L’Heidenmauer/Chapitre XXVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 333-344).

CHAPITRE XXVII.


Fi ! oncle Beaufort ! je vous ai entendu prêcher ; cette malice fut un grand, un énorme péché ;
ShakspeareLe roi Henri VI.



Le caractère d’une communauté de bénédictins, sous les rapports sociaux, a déjà été décrit dans les premiers chapitres de cet ouvrage. Les moines d’Einsiedlen, quoique desservant des autels favorisés d’une manière particulière, ne faisaient point exception à la règle générale. Le nombre et la qualité distinguée des pèlerins qui fréquentaient cette enceinte leur donnaient seulement occasion de mettre plus souvent encore en pratique les principes d’hospitalité qui distinguent cet ordre. Lorette elle-même a son palais pour les convenances de ces princes qui descendent de leur trône pour s’agenouiller dans la « santa casa, » car la politique, pour ne pas parler d’un motif plus généreux, exige que les sentiers soient adoucis pour ceux qui ne sont pas habitués à rencontrer des difficultés. Conformément aux règles de son ordre, quoique reléguée dans une contrée sauvage, la communauté de Notre-Dame-des-Ermites avait une demeure pour l’abbé, des logements pour les étrangers, ses magasins de provisions, aussi bien que ses cellules et ses cérémonies religieuses.

Nous reprendrons le fil de notre histoire trois heures environ après l’entrevue dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, c’est-à-dire presque à la nuit. Le lieu de la scène est une salle de festin, ou, en termes plus convenables, un réfectoire particulier, dans lequel le prince abbé avait l’habitude de recevoir ceux en faveur desquels il voyait des raisons suffisantes d’exercer une plus grande politesse. Il n’y avait pas beaucoup de luxe dans les décorations extérieures du lieu ; car une inutile ostentation de richesses n’entrait point dans le système d’une communauté qui tirait ses principaux moyens d’existence de la libéralité des dévots. Cependant la salle était décorée aussi bien que le permettaient les habitudes grossières du siècle dans la position solitaire du lieu, habitudes qui constituaient davantage la partie substantielle des jouissances humaines que ces inventions efféminées que l’usage a rendues depuis presque indispensables aux générations suivantes. Le plancher de tuiles ou de briques n’était pas très-uni, les murs étaient recouverts de boiseries de chêne, et le plafond avait la prétention de représenter le souper des noces de Cana et le miracle de l’eau changée en vin. Bien qu’on fût au milieu de l’été, un bon feu brillait dans la vaste cheminée. La dimension de l’appartement et l’air vif de la montagne rendaient un tel auxiliaire non seulement agréable, mais nécessaire. La table était large et bien couverte, offrant à l’œil enchanté ces liqueurs saines et généreuses qui augmentent depuis si longtemps l’estime que les voyageurs de bon goût éprouvent pour le Rhin.

Autour de cette table on voyait l’abbé, son confrère Boniface, un ou deux favoris de la communauté d’Einsiedlen, Emich, le chevalier de Rhodes, M. Latouche, Heinrich Frey et le forgeron. Les premiers avaient l’habit de leur ordre, tandis que les autres étaient confondus, quant à l’extérieur du moins, par leur habit de pèlerin. Dietrich devait cet honneur inusité à la circonstance fortuite de se trouver en si bonne compagnie, privée des marques ordinaires de son rang. Si Boniface connaissait la classe à laquelle il appartenait, l’indifférence ou la politique l’empêchait de le laisser voir.

Si un étranger avait été soudainement introduit au milieu de cette scène, il eût à peine reconnu les pénitents fatigués et les sévères religieux, au milieu de ce repas joyeux, et à la bonne harmonie qui régnait entre les convives. L’appétit était déjà plus que satisfait, et plus d’un verre avait été bu en honneur des hôtes et des pèlerins, avant le moment précis où nous reprenons le fil de cette histoire.

Le prince abbé occupait le siège d’honneur, comme il convenait à son rang, tandis que Boniface était assis à un de ses côtés, et le comte d’Hartenbourrg de l’autre. La grande considération due au premier, aussi bien que son caractère personnel et la douceur de ses manières, avait conservé la paix et une sorte de politesse entre ses deux voisins, et ils n’avaient encore donné ni l’un ni l’autre la preuve la plus légère qu’ils se connaissaient le moins du monde. Cette duplicité polie, qui, suivant toute apparence, a une bien ancienne origine, et à laquelle participait Albrecht de Viederbach avec un rare talent, aidait à contenir les sentiments de leurs inférieurs, qui, étant moins habitués à dissimuler, auraient pu sans cela parler de leurs fatigues en faisant allusion aux événements qui les avaient causées.

— Vous trouvez nos vins passables, observa courtoisement l’abbé, que nous distinguerons maintenant par le titre d’abbé d’Einsiedlen. — Celui qui est dans cette coupe d’argent vient de la libéralité du dernier électeur, qui envoya des offrandes à Notre-Dame-des-Ermites pour obtenir le retour à la santé d’une personne de sa famille, et qui eut la bonté d’accompagner le don qu’il fit au trésor du couvent d’un petit cadeau particulier. Celui que vous semblez goûter le mieux est un présent de voisinage, provenant de notre frère de Saint-Gall : parmi tous ceux qui portent le capuchon il n’y a pas un plus généreux religieux. Vous savez, mon fils, que le bon vin est depuis longtemps l’objet d’un soin particulier dans cette riche communauté ?

— Vous jugez trop favorablement de mes connaissances en histoire, prince abbé, répondit Emich, posant le verre de manière à prouver cependant qu’il pouvait se vanter en toute sûreté d’être familier avec le bon vin. Nous autres habitants des basses contrées nous perdons peu de temps à de semblables études, nous confiant simplement à ceux qui habitent les universités pour la vérité de ce que nous entendons. Si le supérieur de Saint-Gall possède une grande quantité de cette précieuse liqueur, il conviendrait que nos guides spirituels nous envoyassent dans certaines occasions en pèlerinage à son couvent, qui ne peut pas être loin de celui-ci, à moins que mes notions géographiques ne soient en défaut.

— Vous n’auriez pu parler mieux si vous étiez un docteur de Wittemberg ou de Rome même ! À cause de nos montagnes, du manque de ponts et autres inconvénients, il faut deux fois vingt-quatre heures pour qu’un cheval conduise des portes de notre couvent à celui de notre frère de Saint-Gall, bien que dans des occasions importantes nous soyons parvenus, grâces à de fidèles domestiques, à lui faire parvenir des nouvelles dans l’espace d’un jour et d’une nuit. Saint-Gall est une riche abbaye dont l’existence est fort ancienne, qui a la réputation méritée d’avoir été l’asile des lettres pendant les époques d’ignorance de notre siècle. Cependant l’augmentation de la ville et la turbulence des temps ne lui a pas permis d’échapper impunément au danger qui menace tous les catholiques romains.

C’était la première allusion faite aux événements qui avaient rassemblé tous les convives d’une manière si singulière ; et, sans l’adresse de Boniface et l’empire qu’il avait sur lui-même, elle aurait pu amener une discussion qui n’eût point été agréable.

— Saint-Gall et ses mérites ne sont ignorés d’aucun des religieux qui portent le froc de Saint-Benoît, répondit-il avec un calme admirable. Vous avez raison de dire que ce monastère a été pendant plusieurs siècles le seul protecteur du savoir en Europe ; car, sans les veilles et la fidélité de ses abbés et religieux, tout ce que nous possédons maintenant, et ce que nous prisons le plus, aurait été perdu pour la postérité et pour nous-mêmes.

— Je ne doute pas, révérend bénédictin, observa Emich en s’adressant poliment à Boniface, comme un homme bien élevé parle à table à un convive auquel il est étranger ; je ne doute pas que ce goût précieux pour le vin dont il était question tout à l’heure ne soit le fruit de ces connaissances que vous admirez.

— C’est une question que je ne déciderai pas trop précipitamment, répondit l’abbé en souriant. Cela pourrait être, car nous avons entendu parler de discorde entre l’abbé de Saint-Gall et d’autres membres de l’Église, relativement à l’usage et à la qualité de son vin.

— C’est l’exacte vérité, répondit l’abbé d’Einsiedlen. Il y eut même une guerre entre le prince évêque de Bâle et nos frères de Saint-Gall, qui amena de terribles disputes et de grandes pertes.

— Eh quoi ! le désir de participer à une bonne cave fut-il assez fort pour engager nos prélats du Rhin à venir si loin à la recherche de ce vin ?

— Vous êtes dans l’erreur, mon fils, sur la nature des vins de Saint-Gall. Nous avons des vignes, il est vrai, dans nos montagnes comme celles qui avoisinent le lac de Zurich, et d’autres qu’on pourrait encore nommer ; mais le vin de notre pays n’est bon qu’à échauffer seulement le sang de nos paysans. Celui qui en a goûté de meilleur ne remplit presque jamais sa coupe du vin qui se recueille dans aucun pays de ce côté de la Souabe, de ceux du Rheingau en particulier. Mais le territoire de Saint-Gall est fort étendu, et une partie est plus éloignée des contrées favorisées que nous ne le sommes ici.

— Vous aviez besoin d’expliquer cela, prince abbé, car nous savons parfaitement que le Bâlois vient dans notre pays pour faire ses provisions, au lieu que la guerre dont vous parlez l’eût conduit loin de son but.

— Vous n’êtes pas venu jusqu’ici, mon fils, sans avoir remarqué le cours du Rhin, sur les bords duquel vous avez si longtemps voyagé. Ce beau fleuve, quoique si turbulent et si dangereux, au milieu des montagnes, nous est d’un grand secours pour nos provisions. Par le moyen du lac de Constance et de la rivière basse, des bateaux pesamment chargés parviennent jusque sur le territoire de nos frères de Saint-Gall ; et la dispute à laquelle nous avons fait allusion venait de ce que les révérends prélats de Bâle voulaient exiger un droit de péage sur les provisions de l’abbaye. Vous pouvez vous rappeler, ajouta le prince abbé en se tournant vers Boniface, que lorsqu’ils furent les uns et les autres fatigués des coups qu’ils se donnaient, le bon évêque envoya demander ce que la Vierge avait fait pour que les religieux, du haut de la montagne, massacrassent ses enfants ? et que pour réponse on lui fit parvenir cette plaisante question : Qu’est-ce que Saint-Gall a fait pour que vous arrêtiez ses vins ?

Les auditeurs sourirent, amusés par cette description caractéristique, car ces incidents étaient encore trop récents pour exciter, même parmi les religieux, d’autres réflexions que celles qui étaient naturellement amenées par l’intérêt personnel que chacun prenait à la contestation.

— Par les mages ! révérend prince abbé, dit Emich, votre histoire donne au vin une nouvelle saveur ; elle sert de plus à éloigner de nos pensées les souffrances de notre corps et la fatigue de nos pieds.

— Votre pèlerinage, mon fils, apportera sa récompense comme il a apporté ses fatigues. S’il ne servait qu’à vous éloigner pour un moment des hérésies de l’Allemagne, et à vous rapprocher de l’Église, ainsi que vos amis, vos peines ne seraient pas perdues.

— C’est bien ainsi que je l’entends, dit Emich en vidant son verre après l’avoir regardé un instant à la lueur du feu. — Saint-Gall avait raison dans cette affaire, et celui qui ne voudrait pas sa prendre les armes pour soutenir sa cause ne serait pas digne de les porter. Eh bien ! digne Frey, tu gardes le silence ?

— J’espère, noble comte Emich, que je ne fais que ce qui est convenable à un pèlerin, à un homme qui a besoin de se rappeler ses devoirs, de crainte que la ville qui l’a envoyé ne lui reproche sa négligence.

— Par la vérité de Dieu, maître bourgmestre ! si quelqu’un ici doit se souvenir de Duerckheim, c’est le souverain seigneur de cette ville. Ainsi, égayez-vous, en allégeant notre fardeau, toujours sous la faveur et les bonnes grâces de cette communauté hospitalière.

— Vous êtes un serviteur de la croix ? demanda l’abbé d’Einsiedlen à Albrecht de Viederbach, en faisant signe au chevalier de s’approcher.

— Un indigne serviteur, prince et pieux Rudiger ; et je puis ajouter que je suis un serviteur de la croix qui a cédé aux séductions de la bonne chère et de la société, sans parler de la force du sang ; sans cela cette expiation m’eût été épargnée.

— Je n’ai point fait mention de votre état pour vous en faire un reproche, répondit le courtois prélat. Une telle licence ne conviendrait pas à l’hospitalité. Dans ces murs nous faisons une grande différence entre la table et le confessionnal.

— Cette distinction est juste et promet un respect éternel à votre doctrine, en dépit de toutes les hérésies. L’écueil contre lequel Luther viendra se briser ainsi que ses adhérents, du moins suivant l’opinion d’un ignorant, est le désir d’obtenir une perfection à laquelle les hommes ne peuvent atteindre. La religion est bonne en elle-même, comme la chevalerie ; mais ni les prêtres ni les chevaliers ne pourraient porter en tout temps une armure. Le schismatique veut faire un moine d’un laïque, tandis que ce qu’il y a de plus beau dans la création c’est l’ordre qui y règne ; et celui qui est chargé du salut des âmes suffit pour sa profession sans imposer ce fardeau aux épaules de celui qui a déjà plus d’affaires temporelles qu’il ne peut en supporter.

— Si beaucoup de personnes pensaient comme vous, mon fils, nous aurions moins d’embarras et une meilleure discipline. Nos autels ne sont pas inutiles, et si ceux qui les fréquentent pensaient qu’ils suffisent à leur sûreté, le monde s’épargnerait de grandes disputes, et répandrait moins de sang. Mais avec des opinions aussi respectables, sire chevalier, ajouta l’abbé d’un ton plus confidentiel, m’est-il permis d’exprimer ma surprise de vous voir condamné à un pèlerinage pour crime commis envers un couvent ?

Albrecht de Viederbach haussa les épaules et regarda son cousin d’une manière significative :

— Que voulez-vous, noble et révérend prélat ! nous sommes les créatures des circonstances. On doit quelque chose à ses amis et à l’hospitalité, sans parler des liens du sang et de la parenté. Le mauvais succès de la guerre de Rhodes, l’envie de revoir encore les champs de notre Allemagne, car le pays de nos pères nous devient bien plus cher dans l’adversité, et les habitudes d’une vie errante, me conduisirent au château d’Hartenbourg ; une fois entré, il n’est pas surprenant que le convié prêtât l’appui de son épée à son hôte dans une petite affaire. Ces événements, comme vous le savez, prince abbé, ne sont pas assez rares pour être regardés comme des miracles :

— Ce que vous dites est vrai, répondit l’abbé parlant toujours comme s’il était seul avec le chevalier, et ne marquant pas une grande surprise à cet aveu de principes qui étaient assez communs dans ce siècle, et qui ont passé sous une forme différente jusqu’au nôtre, puisque nous voyons journellement des hommes, dans les affaires les plus graves d’une nation, mettre leur moralité à la disposition d’un parti, plutôt que de s’exposer à l’odieux de manquer à cette espèce de foi sociale. Ce que vous dites est très vrai, et peut vous fournir une excuse auprès de votre grand-maître ; Sous beaucoup de rapports vous pourrez trouver aussi que ce pèlerinage vous a été salutaire.

— Sans aucun doute, révérend abbé. Nous avions peu d’occasions pendant le siège de porter une attention convenable aux rites de la religion, et depuis que nous avons été chassés de l’île, la légèreté de notre conduite en général a laissé bien des arrérages qu’il faut payer maintenant : c’est un fait que j’essaie de me rappeler.

— Et votre compagnon, celui qui a l’air si courtois, n’a-t-il pas aussi des rapports avec l’Église ?

Albrecht se tourna pour murmurer cette réponse :

— C’est simplement un homme qui circule sous le froc, révérend bénédictin, un jeune homme qui a été la dupe du comte Emich ; car pour vous parler franchement ; mon cousin ne manque pas de la politique nécessaire à un homme de son rang, et aux habitudes d’un sage gouvernement.

L’abbé sourit de manière à prouver une bonne intelligence entre lui et le chevalier. Ils parlèrent ensuite secrètement et avec chaleur pendant quelque temps, faisant signe par leurs regards à M. Latouche de venir prendre part à leur entretien. Pendant ce temps la conversation devint générale entre les autres convives.

— J’ai été fâché d’apprendre, révérend bénédictin, dit Emich en évitant les regards de Boniface, et en s’adressant à un des religieux d’Einsiedlen, que vous ayez refusé des messes pour le salut de l’âme d’un homme qui a péri dans cette malheureuse dispute qui nous a procuré le plaisir de vous voir. J’aimais le jeune homme, et j’agirais libéralement avec ceux qui l’assisteraient dans ce moment terrible.

— Cette affaire a-t-elle été exposée devant ceux qui ont le droit de décider ? demanda le moine, montrant par la direction de ses yeux qu’il voulait parler de son supérieur.

— On m’a dit qu’on l’avait fait, et d’une manière touchante, mais sans succès ; j’espère qu’il n’y a point eu d’interposition hostile dans cette affaire ; le salut d’une âme en dépend, c’est une matière bien délicate.

— Je ne connais que le père du mal lui-même qui puisse être ennemi des âmes ! répondit le moine avec une honnête surprise. Quant à nous, notre plus grand bonheur est d’être utiles dans de semblables occasions, et particulièrement lorsque la demande est faite par un ami du défunt digne d’une aussi haute faveur.

— Appelez-vous dignes de ses faveurs ceux qui défient l’Église, qui renversent les autels, et qui viennent dans le temple à main armée ? dit Boniface d’une voix sombre et ferme.

— Révérend abbé !

— Laissez-le donner carrière à son humeur, dit Emich avec fierté. Celui qui n’a plus d’abri peut bien sentir de temps en temps sa bile s’émouvoir. J’aurais voulu que nous fussions amis, Boniface, et cela devrait être ainsi après notre traité solennel, et toutes les réparations auxquelles nous avons consenti ; mais le désir de dominer ne vous abandonne pas, il me semble, même dans l’exil.

— Vous vous trompez, en pensant que j’oublierai ma dignité et ma position, Emich. Cette question était adressée au bénédictin, et non pas à vous.

— Alors, que le bénédictin réponde. Je vous demande, mon frère, s’il est convenable et juste que l’âme d’un jeune homme d’une bonne réputation, dont les mœurs étaient pures, qui avait des espérances raisonnables sur la terre, soit exposée à un refus sur le simple souvenir d’anciennes hostilités, ou bien encore parce qu’il existait au moment de sa mort des incidents qu’on aurait mieux fait d’éviter.

— L’Église doit juger pour elle-même, noble pèlerin, et se décider par les règles qui guident sa conduite.

— Par les onze mille vierges ! vous oubliez que tous les usages ont été respectés, et que ces messes ne sont point demandées comme un pauvre implore la charité, mais que nous compterons de bon or en faveur du jeune homme ; si nous n’en avons pas fait assez, je vous jure, Boniface, puisque votre influence semble être si forte, qu’à mon retour de nouvelles offrandes seront remises. Berchthold m’était cher, et je ne voudrais pas qu’il fût dit que tout souvenir de sa personne fut enterré sous les cendres de Limbourg.

Bien que, chacun à leur manière, Emich et Boniface fussent irascibles, violents, et peu habitués à être contrariés, ils ne manquaient cependant ni l’un ni l’autre de cet empire sur soi-même, si nécessaire aux hommes qui ont le soin d’intérêts importants. Ils avaient appris de bonne heure à soumettre plus ou moins leurs sentiments à leur politique, et, bien qu’il leur fût impossible de manifester une complète indifférence sur des sujets qui contrariaient trop ouvertement leurs vues, il fallait une colère bien forte pour les exciter à trahir, sans nécessité, leurs véritables émotions. Leur entrevue, grâces à cette modération affectée, avait été moins violente qu’on n’aurait pu le penser ; car il n’arrivait pas souvent que l’un et l’autre fussent amenés au point d’éclater de colère précisément au même instant, et celui qui restait le plus froid tenait en échec celui qui s’était momentanément oublié.

Dans cette circonstance, la question intempestive et remplie de fierté du comte aurait pu produire une rupture immédiate, contrairement aux intérêts des pèlerins et au grand scandale de la communauté d’Einsiedlen ; néanmoins Boniface écouta avec une apparente politesse, et répondit comme un homme qui se rappelle ses devoirs de prêtre plutôt que ses injures particulières.

— Si j’avais eu le bonheur, seigneur pèlerin, dit-il avec calme, de conserver des autels auxquels vous trouvez tant de mérites, votre demande en faveur du jeune homme eût été considérée avec attention ; mais maintenant vous vous adressez à un prélat qui, comme vous, doit tout à l’hospitalité de ces excellents frères, et qui n’a pas même de toit pour abriter sa tête.

— Je ne le sais que trop, répliqua le comte un peu confus de cette humilité subite ; mais plutôt que d’abandonner l’âme d’un jeune homme dans une position si pénible, l’âme d’un serviteur que j’ai tant aimé, je crois que je serais capable de fonder quelque chapelle dont l’étendue et la beauté seraient en rapport avec sa situation lorsqu’il vivait.

— Sur la montagne de Limbourg, seigneur Emich ?

— Non, excellent Boniface : vous oubliez notre traité amical, ce pèlerinage et autres conditions honorablement remplies. On ne peut plus élever d’autels sur la montagne de Limbourg ; ce serait oublier nos serments et nos promesses, et ce serait pécher des deux côtés ; mais des autels et des chapelles peuvent exister autre part. Accordez-nous cette grâce, et comptez sur notre gratitude et notre justice pour en obtenir la récompense.

Boniface sourit ; il sentait son pouvoir, et il en jouissait, car il se rappelait que, peu de temps auparavant, il avait été à la merci du même baron qui maintenant implorait ses faveurs. Il n’est pas facile de nos jours de comprendre cette singulière contradiction qui portait Emich d’Hartenbourg, le destructeur du monastère de Limbourg, à supplier un moine ; mais celui qui comprend parfaitement : le caractère du baron doit se rappeler la durée des impressions reçues dans la jeunesse, l’effrayant mystère qui est attaché à l’avenir, et par-dessus tout l’instabilité qui est toujours le fruit d’un combat entre les principes et les intérêts, entre la force de la raison et les désirs de l’égoïsme.

— Vous m’accusez injustement lorsque vous dites que j’ai oublié nos serments et notre traité amical, pieux pèlerin, répondit Boniface ; je me les rappelle, et je les respecte, comme vous verrez dans la suite ; mais dans votre requête, vous avez négligé un incident qui a apparemment échappé involontairement à votre justice bien connue et à votre impartialité. On sait que votre forestier était grandement entaché de l’hérésie qui s’élève maintenant en Allemagne.

— Boniface, il faut qu’il y ait erreur dans ceci, interrompit le comte ; nous avons sa mère parmi nous autres pèlerins, et croyez-vous qu’une prosélyte de Luther entreprendrait un voyage si fatigant pour satisfaire Rome ?

— Nous parlons de l’enfant, et non pas de la mère, seigneur pèlerin. Si tous ceux qui ont été élevés dans de meilleurs principes observaient les préceptes de leurs pères, cette hérésie aurait été épargnés à notre siècle. Je ne puis douter de l’irrévérence de ce jeune garçon, puisque nos propres oreilles peuvent rendre témoignage de ses paroles.

— Comment ? avez-vous jamais confessé ce jeune homme, révérend abbé ? demanda Emich avec surprise. Je ne vous croyais pas une si grande condescendance pour une personne de son état. Par la messe ! je ne croyais pas non plus ce jeune homme assez faible pour toucher à ces points contestés au confessionnal.

— On peut faire des observations autre part que dans l’église ou sous le voile de ses mystères, seigneur pèlerin. Il y eut autrefois une question entre nous, noble comte, résolue à l’amiable, et d’une manière fort gaie, qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer maintenant.

— Relativement à certaines vignes, répondit Emich en riant ; ce fait n’est pas assez éloigné pour qu’il soit sorti de ma mémoire, quoique mon cousin et ce bon abbé français n’aient pas montré dans cette affaire tout le courage qu’on aurait pu attendre d’eux.

— Votre forestier vous rendit un meilleur service. Vous pouvez aussi vous rappeler qu’il y eut une certaine discussion, et que le hardi jeune homme hasarda une comparaison sur l’arbre dépouillé de ses branches inutiles, et l’arbre qu’on laisse croître dans sa difformité.

— Abandonnerez-vous une âme au danger qu’elle court, pour des propos aussi légers, révérend Boniface ? Par la justice de Dieu ! ceci ne promet pas beaucoup en ma faveur dans les temps à venir. Berchthold, excité par les intérêts de son maître, avoua quelques principes qu’il aurait pu ne pas mettre au jour ; mais, en tous cas, mon père, plus les fautes ont été graves, plus l’âme du pécheur a besoin de messes.

— Je ne veux pas vous le disputer ; tout ce que je veux dire, c’est que ceux qui prétendent vivre par les conseils de Luther doivent aussi avoir recours à lui pour le salut de leur âme.

— Amis, dit l’abbé d’Einsiedlen en approchant de la table dont il s’était retiré un peu pour converser plus à son aise avec l’abbé français et le chevalier de Rhodes, voici l’heure à laquelle on doit célébrer une première messe en faveur de ce pèlerinage. La cloche fait entendre le premier son, et il est convenable que nous nous retirions, pour nous préparer à ce devoir.

À cette interruption, Boniface, qui voyait se former l’orage, se leva gaiement et disparut aussitôt ; le reste des convives s’écoula, chacun suivant sa condition. Emich et son cousin se retirèrent avec le loisir d’hommes plutôt habitués à faire attendre les autres qu’à hâter leurs mouvements plus qu’il ne leur convient de le faire.

Après avoir parcouru cette scène, nous conseillons à notre lecteur de retenir ses remarques, jusqu’à ce qu’il ait bien pesé le sujet dans son esprit. En traçant ce qui s’est passé dans le réfectoire particulier du couvent de Notre-Dame-des-Ermites, nous ne voulons nous livrer à aucune censure, ni blesser aucune croyance ou secte de chrétiens, mais montrer simplement les habitudes et les opinions du siècle dans lequel vivaient les personnages de cette légende. Que ceux qui ont eu l’intention de s’ériger en critiques et en censeurs examinent froidement autour d’eux, et puis, faisant les concessions nécessaires sur le nouvel aspect de la société, se demandent si des contradictions aussi apparentes, des inconséquences aussi éloignées de la vérité, un égoïsme presque aussi grossier et aussi injuste, ne se manifestent pas encore aujourd’hui également parmi les partisans de Rome et les prosélytes de Luther, comme nous l’avons représenté ici. Nous pouvons montrer la prétention d’avoir amélioré les opinions et les pratiques de nos prédécesseurs ; mais nous sommes encore loin d’être les créatures conséquentes et équitables que nous deviendrons un jour, il faut l’espérer.