L’Heidenmauer/Chapitre XXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 267-280).

CHAPITRE XXII.


Maîtres, il faut vous consulter ensemble !
ShakspeareLe Songe d’une nuit d’été.



LA sentinelle morale que Dieu a placée dans le cœur de chaque homme, mais dont la conduite semble se modifier si essentiellement selon les circonstances, quoique peut-être, dans aucun état d’ignorance ou de dégradation, elle n’abandonne jamais entièrement le poste qui lui a été confié, ne manque point de réveiller les remords avec le sentiment de la faute. En vain voudrait-on prétendre que ce sentiment inné de la vérité, que nous appelons conscience, est uniquement le résultat de l’opinion et de l’habitude ; ne le trouvons-nous pas chez l’enfant simple et ingénu, aussi bien, souvent même d’une manière plus apparente que chez l’homme qui a le plus d’expérience ? Et d’ailleurs, la nature a imprimé trop clairement sa marque sur toutes les merveilles qu’il opère, pour qu’il soit possible de douter de son identité avec l’être redoutable qui forme la partie incorporelle de notre existence. Comme tout ce qui est bien, ce sentiment peut s’altérer ou s’affaiblir ; mais, comme tout ce qui provient de la même source, il conserve, même au milieu de ces changements funestes, des traces de sa divine origine. C’est un précieux reste de cette haute condition d’où notre race est déchue, et il nous semble incontestable que les hommes se rapprochent ou s’éloignent de leur état primitif d’innocence, selon qu’ils en éprouvent ou qu’ils en reconnaissent plus ou moins l’influence.

La destruction de l’abbaye fut suivie des résultats ordinaires qu’entraînent tous les actes de violence, lorsque le premier moment d’effervescence est passé. Ceux même qui s’étaient montrés les plus actifs à frapper ce coup longtemps médité, commencèrent à en redouter les conséquences ; et, dans tout le Palatinat, il se répandait une sorte de stupeur au récit d’un pareil attentat, comme si l’on s’attendait à voir éclater bientôt la vengeance du ciel. Mais, afin de ne pas interrompre le fil de notre récit, nous allons reprendre par ordre chaque événement, en nous transportant seulement quelques jours après la nuit de l’incendie.

Le lecteur devra se représenter le Jaegerthal sous un autre aspect : c’était le même soleil avec son doux éclat, la même saison avec sa riante fertilité ; la forêt était aussi verdoyante, les prairies aussi unies, les ruisseaux aussi limpides ; les mêmes accidents variés d’ombre et de lumière se jouaient sur les collines, que le premier jour il s’est montré à ses regards. Tout était paisible dans les hameaux ou le long des chemins fréquentés ; et le château d’Hartenbourg élevait toujours son front sombre et menaçant au milieu des montagnes, empreint de je ne sais quel caractère de féodalité et de grandeur baroniale ; mais la montagne de Limbourg présentait un de ces tristes et lugubres exemples de destruction qui sont encore disséminés sur la surface de l’ancien monde, comme pour rappeler aux peuples à quel prix ils ont acquis leur état actuel de sécurité relative, et qui, en remettant le tableau du passé sous nos yeux, nous donnent d’importantes leçons pour l’avenir.

Le mur extérieur restait intact, à l’exception de la principale porte, qui conservait des traces ineffaçables des marteaux du forgeron et de ses ouvriers ; mais au-delà de cette barrière, l’œuvre de dévastation apparaissait en caractères auxquels il était impossible de se méprendre. De plus de cinquante toits il n’en restait pas un seul ; toutes les murailles étaient noircies, et plus ou moins endommagées, pas une tour ne s’élevait vers le ciel sans porter des marques de la manière dont les flammes s’étaient élancées autour d’elle ; de distance en distance, une légère fumée blanchâtre sortait des ruines et se perdait bientôt dans l’air, derniers symptômes de l’éruption d’un volcan. Un petit crucifix que la rumeur populaire disait être de bois, mais qui, par le fait, était de pierre peinte, avait conservé sa place sur l’un des pignons de l’église en ruines ; et plus d’un paysan lui adressait sa muette prière, dans la ferme croyance que Dieu lui-même avait préservé cet emblème de son sacrifice, et l’avait soustrait aux outrages de l’impiété.

Au château et dans ses environs immédiats, il était évident qu’on se tenait plus que jamais sur ses gardes. Les portes étaient fermées, le nombre des factionnaires sur les murailles et les bastions était doublé ; et de temps en temps il y avait un échange de signaux avec les éclaireurs placés sur les hauteurs de manière à découvrir les routes qui descendaient vers le Rhin.

L’aspect de Duerckheim était différent, quoiqu’il eût aussi quelques points de ressemblance avec celui du château. Il y régnait les mêmes appréhensions ; des sentinelles étaient également placées sur les murs et dans les tours, et l’on voyait partout un déploiement de forces extraordinaire. Mais dans une ville de ce genre il n’était pas facile d’imiter la sombre réserve d’un domaine baronial. Les citoyens s’attroupaient dans les rues ; les femmes péroraient ensemble, comme elles le font au moindre événement de quelque importance, et les enfants eux-mêmes paraissaient partager l’inquiétude et l’indécision de leurs parents ; car, sentant qu’on n’avait pas le temps de s’occuper deux, et qu’ils pouvaient jouir de toute leur liberté, ils couraient partout et se faufilaient dans tous les groupes, cherchant à saisir à la dérobée quelques mots qui pussent éclairer leurs intelligences naissantes. Les boutiques étaient ouvertes comme à l’ordinaire ; mais on s’arrêtait aux portes pour discourir, sans que personne entrât ; et la plupart des artisans se perdaient en conjectures sur les conséquences de la téméraire entreprise de leurs supérieurs.

Pendant ce temps, le conseil de la commune était assemblé. Tous ceux qui avaient part à l’autorité municipale s’y trouvaient réunis, et on y avait admis quelques artisans, à cause des services qu’ils avaient rendus lors de l’attaque de l’abbaye. Plusieurs des femmes des bourgeois avaient pénétré dans les salles voisines de celle où l’on délibérait ; car l’influence domestique était grande dans cette réunion de bons bourgeois, tous épris de leurs chastes moitiés. Nous reprendrons notre récit dans l’intérieur de l’édifice municipal.

Le bourgmestre et plusieurs autres chefs étaient livrés à de vagues appréhensions, par suite de leur hasardeuse entreprise. Quelques citoyens, plus intrépides, montraient l’audace que donne le succès ; d’autres n’éprouvaient des doutes que parce que la destruction de la communauté était un trop grand bien pour qu’il ne s’y mêlât pas quelque mal ; le plus grand nombre attendaient les événements pour se décider ; quelques-uns branlaient la tête de manière à faire entendre qu’ils entrevoyaient des conséquences qui échappaient au vulgaire. Cette dernière classe était plus remarquable par ses prétentions que par le nombre, et elle aurait montré le même empressement à exagérer les avantages de la mesure qui avait été prise, si dans le moment l’opinion publique avait paru l’approuver. Mais cette opinion subissait déjà une réaction, parce que l’avenir ne se présentait plus à l’imagination sous des couleurs aussi favorables que celles dont on s’était plu d’avance à le revêtir. Heinrich lui-même, qui ne manquait de courage ni au moral ni au physique, était inquiet de sa victoire, quoique, si on lui en eût demandé raison, il eût eu peine à l’indiquer. Ce qui contribuait à augmenter son anxiété, c’était la persuasion où paraissaient être la plupart de ses collègues, que c’était sur lui que tomberait très-probablement le poids du courroux de l’Église et de l’électeur, quoique sans doute il se fût trouvé bien des personnes qui lui eussent disputé l’honneur de l’entreprise s’il n’y avait eu que des résultats agréables à en attendre.

Cette sorte de distinction, si délaissée en cas de défaite, si contestée en cas de succès, est en quelque sorte une vengeance que la société est disposée à tirer de ceux qui, se prétendant les plus sages et les plus habiles, sont toujours prêts à se mettre en avant, et à diriger les autres dans toutes les circonstances hasardeuses. Celui-là seul est certain de jouir d’une réputation à l’abri de l’envie qui, en précédant la foule dans la grande marche des événements, ne laisse pas un espace très-sensible entre lui et ceux qui le suivent ; tandis que celui qui veut s’assurer l’impunité doit se tenir assez près de ses partisans pour être à même de se confondre dans la foule, dès que sa conduite devient l’objet de la censure.

Heinrich comprenait tout l’embarras de sa position, et il eût donné volontiers une partie de la gloire qu’il s’était acquise dans l’expédition, pour être délivré d’une partie de ses inquiétudes. Cependant une sorte d’instinct belliqueux le portait à faire la meilleure contenance possible ; et quand il adressa la parole à ses collègues, il y avait dans son langage une joyeuse assurance qui était loin de régner au fond de son cœur.

— Eh bien ! mes amis, dit-il en regardant le groupe de visages bien connus qui l’entouraient avec toute la gravité de la magistrature municipale, cette grande affaire est donc enfin heureusement, et, puisqu’il n’y a pas eu de sang répandu, je puis ajouter, paisiblement terminée ! Les bénédictins sont partis, et, quoique le très-révérend abbé ait pris position dans une abbaye voisine d’où il lance des menaces propres à effrayer ceux qui ne sont pas accoutumés à repousser des armes plus dangereuses, il s’écoulera bien du temps avant que nous entendions de nouveau la cloche de Limbourg retentir dans le Jaegerthal !

— C’est ce dont je puis jurer ! dit le forgeron qui était au milieu des artisans qui s’étaient pressés dans un coin de la salle, de manière à occuper le moins d’espace possible, par déférence pour leurs supérieurs. — Mon marteau a contribué à empêcher le bel instrument de chanter de longtemps !

— Nous sommes rassemblés maintenant pour entendre de nouvelles propositions des moines ; mais, en attendant l’arrivée de leur agent, nous pouvons charmer le temps en nous communiquant les réflexions que les circonstances peuvent nous suggérer. Voyons, ami Wolfgang, avez-vous quelque proposition à faire qui soit de nature à rassurer les cœurs timides ? — Parlez, au nom du ciel ! que nous sachions tout de suite à quoi nous en tenir !

Il n’existait d’autres rapports entre Wolfgang et Heinrich qu’en ce qu’ils remplissaient également des fonctions civiques. Le premier, tout en appréciant les avantages qui devaient résulter de la destruction de Limbourg, avait une déférence innée pour tout pouvoir supérieur ; et à la joie du triomphe se mêlaient chez lui de tristes pressentiments sur les suites probables du mécontentement de l’électeur et de la cour de Rome. Il était aussi d’un âge avancé, circonstance qui augmentait encore sa dose naturelle de prudence et de circonspection.

— Il est sage de demander conseil aux vieillards dans les occasions critiques, répondit le vieux bourgeois ; car l’âge nous apprend la vanité de toutes les choses humaines, nous conseille la modération, un plus grand détachement de nos intérêts, et…

— Comment donc ? ami Wolfgang, interrompit Heinrich, qui n’aimait pas à voir peindre l’avenir en noir, — vous êtes loin d’être sur le retour, comme vous voudriez nous le faire croire. En vérité, vous n’êtes qu’un enfant. Quelle différence peut-il y avoir entre nous ? quelque vingt-cinq ans, tout au plus.

— Pas cela ! pas cela !… Je n’ai que soixante-treize ans, et vous en avez bien cinquante-cinq.

— Vous me faites un honneur que je ne mérite pas, ami Wolfgang. Il s’en faut de plusieurs mois que j’aie atteint l’âge que vous dites, et le temps marche assez vite sans que nous le devancions. Si j’ai plus de cinquante-quatre ans, je consens à ce que mes pères sortent de leurs tombeaux pour reprendre le peu qu’ils m’ont laissé en prenant congé de la terre !

— Des paroles ne nous rendront plus jeunes ni l’un ni l’autre ; mais je voudrais que nous eussions trouvé quelque moyen de réprimer cet esprit turbulent de Limbourg avec moins de violence et surtout moins de danger pour nous-mêmes. Je suis âgé, et je prends peu d’intérêt à la vie, si ce n’est pour voir heureux et tranquilles ceux qui resteront après moi. Vous savez que je ne suis ni un enfant ni une poule mouillée, voisin Heinrich ; et si mon cœur hat, c’est uniquement pour mes concitoyens. Il y aurait folie à moi de songer à autre chose qu’à l’immense avenir qui est devant nous.

Saperment s’écria le forgeron à qui l’activité qu’il avait déployée dans la dernière affaire avait donné une certaine assurance ; si maître Wolfgang voulait payer un peu largement les bénédictins, je crois, digne bourgmestre, que la chose pourrait s’arranger paisiblement, et que Duerckheim aurait ainsi tout l’avantage sans courir aucun danger. Je vous réponds que Boniface renoncerait volontiers à toutes prétentions ou réclamations à tout jamais, moyennant une bonne somme en dédommagement de son abbaye, dont, après tout, il n’avait que la jouissance viagère. Ce serait du moins ma manière de voir, si j’étais à sa place et que Boniface fût à la mienne.

— Et où prendre cet or, présomptueux artisan ? demanda le vieux bourgeois d’un ton sévère.

— Mais, parbleu ! dans vos coffres qui en regorgent, vénérable Wolfgang, répondit naïvement le forgeron ; vous êtes vieux, mon bon père, et, comme vous dites, vous n’avez pas d’enfants. Vous ne tenez plus fortement à la vie, et, pour vous parler franchement, je ne vois pas de moyen plus facile de détourner tout malheur de notre ville.

— Paix, bavard insensé ! Penses-tu qu’on n’ait rien de mieux à faire de son bien que de le jeter au vent, comme les étincelles qui jaillissent de l’enclume à chaque coup de ton marteau ! Le peu que j’ai a été épargné à force de soins et de peines, et je puis en avoir besoin pour éloigner de ma porte la famine et la misère. Voyez-vous, quand nous sommes jeunes, il nous semble que la poussière va se changer en or ! nous avons le sang chaud, les membres vigoureux, nous croyons qu’il n’est rien dont nous ne soyons capables et que nous pourrions même vivre sans manger ; mais quand l’expérience et de nombreuses tribulations nous ont révélé la vérité, nous apprenons à connaître le prix de l’argent. Je sors d’une souche très-vivace, grâces à Dieu ! et il est encore à craindre que je ne devienne un jour à charge à la ville, loin de pouvoir faire rien de ce que ce forgeron inconsidéré se plaît à insinuer.

— Par saint Benoît, mon maître, je n’insinue rien du tout ; je dis franchement ce que je pense ; et c’est ainsi qu’un homme d’un âge aussi respectable, et d’une fortune qui ne l’est pas moins, pourrait rendre un grand service dans cette conjoncture. Une pareille action jetterait une grande douceur sur le peu de jours qui vous restent à vivre.

— Diable ! mon gaillard, tu parles de la mort comme si c’était une plaisanterie. Les jeunes ne descendent-ils pas au tombeau aussi bien que les vieux, et n’y a-t-il pas mille exemples de gens dont la vie ne s’est pas épuisée aussi vite que la bourse ? Moi, je crains fort que cette affaire ne puisse s’arranger sans qu’on soit obligé d’imposer de fortes contributions aux artisans ; — heureusement qu’ils sont jeunes pour la plupart et en état de payer.

Le forgeron, qui commençait à s’échauffer dans une discussion où le bon droit lui semblait être tout à fait de son côté, allait répondre, mais il en fut empêché par un mouvement extraordinaire qui se fit parmi la populace qui assiégeait la porte extérieure de la maison de ville. Une inquiétude visible se peignit sur les traits des bourgeois, comme s’ils sentaient que la crise approchait, et l’instant d’après on vint annoncer l’arrivée du messager envoyé par la communauté de Limbourg. Les autorités civiles de Duerckheim, quoique réunies expressément dans l’attente de cette visite, se trouvaient prises au dépourvu. Aucun plan de conduite n’avait été tracé, aucune décision n’avait été délibérée ; et quoique tous les membres y eussent rêvé toute la nuit, aucun d’eux n’avait une idée arrêtée sur ce sujet. Cependant il fallait bien prendre un parti ; et après un peu de fracas, qui n’avait d’autre but que d’inspirer au messager une plus haute idée de leur dignité, ils donnèrent ordre de l’introduire.

L’agent des moines était lui-même un bénédictin. Il entra dans la salle, accompagné seulement de la garde urbaine qui l’avait reçu à la porte, et son capuchon retombait sur ses yeux au point de cacher entièrement ses traits. Il y eut un mouvement de curiosité, et le nom du « père Siegfried » passa de bouche en bouche, chacun ayant cru le reconnaître à sa démarche.

— Montrez-nous votre visage, bon père, dit Heinrich, et prenez place au milieu des bourgeois de Duerckheim avec autant d’assurance que si vous étiez dans votre ancien cloître de Limbourg. Nous sommes des lions dans le combat, mais, en revanche, aussi inoffensifs que vos chérubins de marbre quand l’occasion n’exige pas que nous déployions notre courage. Asseyez-vous donc, au nom du ciel ! et ne craignez rien ; vous êtes en sûreté parmi nous.

La voix du bourgmestre était moins ferme en finissant. Le bénédictin avait porté la main à son capuchon, et, le rejetant en arrière, il venait de montrer les traits vénérés du père Arnolph.

— Quand on vient pour le service de celui qui est mon maître, on n’a pas besoin de cette assurance, répondit le moine. Cependant je ne m’en réjouis pas moins de vous voir dans ces dispositions, plutôt que déterminés à soutenir une première faute par de nouveaux outrages. Il n’est jamais trop tard pour reconnaître nos erreurs, ni même pour les réparer.

— Je vous demande pardon, saint prieur ; nous vous avions pris pour un tout autre membre de votre communauté ; maintenant que nous savons qui vous êtes, nous ne vous en disons qu’avec plus de plaisir : Soyez le bienvenu !

Heinrich se leva, et tous ceux qui étaient présents en firent autant. Cette marque de déférence parut toucher le prieur ; une légère nuance de satisfaction, telle que celle que procure une bienveillante espérance, se peignit sur ses traits. Avec une simplicité parfaite, il accepta le siège qui lui était offert, comme le moyen le plus naturel d’engager les bourgeois à reprendre leurs places. Son exemple produisit l’effet qu’il en attendait.

— J’affecterais une indifférence que je suis loin d’éprouver, si je vous disais, Heinrich Frey, que je viens parmi vous, à qui j’ai souvent administré les sacrements de notre sainte Église pendant de longues années de veille, sans désirer que le souvenir de mon ministère ne soit pas entièrement effacé.

— S’il y avait dans Duerckheim quelqu’un d’assez vil pour n’avoir pas été sensible à vos bonnes œuvres, père Arnolph, il faudrait que le malheureux n’eût pas d’entrailles, il serait indigne de vivre parmi d’honnêtes gens.

— C’est vrai ! s’écria le forgeron dans un bruyant aparté ; le bourgmestre nous rend justice ! jamais je n’ai battu le fer avec plus de plaisir que je ne rends hommage au très-révérend prieur. L’efficacité de ses prières est reconnue, et, après celles de l’ermite, il n’en est point de plus vénérées parmi nous. Remplissez-moi une abbaye de pareils hommes, et quant à moi je leur confierai en toute assurance le soin de mon salut, et je n’y penserai plus. Saperment ! s’il pouvait exister une communauté semblable, ce serait un grand soulagement pour les laïques, et notamment pour les artisans, qui pourraient s’occuper exclusivement de leur métier, puisqu’ils auraient pour veiller sur eux des gens en état de mettre en déroute le diable le plus malin !

Arnolph écouta patiemment cette digression, et il remercia de l’accueil bienveillant et amical qui lui était fait par une légère inclination de tête. Il était trop habitué à entendre appliquer à des intérêts purement matériels l’exercice de son saint ministère pour s’étonner du langage du forgeron, et il avait un sentiment trop humble de son mérite pour mépriser personne comme au-dessous de lui. Les chrétiens semblent divisés en deux grandes classes : les uns, qui ne considèrent les consolations de la religion que sous leur forme palpable et mondaine, et les autres, dont les pensées sont tellement concentrées dans les abstractions du spiritualisme, qu’ils la considèrent comme une théorie métaphysique, dans laquelle le but principal est de conserver l’harmonie logique. Quant à nous, nous la regardons comme un don de Dieu à celles de ses créatures qui ont une âme aussi bien qu’un corps ; et, envisagée dans ses rapports avec le temps d’épreuve que nous avons à passer ici-bas, elle ne nous semble pas pouvoir être entièrement séparée de l’un ou de l’autre des grands attributs de notre nature. Ce n’était sans doute pas sous ce point de vue que l’honnête forgeron considérait la question, et il est probable que, si l’on eût approfondi la chose, on eût trouvé que la plupart des habitants de Duerckheim pensaient comme lui.

— Vous venez, bon père, comme la colombe dans l’arche, porteur de la branche d’olivier, reprit Heinrich ; quoique dans nos régions septentrionales une feuille de chêne eût été plutôt l’emblème, si l’une de nos collines verdoyantes eût été le mont Ararat.

— Je viens pour présenter les conditions de nos frères et pour tâcher de décider les esprits un moment égarés des habitants de Duerckheim à les accepter. Les saints abbés, de concert avec les révérends pères en Dieu, les évêques de Spire et de Worms, maintenant assemblés dans cette dernière ville, m’ont permis de les représenter dans cette circonstance, et je ne vous cacherai pas que je l’ai demandé moi-même, de peur qu’un autre, au lieu d’avoir recours aux instances et aux prières, ne se laissât entraîner à de vaines menaces.

— De par le ciel ! vous avez agi sagement, comme vous faites toujours, excellent Arnolph. Faire des menaces à Duerckheim, c’est aussi inutile que de mettre de l’eau bénite dans notre vin du Rhin, et cependant ce sont des choses fort bonnes quand elles sont employées à propos ; mais celui qu’on ne saurait faire marcher de force doit être pris par la douceur, et le vin qui est bon par lui-même n’a pas besoin que l’Église lui donne de la saveur. Quant à ces vieilles querelles entre Limbourg d’un côté, le noble comte d’Hartenbourg et notre indigne cité de l’autre, il peut être facile de les ajuster, maintenant que le plus grand obstacle se trouve écarté. Ainsi donc je vous félicite du fond du cœur de votre mission, et je ne félicite pas moins la ville d’avoir à traiter avec une personne aussi habile et aussi raisonnable. Vous nous trouverez dans des dispositions pacifiques et prêts à faire la moitié des avances, car je ne crois pas qu’il y ait personne ici qui désire pousser les choses plus loin, et qui ne consente de grand cœur à un arrangement.

— Parbleu ! ce serait manquer de raison et de charité, dit le forgeron en élevant de nouveau la voix au milieu de son groupe. Il faut que nous donnions à ces bénédictins un exemple de modération, voisins ; et quant à moi, quoique je ne sois qu’un pauvre artisan qui gagne son pain à force de frapper sur son enclume, je suis de l’avis de mon bourgmestre, et je dis : Au nom de Dieu ! soyons raisonnables dans nos demandes, et contentons-nous d’aussi peu que possible.

Le prieur écouta avec sa patience ordinaire, et ses joues s’enflammèrent un instant ; mais cette émotion ne fut que passagère, et l’expression bienveillante de ses yeux bleus se fit seule remarquer au milieu de traits que les travaux du cloître et du cabinet avaient depuis longtemps dépouillés de toute couleur. — Vous savez, bourgeois de Duerckheim, répondit-il, qu’en renversant les autels de Limbourg, vous avez attaqué un double pouvoir : celui de l’Église, tel qu’il est établi et reconnu sur la terre, et celui de Dieu. Ma mission dans ce moment est de vous parler du premier. L’évêque de Worms est profondément irrité, et il n’a pas manqué de s’adresser directement à notre saint-père, à Rome. Indépendamment de ce saint appel, des messages ont été envoyés à l’électeur et à l’empereur, ainsi qu’à plusieurs des princes ecclésiastiques qui résident sur les bords du Rhin. C’est une redoutable réunion de forces pour qu’un baron montagnard et une ville dont on peut mesurer le tour en si peu de temps, entreprennent seuls de leur résister. Mais il est un point sur lequel il est de mon devoir d’insister particulièrement : ce sont les maux qu’entraînerait infailliblement le mécontentement du chef de l’Église.

— Et si son front se rembrunit à la lecture du récit de notre expédition, quelles en seront donc pour nous les conséquences, révérend prieur ?

— D’être signalés comme exclus du troupeau, d’être abandonnés à la folie et à la dépravation de vos propres cœurs ; en un mot, d’être excommuniés.

— Hum ! ce pourrait être un assez bon moyen de recruter des partisans au frère Luther. Vous savez, digne Arnolph, qu’on approfondit de jour en jour davantage ces points controversés.

— Plût à Dieu qu’on les examinât avec plus d’humilité et avec plus d’intelligence ! Si vous regardez les anathèmes ou les bénédictions de celui qui a reçu du ciel le pouvoir de bénir et de maudire comme choses de peu d’importance, ce ne sont pas mes faibles paroles qui pourront en augmenter l’effet ; mais s’il en est parmi vous qui ne soient pas préparés à aller aussi loin que votre bourgmestre vient de le faire entendre, ils trouveront peut-être prudent de s’arrêter avant de s’exposer au risque terrible de vivre sous le poids de la malédiction du ciel !

Les bourgeois se regardèrent l’un l’autre d’un air de doute, comme des gens peu préparés, pour la plupart, à pousser la résistance aussi loin. Les uns tremblaient intérieurement, l’influence de l’habitude et de la tradition détruisant celle des opinions nouvelles ; les autres pesaient mûrement les conséquences temporelles plutôt que les spirituelles ; plusieurs enfin ne trouvaient pas impossible de supporter l’anathème en si bonne compagnie. On voit des gens par milliers, prêts à braver le danger lorsqu’ils sont réunis, qui, seuls, craignent de s’exposer aux moindres hasards ; et peut-être le soldat, en marchant à l’assaut, est-il plus soutenu par l’exemple de ses camarades que par la crainte de la honte ou le désir de la gloire. Telle était à peu près la position des conseillers municipaux de Duerckheim, et chacun d’eux prenait de l’assurance ou éprouvait de l’inquiétude selon qu’il trouvait l’expression de l’un ou de l’autre de ces sentiments sur la figure de son voisin.

— Avez-vous quelque proposition plus matérielle à faire ? demanda Heinrich, qui s’aperçut que ce genre de discussion n’était pas sans danger ; car ce sont des questions auxquelles nous nous entendons mieux qu’à toutes ces subtilités de doctrine.

— Je suis chargé de dire que, comme il convient à leur divin ministère, les moines de Limbourg sont disposés à pardonner et à oublier, autant que leur devoir le leur permettra, la conduite de Duerckheim, à des conditions que je puis spécifier.

— Voilà des sentiments vraiment chrétiens, et qui ne peuvent manquer de trouver de la sympathie dans nos cœurs. De notre côté aussi, vénérable prieur, il y a tout désir d’oublier le passé et de vivre en bonne intelligence à l’avenir. — Ne sont-ce pas en effet les dispositions de la ville, mes collègues ?

— Tout à fait, tout à fait ! — Il est impossible de mieux dire. — Nous pensons tous de même. — Nous ne demandons qu’à vivre en paix. — Telles furent les réponses qui lui furent faites de tous côtés.

— Vous entendez, mon père, jamais négociateur n’a trouvé des esprits mieux disposés. De par le ciel ! il y a unanimité parmi nous, comme vous voyez, et je ne conseillerais pas à l’homme qui voudrait parler d’autre chose que de paix de rester dans Duerckheim.

— Il est à regretter que vous n’ayez pas toujours été dans ces dispositions ; au surplus ce ne sont pas des reproches que je viens faire, mais des réclamations. Ma mission n’est pas de défier ni d’intimider, mais de persuader et de convaincre. Voici les propositions écrites de ceux qui m’ont confié la mission de médiateur ; je vais vous laisser les discuter entre vous. Lorsque vous les aurez examinées avec l’attention convenable, je reviendrai, toujours animé pour vous des mêmes sentiments de bienveillance et d’amitié.

Les propositions écrites furent reçues, et toute l’assemblée se leva par respect pour le prieur. En sortant de la salle celui-ci demanda à quelques bourgeois, et notamment à Heinrich Frey, la permission de visiter leurs familles, dans un esprit de charité chrétienne ; elle lui fut accordée sans la moindre hésitation.

Quoi qu’on puisse dire ou penser des erreurs de l’opinion publique, il est rare qu’elle s’égare quand on a les moyens de lui donner une bonne direction. La haute estime qu’Arnolph avait su inspirer par le seul ascendant de la vertu, ne se manifesta jamais d’une manière plus éclatante que dans cette occasion, où ceux-là mêmes qui venaient de détruire de fond en comble son couvent lui ouvraient sans méfiance les portes de leurs maisons, quoiqu’il fût bien connu que la politique du conseil eût plus d’un ennemi secret, plus d’un censeur caustique dans ce sexe qui parfois n’est pas moins lent à exciter à la résistance que dans d’autres moments il se montre irréfléchi et téméraire.