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L’Heptaméron des nouvelles/34

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TRENTE QUATRIESME NOUVELLE


Deux Cordeliers, escoutans le secret où l’on ne les avoit appelez, pour avoir mal entendu le langage d’un Boucher meirent leur vie en danger.


l y a ung villaige entre Nyort & Fors, nommé Grip, lequel est au Seigneur de Fors. Ung jour advint que deux Cordeliers, venans de Nyort, arrivèrent bien tard en ce lieu de Grip & logèrent en la maison d’un Boucher.

Et, pour ce que entre leur chambre & celle de l’Hoste n’y avoyt que des aiz bien mal joinctz, leur print envye d’escouter ce que le mary disoyt à sa femme, estans dedans le lict, & vindrent mectre leurs oreilles tout droict au chevet du lict du mary, lequel, ne se doubtant de ses hostes, parloyt à sa femme privément de son mesnage, en luy disant :

« M’amye, il me fault demain lever matin pour aller veoir nos Cordeliers, car il y en a ung bien gras, lequel il nous fault tuer ; nous le sallerons incontinant & en ferons bien nostre proffict. »

Et, combien qu’il entendoyt de ses pourceaulx, lesquelz il appelloit Cordeliers, si est ce que les deux pauvres Frères, qui oyoient ceste conjuration, se tindrent tout asseurez que c’estoyt pour eulx & en grande paour & craincte attendoient l’aube du jour.

Il y en avoyt ung d’eulx fort gras & l’autre assez maigre. Le gras se vouloyt confesser à son compaignon, disant que ung Boucher, ayant perdu l’amour & craincte de Dieu, ne feroyt non plus de cas de l’assommer que ung beuf ou autre beste, &, veu qu’ilz estoient enfermez en leur chambre, de laquelle ilz ne povoient sortir sans passer par celle de l’Hoste, ilz se debvoient tenir bien seurs de leur mort & recommander leurs âmes à Dieu. Mais le jeune, qui n’estoit pas si vaincu de paour que son compaignon, luy dist que, puysque la porte leur estoyt fermée, falloyt essayer à passer par la fenestre & que aussy bien ilz ne sçauroient avoir pis que la mort, à quoy le gras s’accorda.

Le jeune ouvrit la fenestre &, voyant qu’elle n’estoyt trop haulte de terre, saulta legièrement en bas & s’enfuyt le plus tost & le plus loing qu’il peut, sans attendre son compaignon, lequel essaya le dangier ; mais la pesanteur le contraingnyt de demeurer en bas, car, au lieu de saulter, il tumba si lourdement qu’il se blessa fort en une jambe.

Et, quant il se veid abandonné de son compaignon & qu’il ne le povoyt suyvre, regarda à l’entour de luy où il se pourroyt cacher & ne veid rien que un tect à pourceaulx, où il se traina le mieulx qu’il peut, &, ouvrant la porte pour se cacher dedans, en eschappa deux grands pourceaulx, en la place desquelz se meist le pauvre Cordelier & ferma le petit huys sur luy, espérant, quant il orroyt le bruict des gens passans, qu’il appelleroyt & trouveroit secours.

Mais, si tost que le matin fut venu, le Boucher appresta ses grands cousteaulx & dist à sa femme qu’elle luy tint compaignye pour aller tuer son pourceau gras, &, quant il arriva au tect auquel le Cordelier s’estoyt caché, commencea à cryer bien hault en ouvrant la petite porte : « Saillez dehors, Maistre Cordelier ; saillez dehors, car aujourd’huy j’auray de vos boudins ».

Le pauvre Cordelier, ne se povant soustenir sur sa jambe, saillyt à quatre piedz hors du tect, criant, tant qu’il povoyt, miséricorde. Et, si le pauvre Frère eust grand paour, le Boucher & sa femme n’en eurent pas moins, car ilz pensoient que sainct François fust courroucé contre eulx de ce qu’ilz nommoient une beste Cordelier & se mirent à genoulx devant le pauvre Frère, demandans pardon à sainct François & à sa Religion, en sorte que le Cordelier cryoyt d’un costé miséricorde au Boucher & le Boucher à luy d’aultre, tant que les ungs & les aultres furent ung quart d’heure sans se povoir asseurer.

À la fin, le beau Père, congnoissant que le Boucher ne lui vouloit poinct de mal, luy compta la cause pourquoy il s’estoit caché en ce tect, dont leur paour tourna incontinant en ris, sinon que le pauvre Cordelier, qui avoyt mal en la jambe, ne se povoyt resjouyr, mais le Boucher le mena en sa maison, où il le feit très bien penser.

Son compaignon, qui l’avoyt laissé au besoing, courut toute la nuyct tant que au matin il vint en la maison du Seigneur de Fors, où il se plaingnoyt de ce Boucher, lequel il soupsonnoit d’avoir tué son compaignon, veu qu’il n’estoyt poinct venu après luy. Ledict Seigneur de Fors envoia incontinant au lieu de Grip pour en sçavoir la vérité, laquelle scène ne se trouva poinct matière de pleurer, mais ne faillyt à le racompter à sa Maistresse, Madame la Duchesse d’Angoulesme, mère du Roy Françoys, premier de ce nom.


« Voylà, mes Dames, comment il ne faut pas bien escouter le secret là où on n’est poinct appellé & entendre mal les parolles d’aultruy.

— Ne sçavois-je pas bien, » dist Simontault, « que Nomerfide ne nous feroyt poinct pleurer, mais bien fort rire, en quoy il me semble que chacun de nous s’est bien acquicté.

— Et qu’est-ce à dire ? » dist Oisille, « que nous sommes plus enclins à rire d’une follye que d’une chose sagement faicte.

— Pour ce, » dist Hircan, « qu’elle nous est plus agréable, d’autant qu’elle est plus semblable à nostre nature qui de soy n’est jamais saige, & chacun prent plaisir à son semblable, les folz aux folyes & les saiges à la prudence. Je croy, » dist-il, « qu’il n’y a ne saiges ne folz qui se sçeussent garder de rire de ceste histoire.

— Il y en a, » dist Geburon, « qui ont le cueur tant adonné à l’amour de sapience que, pour choses qu’ilz sçeussent oyr, on ne les sçauroyt faire rire, car ilz ont une joye en leurs cueurs & un contentement si modéré que nul accident ne les peut muer.

— Où sont ceux-là ? » dist Hircan.

— Les Philosophes du temps passé », respondit Geburon, « dont la tristesse & la joye est quasi poinct sentye, au moins n’en monstroyent ilz nul semblant, tant ilz estimoient grand vertu se vaincre eulx mesmes & leur passion, & je trouve aussi bon comme ilz font de vaincre une passion vicieuse ; mais d’une passion naturelle, qui ne tend à nul mal, ceste vicoire là me semble inutille.

— Si est ce, » dist Geburon, « que les Anciens estimoient ceste vertu grande.

— Il n’est pas dict aussi, » respondit Saffredent, « qu’ilz fussent tous saiges, mais y en avoit plus d’apparence de sens & de vertu qu’il n’y avoyt d’effect.

— Toutesfois vous verrez qu’ils reprennent toutes choses mauvaises, » dist Geburon, « & mesmes Diogènès marche sur le lict de Platon, qui estoit trop curieux à son grey, pour monstrer qu’il desprisoyt & vouloyt mectre sous le pied la vaine gloire & convoytise de Platon, en disant : Je conculque & desprise l’orgueil de Platon.

— Mais vous ne dictes pas tout, » dist Saffredent, « car Platon luy respondit que c’estoyt par ung aultre orgueil.

— À dire la vérité, » dist Parlamente, « il est impossible que la victoire de nous-mesmes se face par nous-mesmes sans ung merveilleux orgueil, qui est le vice que chacun doibt le plus craindre, car il s’engendre de la mort & ruyne de toutes les aultres vertuz.

— Ne vous ay je pas leu au matin, » dist Oisille, « que ceulx, qui ont cuydé estre plus saiges que les autres hommes & qui par une lumière de raison sont venuz jusques à congnoistre ung Dieu créateur de toutes choses, toutesfoys pour s’attribuer ceste gloire & non à Celluy d’ont elle venoyt, estimans par leur labeur avoir gaingné ce sçavoir, ont été faictz non seullement plus ignorans & desraisonnables que les aultres hommes, mais que les bestes brutes ? Car, ayans erré en leurs esperitz, s’attribuans ce que Dieu seul appartient, ont monstré leurs erreurs par le désordre de leurs corps, oblians & pervertissans l’ordre de leur sexe, comme sainct Pol aujourd huy monstre en l’Epistre qu’il escripvoyt aux Romains.

— Il n’y a nul de nous, » dist Parlamente, « qui par ceste Epistre ne confesse que tous les péchés extérieurs ne sont que les fruictz de l’infélicité intérieure, laquelle, plus est couverte de vertu & de miracle, plus est dangereuse à arracher.

— Entre nous hommes, » dist Hircan, « sommes plus près de nostre salut que vous autres, car, ne dissimulans poinct nos fruicts, congnoissons facillement notre racine ; mais vous, qui ne les osez mectre dehors & qui faictes tant de belles œuvres apparantes, à grand peine congnoistrez vous cette racine d’orgueil, qui croist sous si belle couverture.

— Je vous confesse, » dist Longarine, « que, si la parolle de Dieu ne nous monstre par la foy la lèpre d’infidélité cachée en notre cueur, Dieu nous faict grand grâce quant nous trébuchons en quelque offense visible par laquelle notre peste couverte se puisse veoir. Et bien heureux sont ceulx que la foy a tant humiliez qu’ils n’ont poinct besoing d’expérimenter leur nature pécheresse par les effects du dehors.

— Mais regardons, » dist Simontault, « de là ou nous sommes venus. En partant d’une très grande folye nous sommes tombez en la Philosophye & Théologie. Laissons ces disputes à ceulx qui savent mieux resver que nous, & sçachons de Nomerfide à qui elle donne sa voix.

— Je la donne, « dis-elle, « à Hircan, mais je luy recommande l’honneur des dames.

— Vous ne le pouvez dire en meilleur endroict, » dist Hircan, « car l’histoire que j’ai apprestée est toute telle qu’il la fault pour vous obéyr. Si est ce que par là je vous aprandray à confesser que la nature des femmes & des hommes est de soi encline à tout vice si elle n’est préservée de Celluy à qui l’honneur de toute victoire doibt estre rendu, &, pour vous abattre l’audace que vous prenez quant on en dit à vostre honneur, je vous en diray une aultre, une très véritable :