L’Heptaméron des nouvelles/05

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CINQUIESME NOUVELLE


Deus Cordeliers de Nyort, passans la rivière au port de Coulon, voulurent prendre par force la Batelière qui les passoit ; mais elle, sage & fine, les endormit si bien de paroles que, leur accordant ce qu’ilz demandoyent, les trompa & meit entre les mains de la Justice, qui les rendit à leur Gardien pour en faire telle punition qu’ilz méritoyent.


u port de Coullon, près de Nyort, y avoit une Bastelière, qui jour & nuit ne faisoit que passer ung chacun. Advint que deux Cordeliers du dict Nyort passerent la rivière tous seulz avecq elle, &, pour ce que le passaige est ung des plus longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vindrent à la prier d’amours, à quoy elle leur feit la response qu’elle devoyt. Mais eux, qui pour le travail du chemyn n’estoient lassez, ne pour froideur de l’eaue refroidiz, ne aussi pour le refuz de la femme honteux, se délibérèrent tous deux la prendre par force ou, si elle se plaingnoit, la jecter dans la rivière.

Elle, aussi sage & fine qu’ils estoient folz & malicieux, leur dist :

« Je ne suis pas si mal gratieuse que j’en faictz le semblant, mais je vous veulx prier de m’octroyer deux choses, & puis vous congnoistrez que j’ay meilleure envye de vous obèyr que vous n’avez de me prier. »

Les Cordeliers lui jurèrent par leur bon sainct Françoys qu’elle ne leur sçauroit demander chose qu’ilz n’octroiassent pour avoir ce qu’ilz desiroient d’elle : « Je vous requiers premièrement, » dist-elle, « que me juriez & promettiez que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera nostre affaire », ce que luy promisrent très voluntiers. Et aussy elle leur dist que l’un après l’autre vueille prendre son plaisir de moy, « car j’auroys trop de honte que tous deux me veissent ensemble. Regardez lequel me vouldra avoir le premier ».

Ilz trouvèrent sa requeste très juste & accorda le jeune que le plus vieil commenceroit, & en approchant d’une petite isle, elle dist au jeune :

« Beau Père, dictes là voz oraisons jusques ad ce que j’aye mené vostre compaignon icy devant en une autre isle, & si, à son retour, il se loue de moy, nous le lairrons icy & nous en irons ensemble. »

Le jeune saulta dedans l’isle, attendant le retour de son compaignon, lequel la Bastelière mena en une aultre, & quand ilz furent au bort, faignant d’atacher son basteau à ung arbre, luy dist :

« Mon amy, regardez en quel lieu nous nous mectrons. »

Le beau Père entra en l’isle pour sercher l’endroict qui luy seroit plus à propos, mais, si tost qu’elle le veid à terre, donna ung coup de pied contre l’arbre & se retira avecq son basteau dedans la rivière, laissant ces deux bons Pères aux désertz, ausquels elle cria tant qu’elle peut :

« Attendez, Messieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moy n’aurez aujourd’huy chose qui vous puisse plaire. »

Ces deux pauvres Religieux, congnoissans la tromperie, se misrent à genoulx sur le bord de l’eaue, la priant ne leur faire ceste honte & que, si elle les vouloyt doulcement mener au port, ilz luy promectoient de ne luy demander rien, mais, en s’en allant tousjours, leur disoit : « Je serois doublement folle, après avoir eschappé de voz mains, si je m’y remectoys. »

Et, en entrant au villaige, va appeller son mary & ceulx de la Justice pour venir prendre ces deux loups enraigez, dont, par la grace de Dieu, elle avoit eschappé de leurs dentz, qui y allèrent si bien accompaignez qu’il ne demora grand ne petit qui ne voulsist avoir part au plaisir de ceste chasse.

Ces pauvres Frères, voyans venir si grande compaignye, se cachoient chacun en son isle, comme Adam quand il se veid nud devant la face de Dieu. La honte meit leur péché devant leurs oeilz, & la craincte d’estre pugniz les faisoit trembler si fort qu’ilz estoient demy mortz, mais cela ne les garda d’estre prins & mis prisonniers, qui ne fut sans estre mocquez & huez d’hommes & de femmes.

Les ungs disoient : « Ces beaux Pères qui nous preschent chasteté, & puis la veulent oster à noz femmes », & les aultres disoient : « Sont sepulchres par dehors blanchiz, & par dedans pleins de morts & pourriture », & puis une autre voix cryoit : « Par les fruicts congnoissez vous quels arbres sont. »

Croyez que tous les passaiges que l’Evangile dict contre les hypocrites furent alléguez contre ces pauvres prisonniers, lesquels, par le moyen du Gardien, furent recoux & delivrez, qui en grand diligence les vint demander, asseurant ceulx de la Justice qu’il en feroyt plus grande pugnition que les séculiers n’oseroient faire &, pour satisfaire à partie, ils diroient tant de messes & prières qu’on les en vouldroit charger. Le Juge accorda sa requeste & luy donna les prisonniers, qui furent si bien chapitrez du Gardien, qui estoit homme de bien, que oncques puis ne passerent rivière sans faire le signe de la croix & se recommander à Dieu.

« Je vous prie, mes Dames, pensez, si ceste pauvre Basteliére a eu l’esprit de tromper deux si malitieux hommes que doivent faire celles qui ont tant leu & veu de beaux exemples, quand il n’y auroit que la bonté des vertueuses dames qui ont passé devant leurs oeilz, en sorte que la vertu des femmes bien nourryes se doit autant appeler coustume que vertu. Mais de celles qui ne sçavent rien, qui n’oyent quasi en tout l’an deux bons sermons, qui n’ont le loisir que de penser à gaingner leur pauvre vie & qui, si fort pressées, gardent soingneusement leur chasteté, c’est là où l’on congnoist la vertu qui est naïfvement dans le cueur, car où le sens & la force de l’homme est estimée moindre, c’est où l’esperit de Dieu faict de plus grandes oeuvres. Et bien malheureuse est la Dame qui ne garde bien soingneusement le trésor qui lui apporte tant d’honneur, estant bien gardé, & tant de deshonneur au contraire. »

Longarine luy dist :

« Il me semble, Geburon, que ce n’est pas grand vertu de refuser un Cordelier, mais que plus tost seroit chose impossible de les aymer.

— Longarine, » luy respondit Geburon, « celles qui n’ont poinct accoustumé d’avoir de tels serviteurs que vous ne tiennent poinct fascheux les Cordeliers ; car ils sont hommes aussi beaulx, aussi fortz & plus reposez que nous autres, qui sommes tous cassez du harnoys, & si parlent comme Anges & sont importuns comme Diables ; pour quoy celles qui n’ont veu robbes que de bureau sont bien vertueuses quand elles eschappent de leurs mains. »

Nomerfide dist tout hault :

« Ha par ma foy, vous en direz ce que vous vouldrez, mais j’eusse mieulx aymé estre jectée en la rivière que de coucher avecq ung Cordelier. »

Oisille luy dist en riant :

« Vous savez doncques bien nouer ? »

Ce que Nomerfide trouva bien mauvais, pensant qu’Oisille n’eust telle estime d’elle qu’elle desiroit, par quoy luy dist en colère :

« Il y en a qui ont refusé des personnes plus agréables que ung Cordelier & n’en ont poinct fait sonner la trompette. »

Oisille se prenant à rire de la voir courroussée, luy dist :

« Encores moins ont elles fait sonner le tabourin de ce qu’elles ont faict & accordé. »

Geburon dist : « Je voy bien que Nomerfide a envye de parler, parquoy je luy donne ma voix, affin qu’elle descharge son cueur sur quelque bonne Nouvelle.

— Les propos passez, » dist Nomerfide, « me touchent si peu que je n’en puis avoir ne joye ne ennuy. Mais, puisque j’ay vostre voix, je vous prye oyr la myenne pour vous monstrer que, si une femme a esté séduicte en bien, il y en a qui le sont en mal. Et pour ce que nous avons juré de dire verité, je ne la veulx celer, car, tout ainsy que la vertu de la Bastelière ne honnore poinct les aultres femmes si elles ne l’ensuyvent, aussi le vice d’une aultre ne les peut deshonorer. Escoutez doncques :