L’Heptaméron des nouvelles/30

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TRENTIESME NOUVELLE


Un jeune Gentil homme, aagé de quatorze à quinze ans, pensant coucher avec l’une des Damoiselles de sa mère, coucha avec elle mesme, qui au bout de neuf moys accoucha, du fait de son filz, d’une fille, que douze ou treize ans après il épousa, ne sachant qu’elle fût sa fille & sa seur, ny elle qu’il fut son père & son frère.


u temps du Roy Loys douziesme, estant lors Légat d’Avignon ung de la Maison d’Amboise, nepveu du Légat de France nommé Georges, y avoyt ou païs de Languedoc une Dame, de laquelle je tairay le nom pour l’amour de sa race, qui avoyt mieulx de quatre mil ducatz de rente.

Elle demeura vefve fort jeune, mère d’un seul filz &, tant pour le regret qu’elle avoyt de son mary que pour l’amour de son enfant, délibéra de ne se jamais remarier &, pour en fuyr l’occasion, ne voulut plus fréquenter sinon toutes gens de dévotion, car elle pensoit que l’occasion faisoyt le péché & ne sçavoit pas que le péché forge l’occafion.

La jeune Dame veuve se donna du tout au service Divin, fuyant entièrement toutes compaignies de mondanitė, tellement qu’elle faisoyt conscience d’assister à nopces ou d’ouyr sonner les orgues en une église. Quant son filz vint en l’aage de sept ans, elle print ung homme de saincte vie pour son Maistre d’escolle, par lequel il peust estre endoctriné en toute saincteté & dévotion.

Quand le filz commencea à venir en l’aage de quatorze à quinze ans, Nature, qui est Maistre d’escolle bien secret, le trouvant bien nourry & plain d’oisiveté, luy aprint autre leçon que son Maistre d’escolle ne faisoyt. Commencea à regarder & desirer les choses qu’il trouvoit belles, entre autres une Damoiselle qui couchoit en la chambre de sa mère, dont ne se doubtoyt, car on ne se gardoyt non plus de luy que d’un enfant, & aussy que en toute la maison on n’oyoit parler que de Dieu.

Ce jeune gallant commencea à pourchasser secrettement ceste fille, laquelle le vint dire à sa Maistresse, qui aymoit & estimoit tant de son filz qu’elle pensoyt que ceste fille luy dist pour le faire hayr ; mais elle en pressa tant sa dicte Maistresse qu’elle luy dist : « Je sçauray s’il est vray & le chastieray si je le congnois tel que vous dictes, mais aussy, si vous luy mectez assus ung tel cas & il ne soit vray, vous en porterez la peyne. » Et, pour en sçavoir l’expérience, luy commanda de bailler assignation à son filz de venir à mi-nuyct coucher avecq elle en la chambre de la Dame en ung lict auprès de la porte où ceste Fille couchoyt toute seulle.

La Damoiselle obéyt à sa Maistresse &, quant se vint au soir, la Dame se mist en la place de sa Damoiselle, délibérée, s’il estoyt vray ce qu’elle disoyt, de chastier si bien son filz qu’il ne coucheroyt jamais avecq femme qu’il ne luy en souvynt.

En ceste pensée & collère son filz s’en vint coucher avecq elle, & elle, qui encores, pour le veoir coucher, ne pouvoyt croyre qu’i voulsisse faire chose deshonneste, actendit à parler à luy jusques ad ce qu’elle congneust quelque signe de sa mauvaise volunté, ne povant croyre par choses petites que son desir peust aller jusques au criminel ; mais sa patience fut si longue & sa nature si fragile qu’elle convertyt sa collère en ung plaisir trop abominable, obliant le nom de mère. Et, tout ainsy que l’eaue par force retenue court avecq plus d’impétuosité, quant on la laisse aller, que celle qui ordinairement court, ainsy ceste pauvre Dame tourna sa gloire à la contraincte qu’elle donnoyt à son corps. Quant elle vint à descendre le premier degré de son honnesteté, se trouva soubdainement portée jusques au dernier, & en ceste nuyct là engrossa de celluy lequel elle vouloyt garder d’engrossir les autres.

Le péché ne fut pas si tost faict que le remors de conscience l’esmeut à un si grand torment que la repentence ne la laissa toute sa vie, qui fut si aspre à ce commencement qu’elle se leva d’auprès de son filz, lequel avoit tousjours pensé que ce fust sa Damoiselle, & entra en ung cabinet, où, remémorant sa bonne délibération & sa meschante exécution, passa toute la nuict à pleurer & crier toute seule.

Mais, en lieu de se humillier & recongnoistre l’impossibilité de nostre chair qui sans l’ayde de Dieu ne peult faire que péché, voulant par elle mesmes & par ses larmes satisfaire au passé & par sa prudence éviter le mal de l’advenir, donnant tousjours l’excuse de son péché à l’occasion & non à la malice, à laquelle n’y a remede que la grace de Dieu, pensa de faire chose par quoy à l’advenir ne sçauroit plus tumber en tel inconvénient, & comme s’il n’y avoyt que une espèce de péché à damner la personne, mist toutes ses forces à éviter cestuy là seul.

Mais la racine de l’orgueil, que le péché extérieur doibt guérir, croissoit tousjours en sorte que en évitant ung mal elle en feyt plusieurs autres, car le lendemain au matin, si tost qu’il fut jour, elle envoia quérir le Gouverneur de son filz & luy dist : « Mon filz commence à croistre ; il est temps de le mectre hors de la maison. J’ay ung mien parent qui est de là les montz avecq Monseigneur le Grand-Maistre de Chaulmont, lequel se nomme le Cappitaine Monteson, qui sera très aise de le prendre en sa Compaignye. Et pour ce, dès ceste heure icy, emmenez le &, afin que je n’aye nul regret à luy, gardez qu’il ne me vienne dire adieu. »

En ce disant, luy bailla argent nécessaire pour faire son voiage &, dès le matin, feyt partir le jeune homme, qui en fut fort ayse, car il ne désiroit autre chose que, après la joyssance de s’amye, s’en aller à la guerre.

La Dame demoura longuement en grande tristesse & mélencolye, &, n’eust esté la craincte de Dieu, eust maintesfois desiré la fin du malheureux fruict dont elle estoyt pleine. Elle faingnyt d’estre mallade, affin qu’elle vestist son manteau pour couvrir son imperfection, &, quant elle fut preste d’accoucher, regarda qu’il n’y avoyt homme au monde en qui elle eust tant de fiance que en ung sien frère bastard, auquel elle avoyt faict beaucoup de biens, & luy compta sa fortune, mais elle ne dist pas que ce fust de son filz, le priant de vouloir donner services à son honneur, ce qu’il feyt, &, quelques jours avant qu’elle deust accoucher, la pria de vouloir changer l’air de sa maison & qu’elle recouvreroyt plus tost sa santé en la sienne. Alla en bien petite compaignye & trouva là une saige-femme venue pour la femme de son frère, qui, une nuyct, sans la congnoistre, reçeut son enffant, & se trouva une belle fille. Le Gentil homme la bailla à une norrisse & la feyt nourrir soubz le nom d’estre sienne.

La Dame, ayant là demeuré ung mois, s’en alla toute saine en sa maison, où elle vesquit plus austèrement que jamais, en jeûnes & disciplines. Mais, quant son filz vint à estre grand, voyant que pour l’heure n’y avoyt guerre en Italye, envoia suplier sa mère luy permectre de retourner en sa maison. Elle, craingnant de retomber en tel mal dont elle venoyt, ne le voulut permectre, sinon qu’en la fin il la pressa si fort qu’elle n’avoyt aucune raison de luy refuser son congé ; mais elle luy manda qu’il n’eust jamais à se trouver devant elle s’il n’estoyt marié à quelque femme qu’il aymast bien fort, & qu’il ne regardast poinct aux biens, mais qu’elle fust Gentille femme, c’estoit assez.

Durant ce temps, son frère bastard, voiant la fille qu’il avoyt en charge devenue grande & belle en parfection, pensa de la mectre en quelque maison bien loing où elle seroyt incongneue, & par le conseil de la mère la donna à la Royne de Navarre nommée Catherine. Ceste fille vint à croistre jusques à l’aage de douze à treize ans, & fut si belle & honneste que la Royne de Navarre luy portoit grande amityé & desiroit fort de la marier bien & haultement, mais, à cause qu’elle estoit pauvre, se trouvoit trop de serviteurs, mais poinct de mary.

Ung jour advint que le Gentil homme, qui estoit son père incongneu, retournant de là les montz, vint en la maison de la Royne de Navarre, où, si tost qu’il eut advisé sa fille, il en fut amoureux &, pour ce qu’il avoyt congé de sa mère d’espouser telle femme qu’il luy plairoit, ne s’enquist sinon si elle estoit Gentille femme &, sçachant que oy, la demanda pour femme à la dicte Royne, qui très voluntiers la lui bailla, car elle sçavoyt bien que le Gentil homme estoyt riche &, avecq la richesse, beau & honneste.

Le mariage consommé, le Gentil homme rescripvit à sa mère, disant que doresnavant ne luy povoyt nyer la porte de sa maison, veu qu’il luy menoyt une belle-fille aussi parfaicte que l’on sçauroit desirer. La Dame, qui s’enquist quelle alliance il avoyt prinse, trouva que c’estoit la propre fille d’eulx deux, dont elle eut ung deuil si désespéré qu’elle cuyda mourir soubdainement, voyant que tant plus donnoyt d’empeschement à son malheur & plus elle estoyt le moien d’ont augmentoyt.

Elle, qui ne sçeut aultre chose faire, s’en alla au Légat d’Avignon auquel elle confessa l’énormité de son péché, demandant conseil comme elle se debvoit conduire. Le Légat, satisfaisant à sa conscience, envoia quérir plusieurs Docteurs en théologie, auxquels il communicqua l’affaire, sans nommer les personnaiges, & trouva par leur conseil que la Dame ne debvoyt jamays rien dire de cest affaire à ses enffans, car, quant à eulx, veue l’ignorance, ilz n’avoient poinct péché, mais qu’elle en debvoyt toute sa vie faire pénitence sans leur ung seul semblant.

Ainsy s’en retourna la pauvre Dame en sa maison, où bientost après arrivèrent son filz & sa belle-fille, lesquelz s’entre aymoient si fort que jamais mary ny femme n’eurent plus d’amityé & semblance, car elle estoit sa fille, sa seur & sa femme, & luy à elle son père, frère & mary. Ils continuèrent tousjours en ceste grande amityé, & la pauvre Dame en son extresme pénitence ne les voyoit jamais faire bonne chère qu’elle ne se retira pour pleurer.


« Voylà, mes Dames, comme il en prent à celles qui cuydent par leurs forces & vertu vaincre Amour & Nature avecq toutes les puissances que Dieu y a mises. Mais le meilleur seroyt, congnoissant sa foiblesse, ne jouster poinct contre tel ennemy, & se retirer au vray amy & luy dire avecq le Psalmiste : « Seigneur, je souffre force ; respondez pour moy ».

— Il n’est pas possible, » dist Oisille, « d’oyr racompter ung plus estrange cas que cestuy cy, & me semble que tout homme & femme doibt icy baisser la teste soubs la craincte de Dieu, voyant que pour cuyder bien faire tant de mal est advenu.

— Sçachez, » dist Parlamente, « que le premier pas que l’homme marche en la confiance de soy‑mesmes s’esloigne d’autant de la confiance de Dieu.

— Celluy est sage, » dist Geburon, « qui ne congnoist ennemi que soy-mesmes & qui tient sa volunté & son propre conseil pour suspect.

— Quelque apparance de bonté & de saincteté qu’il y ayt, » dist Longarine, « il n’y a apparence de bien si grand qui doibve faire hazarder une femme de coucher avecq ung homme, quelque parent qu’il luy soyt, car le feu auprès des estouppes n’est poinct seur.

— Sans poinct de faulte, « dist Ennasuitte, « ce debvoit estre quelque glorieuse folle qui par sa resverie des Cordeliers pensa estre si saincte qu’elle estoyt impeccable, comme plusieurs d’entre eulx veullent persuader à croyre que par nous mesmes le povons estre, qui est ung erreur trop grand.

— Est-il possible, Longarine, » dist Oisille, « qu’il y en ayt d’assez folz pour croyre ceste opinion ?

— Ilz font bien mieulx, » dist Longarine, « car ilz disent qu’il se fault habituer à la vertu de chasteté &, pour esprouver leurs forces, parlent avecq les plus belles qui se peuvent trouver & qu’ils ayment le mieulx, & avecq baisers & attouchemens de mains expérimentent si leur chair est en tout morte. Et, quant par tel plaisir ils se sentent esmouvoir, ils se séparent, jeusnent & prennent de grandes disciplines. Et, quant ils ont matté leur chair jusques là & que, pour parler ne baiser, n’ont poinct d’esmotion, ilz viennent à essayer la forte tentation, qui est de coucher ensemble & s’embrasser sans nulle concupiscence. Mais, pour ung qui en est eschappé, en sont venuz tant d’inconvéniens que l’Archevesque de Millan où ceste Religion s’exerçeoyt fut contrainct de les séparer & mettre les femmes au couvent des femmes & les hommes au couvent des hommes.

— Vrayement, » dist Geburon, « c’est bien l’extrêmité de la follye de se voulloir randre de soy-mesmes impècable & cercher si fort les occasions de pécher. »

Ce dist Saffredent : « Il y en a qui sont au contraire, car ilz fuyent tant qu’ilz peuvent les occasions ; encores la concupiscence les suyct, & le bon sainct Jhérosme, après s’estre bien fouetté & s’estre caché dedans les désers, confessa ne povoir éviter le feu qui brusloit dedans ses moelles. Par quoy se fault recommander à Dieu, car, s’il ne nous tient à force, nous prenons grand plaisir à tresbucher.

— Mais vous ne regardez pas ce que je voy, » dist Hircan, « c’est que, tant que nous avons racompté nos histoires, les Moynes derrière ceste haye n’ont poinct ouy la cloche de leurs Vespres, & maintenant, quant nous avons commencé à parler de Dieu, ilz s’en sont allez & sonnent à ceste heure le second coup.

— Nous ferons bien de les suivre, » dist Oisille, « & d’aller louer Dieu d’ont nous avons passé ceste journée aussi joyeusement qu’il est possible ».

Et en ce disant, se levèrent & s’en allèrent à l’église, où ilz oyrent dévotement Vespres, & après s’en allèrent soupper, débattans des propos passez & remémorans plusieurs cas advenuz de leur temps pour veoir lesquelz seroient dignes d’estre retenuz. Et, après avoir passé joieusement tout le soir, allèrent prendre leur doulx repos, espérans le lendemain ne faillir à continuer l’entreprinse qui leur estoyt si agréable.

Ainsy fut mis fin à la tierce Journée.