L’Heptaméron des nouvelles/46

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QUARANTE SIXIESME NOUVELLE


De Vale, Cordelier, convyé pour diner en la maison du Juge des exempts d’Angoulesme, avisa que sa femme, dont il estoit amoureux, montoit toute seule en son grainier, où, la cuydant surprendre, alla après, mais elle luy donna un si grant coup de pié par le ventre qu’il trébuscha du haut en bas & s’enfuyt hors la ville chez une Damoyselle, qui aymoit si fort les gens de son Ordre que, par trop sottement croire plus de bien en eux qu’il n’y en a, luy commeit la correction de sa fille, qu’il preint par force, en lieu de la chatier du péché de paresse, comme il avoit promis à sa mère.


n la ville d’Angoulesme, où se tenoyt souvent le Conte Charles, père du Roy François, y avoyt ung Cordelier, nommé De Vale, estimé homme sçavant & grand Prescheur, en sorte que ung Advent il prescha en la ville devant le Comte, d’ont il acquist si grand bruict que ceulx qui le congnoissoient le convoyoient à grand requeste à disner en leur maison, & entre aultres ung, qui estoyt Juge des exemptz de la Conté, lequel avoyt espousé une belle & honneste femme, dont le Cordelier fut tant amoureux qu’il en moroit, mais il n’avoyt la hardiesse de luy dire, dont elle qui s’en apperçeut se mocquoit très fort.

Après qu’il eut faict plusieurs contenances de sa folle intention, l’advisa ung jour qu’elle montoit en son grenier toute seulle &, cuydant la surprendre, monta après elle ; mais, quant elle ouyt le bruict, elle se retourna & demanda où il alloyt : « Je m’en vois », dist-il, « après vous pour vous dire quelque chose de secret. — N’y venez poinct, beau Père, » dist la Jugesse, « car je ne veulx poinct parler à telles gens que vous en secret, &, si vous montez plus avant en ce degré, vous vous en repentirez. » Luy, qui la voyoit seulle, ne tint compte de ses parolles, mais se haste de monter. Elle, qui estoit de bon esperit, le voyant au hault du degré, luy donna ung coup de pied par le ventre &, en luy disant : « Devallez, devallez, Monsieur », le gecta du hault en bas, dont le pauvre beau Père fut si honteulx qu’il oblia le mal qu’il s’estoyt faict à cheoir, & s’enfouyt le plus tost qu’il peut hors de la ville, car il pensoyt bien qu’elle ne le céleroyt pas à son mary, ce qu’elle ne feit, ne au Conte ne à la Contesse, par quoy le Cordelier ne se osa plus trouver devant eulx.

Et, pour parfaire sa malice, s’en alla chez une Damoiselle qui aymoit les Cordeliers sur toutes gens, &, après avoir presché ung sermon ou deux devant elle, advisa sa fille qui estoit fort belle &, pour ce qu’elle ne se levoyt poinct au matin pour venir au sermon, la tansoyt souvent devant sa mère, qui lui disoit : « Mon Père, pleust à Dieu qu’elle eust ung peu tasté des disciplines que entre vous Religieux prenez ! » Le beau Père luy jura que si elle estoyt plus si paresseuse, qu’il luy en bailleroyt, dont la mère le pria bien fort.

Au bout d’un jour ou deux, le beau Père entra dans la chambre de la Damoiselle &, ne voiant poinct sa fille, luy demanda où elle estoyt. La Damoiselle luy dist : « Elle vous crainct si peu qu’elle est encores au lict. — Sans faulte, » dist le Cordelier, c’est une très mauvaise coustume à jeunes filles d’estre paresseuses. Peu de gens font compte du péché de paresse, mais, quant à moy, je l’estime ung des plus dangereux qui soyt, tant pour le corps que pour l’ame, par quoy vous l’en debvez bien chastier &, si vous m’en donnez la charge, je la garderois bien d’estre au lict à l’heure qu’il fault prier Dieu. »

La pauvre Damoiselle, croyant qu’il fust homme de bien, le pria de la vouloir corriger, ce qu’il feit incontinant, &, en montant en hault par ung petit degré de bois, trouva la fille toute seulle dedans le lict, qui dormoyt bien fort, & toute endormye la print par force.

La pauvre fille en s’esveillant ne sçavoyt si c’estoyt homme ou Diable & se print à crier tant qu’il luy fut possible, appellant sa mère à l’ayde, laquelle au bout du degré cryoit au Cordelier : « N’en ayez poinct de pitié, Monsieur ; donnez luy encores & chastiez ceste mauvaise garse. » Et, quant le Cordelier eut parachevé sa mauvaise volunté, descendit où estoit la Damoiselle & luy dit avecq ung visaige tout enflambé : « Je croy, ma Damoiselle, qu’il souviendra à vostre fille de ma discipline. »

La mère, après l’avoir remercié bien fort, monta en la chambre où estoit sa fille, qui menoyt un tel deuil que debvoit faire une femme de bien à qui ung tel crime estoit advenu. Et, quant elle sçeut la verité, feyt chercher le Cordelier partout, mais il estoyt desjà bien loing & oncques puis ne fut trouvé au Royaume de France.


« Vous voiez, mes Dames, quelle seureté il y a à bailler telles charges à ceulx qui ne sont pour en bien user. La correction des hommes appartient aux hommes & des femmes aux femmes, car les femmes à corriger les hommes seroient aussi piteuses que les hommes à corriger les femmes seroient cruelz.

— Jésus, ma Dame, » dist Parlamente, « que voylà ung vilain & meschant Cordelier !

— Mais dictes plustost, » dist Hircan, « que c’estoyt une sotte & folle mère, qui, soubz couleur d’ypocrisie, donnoyt tant de privaulté à ceulx qu’on ne doibt jamais veoir que en l’église.

— Vrayement, » dist Parlamente, « je la confesse une des sottes mères qui oncques fut, &, si elle eust esté aussi saige que la Jugesse, elle luy eust plustost faict descendre le dégré que de monter. Mais que voulez vous, ce Diable demi-Ange est le plus dangereux de tous ; car il se sçaict si bien transtigurer en Ange de lumière que l’on faict conscience de les soupsonner telz qu’ilz sont &, me semble, la personne qui n’est poinct soupsonneuse doibt estre louée.

— Toutesfoys, » dist Oisille, « l’on doibt soupsonner le mal qui est à éviter, principalement ceulx qui ont charge ; car il vault mieulx soupsonner le mal qui n’est poinct que de tumber par sottement croire en icelluy qui est, & n’ay jamais veu femme trompée pour estre tardive à croire la parolle des hommes, mais ouy bien plusieurs, par trop bien promptement adjouster foy à la mensonge ; par quoy je dictz que le mal qui peult advenir ne se peut trop soupsonner en ceulx qui ont charge d’hommes, de femmes, de villes & d’estatz ; car, encores quelque bon guet que l’on face, la meschanceté & les trahisons règnent assez, & le pasteur qui n’est vigilant sera toujours trompé par les finesses du loup.

— Si est ce, » dist Dagoucin, « que la personne soupsonneuse ne peult entretenir ung parfaict amy, & assez sont séparez par ung soupson.

— Seullement, si vous en sçavez quelque exemple, » dist Oisille, « je vous donne ma voix pour la dire.

— J’en sçay ung si véritable, » dist Dagoucin, « que vous prendrez plaisir à l’ouyr. Je vous diray ce que plus facillement rompt une bonne amityé, mes Dames : c’est quant la seureté de l’amityé commence à donner lieu au soupson. Car, ainsy que croire en amy est le plus grand honneur que l’on puisse faire, aussy se doubter de luy est plus grand deshonneur ; car par cela on l’estime autre que l’on ne veult qu’il soyt, qui est cause de rompre beaucoup de bonnes amityez & randre les amys ennemys, comme vous verrez par le compte que je vous veulx faire :