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L’Heidenmauer/Chapitre XXXI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 374-387).

CHAPITRE XXXI.


Tout est fini, et sa charmante tête est maintenant sur son dur oreiller.
Rogers



Le jour suivant, le comte d’Hartenbourg monta à cheval de bonne heure dans la matinée. Néanmoins, son équipement prouvait que le voyage serait court ; mais M. Latouche, qui était de la partie, portait le costume de voyageur. C’était le moment où Emich, après s’être servi pour ses projets de ce quasi-homme d’Église, était sur le point de lui adresser ses adieux avec autant de courtoisie et de grâce que les circonstances semblaient l’exiger. Peut-être un tableau des différentes faces sous lesquelles s’est présentée une Église qui avait joui pendant si longtemps d’un monopole non contesté dans la chrétienté, et qui, par une conséquence naturelle, trahissait un si grand penchant à en abuser, n’aurait pas été complet sans y joindre deux caractères tels que ceux du chevalier de Rhodes et de l’abbé français ; et il était de notre devoir, comme fidèle chroniqueur, de parler des choses telles qu’elles existaient, bien que les accessoires n’eussent pas un très-grand rapport avec l’intérêt du sujet principal.

Nos légères relations avec l’abbé français s’arrêteront ici, son hôte l’ayant traité comme la plupart des chefs politiques traitent les personnes de sa profession, c’est-à dire comme un instrument pour parvenir à leur but. Albrecht de Viederbach se préparait à accompagner son joyeux compagnon jusqu’à Manheim, mais avec l’intention de revenir, la situation précaire de son ordre et sa parenté avec le comte rendant son séjour au château d’Hartenbourg aussi commode qu’agréable. Le jeune Berchthold était aussi à cheval, le comte lui ayant ordonné par une faveur spéciale de faire partie de sa suite.

La cavalcade descendait lentement, à l’amble, le Jaegerthal ; le comte essayait avec politesse de prouver à l’abbé, par cette espèce de logique vaporeuse qui paraît être l’atmosphère poétique de la diplomatie, que les circonstances le justifiaient parfaitement de tout ce qu’il avait fait ; et l’abbé acquiesçait volontiers à tout ce que disait le comte, comme s’il ne sentait pas qu’il avait été une insigne dupe.

— Vous aurez soin de présenter cette action d’une manière convenable parmi vos amis, monsieur Latouche, conclut le baron, s’il en était question à la cour du monarque français. Que le ciel puisse le rendre bientôt aux vœux de son peuple ! c’est un prince juste, vaillant, loyal, et un bon gentilhomme.

— Je prendrai sur moi, noble et ingénieux Emich, de vous justifier pleinement, s’il est jamais question à la cour de France de vos talents militaires et de votre adroite politique. De plus, par la messe ! si nos jurisconsultes et nos hommes d’État veulent tenter de prouver à la société que vous avez eu tort dans cette immortelle entreprise, je vous promets de répondre à leurs raisons par une logique et une politique si saines, que je les couvrirai d’une éternelle honte et d’une éternelle confusion.

Comme M. Latouche prononça ces paroles avec un sourire équivoque, il se crut vengé amplement du rôle un peu niais qu’il avait joué dans les intrigues du comte. À une époque plus reculée, il racontait souvent cette histoire, et terminait toujours le récit par une allusion ironique et hardie au petit événement du Jaegerthal ; et c’était non seulement lui, mais encore une partie de ses auditeurs, qui en concluaient qu’il avait joué le meilleur rôle dans cette affaire. Satisfait de son succès, l’abbé prit les devants pour le raconter au chevalier, qui riait sous cape, tout en s’extasiant sur l’esprit de son ami ; ils marchèrent tous les deux en tête, de manière à laisser à Emich l’occasion de parler confidentiellement à son forestier.

— As-tu traité de l’affaire en question avec Heinrich, comme je te l’avais ordonné, mon enfant ? demanda le comte avec un air où se mêlaient l’autorité et l’affection, et dont il avait coutume de se servir avec Berchthold.

— Oui, Monseigneur, je l’ai fait vivement, comme mon cœur me le dictait, mais sans espoir de succès.

— Comment ! est-ce que ce sot bourgeois songe encore à sa fortune après ce qui s’est passé ? Lui as-tu dit l’intérêt que je prends à ce mariage, et que mon intention est de te nommer à quelque place honorable dans les villages ?

— Je n’ai oublié aucune de ces faveurs, rien non plus de ce qu’un vif désir peut suggérer ou qu’une bonne mémoire peut rappeler.

— Quelle a été la réponse du bourgeois ? Berchthold rougit et hésita à répondre ; ce ne fut que lorsque Emich eut répété la question d’un air sévère qu’il parvint à tirer de lui la vérité, car un jeune homme aussi loyal que Berchthold ne pouvait dire que la vérité.

— Il a répondu, seigneur comte, que si c’était votre bon plaisir de choisir un mari pour sa fille, vous ayez la bonté de ne pas désigner un mendiant. Je rapporte seulement les propres paroles du bourgmestre, et je prie Monseigneur de me pardonner cette liberté.

— Misérable avare ! ces chiens de Duerckheim apprendront à connaître leur maître. Mais ne te désole pas, enfant ; nos larmes et nos pèlerinages n’auront pas été vains, et tu te marieras avec une fille plus belle et mieux née, comme il convient à quelqu’un que j’aime.

— Oh ! seigneur Emich, je vous supplie, je vous implore…

— Ah ! voici le radoteur d’Heinrich assis sur un roc de ce ravin comme une vedette guettant les maraudeurs ! Pique des deux, Berchthold, et prie mes nobles amis de s’arrêter à l’Hôtel-de-Ville pour se faire leurs adieux. Quant à toi, tu peux encourager ta folie, et te représenter la jolie figure de Meta pendant ce temps-là.

Le forestier partit comme une flèche, tandis que le comte dirigea son cheval de côté, et tourna dans le ravin par lequel le sentier conduisait à l’Heidenmauer lorsqu’on montait du côté de la vallée. Emich fut promptement près du bourgmestre, et jeta la bride de son cheval à un serviteur qui le suivait.

— Eh bien ! frère Heinrich, cria-t-il, le mécontentement s’effaçant de son visage, grâce à la politique et à l’habitude du monde, es-tu encore en train d’exorciser, ou as-tu oublié quelques prières de notre grand pèlerinage ?

— Que saint Benoît ou le frère Luther en soient loués ! car je ne sais pas précisément auquel des deux le principal mérite en est dû. Notre ville de Duerckheim est dans les plus heureuses dispositions relativement à la sorcellerie, aux diableries et même aux miracles de l’Église. Le mystère de la meute s’étant aussi heureusement expliqué, l’esprit public semble avoir changé subitement, et après avoir eu peur en plein jour au bruit d’une souris ou au saut d’un grillon, nos vieilles femmes elles-mêmes défieraient la démonologie et Lucifer en personne.

— Une difficulté aussi heureusement tranchée fera en effet beaucoup d’honneur aux opinions du Saxon, et elle établira d’une manière plus ferme sur ses pieds, dans notre pays, le moine de Wittemberg. Tu vois, Heinrich, qu’un dilemme ainsi expliqué vaut une bibliothèque de maximes latines.

— Cela est vrai, seigneur Emich, et surtout parce que notre ville raisonne bien. Une fois que nos esprits sont éclairés, il n’est pas facile de les faire rentrer de nouveau dans les ténèbres. On a vu combien les meilleurs d’entre nous furent troublés, pas plus tard que hier, pour deux ou trois chiens vagabonds, et maintenant je ne crois pas que la même tout entière pût parvenir à élever un doute. Nous nous en sommes tirés heureusement, seigneur comte, car un jour de plus d’incertitude aurait presque rétabli l’église de Limbourg et sans que le diable vînt à l’aide. Il n’y a rien d’aussi puissant dans un argument que des menaces de pertes et de fléaux jetées dans la balance. La sagesse pèse très-peu contre le profit ou la crainte.

— Nous devons être satisfaits, et les toits de Limbourg ne couvriront plus les murailles de Limbourg, ami Heinrich, tant qu’Emich gouvernera à Hartenbourg et à Duerckheim. Le comte vit un image assombrir le front du bourgmestre lorsqu’il prononça le dernier mot, et, lui frappant familièrement sur l’épaule, il ajouta assez promptement pour prévenir toute réflexion ; Mais comment se fait-il, maître Frey, que tu sois là en vedette dans ce ravin solitaire ?

Heinrich se trouva flatté de la condescendance du noble baron, et ne fut pas fâché d’avoir un auditeur pour son histoire. Il regarda d’abord autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre ; puis il répondit d’une voix basse, à la manière dont on fait ordinairement une confidence qui exige un certain mystère.

— Vous savez, seigneur Emich, la faiblesse d’Ulrike concernant les moines et les ermitages, les autels et les jours de fête, et toutes les autres pratiques dont nous pouvons raisonnablement espérer d’être bientôt quittes, depuis que les dernières nouvelles nous ont appris les succès de Luther : en bien ! la bonne dévote a eu la fantaisie de venir sur l’Heidenmauer ce matin ; et comme il y a eu une discussion un peu chaude entre nous, et que la femme a beaucoup pleuré relativement au mariage de notre fille avec le jeune Berchthold, projet hors de toute prudence et raison, comme vous pouvez le penser, seigneur comte, j’ai été obligé de l’accompagner jusqu’ici, afin qu’elle donnât carrière à son chagrin dans de saints discours avec l’ermite.

— Et Ulrike est sur la montagne avec l’anachorète ?

— Aussi vrai que je suis ici attendant son retour, seigneur comte.

— Vous êtes un galant mari, maître Frey ! Tu n’avais pas l’habitude de fréquenter autrefois Odo von Ritterstein, celui qui a joué cette mascarade de pénitent et d’ermite ?

Saperment ! je n’ai jamais pu supporter l’insolent ! mais Ulrike pense qu’il a des qualités, et le goût d’une femme est comme le caprice des enfants, il passe lorsqu’on le satisfait.

Emich posa ses deux mains sur les épaules de son compagnon et l’examina attentivement en face. Les regards qui furent échangés dans cette attitude étaient éloquents. Ceux du comte exprimaient la défiance, le mépris et l’étonnement d’un homme dont les mœurs avaient toujours été relâchées ; tandis que ceux du bourgmestre semblaient réfléchir le caractère de la femme qu’il connaissait depuis si long-temps, et parler avec feu en sa faveur. Aucun langage n’aurait pu en dire autant sur les principes et la pureté d’Ulrike, que la simple et inaltérable confiance d’un homme qui avait eu tant d’occasions de la juger. Aucun des deux n’interrompit ce colloque muet, jusqu’à ce que le comte, ôtant ses mains de dessus les épaules d’Heinrich, monta lentement la montagne, en disant d’une voix qui prouvait combien il était fortement affecté :

— J’aurais voulu que ta femme fût noble, Heinrich !

— Oh ! mon bon seigneur, répondit le naïf bourgmestre, ce souhait n’est pas très-aimable pour un ami ! Si cela eût été, je n’aurais pas pu épouser Ulrike.

— Dis-moi, bon Heinrich, car je n’ai jamais su l’histoire de tes amours, tes propositions furent-elles bien reçues, ainsi que ta personne, lorsque tu offris le tout au cœur virginal de la fille d’Haitzenger ?

Le bourgmestre ne fut pas fâché d’une occasion qui lui permettait de parler d’un succès qui lui avait attiré l’envie de tous ses égaux.

— La réussite doit parler en faveur des moyens que j’ai employés, dit-il en souriant d’un air coquet. Ulrike n’était pas de ces jeunes filles capables de sauter par une fenêtre, et de faire plus de la moitié du chemin pour venir au-devant d’un jeune homme ; mais elle me donna les encouragements qu’il convient à une jeune fille : sans cela ma modeste opinion de mon mérite m’aurait fait rester garçon jusqu’à présent.

Emich sentait sa bile s’allumer en entendant un homme dont il faisait si peu de cas parler ainsi de lui-même, et appliquer un tel langage à une femme que lui-même avait aimée. L’effort qu’il fit pour réprimer son mécontentement produisit un nouveau silence, pendant lequel nous nous permettrons de transporter la scène à la hutte de l’ermite, ou se passait une entrevue décisive pour le bonheur futur de quelques personnages de cette histoire.

Le jour qui avait suivi la résurrection de Berchthold avait été consacré aux joies et aux félicitations à Duerckheim. Les timides et les superstitieux voyaient un terme à leurs doutes concernant la colère du ciel et ses fléaux comme un châtiment mérité pour le renversement des autels de l’abbaye, et peu d’habitants étaient assez dépourvus de sensibilité pour ne pas sympathiser au bonheur de ceux qui avaient si amèrement pleuré la mort de Berchthold. Comme dans tous les cas d’une transition rapide, la réaction aida à diminuer l’influence des moines, et même ceux qui étaient le plus disposés à douter étaient encouragés à croire que le changement religieux qui s’approchait à grands pas serait loin de produire l’horrible révolution qu’on avait redoutée d’abord.

Heinrich nous a révélé la nature de la discussion qui avait eu lieu entre lui et sa femme. Cette dernière avait en vain essayé de saisir un moment favorable pour intéresser le bourgmestre en faveur des deux amants. Mais quoique sincèrement heureux que le jeune homme qui avait montré tant de courage dans le danger n’eût pas été victime de son zèle, Heinrich n’était pas homme à laisser l’admiration ou un sentiment généreux l’emporter sur la politique de toute sa vie. Lorsque cette inutile et pénible conférence était sur le point de se terminer, Ulrike demanda tout à coup à son mari la permission d’aller rendre visite à l’ermite, qui avait été laissé, comme avant les derniers événements, en possession du redoutable Heidenmauer.

Un autre homme autrement constitué que Heinrich aurait pu, dans un pareil moment, écouter cette requête avec défiance. Mais, fort de sa bonne opinion de lui-même, et habitué à se fier à sa femme, l’obstiné bourgmestre envisagea cette demande comme un moyen d’échapper à la discussion ; car, quoiqu’il ne sût trop comment défendre son opinion d’une manière plausible, il était résolu à ne pas céder. La manière dont il consentit à accompagner sa femme, et à attendre patiemment son retour, ainsi que le commencement de sa conversation avec Emich, sont connus du lecteur. Cette explication terminée, nous pénétrons dans la hutte de l’anachorète.

Odo de Ritterstein était pâle par suite de la perte de son sang et des blessures que lui avait faites la chute d’un fragment de toit enflammé, mais plus pâle encore par la force du feu intérieur qui le consumait. Les traits de la belle et douce Ulrike n’étaient pas aussi animés qu’à l’ordinaire, quoique rien ne pût lui ravir cette beauté séduisante qui puisait son plus grand charme dans son expression. Tous les deux paraissaient agités de ce qui s’était déjà passé entre eux, et peut-être plus encore par les sentiments qu’ils avaient essayé de cacher.

— Il y a eu en effet bien des moments intéressants dans votre vie, Odo, dit Ulrike, qui écoutait probablement un récit que lui faisait l’ermite ; et dernièrement, avoir échappé si miraculeusement à la mort, ce n’est pas un des incidents les moins frappants de votre existence.

— Si j’avais péri sous le toit de Limbourg, la nuit anniversaire de mon crime, écrasé sous la chute de ces autels que j’ai violés, c’eût été une si juste manifestation du courroux du ciel, Ulrike, que je m’étonne aujourd’hui que ce ciel m’ait permis de vivre ! Vous croyiez alors comme tout le monde que j’avais été délivré de cette vie de misère ?

— Vous vous montrez peu reconnaissant de ce que vous pouvez encore espérer, en vous servant d’un terme si peu convenable pour exprimer vos douleurs. Souvenez-vous, Odo, que nos joies dans ce monde sont corrompues par la pensée de la mort, et que votre malheur n’est pas plus grand que celui de mille autres qui combattent avec leur devoir.

— C’est la différence qui existe entre l’océan troublé et les eaux tranquilles, entre le chêne et le roseau ; le courant de votre calme existence peut être agité par l’interruption accidentelle que lui apporte quelque léger obstacle, mais il ne tarde pas à reprendre sa surface unie et sa limpidité. Votre vie ressemble au courant d’une source pure, tandis que la mienne est le torrent furieux et débordé. Vous l’avez bien dit, Ulrike, le ciel ne nous avait pas créés l’un pour l’autre !

— Tout ce que la nature a fait pour favoriser nos dispositions et nos désirs, Odo, la Providence et les usages du monde semblent concourir à le détruire.

L’ermite regarda le doux visage d’Ulrike d’un œil si fixe et si brillant, que la compagnie du bourgmestre baissa les siens et les arrêta sur la terre.

— Non, murmura-t-il rapidement, le ciel et la terre ont des destinées différentes ; le lion et l’agneau, des instincts opposés.

— Je ne puis vous entendre vous déprécier ainsi vous-même, pauvre Odo. On ne peut nier que vous n’ayez commis une faute, car qui de nous est sans reproche ? mais méritez-vous ces dures épithètes ? vous seul pouvez l’affirmer.

— J’ai trouvé bien des énigmes dans le cours d’une vie occupée et remplie d’événements : j’ai vu des hommes faisant à la fois le bien et le mal, j’en ai rencontré qui détruisaient leur destinée par leur propre folie ; mais je n’ai jamais connu une personne si dévouée à la justice et si disposée à excuser les fautes du pécheur !

— Alors vous n’avez jamais vu quelqu’un qui aimât Dieu sincèrement, on vous n’avez jamais connu de chrétiens. Il importe peu, Odo, que nous adoptions telle ou telle forme de foi. Le fruit de l’arbre véritable est la charité et l’abnégation de soi-même ; et ces deux vertus nous enseignent à penser humblement de nous et charitablement des autres.

— Vous avez commencé de bonne heure à pratiquer ces précieuses vertus, ou certainement vous n’eussiez jamais oublié votre perfection, pour la sacrifier au bonheur d’un mari si peu fait pour vous comprendre.

Les yeux d’Ulrike brillèrent un instant, mais c’était simplement parce qu’une teinte plus rosée colorait ses joues.

— J’ignore dans quelle intention, seigneur von Ritterstein, vous faites allusion à ce qui s’est passé jadis. Vous savez que je suis venue faire un dernier effort pour assurer le bonheur de Meta. Berchthold m’a parlé du dessein où vous étiez de le récompenser du service qu’il vous a rendu en vous sauvant la vie, et je viens vous dire que si réellement vous pouvez rendre service à ce jeune homme, le moment est venu ou jamais, car Lottchen a été trop cruellement frappée pour supporter de nouveaux chagrins.

L’ermite écouta en silence ce reproche, puis, se tournant lentement vers l’endroit où il serrait ses papiers, il en tira un paquet ; le bruit que fit ce paquet dans les mains de l’ermite avertit Ulrike que c’était un rouleau de parchemin ; elle attendit le résultat avec un intérêt mêlé de curiosité.

— Je ne dirai point, répondit l’ermite, que ce don est le prix d’une vie qui ne valait pas la peine d’être sauvée. Peu de temps après que j’eus fait connaissance avec Berchthold et Meta, je devinai leur secret, et depuis ce moment mon plus grand plaisir fut de chercher les moyens d’assurer le bonheur de personnes qui vous étaient aussi chères. Je trouvai dans la fille la foi simple, ingénue, si admirable dans la mère, et ajouterai-je que le respect que je vous portais augmente mon désir de servir votre enfant ?

— Je vous dois certainement des remerciements, seigneur von Ritterstein, pour votre persévérance dans la bonne opinion que vous avez de moi, répondit Ulrike avec une grande expression de sensibilité.

— Ne me remerciez pas, mais pensez plutôt que le désir que j’éprouve de servir votre fille est un tribut que le repentir paie à la vertu. Je sais que je suis le dernier de ma race, et tout ce que je puis faire de mes biens, c’est d’en doter quelque maison religieuse, de les laisser passer au prince féodal, ou d’accomplir le projet que j’ai formé.

— Je ne pensais pas qu’il fût facile d’adopter un parti qui s’opposât aux intérêts de l’électeur.

— J’ai pris toutes mes précautions. Une amende considérable a aplani la route, et ces parchemins contiennent tout ce qui est nécessaire pour installer le jeune Berehthold comme mon substitut et mon héritier.

— Ami ! cher et généreux ami ! s’écria la mère touchée jusqu’aux larmes, car dans ce moment Ulrike ne songeait qu’au bonheur futur de son enfant et à celui de Berchthold, replacé dans une position plus belle encore que celle qui avait été autrefois le partage de ses parents. Généreux et noble Odo !

L’ermite se leva, et plaça le parchemin entre les mains d’Ulrike comme un homme qui est préparé depuis longtemps à cet abandon.

— Maintenant que ce devoir solennel et impérieux est accompli, Ulrike, il ne me reste plus qu’à vous faire mes adieux, dit-il avec un calme forcé.

— Vos adieux ! vous vivrez avec Meta et Berchthold ; le château de Ritterstein sera votre lieu de repos après tant de chagrins et de souffrances !

— Cela ne peut pas être. Mon vœu, mes devoirs, — Ulrike, je crains de le dire, — la prudence, s’y opposent.

— La prudence ! vous n’êtes plus jeune, cher Odo, les privations et les mortifications auxquelles vous vous êtes livré accableront prématurément votre vieillesse, et nous ne pourrons être heureux en pensant que vous êtes privé de toutes ces aises de la vie dont votre propre générosité aura doté les autres.

— L’habitude est devenue une seconde nature, et les ermitages et les camps me sont familiers. Si vous voulez assurer non-seulement ma tranquillité, mais mon salut, Ulrike, laissez-moi partir. Je ne me suis déjà arrêté que trop longtemps dans un lieu plein de souvenirs qui sont les plus grands ennemis d’un pénitent.

Ulrike recula, et ses joues se couvrirent d’une subite pâleur ; tous ses membres tremblèrent, car cette sensibilité que ni le temps ni la volonté ne peuvent entièrement éteindre, lui révélait mystérieusement ce que signifiaient ces paroles. Il y avait aussi dans la voix de l’ermite une émotion qui, en dépit de tous les efforts d’Ulrike, rappelait à son imagination les beaux jours de sa jeunesse ; car, dans aucune condition de la vie, une femme ne peut entièrement oublier les sons chéris qu’un véritable amour fit parvenir à son oreille de vierge.

— Odo ! dit une voix si douce que l’anachorète en tressaillit, quand pensez-vous partir ?

— Aujourd’hui, à cette heure, à cette minute.

— Je crois… oui… vous avez raison de partir.

— Ulrike, Dieu se souviendra de vous : priez souvent pour un pécheur.

— Adieu, cher Odo !

— Que Dieu vous bénisse, et veuille avoir pitié de moi !

Un court silence succéda à ces paroles. L’ermite s’approcha, et leva ses mains dans l’attitude d’un homme qui veut donner sa bénédiction. Deux fois il fut sur le point de serrer Ulrike sans résistance contre son sein ; mais son visage couvert de larmes, la chasteté de son maintien, le retinrent, et, murmurant une prière, il sortit précipitamment de la hutte. Restée seule, Ulrike tomba sur un banc, les larmes coulant le long de ses joues, véritable image de la douleur.

Quelques minutes s’écoulèrent avant que la femme d’Heinrich sortit de sa rêverie. Le bruit de quelqu’un qui marchait près d’elle l’avertit qu’elle n’était plus seule. Pour la première fois de sa vie, Ulrilte essaya de cacher son émotion avec un sentiment de honte ; mais avant de pouvoir y parvenir elle vit entrer le comte et Heinrich.

— Qu’as-tu fait du pauvre Odo von Ritterstein, l’homme de péché et de douleur ? demanda le bourgmestre avec ses manières franches et sans soupçons.

— Il nous a quittés, Heinrich.

— Pour son château. Eh bien ! le malheureux a eu sa part de chagrins, et le bonheur ne viendra pas encore trop tard. La vie d’Odo, seigneur comte, ne ressemble point à ce qui nous est arrivé ; il n’a pas lieu d’en être satisfait. Si son affaire concernant les vases sacrés, quoique ce fût de toute manière un acte condamnable, avait eu lieu de nos jours, on ne l’aurait pas puni si sévèrement ; et puis (le bourgmestre frappa légèrement la joue de sa femme), perdre les faveurs d’Ulrike n’était pas la moindre de ses infortunes. Mais que tiens-tu dans ta main ?

— C’est un acte par lequel Odo von Ritterstein lègue à Berchthold ce qui lui reste de biens.

Le bourgmestre déroula rapidement le parchemin. D’un regard, bien qu’il ne sût pas le latin, son œil exercé vit qu’il était revêtu de toutes les formalités ordinaires. Alors se tournant vers Emich, car il ne fut pas long à comprendre la cause et le but de ce don, il s’écria :

— Voilà la manne dans le désert ! Nos différends sont heureusement terminés, seigneur comte ; et quant à accorder la main de Meta au propriétaire des terres de Ritterstein, ce sera un plaisir pour moi, puisque cela oblige mon illustre ami et patron. Ainsi, seigneur Emich, qu’il ne soit plus question de rien entre nous.

Depuis qu’il était entré dans l’ermitage, le comte n’avait pas parlé. Il observait les yeux remplis de larmes d’Ulrike et les joues pâles, et il s’expliquait la scène qui venait d’avoir lieu. Cependant il rendit justice à la belle compagne du bourgmestre, car, quoique moins crédule qu’Heinrich sur les objets des affections des femmes, il connaissait trop la pureté sans tache de son esprit pour changer l’opinion que sa vertu avait établie depuis sa jeunesse. Il accepta les conditions de son ami avec autant de franchise apparente qu’il y en avait eu dans les offres de Heinrich, et, après quelques courtes explications, ils quittèrent tous trois l’Heidenmauer.




Notre tâche est finie. Le jour suivant Berchthold et Meta furent unis. Le château et la ville s’assemblèrent pour faire honneur à ce mariage, et Ulrike et Lottchen tâchèrent d’oublier leurs chagrins particuliers dans le bonheur de leurs enfants.

Berchthold prit possession de ses terres, et se rendit avec sa femme et sa mère au château de Ritterstein, qu’il regarda toujours comme un dépôt qui lui était confié en l’absence de son propriétaire. Gottlob obtint de l’avancement, et ayant réussi à persuader Gisela d’oublier l’aimable cavalier qui avait habité Hartenbourg, ces deux fantasques personnes formèrent un couple à moitié uni, à moitié querelleur pour le reste de sa vie.

Duerckheim, comme c’est ordinairement le cas parmi les acteurs secondaires dans les grands changements, partagea le sort des grenouilles de la fable ; cette ville ne se débarrassa des bénédictins que pour avoir un nouveau maître ; et, quoique le bourgmestre et Dietrich eussent dans la suite plus d’un sage entretien relativement à la nature de la révolution de Limbourg, c’est ainsi que le premier affectait de nommer la destruction de l’abbaye, il ne put jamais expliquer clairement à l’intelligence de ce dernier en quoi elle fut profitable. Cependant le forgeron n’en était pas moins un grand admirateur du comte, et jusqu’à ce jour ses descendants montrent la figure d’un chérubin en marbre comme un trophée dont s’était emparé leur ancêtre dans cette occasion.

Boniface et ses moines trouvèrent un asile dans d’autres couvents, essayant chacun en particulier de réparer ses pertes par les expédients qui convenaient le mieux à son caractère et à ses goûts. Le pieux Arnolph persévéra jusqu’à la fin : croyant que la charité était le plus bel attribut du chrétien, il ne cessa jamais de prier pour les ennemis de l’Église, ou de travailler pour qu’ils profitassent par son intercession.

Quant à Odo von Ritterstein, il courut pendant longtemps dans le pays différentes histoires sur son sort. Une de celles qui eurent le plus de succès prétendait qu’il avait été guerroyer de compagnie avec Albrecht de Viederbach, qui avait rejoint les chevaliers de son ordre, et qu’il mourut au milieu des sables de l’Afrique ; mais il y a dans le Jaegerthal une autre tradition sur sa mort. Trente ans plus tard, lorsque Emich, Heinrich et la plupart des personnages de cette légende eurent été appelés devant Dieu, un vieillard errant vint à la porte du château de Ritterstein demander un abri pour la nuit. On dit qu’il fut bien reçu de Meta, son mari et son fils étant à la guerre, et qu’il intéressa beaucoup la châtelaine par des histoires sur les coutumes de divers pays, et des événements passés dans des contrées éloignées. Charmée de son convive, la dame von Ritterstein (car Berchthold avait gagné ce titre par son courage) le pressa de rester un second jour dans son château. Après avoir raconté, l’étranger interrogea, et il savait si bien placer ses questions qu’il connut bientôt l’histoire de toute la famille. Ulrike fut la dernière personne qu’il nomma, et la plus jeune femme du château s’imagina qu’il changea de visage en entendant raconter sa mort pieuse et paisible. L’étranger partit peu de temps après, et l’on ne se serait probablement pas rappelé sa visite, si son corps, glacé par la mort, n’eût été trouvé, au bout d’un court espace de temps, dans la hutte de l’Heidenmauer. Ceux qui aiment à répandre une teinte de romanesque sur les affections se plaisent à dire que c’était l’ermite, qui avait trouvé une satisfaction secrète, même au terme d’une si longue vie, à rendre son dernier soupir dans le lieu où il avait été séparé pour toujours de la femme qu’il avait si constamment aimée.

Que cette tradition soit vraie ou fausse, nous n’y attachons aucune importance. Notre but a été de montrer dans un tableau peint rapidement la répugnance avec laquelle l’esprit humain abandonne ses anciennes impressions pour en recevoir de nouvelles, les contradictions qui se trouvent entre professer une théorie et la mettre en pratique, l’erreur qui confond le bien avec le mal dans toutes les sectes possibles, l’égoïste de toutes classes honni par la voix publique, et les hautes et immuables qualités de l’être bon, vertueux et vraiment noble.



fin de l’haudenmauer.