L’Heptaméron des nouvelles/24

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VINGT QUATRIESME NOUVELLE


Elisor, pour s’estre trop avancé de découvrir son amour à la Royne de Castille, fut si cruellement traité d’elle, en l’éprouvant, qu’elle luy apporta nuysance, puis profit.


n la Maison du Roy & Royne de Castille, desquels les noms ne seront dicts, y avoit ung Gentil homme si parfaict en toutes beaultez & bonnes conditions qu’il ne trouvoit poinct son pareil en toutes les Espaignes. Chacun avoit ses vertuz en admiration, mais encore plus son estrangeté, car l’on ne congneut jamais qu’il aimast ne print aucune Dame. Et si y en avoit en la Court en très grand nombre qui estoient dignes de faire brusler sa glace, mais il n’y en eut poinct qui eust la puissance de prendre ce Gentil homme, lequel avoit nom Elisor.

La Royne, qui estoit femme de grande vertu, mais non du tout exempte de la flamme qui moins est congneue & plus brusle, regardant ce Gentil homme qui ne servoit nulle de ses Femmes, s’en esmerveilla, & ung jour luy demanda s’il estoit possible qu’il aimast aussi peu qu’il en faisoit le semblant.

Il luy respondit que, si elle voyoit son cueur comme sa contenance, elle ne luy feroit poinct ceste question. Elle, desirant sçavoir ce qu’il vouloit dire, le pressa si fort qu’il confessa qu’il aimoit une Dame qu’il pensoit estre la plus vertueuse de toute la Chrestienté. Elle feit tous ses efforts, par prières & commandemens, de vouloir sçavoir qui elle estoit, mais il ne fut poinct possible, d’ont elle feit semblant d’estre fort courroucée & jura qu’elle ne parleroit jamais à luy s’il ne luy nommoit celle qu’il aimoit tant, d’ont il fut si fort ennuyé qu’il fut contrainct de luy dire qu’il aimoit autant mourir s’il falloit qu’il luy confessast ; mais, voyant qu’il perdoit sa veue et bonne grace par faulte de dire une verité tant honneste qu’elle ne debvoit estre mal prise de personne, luy dist avecq grande craincte :

« Ma Dame, je n’ay la force ny la hardiesse de le vous dire, mais, la première fois que vous irez à la chasse, je la vous feray veoir & suis seur que vous jugerez que c’est la plus belle & parfaicte Dame du monde. » Ceste response fut cause que la Royne alla plus tost à la chasse qu’elle n’eust faict.

Elisor, qui en fut adverty, s’appresta pour l’aller servir comme il avoit accoustumé & feit faire ung grand mirouer d’acier, en façon de hallecret, &, l’ayant mis devant son estomach, le couvrit très bien d’ung manteau de frise noire, qui estoit tout bordé de canetille & d’or frisé bien richement. Il estoit monté sur un cheval maureau, fort bien enharnaché de tout ce qui estoit nécessaire à cheval, &, quelque métal qu’il y eust, estoyt tout d’or, esmaillé de noir, à ouvraige de Moresque. Son chappeau estoit de soye noire, sur lequel estoit attachée une riche enseigne, où y avoit pour devise ung Amour couvert par Force, tout enrichi de pierreries. L’espée & le poignard n’estoient moins beaulx & bien faicts, ne de moins bonnes devises. Bref, il estoit fort bien en ordre & encores plus adroict à cheval, & le sçavoit si bien mener que tous ceux qui le voyoient laissoient le passetemps de la chasse pour regarder les courses & les sauts que faisoit faire Elisor à son cheval.

Après avoir conduict la Royne jusques au lieu où estoient les toilles, en telles courses & grands saults comme je vous ay dict, commencea à descendre de son gentil cheval, & vint pour prendre la Royne & la descendre de dessus sa hacquenée. Et, ainsi qu’elle luy tendoit les bras, il ouvrit son manteau de devant son estomach &, la prenant entre les siens, luy monstrant son hallecret de mirouer, luy dist : « Ma Dame, je vous supplie de regarder icy », &, sans attendre response, la meist doulcement à terre.

La chasse finée, la Royne retourna au Chasteau sans parler à Elisor, mais, après soupper, elle l’appela, luy disant qu’il estoit le plus grand menteur qu’elle avoit jamais veu, car il luy avoit promis de luy monstrer à la chasse celle qu’il aymoit le plus, ce qu’il n’avoit faict, par quoy elle avoit délibéré de ne faire jamais estime ne cas de luy.

Elisor, ayant paour que la Royne n’eust pas entendu ce qu’il luy avoit dict, luy respondit qu’il n’avoit failly à son commandement, car il luy avoit monstré non la femme seulement, mais la chose du monde qu’il aimoit le plus.

Elle, faisant la mescongneue, luy dict qu’elle n’avoit poinct entendu qu’il luy eust monstré une seule de ses Femmes.

« Il est vray, ma Dame, » dist Elisor ; « mais qui vous ay je monstré en vous descendant de cheval ?

— Rien, » dist la Royne, « sinon ung mirouer devant vostre estomach.

— En ce mirouer, qu’est ce que vous avez veu, » dist Elisor ?

— « Je n’y ay veu que moy seule, » respondit la Royne.

Elisor luy dist : « Doncques, ma Dame, pour obéir à vostre commandement, vous ay je tenu promesse, car il n’y a ne aura jamais aultre imaige en mon cueur que celle que vous avez veue au dehors de mon estomach, & ceste là seule veulx-je aymer, révérer & adorer, non comme femme, mais comme mon Dieu en Terre, entre les mains de laquelle je mects ma mort & ma vie, vous suppliant que ma parfaicte & grande affection, qui a esté ma vie tant que je l’ay portée couverte, ne soit ma mort en la descouvrant. Et, si ne suis digne d’estre de vous regardé ny accepté pour serviteur, au moins souffrez que je vive, comme j’ay accoustumé, du contentement que j’ay d’ont mon cueur a osé choisir pour le fondement de son amour ung si parfaict & digne lieu, duquel je ne puis avoir autre satisfaction que de sçavoir que mon amour est si grande & parfaicte que je me doibve contenter d’aimer seulement, combien que jamais je ne puisse estre aimé. Et, s’il ne vous plaist par la congnoissance de ceste grande amour m’avoir plus aggréable que vous n’avez accoustumé, au moins ne m’ostez pas la vie, qui consiste au bien que j’ay de vous veoir comme j’ay accoustumé. Car je n’ay de vous nul bien que autant qu’il en fault pour mon extrême nécessité &, si j’en ay moins, vous en aurez moins de serviteurs en perdant le meilleur & le plus affectionné que vous eustes oncques ny pourriez jamais avoir. »

La Royne, ou pour se monstrer autre qu’elle n’estoit, ou pour expérimenter à la longue l’amour qu’il luy portoit, ou pour en aimer quelque autre qu’elle ne vouloit laisser pour luy, ou bien le réservant, quand celuy qu’elle aimoit feroit quelque faulte, pour luy bailler sa place, dist d’un visage ne courroucé ne content :

« Elisor, je ne vous diray poinct, comme ignorant l’auctorité d’Amour, quelle follie vous a esmeu de prendre une si haulte & difficile opinion que de m’aimer, car je sçay que le cueur de l’homme est si peu à son commandement qu’il ne le faict pas aimer & haïr où il veult ; mais, pource que vous avez si bien couvert vostre opinion, je desire sçavoir combien il y a que vous l’avez prinse. »

Elisor, regardant son visaige tant beau & voyant qu’elle s’enquéroit de sa malladie, espéra qu’elle luy vouloit donner quelque remède. Mais, voyant sa contenance si grave & si sage qui l’interrogeoit, d’autre part tumboit en une craincte, pensant estre devant le juge dont il doubtoit sentence estre contre luy donnée. Si est ce qu’il luy jura que ceste amour avoit prins racine en son cueur dès le temps de sa grande jeunesse, mais qu’il n’en avoit senty nulle peine sinon depuis sept ans ; non peine, à dire vray, mais une malladie donnant tel contantement que la guarison estoit la mort.

« Puis qu’ainsy est, » dist la Royne, « que vous avez desja expérimenté une si longue fermeté, je ne doibz estre moins legière à vous croire que vous avez esté à me dire vostre affection. Par quoy, s’il est ainsi que vous dictes, je veulx faire telle preuve de la vérité que je n’en puisse jamais douter &, après la preuve de la peine faicte, je vous estimeray tel envers moy que vous mesmes jurez estre, &, vous cognoissant tel que vous dictes, vous me trouverez telle que vous desirez. »

Elisor la supplia de faire de luy telle preuve qu’il luy plairoit, car il n’y avoit chose si difficile qui ne luy fust très aisée pour avoir cest honneur qu’elle peust congnoistre l’affection qu’il luy portoit, la suppliant de rechef de luy commander ce qu’il luy plairoit qu’il feist.

Elle luy dist : « Elisor, si vous m’aimez autant comme vous dictes, je suis seure que pour avoir ma bonne grace rien ne vous sera fort à faire. Par quoy je vous commande, sur tout le desir que vous avez de l’avoir & craincte de la perdre, que, dès demain au matin, sans plus me veoir vous partiez de ceste compagnie & vous alliez en lieu où vous n’aurez de moy, ne moy de vous, une seule nouvelle, jusque d’huy en sept ans. Vous qui avez passé sept ans en cest amour, sçavez bien que vous m’aimez, mais, quand j’auray faict pareille expérience sept ans durans, je sçauray à l’heure & je croiray ce que vostre parole ne me peut faire croire ne entendre. »

Elisor, oyant ce cruel commandement, d’un costé doubta qu’elle le vouloit esloingner de sa presence &, de l’autre costé, espérant que la preuve parleroit mieux pour luy que sa parole, accepta son commandement et luy dist :

« Si j’ay vescu sept ans sans nulle espérance, portant ce feu couvert, à ceste heure qu’il est congneu de vous, passeray je ces sept ans en meilleure patience & espérance que je n’ay faict les autres. Mais, Madame, obéissant à vostre commandement par lequel je suis privé de tout le bien que j’avois en ce monde, quelle espérance me donnez vous au bout des sept ans de me recongnoistre pour fidèle et loyal serviteur ? »

La Royne luy dist, tirant ung anneau de son doigt : « Voilà ung anneau que je vous donne. Couppons le tous deux par la moictié ; j’en garderay l’une & vous l’autre à fin que, si le long temps avoit puissance de m’oster la memoire de vostre visaige, je vous puisse congnoistre par ceste moictié d’anneau semblable à la mienne. »

Elisor print l’anneau & le rompit en deux, & en bailla une moictié à la Royne & retint l’autre, & en prenant congé d’elle, plus mort que ceux qui ont rendu l’ame, s’en alla en son logis donner ordre à son partement, ce qu’il feit en telle sorte qu’il envoya tout son train en sa maison, & luy seul s’en alla avecq ung Varlet en ung lieu si solitaire que nul de ses parens & amis durant les sept ans n’en peut avoir nouvelles.

De la vie qu’il mena durant ce temps & de l’ennuy qu’il porta pour ceste absence ne s’en peut rien sçavoir, mais ceux qui aiment ne le peuvent ignorer. Au bout des sept ans, justement ainsy que la Royne alloit à la messe, vint à elle ung Hermite portant une grande barbe, qui, en luy baisant la main, luy presenta une requeste qu’elle ne regarda soubdainement, combien qu’elle avoit accoustumé de prendre de sa main toutes les requestes qu’on luy présentoit, quelque pauvres que ce fussent.

Ainsy qu’elle estoit à moictié de la messe, ouvrit sa requeste, dans laquelle trouva la moictié de l’anneau qu’elle avoit baillé à Elisor, dont elle fut fort esbahye & non moins joyeuse. Et, avant lire ce qui estoit dedans, commanda soubdain à son Aumosnier qu’il luy feist venir ce grand hermite qui luy avoit présenté la requeste.

L’Aumosnier le chercha par tous costez, mais il ne fut possible d’en sçavoir nouvelles, sinon que quelcun luy dist l’avoir veu monter à cheval, mais il ne sçavoit quel chemin il prenoit.

En attendant la response de l’Aumosnier, la Royne leut la requeste, qu’elle trouva estre une Epistre aussi bien faicte qu’il estoit possible, &, si n’estoit le desir que j’ay de la vous faire entendre, je ne l’eusse jamais osé traduire, vous priant de penser, mes Dames, que la grace & langage Castillan est sans comparaison mieulx déclarant ceste passion que ung autre. Si est ce que la substance en est telle :

Le temps m’a faict par sa force & puissance
Avoir d’amour parfaicte congnoissance ;
Le temps après m’a esté ordonné,
Et tel travail durant ce temps donné
Que l’incrédule a par le temps peu veoir
Ce que l’amour ne luy a faict sçavoir ;
Le temps, lequel avoit faict l’amour maistre
Dedans mon cueur, l’a montrée en fin estre
Tout tel qu’il est, par quoy, en le voyant,
Ne l’ai cogneu tel comme en le croyant ;
Le temps m’a faict veoir sur quel fondement
Mon cueur vouloit aimer si fermement ;
Ce fondement estoit vostre beaulté,
Soubz qui estoit couverte cruaulté ;
Le temps m’a faict veoir beaulté estre rien,
Et cruaulté cause de tout mon bien,
Par qui je fus de la beaulté chassé
Dont le regard j’avois tant pourchassé.
Ne voyant plus vostre beaulté tant belle,
J’ay mieulx senty vostre rigueur rebelle.
Je n’ay laissé vous obéyr pourtant,
Dont je me tiens très heureux & content,
Veu que le temps, cause de l’amitié,
A eu de moy par sa longueur pitié,
En me faisant ung si honneste tour

Que je n’ay eu desir de ce retour,
Fors seulement pour vous dire en ce lieu
Non ung bonjour, mais ung parfaict adieu.
Le temps m’a faict veoir amour pauvre & nu
Tout tel qu’il est & d’ont il est venu,
Et par le temps j’ay le temps regretté
Autant ou plus que l’avois soubhaicté,
Conduict d’amour qui aveugloit mes sens,
Dont rien de luy, fors regret, je ne sens.
Mais en voyant cest amour decepvable,
Le temps m’a faict veoir l’amour veritable,
Que j’ay congneu en ce lieu solitaire,
Où par sept ans m’a fallu plaindre & taire.
J’ay par le temps congneu l’amour d’en hault,
Lequel estant congneu, l’autre deffault ;
Par le temps suys du tout à luy rendu,
Et par le temps de l’autre desfendu.
Mon cueur & corps luy donne en sacrifice
Pour faire à luy & non à vous service.
En vous servant rien m’avez estimé,
Et j’ay le rien, en offensant, aimé.
Mort me donnez pour vous avoir servie ;
En le fuyant il me donne la vie.
Or par ce temps amour plein de bonté
À l’autre amour si vaincu & dompté
Que mis à rien est retourné à vent,
Qui fut pour moy trop doulx & decepvant.
Je le vous quicte & rends du tout entier,
N’ayant de vous ne de luy nul mestier,
Car l’autre amour parfaicte & pardurable
Me joinct à luy d’un lien immuable.
À luy m’en vois ; là me veulx asservir,
Sans plus ne vous, ne vostre Dieu servir.
Je prends congé de cruaulté, de peine
Et du torment, du desdaing, de la haine,

Du feu bruslant dont vous estes remplye
Comme en beauté très parfaicte acomplye.
Je ne puis mieulx dire adieu à tous maux,
À tous malheurs & douloureux travaux,
Et à l’enfer de l’amoureuse flamme
Qu’en ung seul mot vous dire : Adieu, Madame,
Sans nul espoir, où que soye ou soyez,
Que je vous voye ne que vous me voyez.


Ceste Epistre ne fut pas leue sans grandes larmes & estonnemens, accompaignez de regrets incroïables, car la perte qu’elle avoit faicte d’un serviteur remply d’une amour si parfaicte debvoit estre estimée si grande que nul trésor, ny mesme son royaulme, ne luy povoient oster le tiltre d’estre la plus pauvre & misérable Dame du monde pour ce qu’elle avoit perdu ce que tous les biens du monde ne povoient recouvrer. Et, après avoir achevé d’oyr la messe & retourné en sa chambre, feit ung tel dueil que sa cruaulté meritoit, & n’y eut montaigne, roche, ne forest où elle n’envoyast chercher cest Hermite ; mais Celluy qui l’avoit retiré de ses mains le garda d’y retumber & le mena plus tost en Paradis qu’elle n’en sçeut avoir nouvelle en ce monde.


« Par ceste exemple ne doibt le serviteur confesser ce qui luy peult nuire & en rien ayder. Et encores moins, mes Dames, par incrédulité debvez vous demander preuve si difficile que, en ayant la preuve, vous perdiez le serviteur.

— Vrayement, Dagoucin, » dist Geburon, « j’avois toute ma vie oy estimer la Dame à qui le cas est advenu la plus vertueuse du monde, mais maintenant je la tiens la plus cruelle que oncques fut.

— Toutesfois, » dist Parlamente, « il me semble qu’elle ne luy faisoit poinct de tort de vouloir esprouver sept ans s’il aimoit autant qu’il luy disoit, car les hommes ont tant accoustumé de mentir en pareil cas que, avant que s’y fier, si fier il s’y fault, on n’en peult faire trop longue preuve.

— Les Dames, » dist Hircan, « sont bien plus saiges qu’elles ne souloyent, car en sept jours de preuve elles ont autant de seureté d’un serviteur que les autres avoient par sept ans.

— Si en a il, » dist Longarine, « en ceste compaignie que l’on a aimée plus de sept ans à toutes preuves de harquebuse ; encores n’a l’on sçeu gaingner leur amitié.

— Par Dieu, » dist Simontault, « vous dictes vray, mais aussi les doibt on mettre au ranc du vieil temps, car au nouveau ne seroient-elles point reçeues.

— Encores, » dist Oisille, « fut bien tenu ce Gentil homme à la Dame, par le moyen de laquelle il retourna entièrement son cueur à Dieu.

— Ce luy fut grand heur, » dist Saffredent, « de trouver Dieu par les chemins, car, veu l’ennuy où il estoit, je m’esbahis qu’il ne se donna au Diable. »

Ennasuitte luy dist : « Et quand vous avez esté mal traicté de vostre Dame, vous estes vous donné à ung tel maistre ?

— Mil & mil fois m’y suis donné, » dist Saffredent ; « mais le Diable, voyant que tous les tormens d’Enfer ne m’eussent sçeu faire pis que ceulx qu’elle me donnoyt, ne me daigna jamais prendre, sçachant qu’il n’est poinct Diable plus importable que une Dame bien aymée & qui ne veult poinct aymer.

— Si j’estois comme vous, » dist Parlamente à Saffredent, « avecq telle opinion que vous avez je ne servirois femme.

— Mon affection est tousjours telle, » dist Saffredent, « & mon erreur si grande que, là où je ne puis commander, encores me tiens je très heureux de servir, car la malice des Dames ne peut vaincre l’amour que je leur porte. Mais je vous prie, dictes moy en vostre conscience, louez vous ceste Dame d’une si grande rigueur ?

— Ouy, » dist Oysille, « car je croy qu’elle ne vouloyt estre aymée ny aimer.

— Si elle avoit ceste volunté, » dist Simontault, « pourquoy luy donnoit elle quelque espérance après les sept ans passez ?

— Je suis de vostre opinion, » dist Longarine, « car celles qui ne veulent poinct aymer ne donnent nulle occasion de continuer l’amour qu’on leur porte.

— Peut estre, » dist Nomerfide, « qu’elle en aimoit quelque autre, qui ne valoit pas cest honneste homme là, & que pour ung pire elle laissa le meilleur.

— Par ma foy, » dist Saffredent, « je pense qu’elle faisoit provision de luy pour le prendre à l’heure qu’elle laisseroit celuy que pour lors elle aimoit le mieux.

— Je voy bien, » dist Oisille, « que tant plus nous mettrons ces propos en avant, & plus ceux qui ne veulent estre mal traictez diront de nous le pis qu’il leur sera possible, par quoy je vous prie, Dagoucin, donnez vostre voix à quelqu’une.

— Je la donne, » dist-il, « à Longarine, estant asseuré qu’elle nous en dira quelqu’une qui ne sera poinct mélencolique, & si n’espargnera homme ne femme pour dire verité.

— Puis que vous m’estimez si véritable, » dist Longarine, « je prendray la hardiesse de racompter ung cas advenu à un bien grand Prince, lequel passe en vertu tous les autres de son temps. Et vous direz que la chose dont on doibt moins user sans extrême nécessité, c’est de mensonge ou dissimulation, qui est ung vice laid & infame, principallement aux Princes & grands Seigneurs, en la bouche & contenance desquels la vérité est mieux séante que en nul autre. Mais il n’y a si grand Prince en ce monde, combien qu’il eust tous les honneurs & richesses qu’on sçauroit desirer, qui ne soit subject à l’empire & tyrannie d’Amour, & semble que plus le Prince est noble & de grand cueur, plus Amour faict son effort pour l’asservir soubz sa forte main, car ce glorieux Dieu ne tient compte des choses communes & ne prend plaisir sa majesté que à faire tous les jours miracles, comme d’affoiblir les forts, fortifier les foibles, donner intelligence aux ignorans, oster le sens aux plus sçavans, favoriser aux passions, destruire la raison, & l’amoureuse Divinité prend plaisir en telles mutations. Et, pource que les Princes n’en sont exemptz, aussi ne sont ils [quictes] de nécessité ; or, s’ils ne sont quictes de la nécessité en laquelle les met le desir de la servitude d’Amour, par force leur est non seulement permis d’user de mensonge, hypocrisie & fiction, qui sont les moyens de vaincre leurs ennemis, selon la doctrine de Maistre Jehan de Mehun. Or, puis que en tel acte est louable à ung Prince la condition qui en tous autres est à désestimer, je vous racompteray les inventions d’un jeune Prince, par lesquelles il trompa ceux qui ont accoustumé de tromper tout le monde :