L’Heidenmauer/Chapitre XXX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 364-373).

CHAPITRE XXX.


Par l’apôtre saint Paul ! des ombres, cette nuit, ont jeté plus de terreur dans l’âme de Richard que n’auraient pu le faire dix mille soldats en corps et en âme.
ShakspeareRichard III.



La conférence qui suivit eut lieu entre les principaux laïques ; car les rapports que l’Église avait entretenus si longtemps avec les pouvoirs surnaturels déterminèrent Emich, qui était jaloux de reconquérir l’ascendant qu’il avait perdu dans le pays, à exclure les prêtres de la décision qu’il était sur le point de prendre. Si nous disions que le comte d’Hartenbourg donnait pleine confiance aux rumeurs qui assuraient qu’on avait vu l’ombre de son forestier occupée de la chasse comme lorsqu’il était en chair et en os, nous ne rendrions probablement pas une entière justice à son intelligence et à sa manière de penser ; mais si nous disions aussi qu’il était entièrement exempt de superstition et de crainte dans cette affaire difficile, nous lui attribuerions un degré de philosophie et d’indépendance d’esprit qui, dans ce siècle, n’appartenait qu’aux savants réfléchis, et que même tous ne possédaient pas. L’astrologie judiciaire avait un grand pouvoir sur les imaginations même de ceux qui prétendaient à la science universelle ; et lorsque l’esprit admet une fois des théories si peu en rapport avec la saine raison, il ouvre la porte à une multitude de faiblesses de la même nature qui en dérivent, et qui semblent une conséquence nécessaire de la première erreur.

La nécessité de résoudre promptement la question fut admise par tous ceux que le comte consulta ; en effet on avait commencé à dire tout bas que ces visions extraordinaires étaient la conséquence du sacrilège, et qu’on ne pouvait espérer aucune tranquillité relativement à ces opérations surnaturelles, jusqu’à ce que les bénédictins fussent rétablis dans leur abbaye et dans leurs anciens droits. Bien qu’Emich fût convaincu que cette opinion venait originairement des moines, par l’entremise de quelques-uns de leurs agents secrets, il ne vit d’autre manière de la détruire efficacement qu’en démontrant la fausseté des bruits populaires. De notre temps et dans notre pays[1], une arme de ce genre, forgée par un miracle, serait d’elle-même devenue inutile ; mais, dans l’ancien hémisphère, il existe encore, de nos jours, des contrées austères qui sont gouvernées en partie par des opinions de ce genre. À l’époque de notre histoire, la masse était si ignorante et dans une si grande dépendance, que les hommes même qui étaient le plus intéressés à détruire les erreurs populaires avaient les plus grandes difficultés à vaincre leurs propres doutes. On a vu qu’Emich, quoique disposé à secouer le joug de l’Église, tenait assez à ses anciens préjugés pour craindre secrètement l’autorité même qu’il était sur le point de braver, et conserver de graves scrupules, non seulement sur la politique, mais sur la légalité du plan que l’ambition le pressait d’adopter. C’est de cette manière que l’homme devient l’instrument des différentes passions et des projets qui l’assiégent, tantôt cédant, tantôt combattant pour résister, suivant la force des raisonnements qui se présentent à son esprit ; proclamant qu’il est gouverné par la raison et contenu par des principes, tandis qu’en réalité il consulte rarement l’une ou respecte les autres, à moins que tous ensemble ne s’offrent sous la forme d’un puissant intérêt qui exige une attention active et immédiate. Alors ses facultés sont soudain éclairées, et il s’empare de tous les arguments qui se présentent, de ceux qui ne sont que plausibles comme de ceux qui sont vrais ; et il arrive, ainsi que nous le voyons fréquemment, qu’une société entière fait une évolution morale d’un seul trait, adoptant cette année une masse de principes qui sont tout à fait en opposition avec ceux qu’elle professait auparavant. Heureusement tout ce qui est ainsi gagné par les bons principes a de la durée, puisque, quelle que soit la conduite de ceux qui les professent, les principes eux-mêmes sont immuables ; et lorsqu’ils sont une fois admis sincèrement, ils ne sont pas facilement détruits par les doctrines bâtardes de l’erreur ou de la convenance personnelle. Ces changements sont graduels relativement à ces avant-coureurs de pensées qui préparent la route pour les progrès des nations, mais qui, en général, précèdent de si loin leurs contemporains qu’ils sont entièrement hors de vue au moment de la réformation ou révolution, quelque nom que l’on donne à ces secousses subites ; mais, relativement à la masse, elles ont lieu souvent par un coup de main ; un peuple entier s’éveillant comme par magie, imbu de nouvelles maximes, aussi promptement que l’œil quitte la représentation d’une scène pour en contempler une autre.

Notre but dans cet ouvrage est de représenter la société sous ses points de vue ordinaires, et son passage de l’influence d’un principe dominant à un autre. Si nos efforts s’étaient bornés à représenter le travail d’un seul esprit supérieur, le tableau, quoique vrai par rapport à l’individu, aurait été faux relativement à une sociétés, puisqu’une telle étude se serait réduite à suivre les conséquences de la philosophie et de la raison, qui n’en valent pas mieux peut-être lorsqu’elles sont liées à l’humanité ; tandis que celui qui voudrait représenter le monde, ou une partie matérielle du monde, doit peindre les passions et les intérêts vulgaires avec les couleurs les plus hardies, et se contenter de tracer la partie intellectuelle comme un arrière-plan sacrifié. Nous ignorons si quelqu’un sera disposé à faire la réflexion que nos travaux doivent suggérer, et sans laquelle ils n’ont aucune utilité ; mais en même temps que nous admettons leur imperfection, nous sentons aussi que ceux qui les examineront avec calme et candeur conviendront que notre tableau ne manque pas de vérité.

Nous aurions écrit en vain s’il était nécessaire de nous arrêter sur la nature des pressentiments qui obsédaient l’esprit du comte et celui d’Heinrich, pendant qu’ils descendaient la montagne de Limbourg à la tête de la procession. La politique et le dessein de conserver les avantages qu’ils avaient payés si cher les occupaient, tandis que le doute et tous leurs anciens préjugés contribuaient à leur donner de la crainte.

Le peuple avançait à peu près dans le même ordre qu’il avait observé en montant aux ruines de l’abbaye. Les pèlerins étaient en tête, suivis des prêtres de la paroisse et des enfants de chœur ; puis venait le reste du peuple, tremblant, curieux et plein de dévotion. Les changements religieux existaient déjà cependant, mais plutôt dans les doctrines et chez le petit nombre, que dans les pratiques et parmi la foule ; et on se rappellera que tous les rites étaient ceux qui sont habituellement observés par l’église de Home, à l’occasion d’un exorcisme, ou d’une supplication particulière pour être délivré des signes mystérieux de la colère céleste. Le comte et Heinrich, comme il convenait à leur rang, marchaient hardiment en avant, car quelle que pût être l’étendue et la nature de leurs craintes, ils les cachaient avec autant de sagesse que de succès. Le digne bourgmestre éprouvait une admiration respectueuse pour la fermeté du noble, et celui-ci s’étonnait qu’un homme comme Heinrich, dont l’éducation avait été si peu soignée, fût capable de montrer une résolution qu’il croyait être le partage de la seule philosophie. Ils se dirigèrent vers la plaine élevée de l’Heidenmauer, par le chemin creux que nous avons déjà mentionné dans ces pages comme celui que suivit Ulrike en descendant à l’abbaye la nuit de l’assaut. Jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le sommet, il ne se passa rien qui pût causer de nouvelles alarmes ; et comme les choristes augmentèrent la force de leurs chants, les chefs commencèrent à éprouver une vague espérance d’échapper à de nouvelles interruptions. À mesure que le temps s’écoulait, le comte respirait plus librement, et il s’imaginait déjà qu’il avait prouvé au peuple que l’Heidenmauer n’était pas un lieu plus dangereux qu’un autre dans le Palatinat.

— Vous avez souvent parcouru à cheval cette sauvage habitation du diable, noble et vaillant comte, dit Heinrich lorsqu’ils eurent atteint les limites de la plaine supérieure ; une personne si accoutumée à la voir ne peut pas être aisément troublée par les cris et les aboiements d’une même de chiens, quand ils auraient placé leur chenil sous le Teufelstein lui-même.

— Tu fais bien de dire souvent, bon Heinrich ; lorsque j’étais encore enfant, mon excellent père avait l’habitude d’amener ses coursiers sur cette hauteur, et j’avais souvent le plaisir d’être de la partie. Alors nous chassions fréquemment le cerf de dessous la forêt jusqu’à cette terre découverte.

Le comte s’arrêta, car un piétinement rapide, semblable à celui que produisent les pattes des chiens battant la terre, se faisait entendre au-dessus de leur tête, quoique la montagne fût toujours en apparence aussi tranquille qu’auparavant. En dépit de leur résolution, les deux chefs s’arrêtèrent subitement, et ceux qui marchaient derrière furent forcés de les imiter.

— La demeure a ses habitants, maître Frey, dit Emich gravement, mais du ton d’un homme résolu à combattre pour ses droits ; nous allons voir bientôt s’ils sont disposés à reconnaître la souveraineté de leur seigneur féodal.

Sans attendre une réponse, le comte, en dépit de lui-même, murmura un Ave et monta d’un pas brusque jusqu’au sommet. Son premier regard fut rapide, inquiet et méfiant ; mais il ne vit rien de surnaturel. Le roc nu du Teufelstein reposait dans l’ancien lit où il avait probablement été jeté par quelque révolution de la terre quelque mille ans auparavant, gris, solitaire, usé par le temps comme il l’est aujourd’hui. La terre gazonnée ne laissait pas apercevoir la trace d’un pied ou d’un sabot sur toute sa surface, et les cèdres du camp abandonné soupiraient à la brise, sombres, mélancoliques et en harmonie avec les traditions qui leur prêtaient tant d’intérêt.

— Il n’y a rien ici, dit le comte en respirant péniblement, ce qu’il eût voulu attribuer à la difficulté de la montée.

— Seigneur d’Hartenbourg ! Dieu est ici et il est au milieu des montagnes que nous avons quittées dernièrement ; il est sur cette immense et belle plaine qui est au-dessous de nous, ainsi que dans votre forteresse !…

— Je vous en prie, bonne Ulrike, gardons ces maximes pour une autre fois ; nous sommes sur le point de détruire une sotte légende et des alarmes récentes.

Le comte fit un signe de la main, et la procession se remit en marche, se dirigeant vers l’ancienne porte du Camp. Les enfants de chœur recommencèrent leurs chants, et les chefs se remirent à la tête du cortége.

Il n’est pas nécessaire de dire qu’en approchant de l’Heidenmauer, dans cette occasion solennelle, tous les cœurs battirent : un homme réfléchi et sensible ne peut visiter un lieu comme celui-là sans y trouver un tableau de douce mélancolie. La certitude qu’il a devant les yeux les restes d’un ouvrage élevé par les mains d’êtres qui existaient tant de siècles avant lui, dans cette grande chaîne d’événements qui unit le passé au présent, et que son pied foule une terre qui a été également foulée par les Romains et par les Huns, suffit pour faire naître en lui une suite de pensées mêlées de merveilleux et de grandiose. Mais à ces sensations il fallait ajouter alors, pour ceux qui se rendaient dans ce lieu redouté, un sentiment de crainte et d’effroi de voir paraître quelque objet surnaturel.

Pas un mot ne fut prononcé jusqu’à ce qu’Emich et le bourgmestre dépassant la masse de pierres qui marque la position de l’ancien mur au moyen de la porte dont nous avons déjà parlé, le premier, encouragé par la tranquillité, prit la parole :

— L’oreille est souvent un traître compagnon, ami bourgmestre, dit-il ; et comme la langue, à moins qu’elle ne soit surveillée avec attention, elle peut créer bien des méprises. Nous pensions tout à l’heure, l’un et l’autre, que nous avions entendu les pattes de chiens battant la terre comme pendant une chasse, et vous voyez maintenant, à l’aide de vos yeux, que nos oreilles nous ont trompés ; mais nous approchons du terme de notre court pèlerinage, et nous nous arrêterons afin que j’explique à ces gens nos opinions et nos intentions.

Heinrich donna le signal, les enfants de chœur cessèrent leurs chants, et la foule s’approcha pour écouter. Le comte voyait et sentait qu’il touchait à la crise réelle pour l’accomplissement de ses vues opposées à celles de l’ancienne confrérie, et il prit la résolution, par un violent effort, non seulement de vaincre ses ennemis, mais de se vaincre lui-même ; c’est dans cette disposition d’esprit qu’il prit la parole :

— Vous êtes ici, mes honnêtes amis et vassaux, comme des fidèles qui respectent l’utilité de l’autel, lorsqu’il est desservi avec sainteté comme il doit l’être, et comme des hommes qui sont disposés à juger par eux-mêmes. Ce Camp, comme ces ruines vous l’attestent, fut jadis occupé par une armée de guerriers qui, dans leur temps, combattirent, souffrirent et furent heureux, versèrent leur sang, moururent, conquirent et furent vaincus, de même que vous voyez tous ceux qui portent les armes à notre époque être soumis à ces diverses vicissitudes et à ces différents malheurs. La tradition qui vous assure que leurs esprits fréquentent ce lieu n’est pas plus vraie, qu’il n’est vrai que les esprits de tous ceux qui sont morts les armes à la main restent près du lieu qui fut arrosé de leur sang. Si cette croyance était vraie, il n’y aurait pas un pouce de terrain dans notre beau Palatinat qui n’eût ses fantômes. Quant à cette dernière alarme concernant mon forestier, le pauvre Berchthold Hintermayer, elle est moins probable encore, vu le caractère du jeune homme, qui savait bien, lorsqu’il vivait, le dégoût que m’inspiraient de pareils contes et mon désir de les bannir du Jaegerthal. Vous connaissez aussi quelles étaient sa modestie et son obéissance ; enfin vous voyez clairement qu’il n’y a point de chiens…

Dans cet instant Emich reçut une bruyante contradiction. Au moment où ses lèvres, qui devenaient éloquentes par l’impunité qui avait accompagné sa déclaration, proféraient ces dernières paroles, on entendit un cri prolongé de chiens de chasse. Cinquante exclamations énergiques partirent en même temps de la foule, qui s’agita comme une mer soulevée par le vent. Les sons venaient d’entre les arbres, au milieu même du redouté Heidenmauer, et ils semblaient d’autant plus surnaturels qu’ils sortaient de dessous l’ombrage touffu des cèdres.

— Allons en avant ! s’écria le comte excité presque jusqu’au délire, et saisissant la poignée de son épée avec une main de fer. Ce n’est qu’une meute ! quelque misérable aura lâché les chiens de leur laisse, et ils sentent la trace des pas de leur ancien maître qui avait l’habitude d’aller rendre visite à l’ermite demeurant dans ces lieux.

— Écoutez ! interrompit Lottchen sortant du groupe des femmes et s’avançant avec précipitation et d’un air égaré, Dieu est sur le point de révéler son pouvoir pour quelque fin glorieuse ! Je connais ce pas.

Elle fut interrompue d’une manière effrayante, car, tandis qu’elle parlait, les chiens sortirent du couvert avec la vivacité et l’étourderie ordinaires à ces animaux, et ils entourèrent cette femme éperdue. Au même moment un mur chancelant donna passage au bond précipité d’un être humain : et Lottchen tomba évanouie sur le sein de son fils !

Nous tirons un voile sur la terreur subite, la surprise générale, les larmes, le délire, et la joie plus raisonnée qui survint ensuite. En un moment la scène changea totalement : les chants cessèrent, l’ordre de la procession fut interrompu, car une ardente curiosité avait succédé aux craintes superstitieuses. Mais Emich, par son autorité, renvoya la foule sur le plateau du Teufelstein, où il lui fut ordonné de se contenter pour le moment de conjectures et d’histoires de changements semblables et subits de morts rendus à la vie qui avaient pris place dans les histoires merveilleuses des bords du Rhin.

Le principal groupe d’acteurs s’était retiré un peu à l’écart, à l’abri des cèdres, où, abrité par les murailles en ruines et les arbres, il ne pouvait être vu de ceux qui étaient en dehors. Le jeune Berchthold était assis sur un fragment de muraille, soutenant dans ses bras sa mère à demi incrédule, position qu’il avait prise par les ordres formels du comte ; Meta était agenouillée devant Lottchen, tenant une de ses mains dans les siennes, et l’œil brillant de la jeune fille ravie suivait avec un intérêt ingénu, et qu’elle ne songeait point à déguiser, chaque regard et chaque mouvement de Berchthold. Les émotions de cet instant étaient trop puissantes pour être cachées ; et si ses sentiments eussent été secrets, la surprise et l’accès de sensibilité qui en fut la conséquence eussent trahi les mystères de son cœur. Ulrike était aussi à genoux, soutenant la tête de son amie, mais souriant et heureuse. Le chevalier de Rhodes, l’abbé français, Heinrich et le forgeron allaient et venaient comme des sentinelles pour retenir les curieux à une certaine distance, quoiqu’ils s’arrêtassent de temps en temps pour écouter la conversation. Emich, appuyé sur son épée, se réjouissait de ce que ses craintes étaient sans fondement, et nous ferions injure à son caractère farouche, mais non dépouillé de toute générosité, si nous ne disions qu’il était heureux de retrouver Berchthold vivant. Lorsque nous aurons ajouté que les chiens couraient et sautaient sur la montagne autour de la foule qui pouvait à peine croire à leur caractère terrestre, notre tableau sera terminé.

Les méritants de ce monde peuvent être divisés en deux grandes classes, ceux qui sont activement et ceux qui sont passivement bons. Ulrike appartenait à la première classe, car, bien qu’elle sentît aussi fortement que toute autre personne, une rectitude instinctive ne manquait jamais de lui suggérer un devoir dans chaque crise qui avait lieu. Ce fut donc elle (et nous demandons ici la permission d’avertir le lecteur qu’elle est notre héroïne) qui donna à la conversation une direction favorable pour expliquer ce qui était inconnu, sans fatiguer de nouveau une sensibilité qui était depuis si longtemps éprouvée.

— Et tu es maintenant absous de ton vœu, Berchthold ? demanda-t-elle après une de ces courtes interruptions pendant lesquelles le bonheur ravissant d’une telle rencontre était mieux exprimé par une silencieuse sympathie que par des paroles. Les bénédictins n’ont plus de droits à ton silence ?

— Ils avaient marqué le retour des pèlerins comme le terme de mon vœu, et je n’ai appris l’heureuse nouvelle de votre arrivée qu’en apercevant cette procession. J’avais appelé les chiens qui parcouraient la forêt, et j’allais à votre rencontre lorsque je vous vis à la porte du Camp. Notre entrevue aurait eu lieu dans la vallée, si le devoir n’eût pas exigé que ma première visite fût pour le seigneur Odo von Ritterstein.

— odo von Ritterstein ! s’écria Ulrike en pâlissant.

— Quoi ! mon ancien camarade Odo ? demanda Emich. Voilà la première nouvelle que nous ayons eue de lui depuis la chute de l’abbaye.

— J’ai mal raconté mon histoire, répondit Berchthold en riant et en rougissant, car il n’était ni trop vieux ni trop exercé à son rôle pour rougir seulement, puisque j’ai oublié de parler du seigneur Odo.

— Tu nous as parlé d’un compagnon, répondit sa mère en jetant un regard sur Ulrike, et abandonnant les bras de son fils pour venir au secours de l’embarras de son amie, mais tu as dit simplement que c’était un religieux.

— J’aurais dû dire le saint ermite que tout le monde reconnaît maintenant comme le baron von Ritterstein. Lorsque je fus obligé de quitter l’église enflammée, je le trouvai à genoux devant un autel. Reconnaissant une personne qui m’avait montré tant de bonté, je l’entraînai avec moi dans la chapelle souterraine. Je vous ai parlé certainement de nos blessures et de notre détresse.

— Cela est vrai, mais sans nommer ton compagnon.

— C’était le baron Odo, le ciel en soit loué ! Lorsque les moines nous trouvèrent, le jour suivant, incapables de résistance et affaiblis par la faim et par la perte de notre sang, ils nous emmenèrent l’un et l’autre secrètement, comme nous l’avons entendu dire, et nous soignèrent de manière à rétablir promptement nos forces. J’ignore si les bénédictins avaient l’intention de cacher mystérieusement notre existence, mais ces histoires de chasseurs surnaturels et de chiens qui ont rompu leur laisse prouveraient qu’ils avaient l’intention d’augmenter les superstitions du pays.

— Wilhelm de Venloo n’avait rien à démêler avec tout cela ! s’écria Emich, qui avait réfléchi profondément. Ses inférieurs ont continué ce jeu lorsqu’il était abandonné par leur chef.

— Cela peut être ainsi, mon bon seigneur, car je pensais que le père Boniface était très-disposé à nous laisser partir ; mais nous fûmes gardés à vue jusqu’à ce que les arrangements et les conditions du pèlerinage fussent terminés. Ils nous trouvèrent facilement complices de leur complot, s’ils avaient réellement le projet d’augmenter les craintes de Duerckheim ; car, lorsqu’ils m’eurent juré que mes deux mères et ma chère Meta connaissaient le secret de notre existence, je ne fus nullement pressé de quitter des médecins si habiles, et qui pouvaient si promptement guérir nos blessures.

— Boniface affirma-t-il ce mensonge ?

— Je n’en jurerais pas, seigneur comte, mais bien certainement les pères Cuno et Siegfried nous l’affirmèrent. Qu’ils aient la malédiction d’un malheureux fils, et d’une mère plus malheureuse encore !…

La jolie main de Meta vint lui fermer la bouche.

— Nous oublierons tous les chagrins passés dans la joie présente, murmura-t-elle en pleurant.

La colère de Berchthold se calma, et la conversation prit une teinte plus douce.

Emich alla rejoindre le bourgmestre, et ils tâchèrent de pénétrer l’un et l’autre les motifs qui avaient engagé les moines à cette déception. En possession d’une semblable clé, la solution de ce problème ne fut pas difficile. L’entrevue de Boniface et du comte à Einsiedlen avait été mûrement combinée, et l’état incertain de l’esprit public dans la vallée et dans la ville était encouragé comme propre à influer sur l’arrangement définitif avec le couvent, car dans ce siècle les habitants des cloîtres savaient tirer parti des faiblesses humaines en tout ce qui avait rapport à leurs intérêts.


  1. L’Amérique.