceur et de grâce qu’on retrouve dans tous les portraits de la Vierge ; et ses yeux semblaient se fixer sur Emich avec une expression de douleur, comme pour lui reprocher son sacrilège.

— Ces bénédictins sont enfin délogés ! s’écria le comte faisant de vains efforts pour détourner son regard de l’image divine ; voilà trop longtemps que leur joug pèse sur ceux qui valent mieux qu’eux.

Berchthold inclina la tête.

— Ne vois-tu rien d’étrange, jeune homme, dans cette figure de Marie ?

— C’est une charmante peinture, seigneur comte, et ses traits sont enchanteurs.

— On dirait qu’elle regarde cette scène de violence d’un air de courroux !

— C’est l’ouvrage d’un artiste habile, mon cher maître, et sa figure ne saurait avoir d’autre expression que celle qu’il lui a plu de lui donner.

— Le crois-tu, Berchthold ? on prétend cependant qu’on a entendu des images parler, quand telle était la volonté du ciel.

— Il y a des légendes qui le disent, seigneur Emich, mais ce sont de ces choses qui n’arrivent jamais à ceux qui ne sont pas disposés à les voir.

— Et pourtant mon père y croyait, et c’est dans cette croyance que j’ai été élevé moi-même !

Berchthold garda le silence. Son éducation plus récente avait été plus en rapport avec les opinions dominantes de l’époque.

— Nous pouvons croire du moins, continua Emich, que Dieu a le pouvoir de surpasser la nature.

— Oui, seigneur comte : mais est-ce nécessaire ? celui qui a créé la nature peut s’en servir à son gré.

— Ah ! tu ne crois pas aux miracles, enfant !

— Je suis moi-même un miracle qui me rappelle à chaque instant l’existence d’une puissance supérieure, et je m’incline devant elle. Mais je n’ai jamais eu le bonheur d’entendre une image parler ni faire rien de ce qui appartient au libre exercice de la volonté.

— Par les os de mon père ! tu pourrais tenir tête à l’esprit le plus retors qui soit sous un capuchon ! Allons, braves amis ! s’écria-t-il en se tournant vers les gens de sa suite, ne laissez aucun vestige des abominations qui se sont commises si longtemps dans cette enceinte exécrable !

— Seigneur comte ! dit vivement Berchthold en touchant son manteau dans l’excès de son zèle, voilà les bénédictins !

À cette parole, le fier baron, qui avait alors recouvré tout son courage, se retourna tout à coup en portant la main sur son épée. Mais il la laissa retomber aussitôt, et ses traits reprirent leur expression de doute et d’anxiété, à la vue du spectacle qui s’offrit alors à lui.

Dans ce moment, tous les édifices qui composaient l’abbaye de Limbourg, à l’exception de l’église et de ses dépendances immédiates, étaient en feu. Aussi les flots de lumière qui pénétraient dans l’intérieur de la chapelle s’étaient-ils accrus au point d’en éclairer les profondeurs les plus obscures. Le chœur, surtout, en était inondé, et jamais il n’avait paru plus magnifique au jeune Berchthold que dans cet affreux moment de destruction. Les cierges et les flambeaux du maître-autel ne jetaient plus qu’une lueur terne, tandis que tout autour brillait cette clarté rougeâtre et terrible que répand un immense incendie. Pendant l’instant où Emich s’était tourné vers les gens de sa suite, deux moines étaient sortis de la sacristie, et s’étaient placés sur les marches de l’autel. C’étaient le prieur et le père Johan. Le premier portait un petit crucifix d’ivoire, qu’il baisait de temps en temps, tandis que l’autre déposait à ses pieds un coffre massif et artistement ciselé, assez lourd pour qu’il eût fallu l’aide d’un frère-lai pour l’apporter de l’endroit où il était renfermé.

Les traits doux et expressifs du prieur étaient empreints d’une sainte inquiétude. Son compagnon était dans une agitation extrême, son regard était enflammé comme s’il eût été dévoré de la fièvre ; effet d’un enthousiasme qui provenait du tempérament plus que de la conviction.

Emich éprouva une sorte de malaise à la vue des bénédictins, et il s’avança vers eux, toujours suivi du forestier.

— Parbleu ! vous êtes en retard, bons pères, dit-il en prenant un air d’assurance qu’il était loin d’avoir ; le pieux Boniface est parti depuis assez longtemps ; et, à en juger par son amour pour sa personne, qui a dû lui donner des ailes, je ne doute pas qu’il n’ait déjà descendu la montagne !

— Tu as enfin cédé aux suggestions de Satan, comte de Leiningen ! répondit le prieur ; tu as voulu que cette tache ineffaçable restât sur ton âme.

— Nous ne sommes pas à confesse, pieux Arnolph ; mais nous avions des torts à redresser, et c’est le juste motif de notre chevaleresque entreprise. Si tu as ici quelque chose qui te soit cher, prends-le, au nom de Dieu, et retire-toi où tu voudras. Je te donnerai un sauf-conduit, fût-ce jusqu’aux portes de Rome, car, de toute ta communauté, tu es le seul pour qui j’éprouve un sentiment de regret ou d’amitié.

— Je ne connais pas ces différences d’affection, quand il s’agit de l’existence de notre Église et des devoirs qui nous unissent tous pour son service. La question n’est pas entre toi et moi, lord Emich, mais entre toi et Dieu !

— Comme tu voudras, bon prieur, pourvu que tu te retires en paix.

— Je n’ai point la folie de vouloir résister, quand la résistance est inutile, répondit doucement le moine ; mais je ne suis point pressé de quitter mon poste, tant qu’il peut rester quelque espérance. Tu n’as pas assez réfléchi à cette action, Emich ; tu ne t’es pas rappelé les enfants, ni ta tendre affection pour la noble Hermengarde.

— Me prends-tu donc pour l’esclave d’une femme, révérend Arnolph, pour que tu croies arrêter un brave chevalier dans la plus juste entreprise en lui parlant de son épouse et de ses enfants ?

Emich accompagna ces paroles d’un éclat rire.

— Tu ne m’as pas compris. Il ne s’agit pas ici de mort sur un champ de bataille, ni du chagrin de ceux qui survivent : ce sont des pensées qui malheureusement ne sont que trop habituelles à ceux qui gouvernent la terre. — Mais je voulais te parler de l’éternité et de ses peines. Ne sais-tu pas, baron impie, que le Dieu d’Israël, qui est mon Dieu et le tien, — le Dieu d’Israël a dit que les fautes du père retomberont sur ses enfants, de génération en génération ? Et cependant, aveuglé par le succès, tu sembles te jeter au-devant de sa colère.

— Il est possible qu’il en soit ainsi, comme aussi qu’il n’en soit rien ; car, vous autres moines, vous avez des raisonnements subtils qui se prêtent à tout ; mais quant à moi, il me semble beaucoup plus rationnel que chacun supporte la peine de ses propres péchés ; et c’est justement ce qui arrive aujourd’hui à la communauté de Limbourg.

— Hélas ! il n’est que trop vrai que nous avons fait beaucoup de mal et négligé beaucoup de bien !…

— Par les rois de Cologne ! est-ce que tu commencerais à être des nôtres, vertueux Arnolph ?

— Car c’est le sort ordinaire de la faiblesse humaine, continua le prieur sans s’émouvoir ; — mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que tu n’es pas notre juge. Il est hors de doute que chacun doit expier et expiera en effet ses propres fautes ; mais les terribles conséquences du crime ne s’arrêtent pas à celui qui l’a commis. C’est ce que nous apprend la raison, et ce qui est plus sûr encore, c’est ce qui résulte des paroles sorties de la bouche de Dieu même. Réfléchis donc, il en est temps encore, au fardeau de douleurs que tu apprêtes à tes descendants ; rappelle-toi que si tu es soumis à mille infirmités, si tu es l’esclave de passions avilissantes, c’est parce que toi-même tu portes la peine des péchés d’un père. Oui, la faute de notre père commun est encore punie dans ses enfants.

— Comment donc, bon prieur ! mais tu fais remonter ma généalogie beaucoup plus loin que j’en aie jamais eu la prétention. Ma noblesse, ancienne si tu le veux, ne va pourtant pas se perdre dans la nuit des siècles. Que ceux dont l’ambition est plus grande achètent des ancêtres au prix que tu dis, je me contente, moi, d’une généalogie plus moderne.

Emich s’efforça de sourire ironiquement, mais le moine attentif vit qu’il était troublé.

— Si tu n’as pas une pensée pour tes enfants, — pas une pour toi-même, — pas une pour ton Dieu, — reprit Arnolph, songe du moins à ceux qui t’ont précédé. As-tu déjà oublié ta visite aux tombeaux de ta famille !

— Ah ! t’y voilà, Arnolph ! voilà bien des mois que ces tombes sacrées protègent ton couvent !

— Et à présent es-tu donc disposé à les profaner ?

— Interroge mes gens ; ils te diront, prieur, s’ils ont ordre d’épargner un seul de tes chérubins de marbre, fût-il placé sur la tombe de l’un des miens.

— Alors, en effet, je désespère de toucher ton cœur ! répondit Arnolph, gémissant sur le crime autant que sur ses conséquences. Alors, en effet, dans ton aveugle folie, tu as décidé non seulement notre perte, mais la tienne ; car la pitié pour tes enfants n’est pas moins éteinte dans ton cœur que l’amour de tes pères. Emich de Leiningen, je ne maudis pas ; — c’est d’une arme trop terrible pour que des mains humaines l’emploient légèrement. — Je ne te bénis pas non plus ; mon devoir envers Dieu n’interdit cette consolation.

— Arrête, pieux Arnolph ! ne nous séparons pas en colère. J’avoue qu’il me serait doux d’entendre de ta bouche une parole de paix. Écoute : — s’il y a dans cette église une chapelle qui soit pour toi l’objet d’une vénération particulière, désigne-la, et je te jure, foi de chevalier, — qu’à moins qu’elle n’ait déjà reçu quelque atteinte, elle sera respectée, et restera seule intacte au milieu des ruines, en témoignage de l’affection que je te porte ; ou bien s’il est quelque objet qui te soit cher, soit à cause de sa valeur intrinsèque, soit par suite du prix que ta croyance y attache, parle : il sera mis de côté jusqu’à ce que tu le réclames. En retour, je ne te demande qu’un saint adieu.

— Je puis prier pour toi, Emich, je le ferai, dit le prieur affligé en dégageant sa robe des mains du baron qui l’avait saisie, mais ce serait trahir le ciel que de bénir un homme qui lui déclare la guerre !

En disant ces mots, le pieux Arnolph se cacha la figure dans ses mains pour ne point voir les profanations qui se commettaient autour de lui, et sortit lentement du chœur.