L’Heptaméron/La troisiesme journée

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L’HEPTAMÉRON
D E S   N O U V E L L E S
DE
LA ROINE DE NAVARRE

TROISIESME JOURNÉE


PROLOGUE


e matin la compaignye ne sçeut si tost venir en la salle qu’elle n’y trouvast Madame Oisille qui avoit plus de demie heure avant estudié la leçon qu’elle devoit lire, &, si le premier & second jour elle les avoit rendus contens, elle n’en feyt moins le troisiesme &, n’eust été que ung des Religieux les vint quérir pour aller à la grand messe, ils ne l’eussent oye, leur contemplation les empeschant d’oyr la cloche.

La messe oye bien dévotement, & le disner passé bien sobrement pour n’empescher par les viandes leur mémoire à s’acquicter chacun en son reng le mieulx qu’il seroit possible, se retirèrent en leurs chambres à visiter leurs registres, attendant l’heure accoustumée d’aller au pré, laquelle venue, ne faillirent à ce beau voyage, & ceulx qui avoient déliberé de dire quelque folie avoient desjà les visaiges si joyeux que l’on espéroit d’eulx occasion de bien rire. Quand ils furent assis, demandèrent à Saffredent à qui il donnoit sa voix pour la troisiesme Journée :

« Il me semble, » dist il, « que, puisque la faulte que je feis hier est si grande que vous dictes, ne sçachant histoire digne de la réparer, que je dois donner ma voix à Parlamente, laquelle pour son bon sens sçaura si bien louer les Dames qu’elle fera mettre en oubly la vérité que je vous ay dicte.

— Je n’entreprens pas, » dist Parlamente, « de réparer vos faultes, mais oui bien de me garder de les ensuivre, par quoy je me délibère, usant de la vérité promise & jurée, de vous monstrer qu’il y a des Dames qui en leurs amitiez n’ont cherché nulle fin que l’honnesteté, &, pour ce que celle dont je vous veulx parler estoit de bonne Maison, je ne changeray rien en l’histoire que le nom, vous priant, mes Dames, de penser qu’Amour n’a poinct de puissance de changer ung cueur chaste & honneste, comme vous verrez par l’histoire que je vous voys compter :



VINGT ET UNIESME NOUVELLE


Rolandine, ayant attendu jusqu’à l’age de xxx ans à estre maryée & connoisçant la négligence de son père & le peu de faveur que luy portoit sa Maistresse, prend telle amytié à un Gentil homme bastard qu’elle luy promeit maryage, dont son père averty luy usa de toutes les rigueurs qui luy furent possibles pour la faire consentir à la dissolution de ce maryage, mais elle persista en son amytié jusques à la mort du Bastard, de laquelle certifiée fut maryée à un Gentil homme, du nom & des armes de sa Maison.


l y avoit en France une Royne qui en sa compaignie nourrissoit plusieurs filles de bonnes & grandes Maisons. Entre autres y en avoit une, nommée Rolandine, qui estoit bien proche sa parente ; mais la Royne, pour quelque inimitié qu’elle portoit à son père, ne luy faisoit pas fort bonne chère.

Ceste fille, combien qu’elle ne fust des plus belles, ny des laides aussy, estoit tant saige & vertueuse que plusieurs grands personnaiges la demandoient en mariage, dont ils avoient froide response : car le père aimoit tant son argent qu’il oublyoit l’advancement de sa fille, & sa Maistresse, comme j’ay dict, luy portoit si peu de faveur qu’elle n’estoit point demandée de ceulx qui se vouloient advancer dans la bonne grâce de la Royne.

Ainsi, par la négligence du père & par le desdaing de sa Maistresse, ceste pauvre fille demeura long temps sans estre maryée, &, comme celle qui se fascha à la longue, non tant pour envie qu’elle eust d’estre mariée que pour la honte qu’elle avoit de ne l’estre poinct, se retira du tout à Dieu, laissant les mondanitez & gorgiasetez de la Court. Son passetemps fut à prier Dieu ou à faire quelques ouvraiges, & en ceste vie ainsy retirée passa ses jeunes ans, vivant tant honnestement & sainctement qu’il n’estoit possible de plus.

Quand elle fut approchée des trente ans, il y avoit ung Gentil homme, bastard d’une bonne & grande Maison, autant gentil compaignon & homme de bien qu’il en fût de son temps, mais la richesse l’avoit du tout delaissé & avoit si peu de beaulté que une Dame, quelle qu’elle fust, ne l’eust pour son plaisir choisy. Ce pauvre Gentil homme estoit demeuré sans party &, comme souvent ung malheureux cherche l’autre, vint aborder ceste Damoiselle Rolandine, car leurs fortunes, complexions & conditions estoient fort pareilles. Et, se complaignans l’un à l’autre de leurs infortunes, prindrent une très grande amitié &, se trouvans tous deux compaignons de malheur, se cherchoient en tous lieux pour se consoler l’un l’autre, & en ceste fréquentation s’engendra une très grande & longue amitié.

Ceulx qui avoient veu la Damoiselle Rolandine si retirée qu’elle ne parloit à personne, la voyans incessamment avec le bastard de bonne Maison, en furent incontinent scandalisez & dirent à sa gouvernante qu’elle ne debvoit endurer ces longs propos, ce qu’elle remonstra à Rolandine, luy disant que chascun estoit scandalisé de ce qu’elle parloit tant à ung homme qui n’estoit assez riche pour l’espouser ny assez beau pour estre amy.

Rolandine, qui avoit tousjours esté plus reprise de son austérité que de ses mondanitez, dist à sa gouvernante : « Helas, ma mère, vous voyez que je ne puis avoir ung mary selon la Maison d’où je suis, & que j’ay tousjours fuy ceulx qui sont beaulx & jeunes, de paour de tumber aux inconvéniens où j’en ay veu d’autres. Et je trouve ce Gentil homme icy saige & vertueux comme vous sçavez, lequel ne me presche que toutes choses bonnes & vertueuses. Quel tort puis je tenir à vous & à ceulx qui en parlent de me consoler avec luy de mes ennuycts ? »

La pauvre vieille, qui aimoit sa maistresse plus qu’elle mesmes, luy dist : « Ma Damoyselle, je voy bien que vous dictes la vérité, & que vous estes traictée de père & de maistresse autrement que vous ne le méritez. Si est ce que, puis que l’on parle de vostre honneur en ceste sorte, fust il vostre propre frère, vous vous devez retirer de parler à luy. »

Rolandine luy dist en plorant : « Ma mère, puisque vous le me conseillez, je le feray, mais c’est chose estrange de n’avoir en ce monde une seule consolation. »

Le bastard, comme il avoit accoustumé, la voulut venir entretenir, mais elle luy déclara tout au long ce que sa gouvernante luy avoit dict & le pria en plorant qu’il se contentast pour ung temps de ne luy parler poinct jusques ad ce que ce bruict fust ung peu passé, ce qu’il feit à sa requeste.

Mais, durant cest esloignement ayant perdu l’un & l’autre leur consolation, commencèrent à sentir ung torment qui jamais ni d’un costé ni d’autre n’avoit esté expérimenté. Elle ne cessoit de prier Dieu, aller en voyage, jeusner & faire abstinences, car cest amour, encores à elle incogneu, luy donnoit une inquiétude si grande qu’elle ne la laissoit une seule heure reposer. Au bastard de bonne Maison ne faisoit Amour moindre effort ; mais luy, qui avoit desja conclud en son cueur de l’aimer & de tascher de l’espouser, regardant avec l’amour l’honneur que ce luy seroit s’il la povoit avoir, pensa qu’il falloit cercher moyen pour luy déclarer sa volunté & surtout gaingner sa gouvernante, ce qu’il feyt en luy remonstrant la misère où estoit tenue sa pauvre maistresse, à laquelle on vouloit oster toute consolation. Dont la bonne vieille en pleurant le remercia de l’honneste affection qu’il portoit à sa maistresse, & advisèrent ensemble le moyen comme il pourroit parler à elle. C’estoit que Rolandine fairoit souvent semblant d’estre malade d’une migraine, où l’on craint fort le bruict, &, quand ses compaignes iroient en la chambre de la Royne, ils demeureroient tous deux seuls & là il la pourroit entretenir.

Le bastard en fut fort joyeulx & se gouverna entièrement par le conseil de ceste gouvernante, en sorte que, quand il vouloit, il parloit à s’amie. Mais ce contentement ne luy dura guères, car la Royne, qui ne l’aimoit pas fort, s’enquit que faisoit tant Rolandine en la chambre. Et, combien que quelqu’un dist que c’estoit pour sa maladie, toutesfois ung autre, qui avoit trop de mémoire des absens, luy dist que l’ayse qu’elle avoit d’entretenir le bastard de bonne Maison luy debvoit faire passer sa migraine.

La Royne, qui trouvoit les péchéz veniels des autres mortels en elle, l’envoya quérir & luy défendit de parler jamais au bastard, si ce n’estoit en sa chambre ou en sa salle. La Damoiselle n’en feit nul semblant, mais luy dist : « Si j’eusse pensé, Madame, que luy ou autre vous eust despleu, je n’eusse jamais parlé à luy. » Toutesfois pensa en elle mesme qu’elle chercheroit quelque autre moyen dont la Royne ne sçauroit rien, ce qu’elle feyt. Et, les mercredy, vendredy & sabmedy qu’elle jeusnoit, demeuroit en sa chambre avec sa gouvernante, où elle avoit loisir de parler, tandis que les autres souppoient, à celuy qu’elle commençoit à aymer très fort.

Et, tant plus le temps de leur propos estoit abbrégé par contraincte & plus leurs paroles estoient dictes par grande affection, car ils desroboient le temps comme fait ung larron une chose précieuse. L’affaire ne sçeut estre mené si secrettement que quelque Varlet ne le vist entrer là dedans au jour de jeusnes, & le redist en lieu où il ne fut celé à la Royne, qui s’en courrouça si fort qu’oncques puys n’osa le bastard aller en la chambre des Damoiselles. Et, pour ne perdre le bien de parler à celle que tant il aimoit, faisoit souvent semblant d’aller en quelque voyaige, & revenoit au soir en l’église ou chappelle du chasteau, habillé en Cordelier ou Jacobin, ou si bien dissimulé que nul ne le congnoissoit, & là s’en alloit la Damoiselle Rolandine avecq sa gouvernante l’entretenir.

Luy, voyant la grande amour qu’elle luy portoit, n’eut craincte de luy dire : « Madamoiselle, vous voyez le hazard où je me mectz pour vostre service & les deffences que la Royne vous a faictes de parler à moy. Vous voyez d’autre part quel père vous avez, qui ne pense en quelque façon que ce soit de vous marier. Il a tant refusé de bons partiz que je n’en sçaiche plus, ny près ny loing de luy, qui soit pour vous avoir. Je sçay bien que je suis pauvre & que vous ne sçauriez espouser Gentil homme qui ne soit plus riche que moy. Mais, si amour & bonne volunté estoient estimez ung trésor, je penserois estre le plus riche homme du monde. Dieu vous a donné de grands biens, & estes en danger d’en avoir encore plus. Si j’estoys si heureux que vous me voulussiez eslire pour mary, je vous serois mary, amy & serviteur toute ma vie, &, si vous en prenez ung esgal à vous, chose difficile à trouver, il vouldra estre maistre & regardera plus à vos biens qu’à vostre personne & à la beaulté que à la vertu, &, en joyssant de l’ususfruict de vostre bien, traictera vostre corps autrement qu’il ne le mérite. Le desir que j’ay d’avoir ce contentement & la paour que j’ay que vous n’en ayez point avecq ung autre me font vous supplier que par un mesme moyen vous me rendiez heureux & vous la plus satisfaicte & la mieux traictée femme qui oncques fut. »

Rolandine, escoutant le mesme propos qu’elle avoit délibéré de luy tenir, luy respondit d’un visaige content :

« Je suis très aise dont vous avez commencé le propos dont, lonc temps a, j’avois délibéré vous parler & auquel, depuis deux ans que je vous congnoys, je n’ay cessé de penser & de repenser en moy mesmes toutes les raisons pour vous & contre vous que j’ay peu inventer. Mais à la fin, sçachant que je veulx prendre l’estat de mariage, il est temps que je commence & que je choisisse celuy avec lequel je penseray mieux vivre au repos de ma conscience. Je n’en ay sçeu trouver un, tant soit il beau, riche ou grand Seigneur, avec lequel mon cueur & mon esprit se peust accorder sinon à vous seul. Je sçay qu’en vous espousant je n’offense poinct Dieu, mais fais ce qu’il commande, &, quant à Monseigneur mon père, il a si peu pourchassé mon bien & tant refusé que la loy veult que je me marie sans ce qu’il me puisse deshériter. Quand je n’auray que ce qui m’appartient, en espousant ung mary tel envers moy que vous estes, je me tiendray la plus riche du monde. Quant à la Royne ma maistresse, je ne doibtz poinct faire conscience de luy desplaire pour obéyr à Dieu, car elle n’en a poinct faict de m’empescher le bien que en ma jeunesse j’eusse peu avoir. Mais, à fin que vous congnoissiez que l’amitié que je vous porte est fondée sur la vertu & sur l’honneur, vous me promecterez, que si j’accorde ce mariage, de n’en pourchasser jamais la consommation que mon père ne soit mort ou que je n’aye trouvé moyen de l’y faire consentir, » ce que luy promist voluntiers le bastard, & sur ces promesses se donnèrent chascun ung anneau en nom de mariaige, & se baisèrent en l’église devant Dieu, qu’ils prindrent en tesmoing de leur promesse, & jamais depuis n’y eut entre eulx plus grande privaulté que de baiser.

Ce peu de contentement donna grande satisfaction au cueur de ces deux parfaicts amans, & furent ung temps sans se veoir, vivans de ceste seureté. Il n’y avoit guères lieu où l’honneur se peust acquérir que le bastard de bonne maison n’y allast avec ung grand contentement qu’il ne pouvoit demeurer pauvre, veu la riche femme que Dieu luy avoit donnée, laquelle en son absence conserva si longuement ceste parfaicte amityé qu’elle ne tint compte d’homme du monde. Et, combien que quelques ungs la demandassent en mariage, ils n’avoient néantmoins autre response d’elle sinon que, depuis qu’elle avoit tant demeuré sans estre mariée, elle ne vouloit jamais l’estre.

Ceste response fut entendue de tant de gens que la Royne en oyt parler, & luy demanda pour quelle occasion elle tenoit ce languaige. Rolandine luy dist que c’estoit pour luy obéyr, car elle sçavoit bien qu’elle n’avoit jamais eu envie de la marier au temps & au lieu où elle eust esté honorablement pourveue & à son ayse, & que l’aage & la patience luy avoient apprins de se contanter de l’estat où elle estoit, &, toutes les fois que l’on luy parloit de mariage, elle faisoit pareille response.

Quand les guerres estoyent passées & que le bastard estoit retourné à la Court, elle ne parloit point à luy devant les gens, mais alloit tousjours en quelque église l’entretenir soubz couleur de se confesser, car la Royne avoit defendu à luy & à elle qu’ils n’eussent à parler tous deux sans estre en grande compaignie, sur peine de leurs vies. Mais l’amour honneste, qui ne congnoist nulles défenses, estoit plus prest à trouver les moyens pour les faire parler ensemble que leurs ennemis n’estoient prompts à les guecter &, soubz l’habit de toutes les Religions qu’ils se peurent penser, continuèrent leur honneste amitié, jusques à ce que le Roy s’en alla en une maison de plaisance près de Tours, non tant près que les dames eussent peu aller à pied à aultre église que à celle du chasteau, qui estoit si mal bastie à propos qu’il n’y avoit lieu à se cacher où le confesseur n’eust esté clairement congneu.

Toutesfois, si d’un costé l’occasion leur falloit, Amour leur en trouvoit une autre plus aisée, car il arriva à la Cour une dame de laquelle le bastard estoit proche parent. Ceste Dame avecq son fils furent logez en la maison du Roy, & estoit la chambre de ce jeune Prince avancée toute entière outre le corps de la maison où le Roy estoit, tellement que de sa fenestre povoit veoir & parler à Rolandine, car les deux fenestres estoyent proprement à l’angle des deux corps de maison. En ceste chambre, qui estoit sur la salle du Roy, estoient logées toutes les Damoiselles de bonne Maison compagnes de Rolandine, laquelle, advisant par plusieurs fois ce jeune Prince à sa fenestre, en feyt advertir le bastard par sa gouvernante, lequel, après avoir bien regardé le lieu, feit semblant de prendre fort grand plaisir de lire ung livre des Chevaliers de la Table ronde qui estoit en la chambre du Prince.

Et, quand chacun s’en alloyt disner, pryoit ung Varlet de chambre le vouloir laisser achever de lire & l’enfermer dedans la chambre & qu’il la garderoit bien. L’autre, qui le congnoissoyt parent de son Maistre & homme seur, le laissoit lire tant qu’il luy plaisoit. D’autre costé venoit à sa fenestre Rolandine, qui, pour avoir occasion d’y demeurer plus longuement, feingnit d’avoir mal à une jambe, & disnoyt & souppoyt de si bonne heure qu’elle n’alloit plus à l’ordinaire des Dames. Elle se mist à faire ung lict de reseul de soye cramoisie, & l’attachoit à la fenestre où elle vouloit demorer seule &, quand elle voyoit qu’il n’y avoit personne, elle entretenoit son mary, qui pouvoit parler si haut que nul ne les eust sçeu oyr, &, quand il s’approchoit quelqu’un d’elle, elle toussoit & faisoit signe par lequel le bastard se pouvoit bien tost retirer. Ceulx qui faisoient le guet sur eux tenoient pour certain que l’amitié estoit passée, car elle ne bougeoit d’une chambre où seurement il ne la pouvoit veoir, pource que l’entrée luy en estoit defendue.

Ung jour la mère de ce jeune Prince, estant en la chambre de son fils, se meit à la fenestre où estoit ce gros livre, & n’y demeura guères qu’une des compagnes de Rolandine, qui estoit à celle de leur chambre, salua ceste Dame & parla à elle. La Dame luy demanda comme se portoit Rolandine ; elle luy dist qu’elle la verroit bien s’il luy plaisoit, & la feit venir à la fenestre en son couvre-chef de nuict &, après avoir parlé de sa maladie, se retirèrent chacune de son costé.

La Dame, regardant ce gros livre de la Table ronde, dist au Varlet de chambre qui en avoit la garde : « Je m’esbahis comme les jeunes gens perdent le temps à lire tant de follyes. » Le Varlet de chambre luy respondit qu’il s’esmerveilloit encores plus de ce que les gens estimez bien sages & aagez y estoient plus affectionnez que les jeunes, & pour une merveille luy compta comme le bastard, son cousin, y demeuroit quatre ou cinq heures tous les jours à lire ce beau livre. Incontinent frappa au cueur de ceste Dame l’occasion pour quoy c’estoit, & donna charge au Varlet de chambre de se cacher en quelque lieu & de regarder ce qu’il feroit, ce qu’il feit, & trouva que le livre où il lisoit estoit la fenestre où Rolandine venoit parler à luy, & entendit plusieurs propos de l’amitié qu’ils cuidoient tenir bien secrette.

Le lendemain le racompta à sa Maistresse, qui envoya quérir le bastard &, après plusieurs remonstrances, luy défendit de ne se y trouver plus &, le soir, elle parla à Rolandine, la menassant, si elle continuoit ceste folle amityé, de dire à la Royne toutes ces menées.

Rolandine, qui de rien ne s’étonnoit, jura que, depuis la défense de sa Maistresse, elle n’y avoit point parlé, quelque chose que l’on dist, & qu’elle en sçeut la verité tant de ses compaignes que des Varletz & serviteurs. Et, quant à la fenestre dont elle parloit, elle nia d’y avoir parlé au bastard, lequel, craingnant que son affaire fust revelé, s’eslongna du danger & fut long temps sans revenir à la Court, mais non sans escripre à Rolandine par si subtils moyens que, quelque guet que la Royne y meist, il n’estoit sepmaine qu’elle n’eust deux fois de ses nouvelles.

Et, quand le moyen des Religieux dont il s’aidoit fut failly, il luy envoyoit ung petit Paige habillé de couleurs, puis de l’un, puis de l’autre, qui s’arrestoit aux portes où toutes les Dames passoient & là bailloit ses lettres secrètement par my la presse. Ung jour, ainsy que la Royne alloit aux champs, quelqu’un, qui recongneut le Paige & qui avoit la charge de prendre garde à ceste affaire, courut après ; mais le Paige, qui estoit fin, se doubtant que l’on le cherchoit, entra en la maison d’une pauvre femme qui faisoit sa potée auprès du feu, où il brusla incontinent ses lettres. Le Gentil homme qui le suivoit le despouilla tout nud & chercha par tout son habillement, mais il n’y trouva rien, parquoy le laissa aller. Et, quant il fut party, la vieille luy demanda pourquoy il avoit ainsi cherché ce jeune enfant ? Il luy dist : « Pour trouver quelques lectres que je pensois qu’il portast. — Vous n’aviez garde de les trouver, » dist la vieille, « car il les avoit bien cachées. — Je vous prie, » dist le Gentil homme, « dictes moy en quel endroit c’est, » espérant bientost les recouvrer. Mais, quand il entendit que c’estoit dedans le feu, congneut bien que le Paige avoit esté plus fin que luy, ce que incontinant alla compter à la Royne.

Toutesfois depuis ceste heure là ne s’ayda plus le bastard de Paige ne d’enfant & y envoya ung viel serviteur qu’il avoit, lequel, oubliant la craincte de la mort dont il sçavoit bien que l’on faisoit menasser de par la Royne ceux qui se mesloient de ceste affaire, entreprint de porter lettres à Rolandine. Et, quand il fut entré au chasteau où elle estoit, s’en alla guetter à une porte au pied d’un grand degré où toutes les dames passoient ; mais ung Varlet, qui autrefois l’avoit veu, le recongneut incontinent & l’alla dire au Maistre d’hostel de la Royne, qui soubdainement le vint chercher pour le prendre. Le Varlet, saige & advisé, voyant que l’on le regardoit de loing, se retourna vers la muraille comme pour faire de l’eaue & là rompit ses lettres le plus menu qu’il luy fut possible & les jecta derrière une porte. Sur l’heure il fut prins & cherché de tous costez, &, quand on ne luy trouva rien, on l’interrogea par serment s’il avoit apporté nulles lettres, luy gardant toutes les rigueurs & persuasions qu’il luy fut possible pour luy faire confesser la verité ; mais, pour promesses ne pour menasses qu’on luy feit, jamais n’en sçeurent tirer autre chose.

Le rapport en fut faict à la Royne, & quelqu’un de la compaignie s’advisa qu’il estoit bon de regarder derrière la porte auprès de laquelle on l’avoit prins, ce qui fut faict, & trouva l’on ce que l’on cherchoit ; c’estoient les pièces de la lettre. On envoya quérir le Confesseur du Roy, lequel, après les avoir assemblées sur une table, leut la lettre tout du long, où la vérité du mariage tant dissimulé se trouva clairement, car le bastard ne l’appeloit que sa femme. La Royne, qui n’avoit délibéré de couvrir la faulte de son prochain, comme elle devoit, en feyt un très grand bruict & commanda que par tous les moyens on feist confesser au pauvre homme la verité de ceste lettre, & que en la luy monstrant il ne la pourroit regnier ; mais, quelque chose qu’on luy dist ou qu’on luy monstrast, il ne changea son premier propos. Ceulx qui en avoient la garde le menèrent au bord de la rivière & le meirent dedans un sac, disant qu’il mentoit à Dieu & à la Royne contre la vérité prouvée. Luy, qui aimoit mieulx perdre sa vie que d’accuser son Maistre, leur demanda ung Confesseur &, après avoir faict de sa conscience le mieulx qu’il luy estoit possible, il leur dist :

« Messieurs, dictes à Monseigneur le bastard, mon Maistre, que je luy recommande la vie de ma femme & de mes enfans, car de bon cueur je mects la mienne pour son service, & faictes de moy ce qu’il vous plaira, car vous n’en tirerez jamais parole qui soit contre mon Maistre. »

À l’heure, pour luy faire plus grand paour, le gectèrent dedans le sac en l’eaue, luy crians : « Si tu veulx dire vérité, tu seras saulvé, » mais, voyans qu’il ne leur respondoit riens, le retirèrent de là & feirent le rapport de sa constance à la Royne, qui dist à l’heure que le Roy, son mary, ny elle n’estoient point si heureux en serviteurs que ung qui n’avoit de quoy les récompenser, & feit ce qu’elle peut pour le retirer à son service, mais jamais ne voulut abandonner son Maistre. Toutesfois par le congé de sondict Maistre fut mis au service de la Royne, où il vescut heureux & content.

La Royne, après avoir congneu la vérité du mariage par la lettre du bastard, envoya quérir Rolandine &, avecq ung visaige tout courroucé l’appela plusieurs fois malheureuse en lieu de Cousine, luy remonstrant la honte qu’elle avoit faicte à la Maison de son père de s’estre mariée & à elle, qui estoit sa Maistresse, sans son commandement ne congé.

Rolandine, qui de long temps congnoissoit le peu d’affection que luy portoit sa maistresse, luy rendit la pareille, &, pource que l’amour luy defailloit, la craincte n’y avoit plus de lieu ; pensant aussi que ceste correction devant plusieurs personnes ne procédoit pas d’amour qu’elle luy portast, mais pour luy faire une honte, comme celle qu’elle estimoit prendre plus de plaisir à la chastier que de desplaisir de la veoir faillir, luy respondit d’un visaige aussi joyeulx & asseuré que la Royne monstroit le sien troublé & courroucé :

« Madame, si vous ne congnoissiez vostre cueur tel qu’il est, je vous mectrois, au devant de la mauvaise volunté que de long temps vous avez portée à Monsieur mon père & à moy, mais vous le sçavez, que vous ne trouverez poinct estrange si tout le monde s’en doubte, & quant est de moy, Madame, je m’en suis apperçeue à mon plus grand dommaige. Car, quand il vous eust pleu me favoriser comme celles qui ne vous sont si proches que moy, je feusse maintenant mariée autant à vostre honneur qu’au mien ; mais vous m’avez laissée comme une personne du tout oubliée en vostre bonne grâce, en sorte que tous les bons partis que j’eusse sçeu avoir me sont passez devant les œilz par la négligence de Monsieur mon père & par le peu d’estime que vous avez faict de moy, dont j’estois tumbée en tel desespoir que, si ma santé eust peu porter l’estat de Religion, je l’eusse voluntiers prins pour ne veoir les ennuictz continuelz que vostre rigueur me donnoit.

« En ce désespoir m’est venu trouver celluy qui seroit d’aussi bonne Maison que moy si l’amour de deux personnes estoyt autant estimé que l’anneau, car vous sçavez que son père passeroit devant le mien. Il m’a longuement entretenue & aimée ; mais vous, Madame, qui jamais ne me pardonnastes nulle petite faulte ne me louastes de nul bon euvre, combien que vous congnoissez par expérience que je n’ay poinct accoustumé de parler de propos d’amour ne de mondanité & que du tout j’estois retirée à mener une vie plus religieuse que autre, avez incontinent trouvé estrange que je parlasse à ung Gentil homme aussi malheureux en ceste vie que moy, en l’amitié duquel je ne pensois ny ne cherchois autre chose que la consolation de mon esperit. Et, quand du tout je me veidz frustrée, j’entray en tel désespoir que je délibéray de chercher autant mon repos que vous aviez envye de me l’oster & à l’heure eusmes parolles de mariage, lesquelles ont esté consommées par promesse & anneau. Parquoy il me semble, Madame, que vous me tenez ung grand tort de me nommer meschante, veu que en une si grande & parfaicte amitié, où je pouvois trouver les occasions si je voulois, il n’y a jamais eu entre luy & moy plus grande privaulté que de baiser, espérant que Dieu me feroit la grâce que avant la consommation du mariage je gaingneroys le cueur de Monsieur mon père à se y consentir. Je n’ay poinct offensé Dieu, ni ma conscience, car j’ay attendu jusques à l’aage de trente ans pour veoir ce que vous & Monsieur mon père feriez pour moy, ayant gardé ma jeunesse en telle chasteté & honnesteté que homme vivant ne m’en sçauroit rien reprocher, &, par le conseil de raison que Dieu m’a donnée, me voyant vieille & hors d’espoir de trouver party selon ma Maison, me suis délibérée d’en espouser ung à ma volunté, non poinct pour satisfaire à la concupiscence des œilz, car vous savez qu’il n’est pas beau, ny à celle de la chair, car il n’y a poinct eu de consommation charnelle, ny à l’orgueil, ny à l’ambition de ceste vie, car il est pauvre & peu advancé ; mais j’ay regardé purement & simplement à la vertu qui est en luy, dont tout le monde est contrainct de luy donner louange, à la grande amour aussi qu’il me porte, qui me faict espérer de trouver avecques luy repos & bon traictement. Et, après avoir bien pesé tout le bien & le mal qui m’en peut advenir, je me suis arrestée à la partie qui m’a semblé la meilleure, & que j’ay débattue en mon cueur deux ans durans, c’est d’user le demourant de mes jours en sa compaignye, & suys délibérée de tenir ce propos si ferme que tous les tourmens que j’en sçaurois endurer, fust la mort, ne me feront departir de ceste forte oppinion. Parquoy, Madame, il vous plaira excuser en moy ce qui est très excusable, comme vous mesmes l’entendez très bien, & me laissez vivre en paix, que j’espère trouver avecq luy. »

La Royne, voyant son visaige si constant & sa parole tant véritable, ne luy peut respondre par raison &, en continuant de la reprendre & injurier par collère, se print à pleurer en disant : « Malheureuse que vous estes, en lieu de vous humilier devant moy & de vous repentir d’une faulte si grande, vous parlez audatieusement sans en avoir la larme à l’œil ; par cela monstrez bien l’obstination & la dureté de vostre cueur. Mais, si le Roy & vostre père me veulent croyre, ils vous mectront en lieu où vous serez contraincte de parler autre langage.

— Madame, respondit Rolandine, pource que vous m’accusez de parler trop audatieusement, je suis délibérée de me taire s’il ne vous plaist de me donner congé de vous respondre. »

Et, quand elle eut commandement de parler, luy dist :

« Ce n’est poinct à moy, Madame, à parler à vous, qui estes ma Maistresse & la plus grande Princesse de la Chrestienté, audatieusement & sans la révérence que je vous doibts, ce que je n’ay voulu ne pensé faire ; mais, puisque je n’ay advocat qui parle pour moy sinon la verité, laquelle moy seule je sçay, je suis tenue de la déclairer sans craincte, espérant que, si elle est bien congnue de vous, vous ne m’estimerez telle qu’il vous a pleu me nommer. Je ne crains que créature mortelle entende comme je me suis conduicte en l’affaire dont l’on me charge, puisque je sçay que Dieu & mon honneur n’y sont en riens offensez. Et voilà qui me faict parler sans craincte, estant seure que Celluy qui voit mon cueur est avecq moy, &, si ung tel juge estoyt pour moy, j’aurois tort de craindre ceux qui sont subjects à son jugement. Et pourquoy doncques dois je pleurer, veu que ma conscience & mon cueur ne me reprennent poinct en ceste affaire & que je suis si loing de m’en repentir que, si c’estoit à recommencer, je ferois ce que j’ay faict ? Mais vous, Madame, avez grande occasion de pleurer, tant pour le grant tort que en toute ma jeunesse vous m’avez tenu que pour celuy que maintenant vous me faictes de me reprendre devant tout le monde d’une faulte qui doibt estre imputée plus à vous que à moy. Quand je aurois offensé Dieu, le Roy, vous, mes parens & ma conscience, je serois bien obstinée si de grande repentance je ne pleurois. Mais d’une chose bonne, juste & saincte, dont jamais n’eust été bruict que bien honorable, sinon que vous l’avez trop tost esventé, monstrant que l’envie que vous aviez de mon deshonneur estoit plus grande que de conserver l’honneur de vostre Maison & de voz parens, je ne dois plorer. Mais, puis que ainsy il vous plaist, Madame, je ne suis pour vous contredire, car, quand vous m’ordonnerez telle peine qu’il vous plaira, je ne prendray moins de plaisir à la souffrir sans raison que vous aurez à la me donner. Parquoy, Madame, commandez à Monsieur mon père quel torment il vous plaist que je porte, car je sçay qu’il n’y fauldra pas. Au moins seray je bien aise que seullement pour mon malheur il suyve entièrement vostre volunté & que, ainsy qu’il a esté négligent à mon bien suyvant vostre vouloir, il sera prompt à mon mal pour vous obéyr. Mais j’ay ung père au Ciel, lequel, je suis asseurée, me donnera autant de patience que je me voy de grands maulx par vous préparez, & en luy seul j’ay ma parfaicte confiance. »

La Royne, si courroucée qu’elle n’en pouvoit plus, commanda qu’elle fust emmenée de devant ses œilz & mise en une chambre à part où elle ne peust parler à personne ; mais on ne luy osta point sa gouvernante, par le moyen de laquelle elle feit sçavoir au bastard toute sa fortune & ce qu’il luy sembloit qu’elle devoit faire, lequel, estimant que les services qu’il avoit faicts au Roy luy pourroient servir de quelque chose, s’en vint en diligence à la Court & trouva le Roy aux champs, auquel il compta la verité du faict, le suppliant que à luy, qui estoit pauvre Gentil homme, voulust faire tant de bien d’appaiser la Royne en sorte que le mariage peust estre consommé.

Le Roy ne luy respondit riens sinon : « M’asseurez-vous que vous l’avez espousée ? — Ouy, Sire, » dist le bastard, « par paroles de présent seulement &, s’il vous plaist, la fin y sera mise. »

Le Roy, baissant la teste & sans luy dire aultre chose, s’en retourna droict au chasteau &, quand il fut auprès de là, il appella le Capitaine de ses Gardes & luy donna charge de prendre le bastard prisonnier.

Toutesfois ung sien amy, qui congnoissoit le visaige du Roy, l’advertit de s’absenter & se retirer en une sienne maison près de là &, si le Roy le faisoit chercher, comme il soupçonnoit, il luy feroit incontinent sçavoir pour s’en fuyr hors du royaulme ; si aussi les choses estoient adoucies, il le manderoit pour retourner. Le bastard le creut & feit si bonne diligence que le Capitaine des Gardes ne le trouva poinct.

Le Roy & la Royne regardèrent ensemble qu’ils feroyent de ceste pauvre Damoiselle, qui avoit l’honneur d’estre leur parente, & par le conseil de la Royne fut conclu qu’elle seroit renvoyée à son père, auquel l’on manda toute la vérité du faict. Mais, avant que l’envoyer, feirent parler à elle plusieurs gens d’Église & de Conseil, luy remonstrans, puis qu’il n’y avoit en son mariage que la parolle, qu’il se povoit facilement deffaire mais que l’un & l’autre se quittassent, ce que le Roy vouloit qu’elle feyst pour garder l’honneur de la Maison dont elle estoit.

Elle leur feit response que en toutes choses elle estoit preste d’obéyr au Roy, sinon à contrevenir à sa conscience, mais ce que Dieu avoit assemblé les hommes ne le povoient séparer les priant de ne la tanter de chose si desraisonnable, car, si amour & bonne volunté fondée sur la craincte de Dieu, sont les vraiz & seurs liens de mariaige, elle estoit si bien lyée que fer, ne feu, ne eaue ne povoient rompre son lien, sinon la mort à laquelle seule & non à aultre rendroit son anneau & son serment, les priant de ne luy parler du contraire, car elle estoit si ferme en son propos qu’elle aymoit mieulx mourir en gardant sa foy que vivre après l’avoir nyée.

Les députez de par le Roy emportèrent ceste constante response &, quand ilz veirent qu’il n’y avoit remède de luy faire renoncer son mary, l’envoyèrent devers son père en si piteuse façon que par où elle passoit chacun ploroit. Et, combien qu’elle n’eust failly, la pugnition fut si grande & sa constance telle qu’elle feyt estimer sa faulte estre vertu.

Le père, sçachant ceste piteuse nouvelle, ne la voulut poinct veoir, mais l’envoya à ung chasteau dedans une forest, lequel il avoit autrefoys edifié pour une occasion bien digne d’estre racomptée, & la teint là longuement en prison, la faisant persuader que, si elle vouloit quicter son mary, il la tiendroit pour sa fille & la mettroit en liberté. Toutesfois elle tint ferme & aima mieulx le lien de sa prison, en conservant celluy de son mariage, que toute la liberté du monde sans son mary, & sembloit à veoir son visaige que toutes ses peines luy estoient passetemps très plaisans puis qu’elle les souffroit pour celluy qu’elle aimoit.

Que diray je icy des hommes ? Ce bastard tant obligé à elle, comme vous avez veu, s’enfuyt en Allemaigne, où il avoit beaucoup d’amis, & monstra bien par sa legiereté que vraye & parfaicte amour ne luy avoit pas tant faict pourchasser Rolandine que l’avarice & l’ambition, en sorte qu’il devint tant amoureux d’une Dame d’Allemaigne qu’il oublia à visiter par lettres celle qui pour luy soustenoit tant de tribulation. Car jamais la Fortune, quelque rigueur qu’elle leur tint, ne leur peut oster le moyen de s’escripre l’un à l’autre, sinon la folle & meschante amour où il se laissa tumber, dont le cueur de Rolandine eut premier ung sentiment tel qu’elle ne povoit plus reposer.

Et après, voyant les escriptures tant changées & refroidies du langage accoustumé qu’elle ne ressembloient plus aux passées, soupçonna que nouvelle amytié la séparoit de son mary, ce que tous les tormens & peynes qu’on luy avoit peu donner n’avoient sçeu faire, &, parce que sa parfaicte amour ne vouloit qu’elle asseist jugement sur ung soupson, trouva moyen d’envoyer secrètement ung serviteur en qui elle se fyoyt, non pour luy escripre & parler à luy, mais pour l’espier & veoir la vérité, lequel, retourné du voyage, luy dist que pour le seur il avoit trouvé le bastard bien fort amoureux d’une Dame d’Allemaigne & que le bruict estoit qu’il pourchassoit de l’espouser, car elle estoit fort riche.

Ceste nouvelle apporta une si extrême douleur au cueur de cette pauvre Rolandine que, ne la pouvant porter, tumba bien griefvement malade. Ceux qui entendoient l’occasion luy dirent de la part de son père que, puisqu’elle voyoit la grande meschanceté du bastard, justement elle le pouvoit abandonner, & la persuadèrent de tout leur possible. Mais, nonobstant qu’elle fust tormentée jusques au bout, si n’y eut il jamais remède de luy faire changer son propos, & monstra en ceste dernière tentation l’amour qu’elle avoit & sa très grande vertu. Car, ainsi que l’amour se diminuoit du costé de luy, ainsy augmentoit du sien & demoura, malgré qu’il en eust, l’amour entier & parfaict, car l’amitié qui défailloit du costé de luy tourna en elle. Et, quand elle congneut que en son cueur seul estoit l’amour entier qui autresfois avoit esté départy en deux, elle délibéra de le soustenir jusques à la mort de l’un ou de l’autre. Par quoy la bonté Divine, qui est parfaicte charité & vraye amour, eut pitié de sa douleur & regarda sa patience, en sorte que après peu de jours le bastard mourut à la poursuicte d’une autre femme. Dont elle, bien advertie de ceulx qui l’avoient veu mectre en terre, envoya supplier son père qu’il luy pleust qu’elle parlast à luy.

Le père s’y en alla incontinent, qui jamais depuis sa prison n’avoit parlé à elle, &, après avoir bien au long entendu ses justes raisons, en lieu de la reprendre & tuer comme souvent il la menassoit par parolles, la print entre ses bras & en plorant très fort luy dist :

« Ma fille, vous estes plus juste que moy, car, s’il y a eu faulte en vostre affaire, j’en suis la principale cause ; mais, puis que Dieu l’a ainsy ordonné, je veulx satisfaire au passé. »

Et, après l’avoir admenée en sa maison, il la traictoit comme sa fille aisnée. Elle fut demandée en mariage par ung Gentil homme du nom & armes de leur Maison, qui estoit fort saige & vertueux & estimoit tant Rolandine, laquelle il fréquentoit souvent, qu’il luy donnoit louange de ce dont les autres la blasmoient, congnoissant que sa fin n’avoit esté que pour la vertu. Le mariaige fut agréable au père & à Rolandine & fut incontinent conclud.

Il est vray que ung frère qu’elle avoyt, seul héritier de la Maison, ne vouloit s’accorder qu’elle eust nul partage, luy mectant au devant qu’elle avoyt desobéy à son père. Et après la mort du bon homme luy tint de si grandes rigueurs que son mary, qui estoit un puisné, & elle avoient bien affaire de vivre.

En quoy Dieu pourveut, car le frère, qui vouloit tout tenir, laissa en ung jour par une mort subite le bien qu’il tenoit de sa seur & le sien quant & quant.

Ainsy elle fut héritière d’une bonne & grosse maison, où elle vesquit sainctement & honorablement en l’amour de son mary, &, après avoir eslevé deux filz que Dieu leur donna, rendit joyeusement son ame à Celluy où de tout temps elle avoit sa parfaicte confiance.


« Or, mes Dames, je vous prie que les hommes, qui nous veulent peindre tant inconstantes, viennent mainctenant icy & me monstrent l’exemple d’un aussi bon mary que ceste cy fut bonne femme, & d’une telle foy & persévérance. Je suis seure qu’il leur seroit si difficile que j’aime mieulx les en quicter que de me mettre en ceste peyne, mais non vous, mes Dames, de vous prier, pour continuer vostre gloire, ou du tout n’aimer poinct ou que ce soit aussi parfaictement, & gardez vous bien que nulle ne die que cette Damoiselle ait offensé son honneur, veu que par sa fermeté elle est occasion d’augmenter le nostre.

— En bonne foy, Parlamente, » dist Oisille, « vous nous avez racompté l’histoire d’une femme d’un très grand & honneste cueur, mais ce qui donne autant de lustre à sa fermeté, c’est la desloyauté de son mary, qui la vouloit laisser pour une autre.

— Je croy, » dist Longarine, « que cest ennuy là luy fut le plus importable, car il n’y a faiz si pesant que l’amour de deux personnes bien unies ne puisse doucement supporter ; mais, quand l’un fault à son debvoir & laisse toute la charge sur l’autre, la pesanteur est importable.

— Vous devriez doncques, » dist Geburon, « avoir pitié de nous, qui portons l’amour entière sans que vous y daigniez mectre le bout du doigt pour la soulager.

— Ha, Geburon, » dist Parlamente, « souvent sont différens les fardeaux de l’homme & de la femme. Car l’amour de la femme, bien fondée sur Dieu & sur honneur, est si juste & raisonnable que celuy qui se départ de telle amitié doibt estre estimé lasche & meschant envers Dieu & les hommes. Mais l’amour de la pluspart des hommes est tant fondée sur le plaisir que les femmes, ignorant leur mauvaise volunté, se y mectent aucunes fois bien avant &, quand Dieu leur faict congnoistre la malice du cueur de celluy qu’elles estimoient bon, s’en peuvent départir avecq leur honneur & bonne réputation, car les plus courtes follies sont toujours les meilleures.

— Voilà donc une raison, » dist Hircan, « fondée sur vostre fantaisie, de vouloir soustenir que les femmes honnestes peuvent laisser honnestement l’amour des hommes & non les hommes celle des femmes, comme si leur cueur étoit différent ; mais, combien que les visaiges & habitz le soyent, si croy je que les voluntez sont toutes pareilles, sinon d’autant que la malice plus couverte est la pire. »

Parlamente avecq ung peu de colère luy dist :

« J’entends bien que vous estimez celles les moins mauvaises de qui la malice est descouverte.

— Or laissons ce propos là, » dist Simontault, « car, pour faire conclusion du cueur de l’homme & de la femme, le meilleur des deux n’en vaut riens ; mais venons à sçavoir à qui Parlamente donnera sa voix pour oyr quelque beau compte.

— Je la donne, » dist-elle, « à Geburon.

— Or, puis que j’ay commencé, » dist-il, « à parler des Cordeliers, je ne veux oublier ceulx de Sainct-Benoist & ce qui est advenu d’eux de mon temps, combien je n’entends en racomptant une histoire d’un meschant Religieux, empescher la bonne opinion que vous avez des gens de bien ; mais, veu que le Psalmiste dist que tout homme est menteur, & en ung autre endroict : Il n’en est poinct qui face bien jusques à ung, il me semble qu’on ne peut faillyr d’estimer l’homme tel qu’il est. Car, s’il y a du bien, on le doit attribuer à Celluy qui en est la source & non à la créature, à laquelle par trop donner de gloire ou de louange ou estimer de soy quelque chose de bon, la plus part des personnes sont trompées. Et, afin que vous ne trouviez impossible que soubz extrême austérité ne se treuve extrême concupiscence, entendez ce qui advint du temps du Roy François premier :


VINGT DEUXIESME NOUVELLE


Sœur Marie Heroet, sollicitée de son honneur par un Prieur [de] Sainct-Martin-des-Champs, avec la grâce de Dieu emporta la victoire contre ses fortes tentations, à la grand’ confusion du Prieur & l’exaltation d’elle.


n la Ville de Paris il y avoit ung Prieur de Sainct-Martin-des-Champs, duquel je tairay le nom pour l’amytié que je luy ay portée. Sa vie, jusques en l’aage de cinquante ans, fut si austère que le bruict de sa saincteté courut par tout le Royaume, tant qu’il n’y avoit Prince ne Princesse qui ne luy fist grand honneur quand il les venoit veoir, & ne se faisoit réformation de Religion qui ne fust faicte par sa main, car on le nommoit le père de vraye Religion.

Il fust esleu Visiteur de la grande Religion des Dames de Fontevrault, desquelles il estoit tant crainct que, quand il venoit en quelqu’un de leurs monastères, toutes les Religieuses trembloient de la craincte qu’elles avoient de luy &, pour l’appaiser des grandes rigueurs qu’il leur tenoit, le traictoient comme elles eussent faict la personne du Roy, ce que au commencement il refusoit, mais à la fin, venant sur les cinquante cinq ans, commença à trouver fort bon le traictement qu’il avoit au commencement desprisé &, s’estimant luy mesme le bien public de toute Religion, desira de conserver sa santé mieulx qu’il n’avoit accoustumé. Et, combien que sa Reigle portast de jamais ne manger cher, il s’en dispensa luy mesme, ce qu’il ne faisoit à nul autre, disant que sur luy estoit tout le faiz de la Religion, par quoy si bien se festoya que d’un Moyne bien meigre il en feyt ung bien gras.

Et à ceste mutation de vivre se feyt une mutation de cueur telle qu’il commencea à regarder les visaiges, dont paravant avoit faict conscience, &, en regardant les beaultez que les voilles rendent plus desirables, commencea à les convoicter. Doncques pour satisfaire à ceste convoitise chercha tant de moyens subtils qu’à la parfin de pasteur il devint loup, tellement que en plusieurs bonnes Religions, s’il s’en trouvoit quelqu’une ung peu sotte, il ne failloit à la decepvoir. Mais, après avoir longuement continué ceste meschante vie, la bonté Divine, qui print pitié des pauvres brebis esgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux régner, ainsy que vous verrez.

Ung jour, allant visiter ung Couvent près de Paris, qui se nomme Gif, advint que, en confessant toutes les Religieuses, en trouva une, nommée Marie Heroet, dont la parole estoit si doulce & agréable qu’elle promectoit le visaige & le cueur estre de mesme. Par quoy, seulement pour l’ouyr, fut esmeu en une passion d’amour qui passoit toutes celles qu’il avoit eues aux autres Religieuses, & en parlant à elle se baissa fort pour la regarder, & apperçeut la bouche si rouge & si plaisante qu’il ne se peut tenir de luy haulser le voile pour veoir si les œilz accompaignoient le demeurant, ce qu’il trouva, dont son cueur fut remply d’une ardeur si véhémente qu’il perdit le boire & le manger & toute contenance, combien qu’il la dissimuloit. Et, quand il fut retourné en son Prieuré, il ne povoit trouver repos, par quoy en grande inquiétude passoyt les jours & les nuictz, en cherchant les moyens comme il pourroit parvenir à son desir & faire d’elle comme il avoit faict de plusieurs autres, ce qu’il craingnoit estre difficile pource qu’il la trouvoit saige en paroles & d’un esperit subtil, & d’autre part se voyoit si laid & si vieulx qu’il délibéra de ne luy en parler poinct, mais de chercher à la gaingner par craincte.

Par quoy bien tost après s’en retourna au dict Monastère de Gif, auquel lieu se monstra plus austère qu’il n’avoit jamais faict, se courrouçant à toutes les Religieuses, reprenant l’une que son voile n’estoit pas assez bas, l’autre qu’elle haulsoit trop la teste, & l’autre qu’elle ne faisoit pas bien la révérence en Religieuse. En tous ces petiz cas se monstroit si austère que l’on le craingnoit comme ung Dieu painct en Jugement, & luy, qui avoit les gouttes, se travailla tant de visiter les lieux réguliers que, environ l’heure de Vespres, heure par luy apostée, se trouva au Dortouer.

L’Abbesse luy dist : « Père Révérend, il est temps de dire Vespres. » À quoy il respondit : « Allez, Mère, allez, faictes les dire, car je suis si las que je demeureray ici non pour reposer, mais pour parler à Seur Marie, de laquelle j’ay oy très mauvais rapport, car l’on m’a dict qu’elle caquette comme si c’estoit une mondaine. » L’Abbesse, qui estoit tante de sa mère, le pria de la bien chapitrer & la luy laissa toute seule, sinon ung jeune Religieux qui estoit avecq luy.

Quand il se trouva seul avecq Seur Marie, commencea à luy lever le voile & luy commander qu’elle le regardast. Elle luy respondit que sa Reigle luy deffendoit de regarder les hommes. « C’est bien dict, ma fille », luy dist il, « mais il ne fault pas que vous estimiez qu’entre nous Religieux soyons hommes. » Par quoy Seur Marie, craingnant faillir par désobéissance, le regarda au visage ; elle le trouva si laid qu’elle pensa faire plus de pénitence que de péché à le regarder.

Le beau Père, après luy avoir dict plusieurs propos de la grande amitié qu’il luy portoit, luy voulut mettre la main au tetin, qui fut par elle repoulsé comme elle debvoit, & fut si courroucé qu’il luy dist : « Faut il qu’une Religieuse sçaiche qu’elle ait des tetins ? » Elle luy dist : « Je sçay que j’en ay, & certainement que vous ny autre n’y toucherez poinct, car je ne suis pas si jeune & ignorante que je n’entende bien ce qui est péché de ce qui ne l’est pas. »

Et, quand il veit que ses propos ne la povoient gaingner, luy en va bailler d’un autre, disant : « Hélas, ma fille, il faut que je vous déclaire mon extrême nécessité ; c’est que j’ay une maladie que tous les Médecins trouvent incurable, sinon que je me resjouisse & me joue avecq quelque femme que j’ayme bien fort. De moy, je ne vouldrois pour mourir faire ung péché mortel, mais, quand l’on viendroit jusques là, je sçay que simple fornication n’est nullement à comparer à pécher d’homicide. Par quoy, si vous aimez ma vie, en sauvant vostre conscience de crudélité, vous me la saulverez. » Elle luy demanda quelle façon de jeu il entendoit faire. Il luy dist qu’elle povoit bien reposer sa conscience sur la sienne, & qu’il ne feroit chose dont l’une ne l’autre fust chargée.

Et, pour luy monstrer le commencement du passetemps qu’il demandoit, la vint embrasser & essayer de la jetter sur ung lict. Elle, congnoissant sa meschante intention, se deffendit si bien & de paroles & de bras qu’il n’eut povoir de toucher que à ses habillemens. À l’heure, quand il veid toutes ses inventions & esforts estre tournez en riens, comme ung homme furieux & non seullement hors de conscience, mais de raison naturelle, luy meit la main soubz la robbe, & tout ce qu’il peut toucher des ongles esgratigna de telle fureur que la pauvre fille, en criant bien fort, de tout son hault tumba à terre toute esvanouye.

Et à ce cry entra l’Abbesse dans le dortouer où elle estoit, laquelle, estant à Vespres, se souvint avoir laissé ceste Religieuse seule avec le beau Père, qui estoit fille de sa niepce, dont elle eut ung scrupule en sa conscience, qui luy feit laisser Vespres & aller à la porte du dortouer escouter que l’on faisoit ; mais, oyant la voix de sa niepce, poussa la porte que le jeune Moyne tenoit.

Et, quand le Prieur veid venir l’Abbesse, en luy monstrant sa niepce esvanouye, lui dist : « Sans faulte, notre Mère, vous avez grand tort que vous ne m’avez dict les conditions de Seur Marie ; car, ignorant sa debilité, je l’ay faict tenir debout devant moy & en la chapitrant s’est esvanouye comme vous voyez. »

Ils la feirent revenir avecq vin aigre & autres choses propices, & trouvèrent que de sa cheute elle estoit blessée à la teste. Et, quand elle fut revenue, le Prieur, craingnant qu’elle comptast à sa tante l’occasion de son mal, luy dist à part : « Ma fille, je vous commande, sous peine d’inobédience & d’estre dampnée, que vous n’aiez jamais à parler de ce que je vous ay faict icy, car entendez que l’extrémité d’amour m’y a contrainct, &, puis que je voy que vous ne me voulez aymer, je ne vous en parleray jamais que ceste fois, vous asseurant que, si vous me voulez aimer, je vous feray élire Abbesse de l’une des trois meilleures Abbayes de ce Royaume. » Mais elle luy respondit qu’elle aimoit mieulx mourir en chartre perpétuelle que d’avoir jamais autre amy que Celluy qui estoit mort pour elle en la croix, avecq lequel elle aimoit mieulx souffrir tous les maulx que le Monde pourroit donner que contre luy avoir tous les biens, & qu’il n’eut plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroyt à la Mère Abbesse, mais qu’en se taisant elle s’en tairoit.

Ainsy s’en alla ce mauvais pasteur, lequel, pour se monstrer tout autre qu’il n’estoit & pour encores avoir le plaisir de regarder celle qu’il aimoyt, se retourna vers l’Abbesse, luy disant : « Ma Mère, je vous prie, faictes chanter à toutes voz filles ung Salve Regina en l’honneur de ceste vierge où j’ay mon espérance. » Ce qui fut faict, durant lequel ce regnard ne feit que pleurer, non d’autre dévotion que de regret qu’il avoit de n’estre venu au dessus de la sienne. Et toutes les Religieuses, pensans que ce fust d’amour à la Vierge Marie, l’estimoient ung sainct homme. Seur Marie, qui congnoissoit sa malice, prioit en son cueur de confondre celluy qui desprisoit tant la virginité.

Ainsy s’en alla cest hyppocrite à Sainct-Martin, auquel lieu ce meschant feu qu’il avoit en son cueur ne cessa de brusler jour & nuict & de chercher toutes les inventions possibles pour venir à ses fins, &, pour ce que sur toutes choses il craingnoit l’Abbesse, qui estoit femme vertueuse, il pensa le moyen de l’oster de ce monastère. S’en alla vers Madame de Vendosme, pour l’heure demeurant à La Fère, où elle avoit édifié & fondé ung couvent de Sainct Benoist nommé le Mont d’Olivet, &, comme celluy qui estoit le souverain Réformateur, luy donna à entendre que l’Abbesse du dict Mont Olivet n’estoit pas assez suffisante pour gouverner une telle Communauté. La bonne Dame le pria de luy en donner une autre qui fust digne de cest office, & luy, qui ne demandoit autre chose, luy conseilla de prendre l’Abbesse de Gif pour la plus suffisante qui fust en France. Madame de Vendosme incontinant l’envoya quérir & luy donna la charge de son monastère du Mont d’Olivet.

Le Prieur de Sainct-Martin, qui avoit en sa main les voix de toute la Religion, feit eslire à Gif une Abbesse à sa dévotion &, après ceste eslection, il s’en alla au dict lieu de Gif essayer encores une autre fois si par prière ou par doulceur il pourroit gaingner Seur Marie Heroet. Et, voyant qu’il n’y avoit nul ordre, retourna désespéré à son Prieuré de Sainct-Martin, auquel lieu, pour venir à sa fin & pour se venger de celle qui luy estoit trop cruelle, de paour que son affaire fust esventée, feit desrober secretement les relicques dudict Prieuré de Gif de nuict & meit à sus au Confesseur de léans, fort viel & homme de bien, que c’estoit luy qui les avoit desrobées, & pour ceste cause le meit en prison à Sainct-Martin.

Et, durant qu’il le tenoit prisonnier, suscita deux tesmoings lesquels ignoramment signèrent ce que Monsieur de Sainct-Martin leur commanda ; c’estoit qu’ils avoient veu dedans ung jardin le dict Confesseur avec Seur Marie en acte villain & deshonneste, ce qu’il voulut faire advouer au viel Religieux. Mais luy, qui sçavoit toutes les faultes de son Prieur, le supplia l’envoyer en Chappitre & que là devant tous les Religieux il diroit la vérité de tout ce qu’il en sçavoit. Le Prieur, craingnant que la justification du Confesseur fust sa condemnation, ne voulut poinct entériner ceste requeste, mais, le trouvant ferme en son propos, le traicta si mal en prison que les ungs dient qu’il y mourut, & les autres qu’il le contraingnit de laisser son habit & de s’en aller hors du Royaume de France ; quoy qu’il en soit, jamais depuis on ne le veit.

Quand le Prieur estima avoir une telle prise sur Seur Marie, s’en alla en la Religion où l’Abbesse faicte à sa poste ne le contredisoit en rien, & là commencea de vouloir user de son auctorité de Visiteur, & feit venir toutes les Religieuses, l’une après l’autre, en une chambre pour les oyr en forme de visitation &, quand ce fut au rang de Seur Marie qui avoit perdu sa bonne tante, il commencea à luy dire :

« Seur Marie, vous sçavez de quel crime vous estes accusée & que la dissimulation que vous faictes d’estre tant chaste ne vous a de rien servy, car on congnoist bien que vous estes tout le contraire. »

Seur Marie luy respondit d’un visaige asseuré : « Faictes moy venir celluy qui m’accuse, & vous verrez si devant moy il demeurera en sa mauvaise opinion. »

Il luy dist : « Il ne nous fault aultre preuve, puis que le Confesseur a esté convaincu. »

Seur Marie luy dist : « Je le pense si homme de bien qu’il n’aura poinct confessé une telle mensonge ; mais, quand ainsy seroit, faictes le venir devant moy, & je prouveray le contraire de son dire. »

Le Prieur voyant que en nulle sorte ne la povoit estonner, luy dist : « Je suis vostre Père qui desire saulver vostre honneur ; pour ceste cause je remectz ceste vérité à vostre conscience, à laquelle je adjousteray foy. Je vous demande & vous conjure sur peine de péché mortel de me dire verité, assavoir mon si vous estiez vierge quand vous fustes mise céans. »

Elle luy respondit : « Mon Père, l’aage de cinq ans que j’avois doibt estre seule tesmoing de ma virginité.

— Or bien doncques, ma fille », dist le Prieur, « depuis cest temps là avez vous poinct perdu ceste fleur ? »

Elle luy jura que non, & que jamais n’y avoit trouvé empeschement que de luy. À quoy il dist qu’il ne le pouvoit croire & que la chose gisoit en preuve.

« Quelle preuve », dist elle, « vous en plaist il faire ?

— Comme je faictz aux aultres », dist le Prieur, « car, ainsy que je suis Visiteur des âmes, aussi suis je visiteur des corps. Vos Abbesses & Prieures ont passé par mes mains ; vous ne devez craindre que je visite vostre virginité. Par quoy jectez vous sur le lict, & mettez le devant de vostre habillement sur vostre visaige. »

Seur Marie luy respondit par collère : « Vous m’avez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que j’estime plustost que vous me voulez oster ma virginité que de la visiter, par quoy entendez que jamais je ne m’y consentiray. »

Alors il luy dist qu’elle estoit excommuniée de refuser l’obédience de saincte religion &, si elle ne consentoit, qu’il la deshonoreroit en plain Chapitre & diroit le mal qu’il sçavoit d’entre elle & le Confesseur.

Mais elle d’un visaige sans paour luy respondit : « Celluy qui congnoist le cueur de ses serviteurs me rendra autant d’honneur devant luy que vous me sçauriez faire de honte devant les hommes. Par quoy, puisque vostre malice en est jusques là, j’aime mieulx qu’elle parachève sa cruaulté envers moy que le desir de son mauvais voulloir, car je sçay que Dieu est juste juge.

À l’heure il s’en alla assembler tout le Chapitre & feit venir devant luy à genoulx Seur Marie, à laquelle il dist par ung merveilleux despit :

« Seur Marie, il me desplaist que les bonnes admonitions que je vous ay données ont esté inutiles en vostre endroict, & que vous estes tumbée en tel inconvénient que je suis contrainct de vous imposer pénitence contre ma coustume. C’est que, ayant examiné vostre Confesseur sur aucuns crimes à luy imposez, m’a confessé avoir abusé de vostre personne au lieu où les tesmoings disent l’avoir veu. Parquoy, ainsy que je vous avois élevée en estat honorable & Maistresse des Novices, je ordonne que vous soyez mise non seullement la dernière de toutes, mais mengeant à terre, devant toutes les Seurs, pain & eaue jusques ad ce que l’on congnoisse votre contrition suffisante d’avoir grâce. »

Seur Marie, estant advertye par une de ses compaignes, qui entendoit toute son affaire, que, si elle respondoit chose qui despleust au Prieur, il la mectroit in pace, c’est à dire en chartre perpétuelle, endura ceste sentence, levant les œilz au ciel, priant Celluy qui a esté sa résistance contre le péché vouloir estre sa patience contre la tribulation. Encores deffendit le Prieur de Sainct-Martin que, quand sa mère ou ses parens viendroient, que l’on ne la souffrist de trois ans parler à eulx ni escrire, sinon lettres faictes en la Communauté.

Ainsy s’en alla ce malheureux homme sans plus y revenir, & fut ceste pauvre fille long temps en la tribulation que vous avez ouye. Mais sa mère, qui sur tous ses enfans l’aimoit, voyant qu’elle n’avoit plus de nouvelles d’elle, s’en émerveilla fort & dist à ung sien fils, saige & honneste Gentil homme, qu’elle pensoit que sa fille estoit morte, mais que les Religieuses pour avoir la pension annuelle luy dissimuloient, le priant en quelque façon que ce fust de trouver moien de veoir sa dicte seur.

Incontinent il s’en alla en la Religion, en laquelle on luy feit les excuses accoustumées ; c’est qu’il y avoit trois ans que sa sœur ne bougeoit du lict. Dont il ne se tint pas contant & leur jura que, s’il ne la voyoit, il passeroit pardessus les murailles & forceroit le monastère. De quoy elles eurent si grande paour qu’elles luy admenèrent sa seur à la grille, laquelle l’Abbesse tenoit de si près qu’elle ne povoit dire à son frère chose qu’elle n’entendist. Mais elle, qui estoit sage, avoit mis par escript tout ce qui est icy dessus, avecq mille autres inventions que le dict Prieur avoit trouvées pour la decepvoir, que je laisse à compter pour la longueur.

Si ne veulx je oblier à dire que, durant que sa tante estoit Abbesse, pensant qu’il fust refusé par sa laideur, feit tenter Seur Marie par ung beau & jeune Religieux, espérant que, si par amour elle obéissoit à ce Religieux, après il la pourroit avoir par craincte. Mais dans ung jardin où le dict jeune Religieux luy tint propos avecq gestes si deshonnestes que j’aurois honte de les rémémorer, la pauvre fille courut à l’Abbesse, qui parloit au Prieur, criant : « Ma mère, ce sont Diables en lieu de Religieux ceux qui nous viennent visiter. » Et à l’heure le Prieur, qui eut grande paour d’estre descouvert, commencea à dire en riant : « Sans faulte, ma Mère, Seur Marie a raison, » &, en prenant Seur Marie par la main, luy dist devant l’Abbesse : « J’avois entendu que Seur Marie parloit fort bien & avoit le langaige si à main que on l’estimoit mondaine, & pour ceste occasion je me suis contrainct contre mon naturel luy tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainsy que je trouve par escript, car d’expérience j’en suis ignorant comme le jour que je fus né &, en pensant que ma vieillesse & laideur luy faisoient tenir propos si vertueux, j’ay commandé à mon jeune Religieux de luy en tenir de semblables, à quoy vous voyez qu’elle a vertueusement resisté. Dont je l’estime si sage & vertueuse que je veulx que doresnavant elle soyt la première après vous & Maistresse des Novices, afin que son bon vouloir croisse tousjours de plus en plus en vertu. »

Cest acte icy & plusieurs autres feyt ce bon Religieux durant trois ans qu’il fut amoureux de la Religieuse, laquelle, comme j’ay dict, bailla par la grille à son frère tout le discours de sa piteuse histoire, ce que le frère porta à sa mère, laquelle toute désesperée vint à Paris, où elle trouva la Royne de Navarre, seur unique du Roy, à qui elle monstra ce piteux discours en luy disant :

« Madame, fiez vous une autre fois en voz ypocrites. Je pensoys avoir mis ma fille aux faulxbourgs & chemin de Paradis, & je l’ay mise en celluy d’Enfer, entre les mains des pires Diables qui puissent estre ; car les Diables ne nous tentent s’il ne nous plaist, & ceux cy nous veulent avoir par force où l’amour deffault. »

La Royne de Navarre fut en grande peyne, car entièrement elle se confioyt en ce Prieur de Sainct-Martin, à qui elle avoit baillé la charge des Abbesses de Montivilliers & de Caen, ses belles seurs. D’autre costé, le crime si grand luy donna telle horreur & envye de venger l’innocence de ceste pauvre fille qu’elle communiqua au Chancelier du Roy, pour lors Légat en France, de l’affaire & feit envoyer quérir le Prieur, lequel ne trouva nulle excuse, sinon qu’il avoit soixante dix ans, &, parlant à la Royne de Navarre, la pria, sur tous les plaisirs qu’elle luy vouldroit jamais faire & pour récompense de tous ses services & de tous ceux qu’il avoit desir de luy faire, qu’il luy pleust de faire cesser ce procès & qu’il confesseroit que Seur Marie Heroet estoit une perle d’honneur & de virginité.

La Royne de Navarre oyant cela, fut tant esmerveillée qu’elle ne sçeut que luy respondre, mais le laissa là, & le pauvre homme tout confus se retira en son monastère, où il ne voulut plus estre veu de personne, & ne vesquit que ung an après. Et Seur Marie Heroet, estimée comme elle debvoit par les vertuz que Dieu avoit mises en elle, fut ostée de l’Abbaye de Gif, où elle avoit eu tant de mal, & faicte Abbesse par le don du Roy de l’abbaye de Giy près de Montargis, laquelle eile réforma & vesquit comme celle qui estoit pleine de l’esperit de Dieu, le louant toute sa vie de ce qu’il luy avoit pleu luy redonner son honneur & son repos.


« Voylà, mes Dames, une histoire qui est bien pour monstrer ce que dict l’Evangille que Dieu par les choses foybles confond les fortes &, par les inutiles aux œils des hommes, la gloire de ceux qui cuident estre quelque chose & ne sont rien. Et pensez, mes Dames, que sans la grâce de Dieu il n’y a homme où l’on doibve croire nul bien, ne si sotte tentation dont avecques luy l’on n’emporte victoire, comme vous povez veoir par la confusion de celluy qu’on estimoit juste & par l’exaltation de celle qu’on vouloit faire trouver pécheresse & meschante. En cela est verisfié le dire de Nostre Seigneur : Qui se exaltera sera humilié, & qui se humiliera sera exalté.

— Hélas, » ce dist Oisille, « que ce Prieur là a trompé de gens de bien ! car j’ay veu qu’on se fioit plus en luy que en Dieu.

— Ce ne seroyt pas moy, » dist Nomerfide ; « car j’ay une si grande horreur, quand je voy ung Religieux, que seullement je ne m’y sçaurois confesser, estimant qu’ils sont pires que tous les aultres hommes & ne hantent jamais maison qu’ilz n’y laissent quelque honte ou quelque zizanie.

— Il y en a de bons, » dist Oisille, « & ne fault pas que pour les mauvais ils soient jugez, mais les meilleurs sont ceulx qui moins hantent les maisons séculières & les femmes.

— Vous dictes vray, » dist Ennasuitte, « car moins on les voyst, moins on les congnoist, & plus on les estime, pource que la fréquentation les monstre telz qu’ils sont.

— Or, laissons le moustier où il est, » dist Nomerfide, « & voyons à qui Geburon donnera sa voix.

— Ce sera, » dis-il, « à Madame Oisille, afin qu’elle die quelque chose en faveur de saincte religion.

— Nous avons tant juré, » dist Oisille, « de dire la vérité que je ne sçaurois soustenir ceste partie. Et aussy, en faisant vostre compte, vous m’avez remys en mémoire une si piteuse histoire que je suis contraincte de la dire, pource que je suis voisine du païs où de mon temps elle est advenue & afin, mes Dames, que l’ypocrisie de ceulx qui s’estiment plus religieux que les autres ne vous enchante l’entendement de sorte que vostre foy, divertie de son droit chemin, estime trouver son salut en quelque autre créature que en Celluy seul qui n’a voulu avoir compaignon nostre création & rédemption, lequel est tout puissant pour nous saulver en la vie éternelle & en ceste temporelle nous consoler & délivrer de toutes noz tribulations, congnoissant que souvent l’Ange Sathan se transforme en Ange de lumière afin que l’œil extérieur, aveugle par l’apparence de saincteté & dévotion, ne s’arreste à ce qu’il doibt fuir, il m’a semblé bon la vous racompter pource qu’elle est advenue de nostre temps :


VINGT TROISIESME NOUVELLE


La trop grande révérence qu’un Gentil homme de Périgord portoit à l’Ordre de Sainct Françoys fut cause que luy, sa femme & son petit enfant moururent misérablement.


u pays de Périgort il y avoit ung Gentil homme, qui avoit telle dévotion à Sainct François qu’il luy sembloit que tous ceulx qui portoient son habit devoient estre semblables au bon Sainct, pour l’honneur duquel il avoit faict faire en sa maison chambre & garderobe pour loger les dicts Frères, par le conseil desquelz il conduisoit toutes ses affaires, voire jusques aux moindres de son mesnage, s’estimant chemyner seurement en suyvant leur bon conseil.

Or advint ung jour que la femme du dict Gentil homme, qui estoit belle & non moins saige que vertueuse, avoit faict ung beau fils, dont l’amitié que le mary luy portoit augmenta doublement, &, pour festoyer la commère, envoya quérir un sien beau-frère. Or, ainsi que l’heure du soupper approchoit, arriva ung Cordelier, duquel je céleray le nom pour l’honneur de la Religion. Le Gentil homme fut fort aise quand il veit son Père spirituel, devant lequel il ne cachoyt nul secret, &, après plusieurs propos tenuz entre sa femme, son beau-frère & luy, se meirent à table pour soupper, durant lequel ce Gentil homme, regardant sa femme, qui avoit assez de beaulté & de bonne grace pour estre desirée d’un mary, commencea à demander tout hault une question au beau Père :

« Mon Père, est il vray que ung homme pèche mortellement de coucher avecq sa femme pendant qu’elle est en couche ? »

Le beau Père, qui avoit la contenance & la parole toute contraire à son cueur, luy respondit avecq ung visaige collère :

« Sans faulte, Monsieur, je pense que ce soyt ung des grands péchez qui se facent en mariage, & ne fusse que l’exemple de la benoiste Vierge Marie, qui ne voulut entrer au Temple jusques après les jours de sa purification, combien qu’elle n’en eust nul besoing, si ne debvriez vous jamais faillir à vous abstenir d’un petit plaisir, veu que la bonne Vierge Marie se abstenoit, pour obéyr à la Loy, d’aller au Temple où estoit toute sa consolation. Et oultre cela, Messieurs les Docteurs en médecine dient qu’il y a grand dangier pour la lignée qui en peult venir. »

Quant le Gentil homme entendit ces paroles, il en fut bien marri, car il espéroit bien que son beau Père luy bailleroit congé, mais il n’en parla plus avant. Le beau Père, durant ces propos, après avoir plus beu qu’il n’estoit besoing, regardant la Damoiselle, pensa bien en luy mesmes que, s’il en estoit le mary, il ne demanderoit poinct conseil au beau Père de coucher avecq sa femme, &, ainsy que le feu peu à peu s’allume tellement qu’il vient à embraser toute la maison, or pour ce le Frater commencea de brusler par telle concupiscence que soubdainement délibéra de venir à fin du desir que plus de trois ans durant avoit porté couvert en son cueur.

Et, après que les tables furent levées, print le Gentil homme par la main &, le menant auprès du lict de sa femme, luy dist devant elle :

« Monsieur, pour ce que je congnois bonne amour qui est entre vous & ma Damoiselle que voicy, laquelle, avecq la grande jeunesse qui est en vous, vous tourmente si fort que sans faulte j’en ay grande compassion, j’ay pensé de vous dire ung secret de nostre saincte Théologie, c’est que la loy, qui pour les abuz des mariz indiscrets est si rigoureuse, ne veult permettre que ceulx qui sont de bonne conscience comme vous soient frustrez de l’intelligence. Par quoy, Monsieur, si je vous ay dict devant les gens l’ordonnance de la sévérité de la Loy, à vous, qui estes homme saige, n’en doibtz céler la douceur. Sçachez, mon fils, qu’il y a femmes & femmes, comme aussi hommes & hommes. Premièrement, nous fault sçavoir de Madame que voicy, veu qu’il y a trois sepmaines qu’elle est accouchée, si elle est hors du flux de sang ? »

À quoy respondit la Damoiselle qu’elle estoit toute necte. « Adoncques, » dist le Cordelier, « mon filz, je vous donne congé d’y coucher sans en avoir scrupule, mais que vous me promettez deux choses », ce que le Gentil homme feit voluntiers.

« La première, » dist le beau Père, » c’est que vous n’en parlerez à nulluy, mais y viendrez secrétement ; l’autre que vous n’y viendrez qu’il ne soyt deux heures après minuict, à fin que la digestion de la bonne Dame ne soit empeschée par voz follies », ce que le Gentil homme luy promist & jura par telz sermens que celluy, qui le congnoissoit plus sot que menteur, en fut tout asseuré.

Et, après plusieurs propos, se retira le beau Père en sa chambre, leur donnant la bonne nuict avecq une grande bénédiction. Mais, en se retirant, print le Gentil homme par la main, luy disant :

« Sans faulte, Monsieur, vous viendrez, & ne ferez plus veiller la pauvre commère. »

Le Gentil homme, en la baisant, luy dist :

« M’amie, laissez moy la porte de vostre chambre ouverte », ce que entendit très bien le beau Père.

Ainsy se retira chacun en sa chambre.

Mais, si tost que le Père fut retiré, ne pensa pas à dormir ne reposer, car, incontinant qu’il n’ouït plus nul bruict en la maison, environ l’heure qu’il avoit accoustumé d’aller à Matines, s’en va le plus doulcement qu’il peut droict en la chambre, & là trouvant la porte ouverte de la chambre où le Maistre estoit actendu, va finement esteindre la chandelle & le plus tost qu’il peut se coucha auprès d’elle, sans jamais luy dire ung seul mot.

La Damoiselle, cuydant que ce fust son mary, luy dist :

« Comment, mon amy, vous avez très mal retenu la promesse que feistes hier au soir à nostre Confesseur de ne venir icy jusques à deux heures. »

Le Cordelier, plus attentif à la vie active que à la vie contemplative, avecq la craincte qu’il avoit d’estre congneu, pensa plus à satisfaire au meschant desir dont dès long temps avoit le cueur empoisonné que à luy faire nulle response, dont la Dame fut fort estonnée, &, quant le Cordelier veid approcher l’heure que le mary devoit venir, se leva d’auprès de la Damoiselle, & le plus tost qu’il peust retourna en sa chambre.

Et, tout ainsy que la fureur de la concupiscence luy avoyt osté le dormir, la craincte, qui tousjours suit la meschanceté, ne luy permist de trouver aucun repos, mais s’en alla au Portier de la maison & luy dist :

« Mon amy, Monsieur m’a commandé de m’en aller incontinant en nostre Couvent faire quelques prières où il a dévotion, par quoy, je vous prie, baillez moy ma monture & m’ouvrez la porte sans que personne en entende rien, car l’affaire est nécessaire & secrète. »

Le Portier, qui sçavoit bien que obéir au Cordelier estoit service agréable à son Seigneur, luy ouvrit secrètement la porte & le meist dehors.

En cest instant s’esveilla le Gentil homme, lequel, voyant approcher l’heure qui luy estoit donnée du beau Père pour aller veoir sa femme, se leva en sa robbe de nuict & s’en alla coucher vistement où par l’ordonnance de Dieu, sans congé d’homme, il pouvoit aller.

Et, quant sa femme l’ouït parler auprès d’elle, s’en esmerveilla si fort qu’elle luy dist, ignorant ce qui estoit passé :

« Comment, Monsieur, est ce la promesse que vous avez faicte au beau Père de garder si bien vostre santé & la mienne, de ce que non seulement vous estes venu icy avant l’heure, mais encores y retournez ? Je vous supplie, Monsieur, pensez-y. »

Le Gentil homme fut si troublé d’oyr ceste nouvelle qu’il ne peut dissimuler son ennuy & luy dist : « Quels propos me tenez vous ? Je sçay pour vérité qu’il y a trois sepmaines que je n’ay couché avecq vous, & vous me reprenez d’y venir trop souvent. Si ces propos continuent, vous me ferez penser que ma compaignie vous fasche & me contraindrez, contre ma coustume & vouloir, de chercher ailleurs le plaisir que selon Dieu je doibz prendre avecq vous. »

La Damoiselle, qui pensoyt qu’il se mocquast, luy respondit : « Je vous supplie, Monsieur, en cuidant me tromper ne vous trompez poinct, car, nonobstant que vous n’ayez parlé à moy quand vous y estes venu, si ay je bien congneu que vous y estiez. »

À l’heure le Gentil homme congneut que eulx deux estoient trompez & luy feyt grant jurement qu’il n’y estoit poinct venu, d’ont la dame print telle tristesse que avecq pleurs & larmes elle luy dist qu’il fist dilligence de sçavoir qui ce povoit estre, car en leur maison ne couchoit que le frère & le Cordelier.

Incontinent le Gentil homme, poulsé de soupson au Cordelier, s’en alla hastivement en la chambre où il avoit logé, laquelle il trouva vuide &, pour estre mieulx asseuré s’il s’en estoit fuy, envoya quérir l’homme qui gardoit sa porte & luy demanda s’il sçavoit qu’estoit devenu le Cordelier, lequel luy compta toute la vérité.

Le Gentil homme, certain de ceste meschanceté, retourna en la chambre de sa femme & luy dist : « Pour certain, m’amie, celuy qui a couché avecq vous & a faict de tant belles œuvres est nostre Père Confesseur. » La Damoiselle, qui toute sa vie avoit aimé son honneur, entra en ung tel désespoir que, obliant toute humanité & nature de femme, le supplia à genoux la venger de ceste grande injure ; par quoy soubdain, sans autre délay, le Gentil homme monta à cheval & poursuivit le Cordelier.

La Damoyselle demeura seule en son lict, n’ayant auprès d’elle conseil ne consolation que son petit enfant nouveau né. Considérant le cas horrible & merveilleux qui luy estoit advenu, sans excuser son ignorance se réputa comme coulpable & la plus malheureuse du monde, & alors elle, qui n’avoyt jamais aprins des Cordeliers sinon la confiance des bonnes œvres, la satisfaction des peschez par austérité de vie, jeûnes & disciplines, qui du tout ignoroit la grace donnée par nostre bon Dieu par le mérite de son Filz, la rémission des péchez par son sang, la réconsiliation du Père avecq nous par sa mort, la vie donnée aux pescheurs par sa seule bonté & miséricorde, se trouva si troublée en l’assault de ce désespoir, fondé sur l’énormité & gravité du péché, sur l’amour du mary & l’honneur du lignaige, qu’elle estima la mort trop plus heureuse que sa vie, &, vaincue de sa tristesse, tumba en tel désespoir qu’elle fut non seulement divertie de l’espoir que tout Chrestien doibt avoir en Dieu, mais fut du tout aliénée du sens commun, obliant sa propre nature.

Alors, vaincue de la douleur, poulsée du désespoir, hors de la congnoissance de Dieu & de soy mesmes, comme femme enragée & furieuse, print une corde de son lict & de ses propres mains s’estrangla, &, qui pis est, estant en l’agonie de ceste cruelle mort, le corps qui combatoit contre icelle se remua de telle sorte qu’elle donna du pied sur le visaige de son petit enfant, duquel l’innocence ne le peut garentir qu’il ne suyvist par mort sa doloreuse & dolente mère, mais, en mourant, feit ung tel cry que une femme qui couchoit en la chambre se leva à grande haste pour allumer la chandelle. Et à l’heure, voyant sa maistresse pendue & estrangée à la corde du lict, l’enfant estouffé & mort dessoubz ses pieds, s’en courut toute effrayée en la chambre du frère de sa maistresse, lequel elle amena pour veoir ce piteux spectacle.

Le frère, ayant mené tel deuil que peut & doit mener ung qui aime sa seur de tout son cueur, demanda à la Chambèriere qui avoit commis ung tel crime. La Chambèriere luy dist qu’elle ne sçavoit & que autre que son maistre n’estoit entré en la chambre, lequel, n’y avoit guères, en estoit party. Le frère, allant en la chambre du Gentil homme & ne le trouvant poinct, creut asseurément qu’il avoit commis le cas &, prenant son cheval sans autrement s’enquérir, courut après luy & l’attaingnit en ung chemin où il retournoit de poursuivre son Cordelier, bien dolent de ne l’avoir attrappé.

Incontinent que le frère de la Damoiselle veit son beau-frère, commencea à luy crier : « Meschant & lasche, desfendez vous, car aujourdhuy j’espère que Dieu me vengera de vous par ceste espée. » Le Gentil homme, qui se vouloit excuser, veit l’espée de son beau-frère si près de luy qu’il avoit plus besoing de se défendre que de s’enquérir de la cause de leur débat, & lors se donnèrent tant de coups & à l’un & à l’autre que le sang perdu & la lasseté les contraingnit de s’asseoir à terre, l’un d’un costé & l’autre de l’autre.

Et, en reprenant leur haleyne, le Gentil homme luy demanda : « Quelle occasion, mon frère, a converty la grande amitié que nous nous sommes tousjours portée en si cruelle bataille ? »

Le beau-frère luy respondit : « Mais quelle occasion vous a meu de faire mourir ma seur, la plus femme de bien qui oncques fut, & encores si meschamment que, soubz couleur de vouloir coucher avecq elle, l’avez pendue & estranglée à la corde de vostre lict ? »

Le Gentil homme, entendant ceste parole, plus mort que vif, vint à son frère &, l’embrassant, luy dist :

« Est il bien possible que vous ayez trouvé vostre seur en l’estat que vous dictes ? »

Et, quant le frère l’en asseura : « Je vous prie, mon frère, » dist le Gentil homme, « que vous oyez la cause pour laquelle je me suis party de la maison, » & à l’heure il luy feit le compte du meschant Cordelier, d’ont le frère fut fort estonné & encores plus marry de ce que contre raison il l’avoit assailly, &, en luy demandant pardon, luy dist : « Je vous ay faict tort, pardonnez moy. »

Le Gentil homme luy respond : « Sy je vous ay faict tort, j’en ay ma pugnition, car je suis si blessé que je n’espère jamais en eschaper. »

Le [beau-frère du] Gentil homme essaya de le remonter à cheval le mieus qu’il put & le ramena en sa maison, où le lendemain il trespassa & dist & confessa devant tous les parens du dict Gentil homme que luy mesmes estoit cause de sa mort.

Mais icelluy Gentil homme, pour satisfaire à la Justice, fut conseillé d’aller demander sa grace au Roy Françoys, premier de ce nom, par quoy, après avoir faict enterrer honorablement mary, femme & enfant, s’en alla le sainct vendredy pourchasser sa rémission à la Court, & la rapporta Maistre François Olivier, lequel l’obtint pour le pauvre beau-frère, estant iceluy Olivier Chancelier d’Alençon, & depuis par ses vertuz esleu du Roy pour Chancellier de France.


« Mes Dames, je crois que, après avoir entendu ceste histoire très véritable, il n’y a aucunes de vous qui ne pense deux fois à loger tels pellerins en sa maison, & sçaurez qu’il n’y a plus dangereux venin que celluy qui est dissimulé.

— Pensez, » dist Hircan, « que ce mary estoit ung bon sot d’amener ung tel galland soupper auprès d’une si belle & honneste femme.

— J’ay veu le temps, » dist Geburon, « que en nostre pays il n’y avoit maison où il n’y eust chambre dédiée pour les beaux Pères, mais maintenant ilz sont tant congncuz qu’on les craint plus que advanturiers.

— Il me semble, » dist Parlamente, « que une femme estant dans le lict, si ce n’est pour luy administrer les sacrements de l’Église, ne doibt jamais faire entrer Prebstre en sa chambre &, quand je les y appelleray, on me pourra bien juger en danger de mort.

— Si tout le monde estoit ainsi austère que vous, » dist Ennasuite, « les pauvres Prebstres seroient pis qu’excommuniez d’estre séparez de la veue des femmes.

— N’en ayez poinct de paour, » dist Saffredent, « car ils n’en auront jamais faulte.

— Comment, » dist Simontault, « ce sont ceulx, qui par mariage nous lient aux femmes, qui essayent par leur meschanceté à nous en deslier & faire rompre le serment qu’ils nous ont faict faire.

C’est grande pitié, » dist Oisille, « que ceulx qui ont l’administration des Sacremens en jouent ainsy à la pelotte ; on les debvroit brusler tout en vie.

— Vous feriez bien mieux de les honorer que de les blasmer, » dist Saffredent, « & de les flatter que de les injurier, car ce sont ceulx qui ont puissance de brusler & deshonorer les autres, par quoy sinite eos, & sçachons qui aura la voix d’Oisille.

— Je la donne, » dist-elle, « à Dagoucin, car je le voys entrer en contemplation telle qu’il me semble préparé à dire quelque bonne chose.

— Puis que je ne puis ne n’ose respondre, » dist Dagoucin, « à tout le moins parleray je d’un à qui telle cruauté porta nuisance & puis profit. Combien que Amour s’estime tant fort & puissant qu’il veult aller tout nud, & luy est chose très ennuyeuse & à la fin importable d’estre couvert, si est ce, mes Dames, que bien souvent ceux qui, pour obéir à son conseil, s’advancent trop de le descouvrir, s’en trouvent mauvais marchans, comme il advint à ung Gentil homme de Castille, duquel vous orrez l’histoire :


VINGT QUATRIESME NOUVELLE


Elisor, pour s’estre trop avancé de découvrir son amour à la Royne de Castille, fut si cruellement traité d’elle, en l’éprouvant, qu’elle luy apporta nuysance, puis profit.


n la Maison du Roy & Royne de Castille, desquels les noms ne seront dicts, y avoit ung Gentil homme si parfaict en toutes beaultez & bonnes conditions qu’il ne trouvoit poinct son pareil en toutes les Espaignes. Chacun avoit ses vertuz en admiration, mais encore plus son estrangeté, car l’on ne congneut jamais qu’il aimast ne print aucune Dame. Et si y en avoit en la Court en très grand nombre qui estoient dignes de faire brusler sa glace, mais il n’y en eut poinct qui eust la puissance de prendre ce Gentil homme, lequel avoit nom Elisor.

La Royne, qui estoit femme de grande vertu, mais non du tout exempte de la flamme qui moins est congneue & plus brusle, regardant ce Gentil homme qui ne servoit nulle de ses Femmes, s’en esmerveilla, & ung jour luy demanda s’il estoit possible qu’il aimast aussi peu qu’il en faisoit le semblant.

Il luy respondit que, si elle voyoit son cueur comme sa contenance, elle ne luy feroit poinct ceste question. Elle, desirant sçavoir ce qu’il vouloit dire, le pressa si fort qu’il confessa qu’il aimoit une Dame qu’il pensoit estre la plus vertueuse de toute la Chrestienté. Elle feit tous ses efforts, par prières & commandemens, de vouloir sçavoir qui elle estoit, mais il ne fut poinct possible, d’ont elle feit semblant d’estre fort courroucée & jura qu’elle ne parleroit jamais à luy s’il ne luy nommoit celle qu’il aimoit tant, d’ont il fut si fort ennuyé qu’il fut contrainct de luy dire qu’il aimoit autant mourir s’il falloit qu’il luy confessast ; mais, voyant qu’il perdoit sa veue et bonne grace par faulte de dire une verité tant honneste qu’elle ne debvoit estre mal prise de personne, luy dist avecq grande craincte :

« Ma Dame, je n’ay la force ny la hardiesse de le vous dire, mais, la première fois que vous irez à la chasse, je la vous feray veoir & suis seur que vous jugerez que c’est la plus belle & parfaicte Dame du monde. » Ceste response fut cause que la Royne alla plus tost à la chasse qu’elle n’eust faict.

Elisor, qui en fut adverty, s’appresta pour l’aller servir comme il avoit accoustumé & feit faire ung grand mirouer d’acier, en façon de hallecret, &, l’ayant mis devant son estomach, le couvrit très bien d’ung manteau de frise noire, qui estoit tout bordé de canetille & d’or frisé bien richement. Il estoit monté sur un cheval maureau, fort bien enharnaché de tout ce qui estoit nécessaire à cheval, &, quelque métal qu’il y eust, estoyt tout d’or, esmaillé de noir, à ouvraige de Moresque. Son chappeau estoit de soye noire, sur lequel estoit attachée une riche enseigne, où y avoit pour devise ung Amour couvert par Force, tout enrichi de pierreries. L’espée & le poignard n’estoient moins beaulx & bien faicts, ne de moins bonnes devises. Bref, il estoit fort bien en ordre & encores plus adroict à cheval, & le sçavoit si bien mener que tous ceux qui le voyoient laissoient le passetemps de la chasse pour regarder les courses & les sauts que faisoit faire Elisor à son cheval.

Après avoir conduict la Royne jusques au lieu où estoient les toilles, en telles courses & grands saults comme je vous ay dict, commencea à descendre de son gentil cheval, & vint pour prendre la Royne & la descendre de dessus sa hacquenée. Et, ainsi qu’elle luy tendoit les bras, il ouvrit son manteau de devant son estomach &, la prenant entre les siens, luy monstrant son hallecret de mirouer, luy dist : « Ma Dame, je vous supplie de regarder icy », &, sans attendre response, la meist doulcement à terre.

La chasse finée, la Royne retourna au Chasteau sans parler à Elisor, mais, après soupper, elle l’appela, luy disant qu’il estoit le plus grand menteur qu’elle avoit jamais veu, car il luy avoit promis de luy monstrer à la chasse celle qu’il aymoit le plus, ce qu’il n’avoit faict, par quoy elle avoit délibéré de ne faire jamais estime ne cas de luy.

Elisor, ayant paour que la Royne n’eust pas entendu ce qu’il luy avoit dict, luy respondit qu’il n’avoit failly à son commandement, car il luy avoit monstré non la femme seulement, mais la chose du monde qu’il aimoit le plus.

Elle, faisant la mescongneue, luy dict qu’elle n’avoit poinct entendu qu’il luy eust monstré une seule de ses Femmes.

« Il est vray, ma Dame, » dist Elisor ; « mais qui vous ay je monstré en vous descendant de cheval ?

— Rien, » dist la Royne, « sinon ung mirouer devant vostre estomach.

— En ce mirouer, qu’est ce que vous avez veu, » dist Elisor ?

— « Je n’y ay veu que moy seule, » respondit la Royne.

Elisor luy dist : « Doncques, ma Dame, pour obéir à vostre commandement, vous ay je tenu promesse, car il n’y a ne aura jamais aultre imaige en mon cueur que celle que vous avez veue au dehors de mon estomach, & ceste là seule veulx-je aymer, révérer & adorer, non comme femme, mais comme mon Dieu en Terre, entre les mains de laquelle je mects ma mort & ma vie, vous suppliant que ma parfaicte & grande affection, qui a esté ma vie tant que je l’ay portée couverte, ne soit ma mort en la descouvrant. Et, si ne suis digne d’estre de vous regardé ny accepté pour serviteur, au moins souffrez que je vive, comme j’ay accoustumé, du contentement que j’ay d’ont mon cueur a osé choisir pour le fondement de son amour ung si parfaict & digne lieu, duquel je ne puis avoir autre satisfaction que de sçavoir que mon amour est si grande & parfaicte que je me doibve contenter d’aimer seulement, combien que jamais je ne puisse estre aimé. Et, s’il ne vous plaist par la congnoissance de ceste grande amour m’avoir plus aggréable que vous n’avez accoustumé, au moins ne m’ostez pas la vie, qui consiste au bien que j’ay de vous veoir comme j’ay accoustumé. Car je n’ay de vous nul bien que autant qu’il en fault pour mon extrême nécessité &, si j’en ay moins, vous en aurez moins de serviteurs en perdant le meilleur & le plus affectionné que vous eustes oncques ny pourriez jamais avoir. »

La Royne, ou pour se monstrer autre qu’elle n’estoit, ou pour expérimenter à la longue l’amour qu’il luy portoit, ou pour en aimer quelque autre qu’elle ne vouloit laisser pour luy, ou bien le réservant, quand celuy qu’elle aimoit feroit quelque faulte, pour luy bailler sa place, dist d’un visage ne courroucé ne content :

« Elisor, je ne vous diray poinct, comme ignorant l’auctorité d’Amour, quelle follie vous a esmeu de prendre une si haulte & difficile opinion que de m’aimer, car je sçay que le cueur de l’homme est si peu à son commandement qu’il ne le faict pas aimer & haïr où il veult ; mais, pource que vous avez si bien couvert vostre opinion, je desire sçavoir combien il y a que vous l’avez prinse. »

Elisor, regardant son visaige tant beau & voyant qu’elle s’enquéroit de sa malladie, espéra qu’elle luy vouloit donner quelque remède. Mais, voyant sa contenance si grave & si sage qui l’interrogeoit, d’autre part tumboit en une craincte, pensant estre devant le juge dont il doubtoit sentence estre contre luy donnée. Si est ce qu’il luy jura que ceste amour avoit prins racine en son cueur dès le temps de sa grande jeunesse, mais qu’il n’en avoit senty nulle peine sinon depuis sept ans ; non peine, à dire vray, mais une malladie donnant tel contantement que la guarison estoit la mort.

« Puis qu’ainsy est, » dist la Royne, « que vous avez desja expérimenté une si longue fermeté, je ne doibz estre moins legière à vous croire que vous avez esté à me dire vostre affection. Par quoy, s’il est ainsi que vous dictes, je veulx faire telle preuve de la vérité que je n’en puisse jamais douter &, après la preuve de la peine faicte, je vous estimeray tel envers moy que vous mesmes jurez estre, &, vous cognoissant tel que vous dictes, vous me trouverez telle que vous desirez. »

Elisor la supplia de faire de luy telle preuve qu’il luy plairoit, car il n’y avoit chose si difficile qui ne luy fust très aisée pour avoir cest honneur qu’elle peust congnoistre l’affection qu’il luy portoit, la suppliant de rechef de luy commander ce qu’il luy plairoit qu’il feist.

Elle luy dist : « Elisor, si vous m’aimez autant comme vous dictes, je suis seure que pour avoir ma bonne grace rien ne vous sera fort à faire. Par quoy je vous commande, sur tout le desir que vous avez de l’avoir & craincte de la perdre, que, dès demain au matin, sans plus me veoir vous partiez de ceste compagnie & vous alliez en lieu où vous n’aurez de moy, ne moy de vous, une seule nouvelle, jusque d’huy en sept ans. Vous qui avez passé sept ans en cest amour, sçavez bien que vous m’aimez, mais, quand j’auray faict pareille expérience sept ans durans, je sçauray à l’heure & je croiray ce que vostre parole ne me peut faire croire ne entendre. »

Elisor, oyant ce cruel commandement, d’un costé doubta qu’elle le vouloit esloingner de sa presence &, de l’autre costé, espérant que la preuve parleroit mieux pour luy que sa parole, accepta son commandement et luy dist :

« Si j’ay vescu sept ans sans nulle espérance, portant ce feu couvert, à ceste heure qu’il est congneu de vous, passeray je ces sept ans en meilleure patience & espérance que je n’ay faict les autres. Mais, Madame, obéissant à vostre commandement par lequel je suis privé de tout le bien que j’avois en ce monde, quelle espérance me donnez vous au bout des sept ans de me recongnoistre pour fidèle et loyal serviteur ? »

La Royne luy dist, tirant ung anneau de son doigt : « Voilà ung anneau que je vous donne. Couppons le tous deux par la moictié ; j’en garderay l’une & vous l’autre à fin que, si le long temps avoit puissance de m’oster la memoire de vostre visaige, je vous puisse congnoistre par ceste moictié d’anneau semblable à la mienne. »

Elisor print l’anneau & le rompit en deux, & en bailla une moictié à la Royne & retint l’autre, & en prenant congé d’elle, plus mort que ceux qui ont rendu l’ame, s’en alla en son logis donner ordre à son partement, ce qu’il feit en telle sorte qu’il envoya tout son train en sa maison, & luy seul s’en alla avecq ung Varlet en ung lieu si solitaire que nul de ses parens & amis durant les sept ans n’en peut avoir nouvelles.

De la vie qu’il mena durant ce temps & de l’ennuy qu’il porta pour ceste absence ne s’en peut rien sçavoir, mais ceux qui aiment ne le peuvent ignorer. Au bout des sept ans, justement ainsy que la Royne alloit à la messe, vint à elle ung Hermite portant une grande barbe, qui, en luy baisant la main, luy presenta une requeste qu’elle ne regarda soubdainement, combien qu’elle avoit accoustumé de prendre de sa main toutes les requestes qu’on luy présentoit, quelque pauvres que ce fussent.

Ainsy qu’elle estoit à moictié de la messe, ouvrit sa requeste, dans laquelle trouva la moictié de l’anneau qu’elle avoit baillé à Elisor, dont elle fut fort esbahye & non moins joyeuse. Et, avant lire ce qui estoit dedans, commanda soubdain à son Aumosnier qu’il luy feist venir ce grand hermite qui luy avoit présenté la requeste.

L’Aumosnier le chercha par tous costez, mais il ne fut possible d’en sçavoir nouvelles, sinon que quelcun luy dist l’avoir veu monter à cheval, mais il ne sçavoit quel chemin il prenoit.

En attendant la response de l’Aumosnier, la Royne leut la requeste, qu’elle trouva estre une Epistre aussi bien faicte qu’il estoit possible, &, si n’estoit le desir que j’ay de la vous faire entendre, je ne l’eusse jamais osé traduire, vous priant de penser, mes Dames, que la grace & langage Castillan est sans comparaison mieulx déclarant ceste passion que ung autre. Si est ce que la substance en est telle :

Le temps m’a faict par sa force & puissance
Avoir d’amour parfaicte congnoissance ;
Le temps après m’a esté ordonné,
Et tel travail durant ce temps donné
Que l’incrédule a par le temps peu veoir
Ce que l’amour ne luy a faict sçavoir ;
Le temps, lequel avoit faict l’amour maistre
Dedans mon cueur, l’a montrée en fin estre
Tout tel qu’il est, par quoy, en le voyant,
Ne l’ai cogneu tel comme en le croyant ;
Le temps m’a faict veoir sur quel fondement
Mon cueur vouloit aimer si fermement ;
Ce fondement estoit vostre beaulté,
Soubz qui estoit couverte cruaulté ;
Le temps m’a faict veoir beaulté estre rien,
Et cruaulté cause de tout mon bien,
Par qui je fus de la beaulté chassé
Dont le regard j’avois tant pourchassé.
Ne voyant plus vostre beaulté tant belle,
J’ay mieulx senty vostre rigueur rebelle.
Je n’ay laissé vous obéyr pourtant,
Dont je me tiens très heureux & content,
Veu que le temps, cause de l’amitié,
A eu de moy par sa longueur pitié,
En me faisant ung si honneste tour

Que je n’ay eu desir de ce retour,
Fors seulement pour vous dire en ce lieu
Non ung bonjour, mais ung parfaict adieu.
Le temps m’a faict veoir amour pauvre & nu
Tout tel qu’il est & d’ont il est venu,
Et par le temps j’ay le temps regretté
Autant ou plus que l’avois soubhaicté,
Conduict d’amour qui aveugloit mes sens,
Dont rien de luy, fors regret, je ne sens.
Mais en voyant cest amour decepvable,
Le temps m’a faict veoir l’amour veritable,
Que j’ay congneu en ce lieu solitaire,
Où par sept ans m’a fallu plaindre & taire.
J’ay par le temps congneu l’amour d’en hault,
Lequel estant congneu, l’autre deffault ;
Par le temps suys du tout à luy rendu,
Et par le temps de l’autre desfendu.
Mon cueur & corps luy donne en sacrifice
Pour faire à luy & non à vous service.
En vous servant rien m’avez estimé,
Et j’ay le rien, en offensant, aimé.
Mort me donnez pour vous avoir servie ;
En le fuyant il me donne la vie.
Or par ce temps amour plein de bonté
À l’autre amour si vaincu & dompté
Que mis à rien est retourné à vent,
Qui fut pour moy trop doulx & decepvant.
Je le vous quicte & rends du tout entier,
N’ayant de vous ne de luy nul mestier,
Car l’autre amour parfaicte & pardurable
Me joinct à luy d’un lien immuable.
À luy m’en vois ; là me veulx asservir,
Sans plus ne vous, ne vostre Dieu servir.
Je prends congé de cruaulté, de peine
Et du torment, du desdaing, de la haine,

Du feu bruslant dont vous estes remplye
Comme en beauté très parfaicte acomplye.
Je ne puis mieulx dire adieu à tous maux,
À tous malheurs & douloureux travaux,
Et à l’enfer de l’amoureuse flamme
Qu’en ung seul mot vous dire : Adieu, Madame,
Sans nul espoir, où que soye ou soyez,
Que je vous voye ne que vous me voyez.


Ceste Epistre ne fut pas leue sans grandes larmes & estonnemens, accompaignez de regrets incroïables, car la perte qu’elle avoit faicte d’un serviteur remply d’une amour si parfaicte debvoit estre estimée si grande que nul trésor, ny mesme son royaulme, ne luy povoient oster le tiltre d’estre la plus pauvre & misérable Dame du monde pour ce qu’elle avoit perdu ce que tous les biens du monde ne povoient recouvrer. Et, après avoir achevé d’oyr la messe & retourné en sa chambre, feit ung tel dueil que sa cruaulté meritoit, & n’y eut montaigne, roche, ne forest où elle n’envoyast chercher cest Hermite ; mais Celluy qui l’avoit retiré de ses mains le garda d’y retumber & le mena plus tost en Paradis qu’elle n’en sçeut avoir nouvelle en ce monde.


« Par ceste exemple ne doibt le serviteur confesser ce qui luy peult nuire & en rien ayder. Et encores moins, mes Dames, par incrédulité debvez vous demander preuve si difficile que, en ayant la preuve, vous perdiez le serviteur.

— Vrayement, Dagoucin, » dist Geburon, « j’avois toute ma vie oy estimer la Dame à qui le cas est advenu la plus vertueuse du monde, mais maintenant je la tiens la plus cruelle que oncques fut.

— Toutesfois, » dist Parlamente, « il me semble qu’elle ne luy faisoit poinct de tort de vouloir esprouver sept ans s’il aimoit autant qu’il luy disoit, car les hommes ont tant accoustumé de mentir en pareil cas que, avant que s’y fier, si fier il s’y fault, on n’en peult faire trop longue preuve.

— Les Dames, » dist Hircan, « sont bien plus saiges qu’elles ne souloyent, car en sept jours de preuve elles ont autant de seureté d’un serviteur que les autres avoient par sept ans.

— Si en a il, » dist Longarine, « en ceste compaignie que l’on a aimée plus de sept ans à toutes preuves de harquebuse ; encores n’a l’on sçeu gaingner leur amitié.

— Par Dieu, » dist Simontault, « vous dictes vray, mais aussi les doibt on mettre au ranc du vieil temps, car au nouveau ne seroient-elles point reçeues.

— Encores, » dist Oisille, « fut bien tenu ce Gentil homme à la Dame, par le moyen de laquelle il retourna entièrement son cueur à Dieu.

— Ce luy fut grand heur, » dist Saffredent, « de trouver Dieu par les chemins, car, veu l’ennuy où il estoit, je m’esbahis qu’il ne se donna au Diable. »

Ennasuitte luy dist : « Et quand vous avez esté mal traicté de vostre Dame, vous estes vous donné à ung tel maistre ?

— Mil & mil fois m’y suis donné, » dist Saffredent ; « mais le Diable, voyant que tous les tormens d’Enfer ne m’eussent sçeu faire pis que ceulx qu’elle me donnoyt, ne me daigna jamais prendre, sçachant qu’il n’est poinct Diable plus importable que une Dame bien aymée & qui ne veult poinct aymer.

— Si j’estois comme vous, » dist Parlamente à Saffredent, « avecq telle opinion que vous avez je ne servirois femme.

— Mon affection est tousjours telle, » dist Saffredent, « & mon erreur si grande que, là où je ne puis commander, encores me tiens je très heureux de servir, car la malice des Dames ne peut vaincre l’amour que je leur porte. Mais je vous prie, dictes moy en vostre conscience, louez vous ceste Dame d’une si grande rigueur ?

— Ouy, » dist Oysille, « car je croy qu’elle ne vouloyt estre aymée ny aimer.

— Si elle avoit ceste volunté, » dist Simontault, « pourquoy luy donnoit elle quelque espérance après les sept ans passez ?

— Je suis de vostre opinion, » dist Longarine, « car celles qui ne veulent poinct aymer ne donnent nulle occasion de continuer l’amour qu’on leur porte.

— Peut estre, » dist Nomerfide, « qu’elle en aimoit quelque autre, qui ne valoit pas cest honneste homme là, & que pour ung pire elle laissa le meilleur.

— Par ma foy, » dist Saffredent, « je pense qu’elle faisoit provision de luy pour le prendre à l’heure qu’elle laisseroit celuy que pour lors elle aimoit le mieux.

— Je voy bien, » dist Oisille, « que tant plus nous mettrons ces propos en avant, & plus ceux qui ne veulent estre mal traictez diront de nous le pis qu’il leur sera possible, par quoy je vous prie, Dagoucin, donnez vostre voix à quelqu’une.

— Je la donne, » dist-il, « à Longarine, estant asseuré qu’elle nous en dira quelqu’une qui ne sera poinct mélencolique, & si n’espargnera homme ne femme pour dire verité.

— Puis que vous m’estimez si véritable, » dist Longarine, « je prendray la hardiesse de racompter ung cas advenu à un bien grand Prince, lequel passe en vertu tous les autres de son temps. Et vous direz que la chose dont on doibt moins user sans extrême nécessité, c’est de mensonge ou dissimulation, qui est ung vice laid & infame, principallement aux Princes & grands Seigneurs, en la bouche & contenance desquels la vérité est mieux séante que en nul autre. Mais il n’y a si grand Prince en ce monde, combien qu’il eust tous les honneurs & richesses qu’on sçauroit desirer, qui ne soit subject à l’empire & tyrannie d’Amour, & semble que plus le Prince est noble & de grand cueur, plus Amour faict son effort pour l’asservir soubz sa forte main, car ce glorieux Dieu ne tient compte des choses communes & ne prend plaisir sa majesté que à faire tous les jours miracles, comme d’affoiblir les forts, fortifier les foibles, donner intelligence aux ignorans, oster le sens aux plus sçavans, favoriser aux passions, destruire la raison, & l’amoureuse Divinité prend plaisir en telles mutations. Et, pource que les Princes n’en sont exemptz, aussi ne sont ils [quictes] de nécessité ; or, s’ils ne sont quictes de la nécessité en laquelle les met le desir de la servitude d’Amour, par force leur est non seulement permis d’user de mensonge, hypocrisie & fiction, qui sont les moyens de vaincre leurs ennemis, selon la doctrine de Maistre Jehan de Mehun. Or, puis que en tel acte est louable à ung Prince la condition qui en tous autres est à désestimer, je vous racompteray les inventions d’un jeune Prince, par lesquelles il trompa ceux qui ont accoustumé de tromper tout le monde :


VINGT CINQUIESME NOUVELLE


Un jeune Prince, souz couleur de visiter son Avocat & communiquer de ses affaires avec luy, entreteint si paisiblement sa femme qu’il eut d’elle ce qu’il en demandoit.


n la Ville de Paris y avoit ung Advocat plus estimé que nul autre de son estat, &, pour estre cherché d’un chacun à cause de sa suffisance, estoit devenu le plus riche de tous ceux de sa robbe. Mais, voyant qu’il n’avoit eu nulz enfans de sa première femme, espéra d’en avoir d’une seconde, &, combien que son corps fust vicieux, son cueur ne son espérance n’estoient point morts, par quoy il alla choisir une des plus belles filles qui fût dedans la Ville, de l’aage de dix huit à dix neuf ans, fort belle de visage & de teinct, & encores plus de taille & d’embonpoint, laquelle il aima & traicta le mieulx qu’il luy fut possible ; mais si n’eut elle de luy non plus d’enfans que la première, dont à la longue elle se fascha. Par quoy la jeunesse, qui ne peut souffrir ung ennuy, luy feit chercher récréation ailleurs qu’en sa maison, & alla aux dances & bancquetz, toutesfois si honnestement que son mary n’en povoit prendre mauvaise opinion, car elle estoit tousjours en la compaignie de celles à qui il avoit fiance.

Ung jour qu’elle estoit à une nopce, s’y trouva ung bien grand Prince qui, en me faisant le compte, m’a deffendu de le nommer. Si vous puis je bien dire que c’estoit le plus beau & de la meilleure grace qui ayt esté devant, ne qui, je croys, sera après en ce Royaume.

Ce Prince voyant ceste jeune & belle Dame de laquelle les œilz & contenance le convièrent à l’aimer, vint parler à elle d’un tel langaige & de telle grace qu’elle eust voluntiers commencé ceste harangue. Ne luy dissimula point que de long temps elle avoit en son cueur l’amour dont il la prioit, & qu’il ne se donnast point de peine pour la persuader à une chose où par la seule veue Amour l’avoit faict consentir. Ayant ce jeune Prince par la naïveté d’Amour ce qui méritoit bien estre acquis par le temps, mercia Dieu qui luy favorisoit, & depuis ceste heure là pourchassa si bien son affaire qu’ilz accordèrent ensemble le moyen comme ilz se pourroient veoir hors de la veue des autres.

Le lieu & le temps accordez, le jeune Prince ne faillit à s’y trouver &, pour garder l’honneur de sa Dame, y alla en habit dissimulé, mais, à cause des mauvais garsons qui couroient la nuict par la Ville auxquels il ne se vouloit faire congnoistre, print en sa compaignie quelques Gentils hommes auxquels il se fioit. Et au commencement de la rue où elle demeuroit les laissa, disant : « Si vous n’oyez poinct de bruict dedans un quart d’heure, retirez vous en voz logis, & sur les trois ou quatre heures revenez icy me quérir », ce qu’ils feirent &, n’oyans nul bruict, se retirèrent.

Le jeune Prince s’en alla tout droict chez son Advocat, & trouva la porte ouverte comme on luy avoit promis. Mais, en montant le degré, rencontra le mary qui avoit en sa main une bougie, duquel il fut plus tost veu qu’il ne le peut adviser. Toutesfois Amour, qui donne entendement & hardiesse où il baille les necessitez, feit que le jeune Prince s’en vint tout droict à luy & luy dist :

« Monsieur l’Advocat, vous sçavez la fiance que moy & tous ceulx de ma Maison avons eue en vous & que je vous tiens de mes meilleurs & fidelles serviteurs. J’ay bien voulu venir icy vous visiter privément, tant pour vous recommander mes affaires que pour vous prier de me donner à boire, car j’en ay grand besoing, & de ne dire à personne du monde que je soye icy venu, car de ce lieu m’en fault aller en ung aultre où je ne veux estre congneu. »

Le bon homme Advocat fut tant aise de l’honneur que ce Prince luy faisoit de venir ainsi privément en sa maison qu’il le mena en sa chambre & dist à sa femme qu’elle apprestast la collation des meilleurs fruicts & confitures qu’elle eût, ce qu’elle feit très voluntiers, & apporta la plus honneste qu’il luy fut possible.

Et, nonobstant que l’habillement qu’elle portoit d’un couvrechef & manteau la monstrast plus belle qu’elle n’avoit accoustumé, si ne feit pas le jeune Prince semblant de la regarder ne congnoistre, mais parloit tousjours à son mary de ses affaires comme à celuy qui les avoit manyées de longue main. Et, ainsy que la Dame tenoit à genoux les confitures devant le Prince & que le mary alla au buffet pour luy donner à boire, elle luy dist que, au partir de la chambre, il ne faillist d’entrer en une Garderobbe, à main droicte, où bien tost après elle le iroit veoir.

Incontinent après qu’il eust beu remercia l’Advocat, lequel le vouloit à toutes forces accompaigner, mais il l’asseura que là où il alloit n’avoit que faire de compaignie &, en se retournant devers sa femme, luy dist :

« Aussy je ne vous veulx faire tort de vous oster ce bon mary, lequel est de mes antiens serviteurs. Vous estes si heureuse de l’avoir que vous avez bien occasion d’en louer Dieu & de le bien servir & obéyr, & en faisant du contraire seriez bien malheureuse. »

En disant ces honnestes propos, s’en alla le jeune Prince &, fermant la porte après soy pour n’estre suivy au degré, entra dedans la Garderobbe, où, après que le mary fut endormy, se trouva la belle Dame, qui le mena dedans ung Cabinet le mieux en ordre qu’il estoit possible, combien que les deux plus belles imaiges qui y fussent estoient luy & elle en quelques habillemens qu’ils se voulsissent mettre, & là je ne faitz doubte qu’elle ne luy tint toutes ses promesses.

De là se retira à l’heure qu’il avoit dict à ses Gentilz hommes, lesquelz il trouva au lieu où il leur avoit commandé de l’attendre.

Et, pource que ceste vie dura assez longuement, choisit le jeune Prince ung plus court chemin pour y aller, c’est qu’il passoit par ung Monastère de Religieux, & avoit si bien faict envers le Prieur que tousjours environ minuict le portier luy ouvroit la porte, & pareillement quand il s’en retournoit. Et, pource que la maison où il alloit estoit près de là, ne menoit personne avecq luy.

Et, combien qu’il menast la vie que je vous dy, si estoit il Prince craignant & aimant Dieu, & ne failloit jamais, combien que à l’aller il ne s’arrestast point, de demeurer au retour long temps en oraison en l’église, qui donna grande occasion aux Religieux, qui, entrans & saillans de Matines, le voyoient à genoux, d’estimer que ce fust le plus sainct homme du monde.

Ce Prince avoit une seur qui frequentoit fort ceste Religion, &, comme celle qui aimoit son frère plus que toutes les créatures du monde, le recommandoit aux prières d’ung chacun qu’elle pouvoit congnoistre bon, &, ung jour qu’elle le recommandoit affectueusement au Prieur de ce Monastère, il luy dist : « Hélas, Madame, qui est ce que vous me recommandez ? Vous me parlez de l’homme du monde aux prières du quel j’ay plus grande envie d’estre recommandé, car, si cestuy là n’est sainct & juste, » allégant le passaige que Bien heureux est qui peut mal faire & ne le faict pas, « je n’espère pas d’estre trouvé tel. »

La seur, qui eut envie de sçavoir quelle congnoissance ce beau Père avoit de la bonté de son frère, l’interrogea si fort que, en luy baillant ce secret soubz le voile de confession, luy dist :

« N’est ce pas une chose admirable que de veoir ung Prince jeune & beau laisser les plaisirs & son repos pour venir bien souvent oyr nos Matines, non comme Prince cherchant l’honneur du monde, mais comme ung simple Religieux vient tout seul se cacher en une de noz chapelles. Sans faulte ceste bonté rend les Religieux & moy si confuz que auprès de luy ne sommes dignes d’estre appellez Religieux. »

La seur qui entendit ces paroles ne sçeut que croire, car, nonobstant que son frère fust bien mondain, si sçavoit elle qu’il avoit la conscience très bonne, la foy & l’amour en Dieu bien grande, mais de chercher superstitions ne cérémonies aultres que ung bon Chrestien doibt faire ne l’en eust jamais soupçonné. Par quoy elle s’en vint à luy & luy compta la bonne opinion que les Religieux avoient de luy, dont il ne se peut garder de rire avecq ung visage tel qu’elle, qui le congnoissoit comme son propre cueur, congneut qu’il y avoit quelque chose cachée soubz sa dévotion & ne cessa jamais qu’il ne luy eust dict la verité, ce qu’elle m’a faict mettre icy en escript, afin que vous congnoissiez, mes Dames, qu’il n’y a malice d’Advocat ne finesse de Religieux que Amour, en cas de nécessité, ne face tromper par ceux qui n’ont aultre expérience que de bien aymer, &, puis qu’Amour sçait tromper les trompeurs, nous aultres, simples & ignorans, le devons bien craindre.


— Encores, » dist Geburon, « que je me doubte bien qui c’est, si faut il que je dye qu’il est louable en ceste chose, car l’on veoit peu de grans Seigneurs qui se soulcient de l’honneur des femmes, ny du scandale public, mais qu’ils ayent leur plaisir, & souvent sont contens que l’on pense pis qu’il n’y a.

— Vrayement, » dist Oisille, « je voudrois que tous les jeunes Seigneurs y prinssent exemple, car le scandale est souvent pire que le péché.

— Pensez, » dist Nomerfide, « que les prières qu’il faisoit au Monastere où il passoit estoient bien fondées.

— Si n’en debvez-vous poinct juger, » dist Parlamente, « car peult estre au retour que la repentance en estoit telle que le péché luy estoyt pardonné.

— Il est bien difficile, » dist Hircan, « de se repentir d’une chose si plaisante. Quant est de moy, je m’en suis souventes fois confessé, mais non pas guères repenty.

— Il vauldroit mieux, » dist Oisille, « ne se confesser poinct si l’on n’a bonne repentance.

— Or, Madame, » dist Hircan, « le péché me desplaist bien & suis marry d’offenser Dieu, mais le péché me plaist toujours.

— Vous & vos semblables, » dist Parlamente, « vouldriez bien qu’il n’y eust ne Dieu ne loy, sinon celle que vostre affection ordonneroit.

— Je vous confesse, » dist Hircan, « que je vouldrois que Dieu print aussi grand plaisir à mes plaisirs comme je faitz, car je luy donnerois souvent matière de se resjouir.

— Si ne ferez-vous pas ung Dieu nouveau, » dist Geburon, « par quoy fault obéyr à celuy que nous avons. Laissons ces disputes aux Théologiens, à fin que Longarine donne sa voix à quelc’un.

— Je la donne, » dist-elle, « à Saffredent, mais je le prie qu’il nous face le plus beau compte qu’il se pourra adviser, & qu’il ne regarde poinct tant à dire mal des femmes que, là où il aura du bien, il en veulle monstrer la vérité.

— Vrayement, » dist Saffredent, « je l’accorde, car j’ay en main l’histoire d’une folle & d’une sage. Vous prendrez l’exemple qu’il vous plaira mieulx, & congnoistrez que, tout ainsi que Amour faict faire aux meschans des meschancetez, en ung cueur honneste faict faire choses dignes de louange, car Amour de soy est bon, mais la malice du subject lui faict souvent prendre ung nouveau surnom de fol, légier, cruel, ou villain. Toutesfois, par l’histoire que je vous veux à présent racompter, pourrez veoir qu’Amour ne change poinct le cueur, mais le monstre tel qu’il est, fol aux fols, & saige aux saiges :


VINGT SIXIESME NOUVELLE


Par le conseil & affection fraternelle d’une sage Dame le Seigneur d’Avannes se retira de la fole amour qu’il portoit à une Gentille femme demeurant à Pampelune.


l y avoit, au temps du Roy Loys douziesme, ung jeune Seigneur, nommé Monsieur d’Avannes, fils du Sire d’Albret, frère du Roy Jehan de Navarre, avecq lequel le dict Seigneur d’Avannes demoroit ordinairement.

Or estoit le jeune Seigneur de l’aage de quinze ans, tant beau & tant plain de toutes bonnes graces qu’il sembloyt n’estre faict que pour estre aimé & regardé, ce qu’il estoit de tous ceulx qui le voyoient, & plus que de nul autre d’une Dame demorant en la Ville de Pampelune en Navarre, laquelle estoit maryée à ung fort riche homme, avecq lequel vivoit si honnestement que, combien qu’elle ne fust aagée que de vingt trois ans, pour ce que son mary approchoit le cinquantiesme s’abilloit si honnestement qu’elle sembloyt plus vefve que mariée. Et jamais à nopces ny à festes homme ne la veit aller sans son mary, duquel elle estimoit tant la bonté & la vertu qu’elle le préféroit à la beaulté de tous les autres. Et le mary, l’ayant experimentée si saige, y print telle seureté qu’il luy commettoit toutes les affaires de sa maison.

Ung jour fut convié ce riche homme avecq sa femme à une nopce de leurs parentes, auquel lieu, pour honorer les nopces, se trouva le jeune Seigneur d’Avannes, qui naturellement aymoyt les dances, comme celluy qui en son temps ne trouvoit son pareil, &, après le disner que les dances commencèrent, fut prié le dict Seigneur d’Avannes par le riche homme de vouloir danser.

Le dict Seigneur luy demanda qu’il vouloyt qu’il menast ? Il luy respondit : « Monseigneur, s’il y en avoit une plus belle & plus à mon commandement que ma femme, je la vous présenterois, vous suppliant me faire cest honneur de la mener danser », ce que feit le jeune Prince, duquel la jeunesse estoit si grande qu’il prenoyt plus de plaisir à saulter & danser que à regarder la beaulté des Dames. Et celle qu’il menoyt au contraire regardoit plus la grace & beaulté du dict Seigneur d’Avannes que la dance où elle estoyt, combien que par sa si grand prudence elle n’en fit ung seul semblant.

L’heure du souppé venue & Monseigneur d’Avannes disant adieu à la compaignye, se retira au chasteau où le riche homme sur sa mulle l’accompaigna & en allant luy dist :

« Monseigneur, vous avez ce jourd’huy tant faict d’honneur à mes parens & à moy que ce me seroyt grande ingratitude si je ne m’offroys avecq toutes mes facultez à vous faire service. Je sçay, Monseigneur, que tel Seigneur que vous, qui avez pères rudes & avaritieux, avez souvent plus faulte d’argent que nous, qui par petit train & bon mesnaige ne pensons que d’en amasser. Or est il ainsy que, Dieu m’aiant donné une femme selon mon desir, ne m’a voullu donner en ce monde totallement mon Paradis, m’ostant la joie que les pères ont des enfans. Je sçay, Monseigneur, qu’il ne m’appartient pas de vous adopter pour tel, mais, s’il vous plaist de me recepvoir pour serviteur & me déclarer voz petites affaires, tant que cent mil escuz de mon bien se pourront estandre je ne fauldray vous secourir en voz nécessitez. »

Monseigneur d’Avannes fust fort joieulx de cest offre, car il avoyt ung père tel que l’autre luy avoyt déchiffré &, après l’avoir mercié, le nomma par alliance son père.

De ceste heure là le dict riche homme print tel amour au Seigneur d’Avannes que matin & soir ne cessoyt de s’enquérir s’il luy falloit quelque chose & ne cella à sa femme la dévotion qu’il avoyt au dict Seigneur & à son service, dont elle l’ayma doublement, & depuis ceste heure, le dict Seigneur d’Avannes n’avoit faulte de chose qu’il desirast. Il alloit souvent veoir ce riche homme, boyre & manger avecq luy &, quand il ne le trouvoit poinct, sa femme bailloyt tout ce qu’il demandoit, & davantage parloyt à luy si saigement, l’admonestant d’estre saige & vertueux, qu’il la craingnoit & aymoyt plus que toutes les femmes de ce monde.

Elle, qui avoit Dieu & Honneur devant les œilz, se contentoit de sa veue & parolle, où gist la satisfaction d’honneste & bon amour, en sorte que jamais ne luy feit signe pour quoy il peust juger qu’elle eût autre affection à luy que fraternelle & chrestienne.

Durant ceste amityé couverte Monseigneur d’Avannes par l’ayde des dessus dictz estoyt fort gorgias & bien en ordre ; commencea à venir en l’aage de dix sept ans & de chercher les dames plus qu’il n’avoit de coustume. Et, combien qu’il eust plus voluntiers aymé la saige dame que nulle, si est ce que la paour qu’il avoyt de perdre son amityė, si elle entendoyt telz propos, le feyt taire & se amuser ailleurs, & s’alla addresser à une Gentil femme, près de Pampelune, qui avoyt maison en la ville, laquelle avoyt espousé ung jeune homme qui surtout aymoyt les chevaulx, chiens & oiseaulx, & commencea, pour l’amour d’elle, à lever mille passetemps, comme tournoys, courses, luyttes, masques, festins & autres jeuz, en tous lesquels se trouvoyt ceste jeune femme. Mais, à cause que son mary estoyt fort fantasticque & ses père & mère la congnoissoient fort legière & belle, jaloux de son honneur, la tenoyt de si près que le dict Seigneur d’Avannes ne povoyt avoir d’elle autre chose que la parolle bien courte en quelque bal, combien que en peu de propos le dict Seigneur d’Avannes aparçeut bien que autre chose ne défailloit à leur amityé que le temps & le lieu.

Par quoy il vint à son bon père le riche homme & luy dist qu’il avoyt grand dévotion d’aller visiter Notre-Dame de Montferrat, le priant de retenir en sa maison tout son train parce qu’il voulloyt aller seul, ce qu’il luy accorda. Mais sa femme, qui avoyt en son cueur ce grand Prophète Amour, soupsonna incontinant la vérité du dict voiage & ne se peut tenir de dire à Monseigneur d’Avannes : « Monsieur, Monsieur, la Nostre-Dame que vous adorez n’est pas hors des murailles de ceste ville ; par quoy je vous supplie sur toutes choses regarder à vostre santé. » Luy, qui la craingnoit & aymoit, rougyt si fort à ceste parole que sans parler il luy confessa la vérité & sur cella s’en alla.

Et, quant il eut achepté une couple de beaulx chevaulx d’Espaigne, s’abilla en pallefrenier & desguisa tellement son visaige que nul ne le congnoissoit. Le Gentil homme, mary de la folle dame, qui sur toutes choses aymoyt les chevaulx, veit les deux que menoit Monseigneur d’Avannes ; incontinant les vint achepter &, après les avoir acheptez, regarda le Pallefrenier, qui les menoyt fort bien, & luy demanda s’il le voulloyt servir ? Le Seigneur d’Avannes luy dist que ouy & qu’il estoit ung pauvre Pallefrenier, qui ne sçavoyt autre mestier que panser les chevaulx, en quoy il s’acquicteroit si bien qu’il en seroyt contant. Le Gentil homme en fut fort aise & luy donna la charge de tous ses chevaulx, &, en entrant en sa maison, dist à sa femme qu’il luy recommandoit ses chevaulx & son Pallefrenier & qu’il s’en alloyt au chasteau.

La Dame, tant pour complaire à son mary que pour avoir meilleur passetemps, alla visiter les chevaulx & regarda le Pallefrenier nouveau, qui luy sembla de bonne grace ; toutesfois elle ne le congnoissoyt poinct. Luy, qui veit qu’il n’estoit poinct congneu, luy vint faire la révérence en la façon d’Espaigne & luy baisa la main, & en la baisant la serra si fort qu’elle le recongneut, car en la dance luy avoyt il mainte fois faict tel tour, & dès l’heure ne cessa la Dame de chercher lieu où elle peut parler à luy à part, ce que elle feyt dès le soir mesmes, car, elle estant conviée en ung festin où son mary la voulloyt mener, faingnyt estre mallade & n’y povoir aller.

Le mary, qui ne vouloit faillir à ses amys, luy dist : « M’amye, puis qu’il ne vous plaist y venir, je vous prie avoir regard sur mes chiens & chevaulx affin qu’il n’y faille rien. » La Dame trouva ceste commission très agréable, mais, sans en faire autre semblant, luy respondit, puisque en meilleure chose ne la voulloyt emploier, elle luy donneroit à congnoistre par les moindres combien elle desiroyt luy complaire.

Et n’estoyt pas encores à peyne le mary hors la porte qu’elle descendit en l’estable où elle trouva que quelque chose défailloit, &, pour y donner ordre, donna tant de commissions aux Varletz de cousté & d’autre qu’elle demora toute seulle avecq le Maistre Pallefrenier &, de paour que quelcun survint, luy dist : « Allez vous en dedans nostre jardin, & m’attendez en ung cabinet qui est au bout de l’alée », ce qu’il feyt si dilligemment qu’il n’eut loisir de la mercier. Et, après qu’elle eut donné ordre à toute l’escurye, s’en alla veoir ses chiens, où elle feit pareille dilligence de les faire bien traicter, tant qu’il sembloyt que de Maistresse elle fust devenue Chamberière, & après retourna en sa chambre, où elle se trouva si lasse qu’elle se meist dedans le lict, disant qu’elle vouloyt reposer. Toutes ses femmes la laissèrent seulle fors une à qui elle se fyoit, à laquelle elle dist : « Allez vous en au jardin, & me faictes venir celluy que vous trouverez au bout de l’allée. »

La Chamberière y alla & trouva le Pallefrenier qu’elle amena incontinent à sa Dame, laquelle feyt sortir dehors la dicte Chamberière pour guetter quant son mary viendroyt. Monseigneur d’Avannes se voyant seul avecq la Dame, se despouilla des habillemens de Pallefrenier, osta son faulx nez & sa faulse barbe, &, non comme craintif Pallefrenier, mais comme bel Seigneur qu’il estoyt, sans demander congé à la Dame, audatieusement se coucha auprès d’elle, où il fut receu ainsy que le plus beau filz qui fust de son temps debvoyt estre de la plus belle & folle dame du pays, & demoura là jusques ad ce que le Seigneur retournast, à la venue duquel, reprenant son masque, laissa la place que par finesse & malice il usurpoyt.

Le Gentil homme, entrant en sa court, entendyt la dilligence qu’avoyt faict sa femme de bien luy obéyr, dont la mercia très fort : « Mon amy, » dist la dame, « je ne faictz que mon debvoir. Il est vray qui ne prandra garde sur ces meschans garsons, vous n’auriez chien qui ne fust galleux, ne cheval qui ne fust bien maigre ; mais, puis que je congnois leur paresse & vostre bon voulloir, vous serez myeulx servy que ne fustes oncques. » Le Gentil homme, qui pensoyt bien avoir choisy le meilleur Pallefrenier de tout le Monde, luy demanda que luy en sembloyt : « Je vous confesse, Monsieur, » dist elle, « qu’il faict aussy bien son mestier que serviteur qu’eussiez peu choisir, mais si a il besoing d’estre sollicité, car c’est le plus endormy Varlet que je veiz jamais. »

Ainsy longuement demeurèrent le Seigneur & la Dame en meilleure amityé que auparavant, & perdit tout le soupson & la jalouzie qu’il avoyt d’elle pour ce que, aultant qu’elle avoyt aymé les festins, dances & compaignies, elle estoit ententive à son mesnaige, & se contentoyt bien souvent de ne porter sur sa chemise que une chamarre, en lieu qu’elle avoit accoustumé d’estre quatre heures à s’accoustrer ; dont elle estoit louée de son mary & d’un chacun qui n’entendoient pas que le pire Diable chassoyt le moindre.

Ainsy vesquit ceste jeune Dame soubz l’ypocrisie & habit de femme de bien en telle volupté que raison, conscience, ordre ne mesure n’avoient plus de lieu en elle, ce que ne peut porter longuement la jeunesse & délicate complexion du Seigneur d’Avannes, mais commencea à devenir tant pasle & meigre que, sans porter masque, on le povoyt bien descongnoistre ; mais le fol amour qu’il avoyt à ceste femme luy rendyt tellement les sens hébétez qu’il présumoit de sa force ce qui eust défailly en celle d’Herculès, dont à la fin, contrainct de maladye & conseillé par la Dame qui ne l’aymoit tant malade que sain, demanda congé à son Maistre de se retirer chez ses parens, qui le luy donna à grand regret, luy faisant promètre que, quant il seroyt sain, il retourneroyt en son service.

Ainsy s’en alla le Seigneur d’Avannes à beau pied, car il n’avoit à traverser que la longueur d’une rue &, arrivé en la maison du riche homme son bon père, n’y trouva que sa femme, de laquelle l’amour vertueuse qu’elle luy portoyt n’estoyt poinct diminuée pour son voyage. Mais, quant elle le veit si maigre & descoloré, ne se peut tenir de luy dire :

« Je ne sçay, Monseigneur, comme il vat de vostre conscience, mais vostre corps n’a poinct amendé de ce pellerinaige, & me doubte fort que le chemyn que vous avez faict la nuict vous ayt plus faict de mal que celluy du jour, car, si vous fussiez allé en Jherusalem à pied, vous en fussiez venu plus haslé, mais non pas si maigre & foyble. Or comptez ceste cy pour une, & ne servez plus telles ymaiges, qui en lieu de resusciter les mortz font mourir les vivans. Je vous en dirois davantage, mais, si vostre corps a péché, il en a telle pugnition que j’ay pitié d’y adjouster quelque fascherie nouvelle. »

Quant le Seigneur d’Avannes eut entendu tous ces propos, il ne fut pas moins marry que honteux & luy dist : « Madame, j’ay aultresfois ouy dire que la repentence suyt le péché, & maintenant je l’esprouve à mes despens, vous priant excuser ma jeunesse, qui ne se peut chastier que par expérimenter le mal qu’elle ne veult croyre. »

La dame changeant ses propos, le feyt coucher en ung beau lict, où il y fut quinze jours, ne vivant que de restaurentz, & luy tindrent le mary & la dame si bonne compaignye qu’il en avoyt tousjours l’un ou l’autre auprès de luy. Et, combien qu’il eust faict les follies que vous avez oyes contre la volunté & conseil de la saige Dame, si ne diminua elle jamais l’amour vertueuse qu’elle luy portoyt, car elle espéroit tousjours que, après avoir passé ses premiers jours en follies, il se retireroyt & contraindroyt d’aymer honnestement, & par ce moien seroyt en tout à elle.

Et, durant ces quinze jours qu’il fut en sa maison, elle luy tint tant de bons propos, tendant à amour de vertu, qu’il commencea avoir horreur de la follye qu’il avoyt faicte &, regardant la Dame qui en beaulté passoyt la folle, congnoissant de plus en plus les graces & vertuz qui estoient en elle, il ne se peut garder, ung jour qu’il faisoit assez obscur, chassant toute craincte dehors, de luy dire :

« Madame, je ne voy meilleur moyen pour estre tel & vertueulx que vous me preschez & desirez que de mectre mon cueur & estre entierement amoureux de la vertu ; je vous suplie, Madame, me dire s’il ne vous plaist pas m’y donner toute ayde & faveur à vous possible. »

La Dame, fort joyeuse de luy veoir tenir ce langaige, luy dist : « Et je vous promects, Monseigneur, que, si vous estes amoureux de la vertu comme il apartient à tel Seigneur que vous, je vous serviray pour y parvenir de toutes les puissances que Dieu a mises en moy.

— Or, Madame, » dist Monseigneur d’Avannes, « souvienne vous de vostre promesse & entendez que Dieu, incongneu de l’homme sinon par la foy, a daigné prendre la chair semblable à celle de péché afin que, en attirant nostre chair à l’amour de son humanité, tirât aussi nostre esprit à l’amour de sa Divinité, & s’est voulu servyr des moyens visibles pour nous faire aymer par foy les choses invisibles. Aussy ceste vertu, que je desire aymer toute ma vie, est chose invisible sinon par les effectz du dehors, par quoy est besoing qu’elle prenne quelque corps pour se faire congnoistre entre les hommes, ce qu’elle a faict, se revestant du vostre pour le plus parfaict qu’elle a pu trouver ; par quoy je vous recongnois & confesse non seullement vertueuse, mais la seule vertu ; & moy, qui la voys retenue soubz le vèle du plus parfaict corps qui oncques fut, la veulx servir & honnorer toute ma vie, laissant pour elle tout autre amour vaine & vicieuse. »

La Dame, non moins contante que esmerveillée d’oyr ces propos, dissimula si bien son contentement qu’elle luy dist : « Monseigneur, je n’entreprendz pas de respondre à vostre théologie, mais, comme celle qui est plus craignant le mal que croyant le bien, vous vouldrois bien supplier de cesser en mon endroict les propos dont vous estimez si peu celles qui les ont creuz. Je sçay très bien que je suis femme, non seullement comme une aultre, mais imparfaicte, & que la Vertu feroyt plus grand acte de me transformer en elle que de prandre ma forme, sinon quant elle vouldroyt estre incongneue en ce Monde, car soubz tel habit que le myen ne pourroyt la Vertu estre congneue telle qu’elle est. Si est ce, Monseigneur, que pour mon imperfection je ne laisse à vous porter telle affection que doibt & peut faire femme craingnant Dieu & son honneur. Mais ceste affection ne sera declarée jusques ad ce que vostre cueur soit susceptible de la patience que l’amour vertueux commande. Et à l’heure, Monseigneur, je sçay quel langaige il fault tenir, mais pensez que vous n’aymez pas tant vostre propre bien, personne & honneur, que je l’ayme. »

Le Seigneur d’Avannes crainctif, ayant la larme à l’œil, la suplia très fort que pour seureté de ses parolles elle le voulsist baiser, ce qu’elle refusa, luy disant que pour luy elle ne romproit poinct la coustume du pays.

Et en ce débat survynt le mary, auquel dist Monseigneur d’Avannes : « Mon père, je me sens tant tenu à vous & vostre femme que je vous supplye pour jamais me réputer vostre filz », ce que le bon homme feyt très voluntiers. « Et pour seureté de ceste amityé je vous prie, » dist Monseigneur d’Avannes, « que je vous baise », ce qu’il feyt. Après luy dist : « Si ce n’estoit de paour d’offencer la loy, j’en ferois autant à ma mère vostre femme ? » Le mary, voyant cela, commanda à sa femme de le baiser, ce qu’elle feyt sans faire semblant de voulloir ne non voulloir ce que son mary luy commandoit. À l’heure le feu, que la parolle avoyt commencé d’allumer au cueur du pauvre Seigneur, commencea à se augmenter par le baiser, tant par estre si fort requis que cruellement refusé.

Ce faict s’en alla ledit Seigneur d’Avannes au chasteau pour veoir le Roy son frère, où il feyt fort beaulx comptes de son voiage de Montferrat. Et là entendit que le Roy son frère s’en vouloyt aller à Oly & Taffares, &, pensant que le voiage seroit long, entra en une grande tristesse, qui le mist à délibérer d’essayer avant partir si la saige Dame luy portoyt poinct meilleure volunté qu’elle n’en feisoyt le semblant. Et s’en alla loger en une maison de la ville en la rue où elle estoyt, & print ung vieil logis, mauvais & faict de boys, ouquel environ minuict mict le feu, dont le bruyct fut si grand par toute la ville qu’il vint à la maison du riche homme, lequel, demandant par la fenestre où c’estoit qu’estoyt le feu, entendit que c’estoyt chez Monseigneur d’Avannes, où il alla incontinant, avecq tous les gens de sa maison, & trouva le jeune seigneur tout en chemise dans la rue, dont il eut si grand pitié qu’il le print entre ses bras &, le couvrant de sa robbe, le mena en sa maison le plus tost qu’il luy fut possible, & dist à sa femme, qui estoit dedans le lict : « M’amye, je vous donne en garde ce prisonnier ; traictez le comme moy mesmes. »

Et, si tost qu’il fut party, le dict Seigneur d’Avannes, qui eust bien voulu estre traicté en mary, saulta legièrement dedans le lict, espérant que l’occasion & le lieu aussy feroient changer propos à ceste sage dame ; mais il trouva le contraire, car, ainsy qu’il saillit d’un costé dedans le lict, elle sortit de l’autre & print son chamarre, duquel estant vestue, vint à luy au chevet du lict & luy dist :

« Monseigneur, avez vous pensé que les occasions puissent muer ung chaste cueur ? Croiez que, ainsy que l’or s’esprouve en la fournaise, aussy ung cueur chaste au meillieu des tentations s’y trouve plus fort & vertueux, & se refroidyt tant plus il est assailly de son contraire. Parquoy soïez seur que, si j’avoys aultre volunté que celle que je vous ay dicte, je n’eusse failly à trouver des moyens, desquelz ne voulant user je ne tiens compte, vous priant que, si vous voulez que je continue l’affection que je vous porte, ostez, non seullement la volunté, mais la pensée de jamais, pour chose que sçussiez faire, me treuver aultre que je suis. »

Durant ces parolles, arrivèrent ses femmes & elle commanda qu’on apportast la collation de toutes sortes de confitures, mais il n’avoyt pour l’heure ne fain ne soif, tant estoyt désespéré d’avoir failly à son entreprinse, craingnant que la démonstration qu’il avoyt faicte de son desir luy feyt perdre la privaulté qu’il avoyt envers elle.

Le mary, aiant donné ordre au feu, retourna & pria tant Monseigneur d’Avannes qu’il demorast pour ceste nuict en sa maison. Et fut la dicte nuyct passée en telle sorte que ses œilz furent plus exercez à pleurer que à dormir, & bien matin leur alla dire adieu dedans le lict, où, en baisant la dame, congneut bien qu’elle avoyt plus de pitié de son offence que de mauvaise volunté contre luy, qui fust ung charbon adjousté davantaige à son amour. Après disner s’en alla avecq le Roy à Taffares, mais, avant partir, s’en alla encores redire adieu à son bon père & à sa dame, qui depuis le premier commandement de son mary ne feyt plus de difficulté de le baiser comme son filz.

Mais soyez seur que, plus la vertu empeschoit son œil & contenance de monstrer la flamme cachée, plus elle se augmentoyt & devenoyt importable, en sorte que, ne povant porter la guerre que l’Amour & l’Honneur faisoient en son cueur, laquelle toutesfoys avoyt délibéré de jamais ne monstrer, ayant perdu la consolation de la veue & parolle de celluy pour qui elle vivoyt, tumba en une fièvre continue, causée d’un humeur mélencolique, tellement que les extrémitez du corps luy vindrent toutes froides, & au dedans brusloit incessamment. Les Médecins, en la main desquelz ne pend pas la santé des hommes, commencèrent à doubter si fort de sa malladie, à cause d’une opilation qui la rendoyt mélancolicque en extrémité, qu’ilz dirent au mary & conseillèrent d’advertir sa dicte femme de penser à sa conscience & qu’elle estoyt en la main de Dieu, comme si ceulx qui sont en santé n’y estoient poinct.

Le mary, qui aymoyt sa femme parfaictement, fut si triste de leurs parolles que pour sa consolation escripvit à Monseigneur d’Avannes, le suppliant de prendre la peyne de les venir visiter, espérant que sa veue proffiteroyt à la mallade, à quoy ne tarda le dict Seigneur d’Avannes, incontinant les lettres reçeues, mais s’en vint en poste en la maison de son bon père &, à l’entrée, trouva les femmes & serviteurs de céans menant tel deuil que méritoit leur maistresse ; dont le dict Seigneur fut si estonné qu’il demoura à la porte comme une personne transy & jusques ad ce qu’il veid son bon père, lequel en l’embrassant se print à plorer si fort qu’il ne peut mot dire, & mena le Seigneur d’Avannes où estoyt la pauvre mallade, laquelle, tournant ses œilz languissans vers luy, le regarda & luy bailla la main en le tirant de toute sa puissance à elle &, en le baisant & embrassant, feit ung merveilleux plainct & luy dist :

« Ô Monseigneur, l’heure est venue qu’il fault que toute dissimulation cesse & que je confesse la vérité, que j’ay tant mis de peyne à vous celler. C’est que, si m’avez porté grande affection, croyez que la myenne n’a esté moindre, mais ma peyne a passé la vostre d’aultant que j’ay eu la douleur de la celler contre mon cueur & volunté : car entendez, Monseigneur, que Dieu & mon honneur ne m’ont jamais permis de la vous declairer, craingnant d’adjouster en vous ce que je desiroys de diminuer ; mais sçachez que le non, que si souvent je vous ay dict, m’a faict tant de mal au prononcer qu’il est cause de ma mort, de laquelle je me contente, puis que Dieu m’a faict la grace de morir premier que la viollance de mon amour ayt mis tache à ma conscience & renommée ; car de moindres feux que le mien ont ruynez plus grandz & plus fortz édifices. Or m’en voys je contante puis que, devant morir, je vous ay pu déclarer mon affection esgalle à la vostre, hors mis que l’honneur des hommes & des femmes n’est pas semblable, vous supliant, Monseigneur, que doresnavant vous ne craingnez vous adresser aux plus grandes & vertueuses dames que vous pourrez, car en telz cueurs habitent les plus grandes passions & plus saigement conduictes, & la grace, beaulté & honnesteté qui sont en vous ne permectent que vostre amour sans fruict travaille. Je ne vous prieray poinct de prier Dieu pour moy, car je sçay que la porte de Paradis n’est poinct refusée aux vraiz amans & que amour est ung feu qui punyt si bien les amoureux en ceste vie qu’ilz sont exemptz de l’aspre torment de Purgatoire. Or adieu, Monseigneur ; je vous recommande vostre bon père, mon mary, auquel je vous prye compter à la vérité ce que vous sçavez de moy, affin qu’il congnoisse combien j’ay aymé Dieu & luy, & gardez vous de vous trouver devant mes œilz, car doresnavant ne veulx penser que à aller recepvoir les promesses qui me sont promises de Dieu avant la constitution du monde. »

Et, en ce disant, le baisa & l’ambrassa de toutes les forces de ses foibles bras. Le dict Seigneur, qui avoyt le cueur aussi mort par compassion qu’elle par douleur, sans avoir puissance de luy dire ung seul mot, se retira hors de sa veue sus ung lict qui estoit dedans la chambre, où il s’esvanouyt plusieurs foys.

À l’heure la dame appella son mary &, après luy avoir faict plusieurs remonstrations honnestes, luy recommanda Monseigneur d’Avannes, l’asseurant que après luy c’estoit la personne du monde qu’elle avoyt le plus aymée. Et en baisant son mary luy dist adieu. Et à l’heure luy fut apporté le sainct Sacrement de l’autel après l’extrême unction, lesquelz elle reçeut avecq telle joye comme celle qui est seure de son salut &, voiant que la veue luy diminuoit & les forces luy défailloient, commençea à dire bien hault son In manus.

À ce cry s’éleva le Seigneur d’Avannes de dessus le lict & en la regardant piteusement luy veid randre avec ung doulx soupir sa glorieuse ame à Celluy dont elle estoyt venue. Et, quant il s’apperçeut qu’elle estoyt morte, il courut au corps mort, duquel vivant en craincte il approchoyt, & le vint embrasser & baiser de telle sorte que à grand peyne le luy peult on oster d’entre les bras ; dont le mary en fut fort estonné, car jamais n’avoyt estimé qu’il luy portast telle affection. Et en luy disant : « Monseigneur, c’est trop », se retirèrent tous deux.

Et, après avoir ploré longuement, Monseigneur d’Avannes compta tous les discours de son amityé & comme jusques à sa mort elle ne luy avoyt jamais faict ung seul signe où il trouvast autre chose que rigueur, dont le mary, plus contant que jamays, augmenta le regret & la douleur qu’il avoyt de l’avoir perdue, & toute sa vye feyt service à Monseigneur d’Avannes. Mais depuis ceste heure le dict Seigneur d’Avannes, qui n’avoyt que dix huict ans, s’en alla à la Court où il demeura beaucoup d’années sans vouloir ne veoir ne parler à femme du monde pour le regret qu’il avoyt de sa dame, & porta plus de dix ans le noir.


« Voylà, mes Dames, la différence d’une folle & saige Dame, ausquelles se monstrent différens les effectz d’amour, dont l’une en reçeut mort glorieuse & louable & l’autre renommée honteuse & infame, qui feit sa vie trop longue, car, autant que la mort du sainct est précieuse devant Dieu, la mort du pécheur est très mauvaise.

— Vrayement, Saffredent, » ce dist Oisille, « vous nous avez racomptée une histoire autant belle qu’il en soit poinct, & qui auroit congneu le personnage comme moy la trouveroyt encores meilleure, car je n’ay poinct veu ung plus beau Gentil homme ne de meilleure grâce que le dict Seigneur d’Avannes.

— Pensez, » ce dist Saffredent, « que voylà une saige femme qui, pour se monstrer plus vertueuse par dehors qu’elle n’estoit au cueur & pour dissimuler ung amour que la rayson de nature voulloyt qu’elle portast à ung si honneste seigneur, s’alla laisser morir par faulte de se donner le plaisir qu’elle desiroit couvertement.

— Si elle eust eu ce desir, » dist Parlamente, « elle avoit assez de lieu & occasion pour luy monstrer, mais sa vertu fut si grande que jamais son desir ne passa sa raison.

— Vous me le paindrez, » dist Hircan, « comme il vous plaira ; mais je sçay bien que tousjours ung pire Diable met l’autre dehors, & que l’orgueil cherche plus la volupté entre les Dames que ne faict la craincte ne l’amour de Dieu ; aussi que leurs robbes sont si longues & si bien tissues de dissimulation que l’on ne peult congnoistre ce qui est dessoubz, car, si leur honneur n’en estoyt non plus taché que le nôtre, vous trouveriez que Nature n’a rien oblyé en elles non plus que en nous &, pour la contraincte que elles se font de n’oser prendre le plaisir qu’elles desirent, ont changé ce vice en ung plus grand qu’elles tiennent plus honneste. C’est une gloire & cruaulté par qui elles espèrent acquérir nom d’immortalité &, ainsi se gloriffians de résister au vice de la loy de Nature, si Nature est vicieuse, se font, non seullement semblables aux bestes inhumaines & cruelles, mais aux Diables, desquels elles prènent l’orgueil & la malice.

— C’est dommaige, » dist Nomerfide, « d’ont vous avez une femme de bien, veu que non seullement vous desestimez la vertu des choses, mais la voulez monstrer estre vice.

— Je suys bien aise, » dist Hircan, » d’avoir une femme qui n’est poinct scandalleuse, comme aussi je ne veulx poinct estre scandaleux ; mais, quant à la chasteté de cueur, je croy qu’elle & moy sommes enfans d’Adan & d’Eve, par quoy, en bien nous mirant, n’aurons besoing de couvrir nostre nudité de feulles, mais plustost confesser notre fragilité.

Je sçay bien, » ce dist Parlamente, « que nous avons tous besoing de la grâce de Dieu pour ce que nous sommes tous encloz en péché ; si est ce que noz tentations ne sont pareilles aux vostres &, si nous péchons par orgueil, nul tiers n’en a dommage, ny nostre corps & nos mains n’en demeurent souillées. Mais vostre plaisir gist à deshonorer les femmes & vostre honneur à tuer les hommes en guerre, qui sont deux poinctz formellement contraires à la loy de Dieu.

— Je vous confesse, » ce dist Geburon, « ce que vous dictes, mais Dieu qui a dict : Quiconques regarde par concupiscence est desjà adultère en son cueur, & quiconque hayt son prochain est homicide. À votre advis les femmes en sont elles exemptes non plus que nous ?

— Dieu qui juge le cueur, » dist Longarine, « en donnera sa sentence, mais c’est beaucoup que les hommes ne nous puissent accuser, car la bonté de Dieu est si grande que sans accusateur il ne nous jugera poinct & congnoist si bien la fragilité de nos cueurs que encores nous aymera il de ne poinct l’avoir mise à exécution.

— Or je vous prie, » dist Saffredent, « laissons ceste dispute, car elle sent plus sa prédication que son compte, & je donne ma voix à Ennasuitte, la priant qu’elle n’oublye poinct à nous faire rire.

— Vrayement, » dist-elle, « je n’ay garde d’y faillir ; & vous diray que, en venant icy délibérée pour vous compter une belle histoire pour ceste Journée, l’on m’a faict ung compte de deux serviteurs d’une Princesse si plaisant que de force de rire il m’a faict oblyer la mélencolie de la piteuse histoire que je remectray à demain, car mon visaige seroyt trop joyeulx pour la vous faire trouver bonne :


VINGT SEPTIESME NOUVELLE


Ung Secrétaire, pourchassant par amour deshonnête & illicite la femme d’un sien hôte & compagnon, pour ce qu’elle faisoit semblant de luy prêter volontiers l’aureille se persuada l’avoir gangnée, mais elle fut si vertuense que sous cette dissimulation le trompa de son espérance & déclara son vice à son mary.


n la ville d’Amboize, où demeuroyt l’un des serviteurs de ceste Princesse qui la servoyt de Varlet de chambre, homme honneste & qui voluntiers festoyoit les gens qui venoient en sa maison & principalement ses compaignons, il n’y a pas long temps que l’un des serviteurs de sa maistresse vint loger chez luy & y demoura dix ou douze jours.

Le dict serviteur estoyt si laid qu’il sembloit mieulx ung Roy de Canniballes que Chrestien &, combien que son hoste le traictast en frère & amy & le plus honnestement qu’il luy estoit possible, si luy fit il ung tour d’un homme qui non seullement oblye toute honnesteté, mais qui ne l’eust jamais en son cueur, c’est de pourchasser par amour deshonneste & illicite la femme de son compaignon qui n’avoyt en elle chose aimable que le contraire de la volupté ; c’est qu’elle estoit autant femme de bien qu’il y eust poinct en la ville où elle demouroyt. Et elle, congnoissant la meschante volunté du serviteur, aymant mieulx par une dissimulation déclairer son vice que par ung soubdain refuz le couvrir, feit semblant de trouver bons ses propos. Par quoy luy qui cuydoit l’avoir gaingnée, sans regarder à l’aage qu’elle avoit de cinquante ans & qu’elle n’estoyt des belles, sans considérer le bruict qu’elle avoyt d’estre femme de bien & d’aymer son mary, la pressoyt incessamment.

Ung jour entre aultres, son mary estant en la maison & eulx en une salle, elle faingnyt qu’il ne tenoit que à trouver lieu seur pour parler à luy seulle ainsy qu’il desiroyt, mais incontinant luy dist qu’il ne falloyt que monter au galletas. Soubdain elle se leva & le pria d’aller devant & qu’elle iroyt après. Luy, en riant avec une doulceur de visaige semblable à ung grand magot quand il festoye quelcun, s’en monsta légèrement par les degretz &, sur le poinct qu’il attendoit ce qu’il avoyt tant desiré, bruslant d’un feu non cler comme celluy de genèvre, mais comme ung gros charbon de forge, escoutoyt si elle viendroyt après luy ; mais, en lieu d’oyr ses piedz, il ouyt sa voix disant :

« Monsieur le Secrétaire, actendez ung peu ; je m’en voys sçavoir à mon mary s’il luy plaist bien que je voise après vous. »

Pensez, mes dames, quelle myne peult faire en pleurant celluy qui en riant estoyt si layd, lequel incontinant descendit, les larmes aux œilz, la priant pour l’amour de Dieu qu’elle ne voulsist rompre par sa parolle l’amitié de luy & de son compagnon. Elle luy respond : « Je suis seure que vous l’aymez tant que vous ne me vouldriez dire chose qu’il ne peust entendre, par quoy je luy vois dire », ce qu’elle feyt, quelque prière ou contraincte qu’il voulsist mettre au devant. Dont il fut aussi honteux en s’enfuyant que le mary fut contant d’entendre l’honneste tromperie dont sa femme avoyt usé, & luy pleut tant la vertu de sa femme qu’il ne tint compte du vice de son compaignon, lequel estoyt assez pugny d’avoir emporté sur luy la honte qu’il vouloit faire en sa maison.


« Il me semble que par ce compte les gens de bien doibvent apprendre à ne retenir chez eulx ceulx desquelz la conscience, le cueur & l’entendement ignorent Dieu, l’honneur & le vray amour. — Encores que vostre compte soyt court, » dist Oisille, « si est il aussi plaisant que j’en ay poinct oy & en l’honneur d’une honneste femme.

— Par Dieu, » dist Simontault, « ce n’est pas grand honneur à une honneste femme de refuser ung si laid homme que vous paingnez ce Secrétaire ; mais, s’il eust esté beau & honneste, en cela se fut monstrée la vertu, &, pour ce que je me doubte qui il est, si j’estois en mon rang je vous en ferois ung compte qui est aussi plaisant que cestuy cy. — À cella ne tienne, » dist Ennasuitte, « car je vous donne ma voix. »

Et à l’heure Simontault commencea ainsi :

« Ceulx qui ont accoustumé de demeurer en la Court ou en quelques bonnes villes, estiment tant le sçavoir qu’il leur semble que tous autres hommes ne sont rien au pris d’eulx ; mais si ne reste il pourtant que en tout pays & de toutes conditions de gens n’y en ayt tousjours assez de fins & malicieux. Toutesfois, à cause de l’orgueil de ceulx qui pensent estre les plus fins, la mocquerie, quant ilz font quelque faulte, en est beaucoup plus agréable, comme je desire vous monstrer par ung compte naguères advenu.


VINGT HUICTIESME NOUVELLE


Bernard du Ha trompa subtilement un Secrétaire qui le cuydoit tromper.


stant le Roy Françoys, premier de ce nom, en la Ville de Paris & sa seur la Royne de Navarre en sa compaignye, laquelle avoyt ung Secrétaire, nommé Jehan, qui n’estoyt pas de ceulx qui laissent le bien en terre sans le recueillir, en sorte qu’il n’y avoyt Président ne Conseiller qu’il ne congneust, Marchant ne riche homme qu’il ne fréquentast & auquel il n’eust intelligence.

En ce temps aussy vint en la dicte Ville de Paris ung Marchant de Bayonne, nommé Bernard du Ha, lequel tant pour ses affaires que à cause que le Lieutenant criminel estoit de son païs, s’addressoyt à luy pour avoir conseil & secours à ses affaires. Ce Secrétaire de la Royne de Navarre alloit aussi souvent visiter ce Lieutenant comme bon Serviteur de son Maistre & Maistresse.

Ung jour de feste allant le dit Secrétaire chez le Lieutenant ne trouva ne luy ne sa femme, mais ouy bien Bernard du Ha qui, avecq une vielle ou aultre instrument, apprenoit à danser aux Chamberières de céans les bransles de Gascogne. Quant le Secrétaire le veit, luy voulut faire accroyre qu’il faisoyt le plus mal du monde & que, si la Lieutenande & son mary le sçavoient, ilz seroient très mal contens de luy. Et, après luy avoir bien painct la craincte devant les œilz jusques à se faire prier de n’en parler poinct, luy demanda : « Que me donnerez vous & je n’en parleray poinct ? »

Bernard du Ha, qui n’avoyt pas si grand paour qu’il en faisoit semblant, voyant que le Secrétaire le cuydoit tromper, luy promist de luy bailler ung pasté du meilleur jambon de Pasques qu’il mangea jamais. Le Secrétaire, qui en fut très contant, le pria qu’il peust avoir son pasté le dimanche après disner, ce qu’il luy promist.

Et, asseuré de ceste promesse, s’en alla veoir une Dame de Paris, qu’il desiroit sur toutes choses espouser, & luy dist : « Madamoiselle, je viendray dimanche soupper avecq vous, s’il vous plaist, mais il ne vous fault soulcier que d’avoir bon pain & bon vin, car j’ay si bien trompé ung sot Bayonnois que le demeurant sera à ses despens ; & par ma tromperie vous feray manger le meilleur jambon de Pasques qui fut jamais mangé dans Paris. »

La Damoiselle, qui le creut, assembla deux ou trois des plus honnestes de ses voysines, & les asseura de leur donner une viande nouvelle & dont jamais elles n’avoient tasté.

Quant le dimanche fut venu, le Secrétaire, serchant son Marchant, le trouva sur le Pont au Change, & en le saluant gracieusement luy dist :

« À tous les Diables soyez vous donné, veu la peyne que vous m’avez faict prendre à vous chercher. »

Bernard du Ha luy respondit que assez de gens avoient prins plus de peyne que luy qui n’avoient pas à la fin esté récompensez de telz morceaulx. Et, en disant cela, luy monstra le pasté, qu’il avoyt soubz son manteau, assez grand pour nourrir ung camp. Dont le Secrétaire fut si joyeulx que, encores qu’il eust la bouche parfaictement laide & grande, en faisant le doulx la rendit si petite que l’on n’eust pas cuydé qu’il eust sçeu mordre dedans le jambon, lequel il print hastivement &, sans convoyer le Marchant, s’en alla le porter à la Damoiselle, qui avoyt grande envye de sçavoir si les vivres de Guyenne estoient aussi bons que ceulx de Paris.

Et, quant le souppé fut venu, ainsy qu’ilz mangeoient leur potaige, le Secrétaire leur dist :

« Laissez là ces viandes fades, & tastons de cest esguillon d’amour de vin. »

En disant cela, ouvre ce grand pasté &, cuydant trouver le jambon, le trouva si dur qu’il n’y povoyt mectre le cousteau &, après s’y estre esforcé plusieurs foys, s’advisa qu’il estoyt trompé & trouva que c’estoyt ung sabot de bois, qui sont des souliers de Gascoigne. Il estoyt emmanché d’un bout de tizon, & pouldré par dessus de pouldre de fer avecq de l’espice, qui sentoyt fort bon.

Qui fut bien pesneux ce fut le Secrétaire, tant pour avoir esté trompé de celluy qu’il cuydoit tromper que pour avoir trompé celle à qui il voulloit & pensoit dire vérité, & d’autre part luy faschoit fort de se contenter d’un potaige pour son souper.

Les Dames, qui en estoient aussi marries que luy, l’eussent accusé d’avoir faict la tromperie, sinon qu’elles congneurent bien à son visaige qu’il en estoit plus marry qu’elles.

Et, après ce léger souper, s’en alla ce Secrétaire bien collère, &, voyant que Bernard du Ha luy avoyt failly de promesse, luy voulut aussi rompre la sienne. Et s’en alla chez le Lieutenant criminel, délibéré de luy dire le pis qu’il pourroit du dict Bernard. Mais il ne peut venir si tost que le dict Bernard n’eut desjà compté tout le mistère au Lieutenant, qui donna sa sentence au Secrétaire, disant qu’il avoyt aprins à ses despens à tromper les Gascons, & n’en rapporta autre consolacion que sa honte.

Cecy advient à plusieurs, lesquelz, cuydans estre trop fins, se oublient en leurs finesses ; par quoy il n’est tel que de ne faire à aultruy chose qu’on ne voulsist estre faicte à soy mesmes.


« Je vous asseure, » dist Geburon, « que j’ay veu souvent advenir de pareilles choses, & de ceulx que l’on estimoyt sots de villaiges tromper de fines gens, car il n’est rien plus sot que celluy qui pense estre fin, ne rien plus saige que celluy qui congnoist son rien.

— Encores, » ce dist Parlamente, « sçait il quelque chose qui congnoist ne le congnoistre pas.

— Or, » dist Simontault, « de peur que l’heure ne satisfasse à nostre propoz, je donne ma voix à Nomerfide, car je suis seur que par sa rhétoricque elle ne nous tiendra pas longuement.

— Or bien, » dist-elle, « je vous en voys bailler ung tour tel que vous l’espérez de moy.

« Je ne m’esbahys poinct, mes Dames, si Amour baille à ung Prince ung moien de se saulver du dangier, car ils sont nourriz avecq tant de gens sçavans que je m’esmerveilleroys beaucoup plus s’ilz estoient ignorans de quelques choses ; mais l’invention d’Amour se monstre plus clairement que moins il y a d’esperit aux subjects. Et pour cela vous veulx je racompter ung tour que feyt ung Prestre espris seullement d’amour, car de toutes aultres choses estoyt il si ignorant que à peine sçavoit il lire sa messe :


VINGT NEUFVIESME NOUVELLE


Un Curé, suprins par le trop soudain retour d’un laboureur avec la femme duquel il faisoit bonne chère, trouva promptement moyen de se sauver au dépens du bon homme, qui jamais ne s’en apperçeut.


n la Conté du Maine, en ung villaige nommé Carrelles, y avoyt ung riche Laboureur qui en sa vieillesse espousa une belle jeune femme & n’eut de luy nulz enfans, mais de ceste perte se réconforta à avoir plusieurs amys.

Et, quant les Gentilz hommes & gens d’apparance luy faillirent, elle retourna à son dernier recours qui estoyt l’Église & print pour compaignon de son péché celluy qui l’en povoyt absoudre ; ce fut son Curé, qui souvent venoyt visiter sa brebis. Le mary, vieulx & pesant, n’en avoyt nulle doubte, mais, à cause qu’il estoyt rude & robuste, sa femme jouoyt son mistère le plus secrètement qu’il luy estoit possible, craingnant que, si son mary l’appercevoyt, qu’il ne la tuast.

Ung jour, ainsi qu’il estoyt dehors, sa femme, pensant qu’il ne revinst si tost, envoya quérir Monsieur le Curé, qui la vint confesser, &, ainsi qu’ilz faisoient bonne chère ensemble, son mary arriva si soubdainement qu’il n’eut loisir de se retirer de la maison ; mais, regardant le moien de se cacher, monta par le conseil de sa femme dedans ung grenier & couvrit la trappe par où il monta d’un van à vanner.

Le mary entra en la maison, & elle, de paour qu’il eust quelque soupson, le festoya si bien à son disner qu’elle n’espargna poinct le boyre, dont il print si bonne quantité, avecq la lassetté qu’il avoyt du labour des champs, qu’il luy print envye de dormir estant assis en une chaise devant son feu.

Le Curé, qui s’ennuyoit d’estre si longuement en ce grenier, n’oyant poinct de bruict en la chambre, s’advancea sur la trappe & en eslongeant le col le plus qu’il luy fut possible, advisa que le bon homme dormoyt ; & en le regardant s’appuya par mesgarde sur le van si lourdement que van & homme tresbuchèrent à bas auprès du bon homme qui dormoyt, lequel se resveilla à ce bruict, & le Curé, qui fut plus tost levé que l’autre ne l’eust apperçeu, luy dict :

« Mon compère, voylà vostre van, & grand mercis. »

Et ce disant s’enfuyt.

Et le pauvre Laboureur tout estonné demanda à sa femme :

« Qu’est cela ? »

Elle luy respondit :

« Mon amy, c’est vostre van que le Curé avoyt empruncté, lequel il vous est venu randre. »

Et luy, tout en grondant, luy dist :

« C’est bien rudement randre ce qu’on a empruncté, car je pensoys que la maison tumbast par terre. »

Par ce moien se saulva le Curé aux despens du bon homme, qui n’en trouva rien mauvays que la rudesse dont il avoyt usé en randant son van.


« Mes Dames, le maistre qu’il servoyt le saulva pour ceste heure là, afin de plus longuement le posséder & tormenter.

— N’estimez pas, » dist Geburon, « que les simples gens soient exempts de malice non plus que nous, mais en ont bien davantaige, car regardez moy larrons, meurdriers, sorciers, faux monoyers, & toutes ces manières de gens desquels l’esperit n’a jamais repos ; sont tous pauvres gens & mécanicques.

— Je ne trouve poinct estrange, » dist Parlamente, « que la malice y soyt plus que aux autres, mais ouy bien que l’amour les tourmente parmy le traveil qu’ilz ont d’autres choses, ny que en ung cueur villain une passion si gentille se puisse mercte.

— Madame, » dist Saffredent, « vous sçavez que Maistre Jehan de Mehun a dict que

Aussy bien sont amourettes
Soubz bureau que soubz brunettes.

Et aussi l’amour de qui le compte parle n’est pas de celle qui faict porter les harnoys, car, tout ainsy que les pauvres gens n’ont les biens & les honneurs, aussy ont ilz leurs commoditez de Nature plus à leur ayse que nous n’avons. Leurs viandes ne sont si friandes, mais ilz ont meilleur appétit & se nourrissent mieulx de gros pain que nous de restaurans. Ilz n’ont pas les licts si beaulx ne si bien faicts que les nostres, mais ilz ont le sommeil meilleur que nous & le repos plus grand. Ilz n’ont poinct les Dames painctes & parées dont nous ydolastrons, mais ilz ont la joissance de leurs plaisirs plus souvent que nous & sans craincte de parolles, sinon des bestes & des oiseaulx qui les veoyent. En ce que nous avons ilz defaillent, & en ce que nous n’avons ilz habondent.

— Je vous prie, » dist Nomerfide, « laissons là ce paisant avecq sa paisante, & avant Vespres achevons nostre Journée, à laquelle Hircan mectra la fin.

— Vrayement, » dist-il, « je vous en garde une aussy piteuse & estrange que vous en avez poinct ouy. Et, combien qu’il me fasche fort de racompter chose qui soyt à la honte d’une d’entre vous, sçachant que les hommes tant plains de malice font tousjours conséquence de la faulte d’une seule pour blasmer toutes les aultres, si cst ce que l’estrange cas me fera oblyer ma craincte & aussi peut estre que l’ignorance d’une descouverte fera les autres plus saiges, & je diray doncques ceste Nouvelle sans craincte :


TRENTIESME NOUVELLE


Un jeune Gentil homme, aagé de quatorze à quinze ans, pensant coucher avec l’une des Damoiselles de sa mère, coucha avec elle mesme, qui au bout de neuf moys accoucha, du fait de son filz, d’une fille, que douze ou treize ans après il épousa, ne sachant qu’elle fût sa fille & sa seur, ny elle qu’il fut son père & son frère.


u temps du Roy Loys douziesme, estant lors Légat d’Avignon ung de la Maison d’Amboise, nepveu du Légat de France nommé Georges, y avoyt ou païs de Languedoc une Dame, de laquelle je tairay le nom pour l’amour de sa race, qui avoyt mieulx de quatre mil ducatz de rente.

Elle demeura vefve fort jeune, mère d’un seul filz &, tant pour le regret qu’elle avoyt de son mary que pour l’amour de son enfant, délibéra de ne se jamais remarier &, pour en fuyr l’occasion, ne voulut plus fréquenter sinon toutes gens de dévotion, car elle pensoit que l’occasion faisoyt le péché & ne sçavoit pas que le péché forge l’occafion.

La jeune Dame veuve se donna du tout au service Divin, fuyant entièrement toutes compaignies de mondanitė, tellement qu’elle faisoyt conscience d’assister à nopces ou d’ouyr sonner les orgues en une église. Quant son filz vint en l’aage de sept ans, elle print ung homme de saincte vie pour son Maistre d’escolle, par lequel il peust estre endoctriné en toute saincteté & dévotion.

Quand le filz commencea à venir en l’aage de quatorze à quinze ans, Nature, qui est Maistre d’escolle bien secret, le trouvant bien nourry & plain d’oisiveté, luy aprint autre leçon que son Maistre d’escolle ne faisoyt. Commencea à regarder & desirer les choses qu’il trouvoit belles, entre autres une Damoiselle qui couchoit en la chambre de sa mère, dont ne se doubtoyt, car on ne se gardoyt non plus de luy que d’un enfant, & aussy que en toute la maison on n’oyoit parler que de Dieu.

Ce jeune gallant commencea à pourchasser secrettement ceste fille, laquelle le vint dire à sa Maistresse, qui aymoit & estimoit tant de son filz qu’elle pensoyt que ceste fille luy dist pour le faire hayr ; mais elle en pressa tant sa dicte Maistresse qu’elle luy dist : « Je sçauray s’il est vray & le chastieray si je le congnois tel que vous dictes, mais aussy, si vous luy mectez assus ung tel cas & il ne soit vray, vous en porterez la peyne. » Et, pour en sçavoir l’expérience, luy commanda de bailler assignation à son filz de venir à mi-nuyct coucher avecq elle en la chambre de la Dame en ung lict auprès de la porte où ceste Fille couchoyt toute seulle.

La Damoiselle obéyt à sa Maistresse &, quant se vint au soir, la Dame se mist en la place de sa Damoiselle, délibérée, s’il estoyt vray ce qu’elle disoyt, de chastier si bien son filz qu’il ne coucheroyt jamais avecq femme qu’il ne luy en souvynt.

En ceste pensée & collère son filz s’en vint coucher avecq elle, & elle, qui encores, pour le veoir coucher, ne pouvoyt croyre qu’i voulsisse faire chose deshonneste, actendit à parler à luy jusques ad ce qu’elle congneust quelque signe de sa mauvaise volunté, ne povant croyre par choses petites que son desir peust aller jusques au criminel ; mais sa patience fut si longue & sa nature si fragile qu’elle convertyt sa collère en ung plaisir trop abominable, obliant le nom de mère. Et, tout ainsy que l’eaue par force retenue court avecq plus d’impétuosité, quant on la laisse aller, que celle qui ordinairement court, ainsy ceste pauvre Dame tourna sa gloire à la contraincte qu’elle donnoyt à son corps. Quant elle vint à descendre le premier degré de son honnesteté, se trouva soubdainement portée jusques au dernier, & en ceste nuyct là engrossa de celluy lequel elle vouloyt garder d’engrossir les autres.

Le péché ne fut pas si tost faict que le remors de conscience l’esmeut à un si grand torment que la repentence ne la laissa toute sa vie, qui fut si aspre à ce commencement qu’elle se leva d’auprès de son filz, lequel avoit tousjours pensé que ce fust sa Damoiselle, & entra en ung cabinet, où, remémorant sa bonne délibération & sa meschante exécution, passa toute la nuict à pleurer & crier toute seule.

Mais, en lieu de se humillier & recongnoistre l’impossibilité de nostre chair qui sans l’ayde de Dieu ne peult faire que péché, voulant par elle mesmes & par ses larmes satisfaire au passé & par sa prudence éviter le mal de l’advenir, donnant tousjours l’excuse de son péché à l’occasion & non à la malice, à laquelle n’y a remede que la grace de Dieu, pensa de faire chose par quoy à l’advenir ne sçauroit plus tumber en tel inconvénient, & comme s’il n’y avoyt que une espèce de péché à damner la personne, mist toutes ses forces à éviter cestuy là seul.

Mais la racine de l’orgueil, que le péché extérieur doibt guérir, croissoit tousjours en sorte que en évitant ung mal elle en feyt plusieurs autres, car le lendemain au matin, si tost qu’il fut jour, elle envoia quérir le Gouverneur de son filz & luy dist : « Mon filz commence à croistre ; il est temps de le mectre hors de la maison. J’ay ung mien parent qui est de là les montz avecq Monseigneur le Grand-Maistre de Chaulmont, lequel se nomme le Cappitaine Monteson, qui sera très aise de le prendre en sa Compaignye. Et pour ce, dès ceste heure icy, emmenez le &, afin que je n’aye nul regret à luy, gardez qu’il ne me vienne dire adieu. »

En ce disant, luy bailla argent nécessaire pour faire son voiage &, dès le matin, feyt partir le jeune homme, qui en fut fort ayse, car il ne désiroit autre chose que, après la joyssance de s’amye, s’en aller à la guerre.

La Dame demoura longuement en grande tristesse & mélencolye, &, n’eust esté la craincte de Dieu, eust maintesfois desiré la fin du malheureux fruict dont elle estoyt pleine. Elle faingnyt d’estre mallade, affin qu’elle vestist son manteau pour couvrir son imperfection, &, quant elle fut preste d’accoucher, regarda qu’il n’y avoyt homme au monde en qui elle eust tant de fiance que en ung sien frère bastard, auquel elle avoyt faict beaucoup de biens, & luy compta sa fortune, mais elle ne dist pas que ce fust de son filz, le priant de vouloir donner services à son honneur, ce qu’il feyt, &, quelques jours avant qu’elle deust accoucher, la pria de vouloir changer l’air de sa maison & qu’elle recouvreroyt plus tost sa santé en la sienne. Alla en bien petite compaignye & trouva là une saige-femme venue pour la femme de son frère, qui, une nuyct, sans la congnoistre, reçeut son enffant, & se trouva une belle fille. Le Gentil homme la bailla à une norrisse & la feyt nourrir soubz le nom d’estre sienne.

La Dame, ayant là demeuré ung mois, s’en alla toute saine en sa maison, où elle vesquit plus austèrement que jamais, en jeûnes & disciplines. Mais, quant son filz vint à estre grand, voyant que pour l’heure n’y avoyt guerre en Italye, envoia suplier sa mère luy permectre de retourner en sa maison. Elle, craingnant de retomber en tel mal dont elle venoyt, ne le voulut permectre, sinon qu’en la fin il la pressa si fort qu’elle n’avoyt aucune raison de luy refuser son congé ; mais elle luy manda qu’il n’eust jamais à se trouver devant elle s’il n’estoyt marié à quelque femme qu’il aymast bien fort, & qu’il ne regardast poinct aux biens, mais qu’elle fust Gentille femme, c’estoit assez.

Durant ce temps, son frère bastard, voiant la fille qu’il avoyt en charge devenue grande & belle en parfection, pensa de la mectre en quelque maison bien loing où elle seroyt incongneue, & par le conseil de la mère la donna à la Royne de Navarre nommée Catherine. Ceste fille vint à croistre jusques à l’aage de douze à treize ans, & fut si belle & honneste que la Royne de Navarre luy portoit grande amityé & desiroit fort de la marier bien & haultement, mais, à cause qu’elle estoit pauvre, se trouvoit trop de serviteurs, mais poinct de mary.

Ung jour advint que le Gentil homme, qui estoit son père incongneu, retournant de là les montz, vint en la maison de la Royne de Navarre, où, si tost qu’il eut advisé sa fille, il en fut amoureux &, pour ce qu’il avoyt congé de sa mère d’espouser telle femme qu’il luy plairoit, ne s’enquist sinon si elle estoit Gentille femme &, sçachant que oy, la demanda pour femme à la dicte Royne, qui très voluntiers la lui bailla, car elle sçavoyt bien que le Gentil homme estoyt riche &, avecq la richesse, beau & honneste.

Le mariage consommé, le Gentil homme rescripvit à sa mère, disant que doresnavant ne luy povoyt nyer la porte de sa maison, veu qu’il luy menoyt une belle-fille aussi parfaicte que l’on sçauroit desirer. La Dame, qui s’enquist quelle alliance il avoyt prinse, trouva que c’estoit la propre fille d’eulx deux, dont elle eut ung deuil si désespéré qu’elle cuyda mourir soubdainement, voyant que tant plus donnoyt d’empeschement à son malheur & plus elle estoyt le moien d’ont augmentoyt.

Elle, qui ne sçeut aultre chose faire, s’en alla au Légat d’Avignon auquel elle confessa l’énormité de son péché, demandant conseil comme elle se debvoit conduire. Le Légat, satisfaisant à sa conscience, envoia quérir plusieurs Docteurs en théologie, auxquels il communicqua l’affaire, sans nommer les personnaiges, & trouva par leur conseil que la Dame ne debvoyt jamays rien dire de cest affaire à ses enffans, car, quant à eulx, veue l’ignorance, ilz n’avoient poinct péché, mais qu’elle en debvoyt toute sa vie faire pénitence sans leur ung seul semblant.

Ainsy s’en retourna la pauvre Dame en sa maison, où bientost après arrivèrent son filz & sa belle-fille, lesquelz s’entre aymoient si fort que jamais mary ny femme n’eurent plus d’amityé & semblance, car elle estoit sa fille, sa seur & sa femme, & luy à elle son père, frère & mary. Ils continuèrent tousjours en ceste grande amityé, & la pauvre Dame en son extresme pénitence ne les voyoit jamais faire bonne chère qu’elle ne se retira pour pleurer.


« Voylà, mes Dames, comme il en prent à celles qui cuydent par leurs forces & vertu vaincre Amour & Nature avecq toutes les puissances que Dieu y a mises. Mais le meilleur seroyt, congnoissant sa foiblesse, ne jouster poinct contre tel ennemy, & se retirer au vray amy & luy dire avecq le Psalmiste : « Seigneur, je souffre force ; respondez pour moy ».

— Il n’est pas possible, » dist Oisille, « d’oyr racompter ung plus estrange cas que cestuy cy, & me semble que tout homme & femme doibt icy baisser la teste soubs la craincte de Dieu, voyant que pour cuyder bien faire tant de mal est advenu.

— Sçachez, » dist Parlamente, « que le premier pas que l’homme marche en la confiance de soy‑mesmes s’esloigne d’autant de la confiance de Dieu.

— Celluy est sage, » dist Geburon, « qui ne congnoist ennemi que soy-mesmes & qui tient sa volunté & son propre conseil pour suspect.

— Quelque apparance de bonté & de saincteté qu’il y ayt, » dist Longarine, « il n’y a apparence de bien si grand qui doibve faire hazarder une femme de coucher avecq ung homme, quelque parent qu’il luy soyt, car le feu auprès des estouppes n’est poinct seur.

— Sans poinct de faulte, « dist Ennasuitte, « ce debvoit estre quelque glorieuse folle qui par sa resverie des Cordeliers pensa estre si saincte qu’elle estoyt impeccable, comme plusieurs d’entre eulx veullent persuader à croyre que par nous mesmes le povons estre, qui est ung erreur trop grand.

— Est-il possible, Longarine, » dist Oisille, « qu’il y en ayt d’assez folz pour croyre ceste opinion ?

— Ilz font bien mieulx, » dist Longarine, « car ilz disent qu’il se fault habituer à la vertu de chasteté &, pour esprouver leurs forces, parlent avecq les plus belles qui se peuvent trouver & qu’ils ayment le mieulx, & avecq baisers & attouchemens de mains expérimentent si leur chair est en tout morte. Et, quant par tel plaisir ils se sentent esmouvoir, ils se séparent, jeusnent & prennent de grandes disciplines. Et, quant ils ont matté leur chair jusques là & que, pour parler ne baiser, n’ont poinct d’esmotion, ilz viennent à essayer la forte tentation, qui est de coucher ensemble & s’embrasser sans nulle concupiscence. Mais, pour ung qui en est eschappé, en sont venuz tant d’inconvéniens que l’Archevesque de Millan où ceste Religion s’exerçeoyt fut contrainct de les séparer & mettre les femmes au couvent des femmes & les hommes au couvent des hommes.

— Vrayement, » dist Geburon, « c’est bien l’extrêmité de la follye de se voulloir randre de soy-mesmes impècable & cercher si fort les occasions de pécher. »

Ce dist Saffredent : « Il y en a qui sont au contraire, car ilz fuyent tant qu’ilz peuvent les occasions ; encores la concupiscence les suyct, & le bon sainct Jhérosme, après s’estre bien fouetté & s’estre caché dedans les désers, confessa ne povoir éviter le feu qui brusloit dedans ses moelles. Par quoy se fault recommander à Dieu, car, s’il ne nous tient à force, nous prenons grand plaisir à tresbucher.

— Mais vous ne regardez pas ce que je voy, » dist Hircan, « c’est que, tant que nous avons racompté nos histoires, les Moynes derrière ceste haye n’ont poinct ouy la cloche de leurs Vespres, & maintenant, quant nous avons commencé à parler de Dieu, ilz s’en sont allez & sonnent à ceste heure le second coup.

— Nous ferons bien de les suivre, » dist Oisille, « & d’aller louer Dieu d’ont nous avons passé ceste journée aussi joyeusement qu’il est possible ».

Et en ce disant, se levèrent & s’en allèrent à l’église, où ilz oyrent dévotement Vespres, & après s’en allèrent soupper, débattans des propos passez & remémorans plusieurs cas advenuz de leur temps pour veoir lesquelz seroient dignes d’estre retenuz. Et, après avoir passé joieusement tout le soir, allèrent prendre leur doulx repos, espérans le lendemain ne faillir à continuer l’entreprinse qui leur estoyt si agréable.

Ainsy fut mis fin à la tierce Journée.