L’Heidenmauer/Chapitre XXI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 255-267).

CHAPITRE XXI.


Loin d’ici, Lucifer incarné ! cette terre est sacrée ; les cendres d’un martyr qui y sont déposées en font un sanctuaire.
Byron



Le bénédictin déjà connu à nos lecteurs sous le nom de père Johan avait attendu sur les marches de l’autel la fin de cette scène. La patience froide et dédaigneuse qu’il montrait avait quelque chose de forcé, comme si rien dans son caractère ne pouvait être naturel. Si le frein de la discipline ecclésiastique, si son respect pour le prieur, et sa répugnance même à employer les voies de douceur pour ramener un pécheur au bercail, l’avaient porté à rester tranquille pendant l’entretien d’Emich et de son supérieur spirituel, une singulière expression de joie brilla dans ses yeux quand il vit que de toute la communauté il ne restait que lui pour défendre l’autel. La première sensation qu’éprouvait un pareil cœur, malgré les scènes de plus en plus tumultueuses qui se passaient dans l’église, devait être une sensation de triomphe. Il était fier de sa constance, et il se figurait d’avance, avec la complaisance de l’amour-propre et la conviction de l’enthousiasme, l’effet que sa fermeté ne pouvait manquer de produire.

Pendant les premiers moments qui suivirent le départ du prieur, Emich fit peu d’attention à lui. Il y a dans la vertu je ne sais quelle majesté qui la protége. Sans cette sage dispensation de la Providence, le monde serait abandonné sans défense aux machinations de ceux qui regardent tous les moyens comme légitimes pour arriver à leurs fins. Tous ceux qui habitaient près de l’abbaye de Limbourg avaient ressenti l’influence des hautes qualités du père Arnolph, et il est plus que probable que, à l’exemple de la ville de Canaan, si la communauté avait possédé quatre membres tels que lui, l’abbaye n’eût pas été détruite.

Le comte, en particulier, comme tous ceux qui rompent les premiers les liens d’un esclavage spirituel, était souvent obsédé de doutes ; il ressentait depuis longtemps un profond respect pour le prieur, et si le pieux Arnolph eût mieux connu son influence et y eût eu plus tôt recours, il eût probablement trouvé le moyen de détourner le coup qui venait de frapper Limbourg. Mais les vertus dominantes du prieur étaient la douceur et la modestie, et ce n’était point là que la politique des moines se fût avisée de chercher un appui.

— Il y a du bon dans ce frère, dit Emich à Berchthold, quand son regard soucieux se porta de nouveau sur la figure du jeune forestier. — S’il eût porté la mitre à la place de Boniface, nos injures seraient peut-être encore à venger.

— Il est peu de personnes qui soient plus aimées que le père Arnolph, seigneur comte, et il n’en est point qui mérite plus de l’être.

— Vraiment, tu le crois aussi ! — Eh bien, maître Heinrich, que faites-vous donc là dans votre stalle ? vous livrez-vous à des méditations spirituelles, ou bien commentez-vous à votre aise l’admonition de la vertueuse Ulrike, assis sur un siège où tant d’aliments substantiels ont été digérés par de saints bénédictins ? Allons, avancez, comme un brave soldat, et faites-nous part de vos sages réflexions.

— Il me semble que l’ouvrage avance, seigneur Emich, dit l’obéissant bourgmestre ; mes fidèles bourgeois n’y vont pas de main morte, et voilà un forgeron dont le marteau frappe sur un ange comme si c’était une barre de fer fondu. Chaque coup laisse une marque qu’aucun ciseau ne pourra réparer !

— Laissez-les s’amuser. Je suis sûr que le souvenir de quelque rude pénitence redouble leur ardeur. Bon ! voilà qu’ils font un monceau de tous les confessionnaux, et ils n’auront plus que le feu à y mettre ! C’est ce qui s’appelle attaquer l’ennemi dans sa citadelle ! — Mais, dites-moi, Heinrich, est-ce que la bonne Ulrike est dans l’habitude de vous accompagner dans vos expéditions contre l’Église ? Grand Dieu ! si Hermengarde était de cette humeur, nous n’aurions pas d’espoir de salut dans notre château.

— Vous faites injure à ma femme, seigneur comte ; Ulrike était ici pour prier, et non pour nous encourager.

— Vous auriez pu vous épargner cette explication, car jamais soldat n’eut besoin d’un pareil encouragement. — Étiez-vous dans la confidence de la visite ? voyons, dites, digne bourgmestre.

— Mais, pour ne rien vous cacher, seigneur Emich, je croyais Ulrike ailleurs.

— Par les mages ! — dans son lit ?

— Non, occupée à prier, mais dans un autre lieu. — Nous lui faisons trop d’honneur, noble Emich, en parlant d’elle, lorsque des sujets plus importants réclament toutes nos pensées dans un pareil moment.

— Comment donc ? rien de ce qui vous concerne ne saurait être indifférent à vos amis, répondit le baron, qui ne songeait pas sans inquiétude, même au milieu de cette scène de tumulte, à cette visite d’Ulrike aux bénédictins à une pareille heure. Vous êtes heureux en ménage, maître Heinrich, et tous ceux qui connaissent votre femme l’honorent et la respectent.

Le bourgmestre était trop convaincu de la supériorité de son mérite pour être accessible à la jalousie ; et d’ailleurs il eût été impossible à l’homme même le plus enclin à cette affreuse passion de vivre si longtemps dans une douce familiarité avec l’âme pure et ingénue d’Ulrike, sans que tant de vertus lui inspirassent une entière sécurité. Il n’en était pas de même du baron ; car, bien qu’également convaincu au fond du cœur du caractère de celle dont il parlait, la légèreté de principes qu’il affichait lui donnait une sorte de défiance, et son titre d’amant éconduit entretenait son inquiétude. Cependant le bourgmestre, trouvant l’occasion, par suite de la tournure qu’avait prise la conversation, de se mettre en première ligne, ne la laissa pas échapper.

— Mille remerciements, illustre comte, dit-il : ma femme a son mérite, quoique, sous le rapport du culte et des pénitences, elle ait bien aussi ses faiblesses. Mais, patience ! quand nous en aurons fini avec Limbourg, un autre règne commencera parmi nos femmes et nos filles, et nous pourrons passer des dimanches plus tranquilles. Je ne vous en remercie pas moins de vos paroles obligeantes, seigneur comte, et je les regarde comme un nouveau gage de notre amitié durable et de notre étroite alliance.

— Et vous avez raison, répondit vivement Emich, oubliant un sentiment passager de défiance pour songer à des intérêts plus pressants ; aucunes paroles d’amitié ne sont perdues pour l’allié fidèle et dévoué. — Eh bien ! Heinrich, notre affaire est-elle entièrement terminée ?

Saperment ! seigneur comte, si elle n’est pas terminée, elle est du moins en bon train.

— Il reste encore un bénédictin, dit Berchthold attirant leur attention sur le moine qui était resté ferme à son poste sur les marches de l’autel.

— Les abeilles ne quittent pas volontiers leur ruche tant qu’il y reste un peu de miel, dit le comte en riant. Allons, père Johan, si votre esprit économe songe à la conservation de quelques vases précieux, faites votre choix, et partez.

Le bénédictin répondit tranquillement, avec un sourire de triomphe :

— Assemble ta troupe, baron sacrilège, réunis dans cette enceinte sacrée tous ceux qui te sont soumis ; car il te reste encore à triompher d’un pouvoir auquel tu n’as pas songé. C’est au moment où tu te crois le plus sûr de la victoire, que tu es le plus près de ta défaite et de ta ruine.

Le moine enthousiaste débita cette apostrophe avec tant de chaleur et d’énergie, qu’Emich recula d’un pas, comme s’il eût craint l’explosion d’une mine secrète. L’exaltation du père Johan était connue, et aucun des trois auditeurs n’était sans appréhension que la communauté, prévenue de l’invasion, n’eût préparé quelque sombre projet de vengeance que cet énergumène avait été chargé d’exécuter.

— Hola ! s’écria le comte ; qu’un détachement descende sur-le-champ dans les caveaux, et s’assure si les tombeaux de ces prétendus saints ne cachent point quelque trame infâme. Cousin de Viederbach, ajouta-t-il, révélant dans la vivacité du moment la présence de ce champion déclaré de la croix, veille à notre sûreté, car les campagnes de Rhodes t’ont rendu familières ces sortes de trahisons.

L’appel du comte, qui fut proféré comme un cri de bataille, arrêta la main des destructeurs ; les uns coururent exécuter ses ordres, tandis que le reste se réunissait précipitamment dans le chœur. Il est certain que la présence de compagnons prêts à partager nos périls diminue le sentiment de la crainte, quand même par le fait elle augmenterait le danger ; car notre esprit est sensible à l’influence de la sympathie pour la douleur comme pour le plaisir. Lorsque Emich se vit entouré de tant de partisans, il songea moins à l’existence d’une mine souterraine, et il adressa la parole au moine avec plus de calme.

— Tu voulais voir les compagnons d’Hartenbourg, dit-il ironiquement, tu vois avec quel empressement ils se rendent à ton appel.

— Je voudrais que tous ceux qui ont écouté des schismatiques, — tous ceux qui refusent d’honorer la sainte Église, — tous ceux qui se croient sur la terre libres de tous devoirs envers le ciel, fussent à présent rassemblés devant moi, répondit le bénédictin, jetant sur toute la troupe un regard ferme, comme un homme qui à la conscience de sa force. — Vous êtes venus par centaines, comte de Leiningen ; plût à Dieu que vous fassiez ici par millions !

— Nous sommes en assez grand nombre pour ce que nous voulons faire, moine.

— C’est ce qui reste à Maintenant écoutez une voix qui part d’en haut ! — C’est à vous que je parle, ministres sacrilèges des volontés de ce baron ambitieux, à vous, instruments aveugles d’un complot qui a été conçu par l’esprit de ténèbres. Vous êtes venus à la suite de votre seigneur, comptant sur vos forces nombreuses, mais impuissantes, calculant d’avance les profits de votre entreprise impie, et oubliant Dieu…

— Par la messe ! prêtre, interrompit Emich, tu nous as déjà fait un sermon aujourd’hui, c’est bien assez, car le temps presse. Si tu as un ennemi à nous présenter, qu’il paraisse, mais ne nous ennuie pas davantage.

— Tu as eu ton moment, malheureux Emich, et tu as pu te livrer librement à tes cruautés ; maintenant l’heure du jugement est arrivée. Vois-tu ce coffre rempli de précieuses reliques ? ce sont là les vraies richesses de Limbourg, et leur vertu n’a pas encore été essayée. Malheur à celui qui en rirait, ou qui en mépriserait l’influence !

— Arrête ! Johan, s’écria vivement le comte, en voyant le moine s’apprêter à mettre au jour quelques-uns de ces emblèmes de mort, auxquels l’église attribuait alors, comme aujourd’hui, un pouvoir miraculeux ; ce n’est pas le moment de nous amuser à toutes ces momeries.

— Oses-tu bien donner un nom aussi profane à une aussi sainte cérémonie ? Attends, attends, renégat impie, et triomphe si tu peux !

Le courage du comte fut ébranlé, il trouvait beaucoup moins d’appui dans sa raison qu’il n’en avait puisé précédemment dans son ambition. Ses compagnons commencèrent aussi à hésiter ; car la révolution qui s’était déjà opérée en partie dans les esprits n’était pas assez complète pour que personne osât braver ouvertement un pareil déploiement de forces spirituelles. Quelle que puisse être la différence d’opinion des sectes chrétiennes sur la validité des miracles modernes, tout le monde conviendra que sur un esprit habitué à croire à leur réalité il n’est point de pouvoir qui puisse exercer une influence plus irrésistible, puisque c’est mettre l’impuissance de l’homme directement aux prises avec la puissance de Dieu. Contre de pareilles armes, la nature n’offre aucun moyen de résistance, et l’imagination est toujours prête à seconder la cause invisible et mystérieuse qui opère le prodige.

— Il serait convenable d’en rester là, dit tout bas Emich d’un air inquiet à ses principaux agents.

— Il me semble, seigneur comte, répondit Berchthold avec calme, qu’il vaudrait mieux savoir tout de suite à quoi s’en tenir. Si le ciel est contre nous, voyons-le sur-le-champ, même dans notre intérêt ; mais si les bénédictins ne sont que des imposteurs, notre conscience sera désormais tranquille.

— Tu as trop de présomption, enfant ; qui sait comment tout ceci peut finir ? Vous ne dites rien, Heinrich ?

— Eh ! noble Emich, que voulez-vous que dise un pauvre bourgmestre ? Je l’avoue, je crois que pour Duerckheim le mieux serait que la chose n’allât pas plus loin.

— Tu entends, bénédictin ! dit le comte en posant le bout du fourreau de son épée sur le coffre richement ciselé que le moine s’apprêtait à ouvrir, — il faut en rester là !

— Retirez votre arme, Emich de Leiningen, dit le père Johan avec dignité.

Le comte obéit machinalement.

— C’est un moment terrible pour l’incrédule, continua le moine ; l’instant approche où nos autels seront vengés. — Pourquoi reculer, fier baron ? restez, restez jusqu’à la fin, sectateurs pervers et maudits de l’esprit malin, car c’est en vain que vous voudriez échapper au jugement !

Il y avait quelque chose de si frappant dans l’enthousiasme du père Johan, qu’en dépit d’un désir assez général de se trouver à une certaine distance des reliques, tous les spectateurs restèrent immobiles à la même place, retenus par la curiosité, et par l’ascendant d’une sorte de terreur religieuse. Tous les cœurs éprouvèrent des battements plus fréquents quand on vit le moine, avec un grand sang-froid et toutes les apparences du respect, tirer successivement du coffre des ossements de saints, des restes de manteaux, des clous et des morceaux de bois de la vraie croix, et diverses autres reliques non moins précieuses, consacrées par le souvenir des saints événements ou de martyrs de la foi. Après les avoir étalées toutes dans un silence solennel, le père Julian fit le signe du salut, et se tourna de nouveau vers la foule.

— Je ne sais ce que décidera le ciel dans une pareille crise, dit-il ; mais se dessèche la main et soit maudite l’âme de celui qui oserait profaner ces saints vestiges de la foi chrétienne !

En prononçant ces paroles de malédiction, le bénédictin tomba à genoux devant la croix, et se mit à prier en silence. La minute qui suivit fut une minute d’angoisse inexprimable pour les assaillants. Ils s’interrogeaient des yeux avec inquiétude ; l’un regardait la voûte majestueuse, un autre l’image expressive de Marie, comme si tous s’attendaient à quelque manifestation surnaturelle de la colère divine. L’issue aurait été douteuse, si la trompette en bois de cerisier de Gottlob n’eût de nouveau retenti fort à propos pour tirer son maître d’embarras. Le malin drôle imagina qu’en imitant d’une manière grotesque le cri des bêtes de son troupeau, il produirait une diversion d’un effet certain, et que ces sons bizarres, en se prolongeant sous les voûtes de l’église, feraient un contraste avec le ton oratoire du père Johan. L’influence du ridicule, dans des moments où la raison balance, où les passions flottent incertaines, est trop connue pour exiger un long commentaire ; c’est encore un de ces caprices de l’humanité qui déjoue toutes les théories, et qui prouve combien l’homme est loin d’être un animal purement raisonnable, comme il en a la prétention.

L’expédient que la présence d’esprit de Gottlob avait imaginé eut un plein succès. Les plus ignorants des partisans du comte, ceux dont l’esprit grossier avait été le plus près de céder à un sentiment de superstition, furent les premiers à reprendre courage ; et comme ce sont ceux qui ont les opinions les moins arrêtées qui crient ordinairement le plus pour les soutenir, cette partie de la troupe se mit à répondre à cet appel par d’assourdissantes vociférations. Emich respira enfin, car, sous la double influence de sa propre défiance et de l’hésitation de ses compagnons, il s’imaginait depuis un instant que la destruction, si longtemps méditée, de la communauté de Limbourg, allait se trouver inopinément suspendue.

Encouragés réciproquement par leurs cris, les vainqueurs se remirent à l’ouvrage en riant de leurs alarmes. Déjà on avait fait au milieu de la nef un immense bûcher des chaises et des confessionnaux ; on y jeta une torche enflammée : le feu fut mis dans l’église partout ou se trouvait quelque aliment qu’il pût dévorer ; et des artisans de Duerckheim trouvèrent moyen de monter sur les toits, et d’assurer la destruction de l’édifice en y propageant l’incendie. Depuis longtemps tous les bâtiments extérieurs étaient la proie des flammes, de sorte que la montagne embrasée présentait aux yeux des habitants de la vallée le spectacle d’une immense et magnifique éruption.

Pendant ce temps, Emich se promenait dans le chœur, tantôt s’applaudissant du succès de son entreprise, tantôt craignant de ne pas recueillir les fruits qu’il s’en était promis. Il en avait bien pesé toutes les conséquences temporelles ; mais l’attitude immobile du père Johan, la présence de reliques longtemps révérées, et les anathèmes de l’Église, exerçaient encore une sorte de prestige sur un esprit qui n’était pas assez éclairé pour en être entièrement à l’abri. Il fut tiré de cet état de malaise par le bruit du marteau qui résonnait dans les caveaux. Le comte se hâta d’y descendre, suivi d’Heinrich et de Berchthold. On se rappelle que c’était là que se trouvaient les tombeaux et la chapelle de sa famille ; une brillante clarté y était répandue, et, comme en haut, tout y était dans la confusion. Déjà la plupart des mausolées avaient subi de cruelles mutilations, et aucune chapelle n’avait été respectée. Cependant Albrecht de Viederbach était debout devant celle d’Hartenbourg, les bras croisés et l’air soucieux. Le manteau qui, dans le commencement de l’attaque, lui avait servi à cacher sa personne, était alors négligemment rejeté en arrière, et les méditations dans lesquelles il était plongé semblaient lui avoir fait oublier la prudence.

— Nous voici donc enfin arrivés aux monuments de nos pères, cousin ! dit le comte en le joignant.

— À leurs ossements même, noble Emich !

— Voilà longtemps que les dignes chevaliers dorment en mauvaise compagnie, ils se trouveront mieux dans la chapelle d’Hartenbourg.

— Dieu veuille que cette entreprise n’ait rien que de légitime !

— Comment ! en douteriez-vous, quand tout est à peu près fini ?

— Par la messe ! il siérait mieux à un soldat de Rhodes de combattre les infidèles que de troubler ainsi subitement le sommeil de ses illustres ancêtres !

— Vous pouvez vous retirer dans mon château, seigneur Albrecht, si votre bras est fatigué, dit Emich avec froideur ; une malédiction ne saurait vous y atteindre.

— Ce serait mal reconnaître une généreuse hospitalité, cousin ; le chevalier qui voyage se doit tout entier à l’ami qui le reçoit, et jamais il ne fait de retraite qui ne soit honorable. Je ne vous quitterai pas, Emich, ainsi n’en parlons plus. Cette image n’est-elle pas celle du bon évêque que nous comptons parmi nos ancêtres ?

— Mais oui, je crois qu’il était revêtu de quelque dignité de ce genre. Au reste, dites de lui ce que vous voudrez ; on ne dira pas du moins que c’était un bénédictin.

— Il eût mieux valu, cousin, puisque cette église devait être saccagée, que nos pères eussent choisi un autre asile pour leur sépulture. En vérité, nous autres soldats de profession, nous menons une singulière existence, et pour nous les jours ne se ressemblent guère. Il y a un an à peu près que, en brave et loyal chevalier de Rhodes, je me mis dans l’eau jusqu’aux genoux pour ouvrir une tranchée contre les sectateurs des houris, et aujourd’hui je me trouve ici en qualité de spectateur, c’est le nom le plus honnête qu’on puisse me donner, pendant qu’un autel chrétien est renversé, et qu’une communauté de moines, chassée de sa retraite, est réduite à errer sur la terre, comme une bande de vagabonds !

— Par les trois rois ! mon cousin, votre comparaison est parfaitement juste ; car c’était bien un tas de vagabonds qui auraient voulu prendre toute la société dans leurs filets. Ah ! forgeron, mon ami, épargnez l’ange de mon grand-père ! s’écria Emich en s’interrompant ; si cette image possède quelque vertu, c’est notre maison qui en profite !

Dietrich avait déjà le marteau levé, mais il en changea la direction, et il le laissa tomber sur une autre sculpture. Le marbre volait en éclats sous chaque coup qu’assénait son bras de fer, et bientôt les chefs remontèrent dans l’église pour respirer un moment.

Il ne restait plus de doute sur le sort de ces bâtiments depuis si longtemps célèbres. Ce n’étaient de tous côtés que tombeaux foulés aux pieds, que monuments détruits, qu’autels renversés, que chapelles saccagées, et tous les objets qui semblaient pouvoir résister le moins du monde à l’action du feu avaient éprouvé de si rudes échecs, qu’il n’était point probable qu’ils pussent jamais être restaurés.

Pendant ce temps, l’incendie s’était propagé avec cette rapidité dévorante qui signale toujours la marche de ce fléau destructeur. La plupart des dortoirs, des cuisines, des bâtiments intérieurs étaient consumés ; le feu avait dévoré tout ce qui lui offrait quelque aliment, et l’église elle-même, envahie par les flammes, menaçait de s’écrouler bientôt.

Emich et ses compagnons, qui venaient de remonter, étaient encore dans la nef, quand tout à coup un cri se fit entendre, avertissant qu’il était temps de se retirer, si l’on ne voulait être la proie des flammes. Au même instant l’œuvre de la dévastation fut interrompue, et la foule se précipita vers la porte.

Quand il ne resta plus personne dans l’intérieur de l’église, le comte et ses compagnons s’arrêtèrent dans la cour et se mirent à contempler le spectacle d’un œil de curiosité, comme des gens satisfaits de leur ouvrage. À peine l’attention générale s’était-elle reportée sur le point qu’ils venaient à peine de quitter, qu’un cri général, cri de surprise et d’horreur tout à la fois, partit du milieu de la foule. Comme les portes étaient tout ouvertes, et que le toit embrasé illuminait les recoins les plus secrets de l’édifice, le chœur se trouvait aussi éclairé que si le soleil y eût dardé ses plus ardents rayons, et l’on voyait le père Johan toujours à genoux devant l’autel.

Conformément aux ordres d’Emich, tous les vases précieux avaient été enlevés, mais personne ne s’était permis de toucher aux reliques. Le bénédictin avait les yeux constamment fixés sur ces symboles sacrés, dans la ferme conviction que, tôt ou tard, la puissance de Dieu se manifesterait pour défendre son temple profane.

— Le moine ! le moine ! s’écrièrent cinquante voix à la fois.

— Je voudrais pouvoir sauver ce fanatique ! dit Emich avec le ton d’un généreux intérêt.

— Peut-être écoutera-t-il un homme qui porte ce saint emblème, dit le chevalier en tirant une petite croix du pourpoint dans lequel elle était cachée ; quelqu’un veut-il venir avec moi au secours du pauvre bénédictin ?

Ce beau mouvement d’Albrecht de Viederbach était peut-être inspiré autant par un désir vague d’expier ses torts, que par l’humanité ; mais l’impulsion à laquelle céda le jeune Berchthold, en se présentant aussitôt, fut toute de générosité. Malgré l’imminence du péril, ils s’élancèrent dans l’église, et furent en un moment à l’entrée du chœur. La chaleur était excessive, quoique la grande élévation de la voûte la rendît supportable. Ils s’approchèrent de l’autel, en avertissant à grands cris le moine du danger qu’il courait.

— Venez-vous pour être témoins du pouvoir du ciel ? demanda le père Johan en souriant avec le calme d’un vieil enthousiaste ; ou bien est-ce un vif et sincère repentir qui vous amène ici ?

— Retirez-vous, bon père ! répondit précipitamment Berchthold ; le ciel est contre la communauté cette nuit ; encore une minute et la voûte va s’écrouler.

— Ô mon Dieu, entends-tu le blasphémateur ? Est-ce ta volonté sacrée que… ?

— Regardez ! interrompit Albrecht en lui montrant son saint emblème ; je suis un soldat de la croix. Nous sommes de la même religion ; partons ensemble pour nous réserver pour d’autres épreuves.

— Loin d’ici, faux serviteur de Dieu ! — Et toi, malheureux enfant ! vois-tu ces saintes reliques ?

À un signal du chevalier, Berchthold saisit le moine par un bras, tandis que lui-même le prenait par l’autre ; et ils l’entraînèrent hors du chœur pendant qu’il pérorait encore. Mais ils avaient affaire à un homme dont un profond détachement de la vie semblait doubler les forces. Avant qu’ils fussent arrivés au milieu de la nef, le fanatique était parvenu à leur échapper ; et à peine avaient-ils eu le temps de se retourner, que le père Johan était de nouveau au pied de l’autel. Mais cette fois, au lieu de se mettre à genoux, il saisit la plus vénérée des reliques, qu’il éleva en l’air en conjurant à haute voix le ciel de manifester sa puissance.

— C’en est fait de lui ! dit Albrecht de Viederbach en se retirant.

Au moment où le chevalier de Rhodes s’élançait à travers le grand portail, une poutre enflammée se détacha de la voûte, et tomba à quelques pas derrière lui, tandis que le pavé qu’elle avait frappé semblait lancer des milliers d’étoiles étincelantes.

— Berchthold ! Berchthold ! crièrent cent bouches à la fois.

— Reviens, imprudent ! s’écria Emich d’une voix retentissante.

Berchthold semblait retenu par un charme à la même place. Il regardait fixement le moine ; puis, tout à coup, on le vit s’élancer de nouveau vers l’autel. Un craquement horrible dans la toiture, semblable au bruit que fait une avalanche au moment de descendre dans la plaine, retentit jusqu’au fond de tous les cœurs. Les mêmes hommes qui, peu de temps auparavant, avaient gravi la montagne avec des idées de massacre, poussaient alors des cris d’horreur à la vue du danger que couraient deux de leurs semblables. C’est que, quels que soient nos sentiments dans les moments d’exaltation et d’ivresse morale, il y a toujours dans le cœur humain une corde secrète qui fait vibrer la pitié, corde qui peut s’altérer à la longue, mais que la mort seule peut briser entièrement.

— Reviens, jeune Berchthold ! reviens, mon brave forestier ! s’écria de nouveau le comte d’une voix qui couvrait toutes les autres, et qui retentissait au-dessus du fracas de l’incendie. — Il va mourir avec le malheureux moine ! Le pauvre enfant est fou !

Berchthold luttait avec le bénédictin, quoique personne ne pût savoir ce qui se passait entre eux. Un nouveau craquement se fit entendre, et tout le pavé de l’église commença à se couvrir de débris enflammés. Alors toutes les poutres semblèrent céder à la fois ; les flammes s’élancèrent de toutes parts en gerbes ondoyantes. Le sol fut ébranlé sous la chute de l’immense édifice, et une pluie de feu sembla couronner cette affreuse catastrophe. Il y a des horreurs sur lesquelles il est peu de regards qui puissent se fixer. Presque tous les spectateurs, entassés dans la cour, détournèrent involontairement la tête. Quand le premier mouvement fut passé, et que les yeux se reportèrent sur l’intérieur de l’église, elle n’était plus qu’une vaste fournaise. Toutefois l’autel était toujours debout, et Johan maintenait encore miraculeusement son poste sur la première marche. Berchthold avait disparu. Les gestes du bénédictin étaient plus animés que jamais, et ses traits étaient ceux d’un homme que sa raison a abandonné pour jamais. Il se tint encore un instant sur ses pieds, puis il tomba consumé ; après quoi l’on vit son corps se tordre et se crisper comme une branche verte qui pétille sur un brasier ardent.