L’Heptaméron des nouvelles/64

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SOIXANTE QUATRIESME NOUVELLE


Après qu’une Damoyselle eut, l’espace de cinq ou six ans, expérimenté l’amour que luy portoit un Gentil homme, desirant en avoir plus grande preuve, le meit en tel desespoir que, s’estant rendu Religieux, ne le peut recouvrer quand elle voulut.


n la cité de Valence y avoyt ung Gentil homme qui, par l’espace de cinq ou six ans, avoyt aymé une Dame si parfaictement que l’honneur & la conscience de l’un & de l’autre n’y estoient poinct blessés, car son intention estoyt de l’avoir pour femme, ce qui estoyt chose fort raisonnable, car il estoit beau, riche & de bonne maison, & si ne s’estoit poinct mis en son service sans premièrement avoir sçeu son intention, qui estoyt de s’accorder à mariage par la volunté de ses amys, lesquelz, estans assemblez pour cest effect, trouvèrent le mariage fort raisonnable par ainsy que la fille y eût bonne volunté ; mais elle, ou cuydant trouver mieulx, ou voulant dissimuller l’amour qu’elle luy avoyt portée, trouva quelque difficulté, tellement que la compaignye assemblée se départyt non sans regret & qu’elle n’y avoyt peu mettre quelque bonne conclusion, congnoissant le party d’un costé & d’autre fort raisonnable. Mais sur tout fut ennuyé le pauvre Gentil homme, qui eut porté son mal patiemment s’il eût pensé que la faulte fût venue des parens & non d’elle, &, congnoissant la vérité, dont la créance luy causoyt plus de mal que la mort, sans parler à s’amye ne à aultre se retira en sa maison &, après avoir donné quelque ordre à ses affaires, s’en alla en ung lieu sollitaire, où il myst peyne d’oblyer ceste amityé & la convertit entièrement en celle de Nostre Seigneur, à laquelle il estoit plus obligé. Et durant ce temps là il n’eut aucunes nouvelles de sa Dame ne de ses parens, par quoy print résolution, puisqu’il avoyt failly à la vie la plus heureuse qu’il povoyt espérer, de prendre & choisir la plus austère & désagréable qu’il pourroyt ymaginer, &, avecq ceste triste pensée qui se povoyt nommer désespoir, s’en alla randre Religieux en ung monastère de Sainct Françoys, non loing de plusieurs de ses parens, lesquelz, entendans sa désespérance, feirent tout leur effort d’empescher sa délibération, mais elle estoyt si très fermement fondée en son cueur qu’il n’y eut ordre de l’en divertir. Toutesfoys, congnoissans d’ont son mal estoyt venu, pensèrent de chercher la médecine & allèrent devers celle qui estoyt cause de ceste soubdaine dévotion, laquelle, fort estonnée & marrye de cest inconvénient, ne pensant que son refuz pour quelque temps luy servist seullement d’expérimenter sa bonne volunté & non de le perdre pour jamais, dont elle voyoit le danger évident, luy envoya une Epistre, laquelle, mal traduicte, dist ainsy :

Pour ce qu’amour, s’il n’est bien esprouvé,
Ferme & loial ne peut estre approuvé,
J’ay bien voulu par le temps esprouver
Ce que j’ay tant desiré de trouver ;
C’est ung mary remply d’amour parfaict
Qui par le temps ne peut estre desfaict.
Cela me feyt requérir mes parens
De retarder pour ung ou pour deux ans
Ce grand lien qui jusques à la mort dure,
Qui à plusieurs fois engendre peyne dure.
Je ne feis pas de vous avoir refuz ;
Certes jamais de tel vouloir ne fuz,
Car oncques nul que vous ne sçeuz aymer,
Ny pour mary & seigneur estimer.
Ô quel malheur ! Amy, j’ay entendu
Que, sans parler à nulluy, t’es rendu
En ung couvent & vie trop austère,
Dont le regret me garde de me taire
Et me contrainct de changer mon office,
Faisant celluy dont as usé sans vice ;

C’est requérir Celluy dont fuz requise,
Et d’acquérir Celluy dont fuz acquise.
Or doncques, amy, la vie de ma vie,
Lequel perdant n’ay plus de vivre envie,
Las, plaise toy vers moy tes œilz tourner
Et du chemyn où tu es retourner.
Laisse le gris & son austérité ;
Viens recepvoir ceste félicité
Qui tant de foys par toy fut desirée.
Le temps ne l’a deffaicte ou emportée :
C’est pour toy seul que gardée me suis
Et sans lequel plus vivre je ne puys.
Retourne doncq ; veulle t’amye croyre,
Rafreichissant la plaisante mémoire
Du temps passé par ung sainct mariage.
Croy moy, amy, & non poinct ton courage,
Et soys séur que oncques ne pensay
De faire rien où tu fusse offensé,
Mais espèrois te rendre contanté
Après t’avoir bien expérimenté.
Or ay je faict de toy l’expérience ;
Ta fermeté, ta foy, ta patience
Et ton amour sont congneuz clairement,
Qui m’ont acquise à toy entièrement.
Viens doncques, amy, prendre ce qui es tien :
Je suis à toy ; sois doncques du tout myen.

Ceste Epistre, portée par ung sien amy avecq toutes les remonstrances qu’il fut possible de faire, fut reçeue & leue du Gentil homme Cordelier avecq une contenance tant triste, accompaignée de souspirs & de larmes, qu’il sembloyt qu’il vouloit noyer & brusler ceste pauvre Epistre, à laquelle ne feyt nulle responce, sinon dire au messagier que la mortiffication de sa passion extrême luy avoyt cousté si cher qu’elle luy avoyt osté la volunté de vivre & la craincte de morir ; par quoy requéroyt celle qui en estoyt l’occasion, puisqu’elle ne l’avoyt pas voulu contanter en la passion de ses grands desirs, qu’elle ne le voulût tormenter à l’heure qu’il en estoyt dehors, mais se contanter du mal passé, auquel il ne peut trouver remède que de choisir une vie si aspre que la continuelle pénitence luy faict oblier sa douleur &, à force de jeusnes & disciplines, affoiblir tant son corps que la mémoire de la mort luy soyt pour souveraine consolation, & que surtout il la pryoit qu’il n’eût jamais nouvelle d’elle, car la mémoire de son nom seullement luy estoyt ung importable purgatoire.

Le Gentil homme retourna avecq ceste triste responce & en feyt le rapport à celle qui ne le peut entendre sans l’importable regret, mais Amour, qui ne veult permectre l’esperit faillir jusques à l’extrémité, luy meist en fantaisie, que si elle le povoit veoir, que la veue & la parolle auroient plus de force que n’avoyt eu l’escripture ; par quoy avecq son père & ses plus proches parens s’en allèrent au monastère où il demeuroyt, n’aiant rien laissé en sa boueste qui peust servir à sa beaulté, se confiant, que s’il la povoyt une foys regarder & ouyr, que impossible estoyt que le feu tant longuement continué en leurs cueurs ne se ralumast plus fort que devant.

Ainsy entrant au monastère, sur la fin de Vespres, le feit appeller en une chappelle dedans le Cloistre. Luy, qui ne sçavoit qui le demandoyt, s’en alla ignoramment à la plus forte bataille où jamais avoyt esté, &, à l’heure qu’elle le veid tant palle & desfaict que à peyne le peut elle recongnoistre, neantmoins remply d’une grace non moins amyable que auparavant, l’Amour la contraingnit d’avancer ses bras pour le cuyder embrasser, & la pitié de le veoir en tel estat luy feit tellement affoiblir le cueur qu’elle tomba esvanouye.

Mais le pauvre Religieux, qui n’estoit destitué de la charité fraternelle, la releva & assist dedans ung siège de la chapelle, & luy, qui n’avoit moins de besoing de secours, faignit ignorer sa passion en fortiffiant son cueur en l’amour de son Dieu contre les occasions qu’il voyoit présentes, tellement qu’il sembloit à sa contenance ignorer ce qu’il voyoit.

Elle, revenue de sa foiblesse, tournant ses œilz tant beaulx & piteulx vers luy, qui estoient suffisans de faire amolir un rocher, commencea à luy dire tous les propos qu’elle pensoyt dignes de le retirer du lieu où il estoyt. À quoy respondit le plus vertueusement qu’il luy estoyt possible ; mais à la fin feyt tant le pauvre Religieux que son ceur s’amolissoyt par l’abondance des larmes de s’amye, comme celluy qui voyoit Amour, ce dur archer dont tant longuement il avoyt porté la douleur, ayant sa flèche dorée preste à luy faire nouvelle & plus mortelle playe, s’enfuyt de devant l’Amour & l’amye, comme n’aiant autre povoir que parfouyr.

Et, quant il fut dans sa chambre enfermé, ne la voullant laisser aller sans quelque résolution, luy vat escripre trois motz en espagnol, que j’ay trouvé de si bonne substance que je ne les ay voulu traduire pour en diminuer leur grace, lesquelz luy envoia par ung petit Novice qui la trouva encores en la chapelle, si desespèrée que, s’il eut esté licite de se rendre Cordelière, elle y fut demourée ; mais, en voiant l’escripture :

Volvete don venesti, anima mia,
Que en las tristas vidas es la mia,


pensa bien que toute espérance luy estoyt faillye & se délibèra de croyre le conseil de luy & de ses amys, & s’en retourna en sa maison mener une vie aussi mélancolicque comme son amy la mena austère en la Religion.


« Vous voyez, mes Dames, quelle vengeance le Gentil homme feyt à sa rude amye qui, en le pensant expérimenter, le désespera de sorte que, quant elle le voulut, elle ne le peut recouvrer.

— J’ay regret, » dist Nomerfide, « qu’il ne laissa son habit pour l’aller espouser ; je croy que ce eut esté ung parfaict mariage.

— En bonne foy, » dist Simontault, « je l’estime bien sage ; car qui a bien pensé le faict de mariage, il ne l’estimera moins facheux que une autre Religion, & luy, qui estoyt tant affoibly de jeusnes & d’abstinences, craingnoyt de prendre une telle charge qui dure toute la vie.

— Il me semble, » dist Hircan, « qu’elle faisoit tort à ung homme si foible de le tanter de mariage, car c’est trop pour le plus fort homme du monde ; mais, si elle luy eust tenu propos d’amityé, sans l’obligation que de volunté, il n’y a corde qui n’eust esté desnouée. Et, veu que pour l’oster de Purgatoire elle luy offroyt ung Enfer, je dis qu’il eut grande raison de la refuser & luy faire sentir l’ennuy qu’il avoyt porté de son refuz.

— Par ma foy, » dist Ennasuicte, « il y en a beaucoup qui, pour cuyder mieulx faire que les aultres, font pis ou bien le rebours de ce qu’ilz veullent.

— Vrayement, » dist Geburon, « combien que ce ne soyt à propos, vous me faictes souvenir d’une qui faisoyt le contraire de ce qu’elle vouloit, dont il vint ung grand tumulte à l’église Sainct-Jehan de Lyon.

— Je vous prie, » dist Parlamente, « prenez ma place, & le nous racomptez.

— Mon compte, » dist Geburon, « ne sera pas long ne si piteux que celui de Parlamente :