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L’Histoire comique de Francion/00

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Jean Fort (p. Ill.-vi).



PRÉFACE


JE n’ai point trouvé de remède plus aisé ni plus salutaire à l’ennui qui m’affligeait il y a quelque temps, que de m’amuser à décrire une histoire qui tînt davantage du folâtre que du sérieux, de manière qu’une mélancolique cause a produit un facétieux effet. Jamais je n’eusse fait voir cette pièce, sans le désir que j’ai de montrer aux hommes les vices auxquels ils se laissent insensiblement emporter. Néanmoins, j’ai peur que cela soit inutile ; car ils sont si stupides pour la plupart, qu’ils croiront que tout ceci est plutôt pour leur donner du passe-temps que pour corriger leurs mauvaises humeurs. Leur ânerie est si excessive que lorsqu’ils oient le conte de quelqu’un qui a été trompé, ou qui a fait quelque sotte action, ils s’en prennent à rire au lieu qu’ils en devraient pleurer, en considération de la brutalité de leurs semblables et de la leur qui n’est pas moindre.

C’est ici une philosophie qui n’est jamais venue dans la cervelle de tous nos vieux rêveurs. Je me doute bien que, comme ceux qui ont un verre peint devant les yeux ne peuvent voir les choses en leur propre couleur, presque tous ceux qui liront mes écrits, ayant le jugement offusqué, feront tout une autre estime de mes opinions qu’ils ne devraient. Mais je ne m’en affligerai pas beaucoup ; car la vertu, qui est entièrement céleste, participe à l’essence de la divinité qui ne tire sa gloire que de soi. C’est une chose manifeste que la satisfaction qu’elle a en elle-même de s’être dignement exercée, lui sert d’une récompense que rien ne peut égaler.

Pour revenir à mon premier propos, je confesse qu’il m’était facile de reprendre les vices sérieusement, afin d’émouvoir plutôt les méchants à la repentance qu’à la risée. Mais il y a une chose qui m’empêche de tenir cette voie-là ; c’est qu’il faut user d’un certain appât pour attirer le monde. Il faut que j’imite les apothicaires qui sucrent par le dessus les breuvages amers, afin de les faire mieux avaler.

Une satire dont l’apparence eût été farouche eût diverti les hommes de sa lecture par son seul titre. Je dirai par similitude que je montre un beau palais qui par dehors a apparence d’être rempli de liberté et de délices, mais au-dedans duquel l’on trouve néanmoins, lorsque l’on n’y pense pas, des sévères censeurs, des accusateurs irréprochables et des juges rigoureux. La corruption de ce siècle où l’on empêche que la vérité soit ouvertement divulguée me contraint d’ailleurs à faire ceci et à cacher mes principales repréhensions sous des songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries à des ignorants qui ne pourront pas pénétrer jusques au fond. Quoique c’en soit, ces rêveries-là contiennent des choses que jamais personne n’a eu la hardiesse de dire.

Mais, mon Dieu ! quand j’y pense, à quoi me suis-je laissé emporter de mettre en lumière cet ouvrage ? Y-a-t-il au monde des esprits assez sains pour en juger comme il faut ? Il y a des gens qui ne s’amusent qu’à reprendre des choses dont ils ne sont pas capables de remarquer la grâce, lesquels tâcheront d’y trouver des défauts. Quand je serais si malheureux que d’y en avoir laissé de véritables contre les lois de la façon d’écrire, je ne m’en estimerais pas moins ; car je n’ai pas l’âme si basse que de mettre tous mes efforts à un art à quoi l’on ne saurait s’occuper sans s’asservir.

N’ayant fait que témoigner la haine que je porte aux vicieux, et avec des discours bien négligents, je pense encore que ce serait assez. Mais quoi que puisse dire l’envie, je me donne bien la licence d’estimer que j’ai représenté aussi naïvement qu’il se pouvait faire les humeurs, les actions et les propos ordinaires de toutes les personnes que j’ai mises sur les rangs ; que mes aventures ne sont pas moins agréables que celle que l’on prise le plus, et que mon discours, presque tendu partout, fournit autant de pointes et de gentillesses que de périodes aux lieux où il ne s’arrête pas à un simple récit. Ceux qui auront bonne vue y remarqueront que le jugement y abonde et que je n’ai rien dit sans raison. Sur le moindre succès, je veux que mes considérations soient prégnantes.

Je suis contraint de faire cette confession, qui ne doit point sembler présomptueuse. Il y a plusieurs qui n’entendront pas seulement ce qu’elle veut dire, ayant toujours cru que pour composer un livre parfait il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir égard à autre chose qu’à y mettre quelque aventure qui délecte les idiots.

Mais je ne parle pas principalement à eux, c’est à ceux qui se mêlent d’écrire. Je serai bien aise qu’ils fassent un meilleur livre avec aussi peu de temps et aussi peu de soin comme celui-ci a été fait. Je n’ai pas composé moins de trente-deux pages d’impression en un jour et si, encore a-ce été avec un esprit incessamment diverti à d’autres pensées, auxquelles il ne s’en fallait guère que je ne me donnasse entièrement. Aucunes fois, j’étais assoupi et à moitié endormi et n’avais point d’autre mouvement que celui de ma main droite. L’on peut juger que si je faisais alors quelque chose de bien, ce n’était que par accoutumance. Au reste à peine prenais-je la peine de relire mes écrits et de les corriger ; car à quel sujet me fussé-je abstenu de cette nonchalance ? On ne reçoit point de gloire pour avoir fait un bon livre, et quand on en recevrait, elle est trop vaine pour me charmer. Il est donc aisé à connaître, par la négligence que j’avoue selon ma sincérité consciencieuse, quel rang pourront tenir justement les ouvrages où sans m’épargner, je voudrai porter mon esprit à ses extrêmes efforts. Mais ce n’est pas une chose assurée que je m’y puisse adonner ; car, comme je l’ai déjà dit, je hais fort les inutiles observations à quoi nos écrivains s’attachent. Jamais ce n’a été mon intention de les suivre, et, étant fort éloigné de leur humeur comme je suis, l’on ne me saurait mettre en leur rang sans me donner une qualité que je ne dois pas recevoir. Leur âme sert indignement à leur plume et je veux que ma plume serve à mon âme. Ils occupent incessamment leur imagination à leur fournir de quoi contenter le désir qu’ils ont d’écrire, lequel précède la considération de leur capacité ; et moi, je n’écris que pour mettre en ordre les conceptions que j’ai eues longtemps auparavant. Ils s’amusent à parler d’un nombre infini de choses vaines qui ont été dites beaucoup de fois et ne pénètrent point jusqu’au centre de la vérité ; pour moi, j’essaie d’aborder par un chemin droit au souverain bien et une vertu solide. Les autres n’ont garde d’y arriver si tôt que moi, car ils vont comme en dansant par diverses figures et se rendront si las qu’ils tomberont de faiblesse à moitié chemin ; au lieu que je ne fais que m’avancer en marchant d’un pas ferme et d’un train qui n’est point diverti. Si je ne parle pour cet ouvrage-ci principalement, je parle pour d’autres dont j’ai les desseins plus sérieux. Ce n’est point ici une présomption ; je ne me vante de rien que je ne puisse infailliblement exécuter, comme l’on pourra voir quelque jour. S’il semble à quelqu’un que j’ai donné une manière de défi de me surpasser à ceux qui se mêlent d’écrire, je ne me soucierai guère de lui ôter cette opinion ; car il m’est avis que, faisant profession de garder religieusement les statuts de la noblesse, je pourrais appeler si je voulais mes adversaires au combat de la plume, ainsi qu’un chevalier en appelle un autre au combat de l’épée. On ne témoigne pas une vanité présomptueuse plutôt en l’un qu’en l’autre en se promettant la victoire.

Le plus grand divertissement que j’aie à donner ici, afin de montrer avec quelle injustice l’on me blâmera, c’est qu’il s’est omis en cette impression plus de fautes qu’en pas une que l’on ait jamais vue. C’est bien pour me faire enrager, et le lecteur aussi, qui aura sans doute beaucoup de peine à expliquer plusieurs passages où il y a des mots qui ne me sont jamais venus en la pensée et où l’on en a oublié d’autres. Les imprimeurs, se souvenant de leur nom, ont mis bestes au lieu de pestes, en d’autres endroits avant toict pour aucun toict, couche pour cruche, faux furon pour fanfaron, maistres pour monstres, courage pour cocuage, meffait pour mestier, gourdement pour grandement, commençoit pour contenoit, la vue pour le vent, pernicieux pour pécunieux, et une infinité d’autres mots qui corrompent tout mon sens. Davantage on ne voit rien autre chose que des articles oubliés et des noms mis au pluriel au lieu d’être au singulier, et des verbes au temps passé au lieu d’être au temps présent ou au futur. Ceux qui me connaissent savent bien qu’il est impossible que je pèche contre les lois de la grammaire. Quand l’on trouverait des petits cailloux parmi du pur froment, l’on serait bien sot de croire qu’ils seraient sortis des épis d’où provient le blé. Ceux-là feront paraître une même bêtise qui s’imagineront que les mauvais mots qui sont dans ce livre viennent de moi.

Il faut que je dise ici, comme une chose très à propos, qu’il est bien nécessaire de faire une préface à son ouvrage ; l’on avertit le monde de beaucoup de particularités qui importent à notre gloire. Néanmoins, il y a des hommes si peu curieux qu’ils ne les lisent jamais, ne sachant pas que c’est plutôt là que dans tout le reste du livre que l’auteur montre de quel esprit il est pourvu. Je demandais un jour à un sot de cette humeur pourquoi on ne les lisait point : il me répondit qu’il croyait qu’elles étaient toutes pareilles et qu’en en ayant lu une en sa vie, c’était assez ; il se figurait que le contenu se ressemblait ainsi que le titre. Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains ne fassent pas ainsi s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime.