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L’Histoire comique de Francion/01

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Jean Fort (p. 1-Ill.).

PREMIER LIVRE


LES voiles de la nuit avaient couvert tout l’horizon, lorsqu’un certain vieillard qui s’appelait Valentin sortit d’un château de Bourgogne avec une robe de chambre, un bonnet rouge en tête et un gros paquet sous son bras. Encore ne sais-je pourquoi il n’avait point ses lunettes, car c’était sa coutume de les porter. L’autorité qu’il avait en ce lieu-là, comme en étant le concierge pour un grand seigneur auquel il appartenait, fit que ceux qui étaient demeurés dedans haussèrent le pont-levis aussitôt qu’il l’eut commandé. Après s’être déchargé de ce qu’il portait, il se mit à se promener aux environs, et comme il vit qu’il était une telle heure que tout le monde dormait chez lui et aux maisons prochaines il descendit dedans les fossés pour faire en secret quelque chose qu’il avait délibéré.

Il y avait fait mettre, le soir de devant, une cuve de la grandeur qu’il la faut à un homme qui se veut baigner. Dès qu’il en fut proche, il se dépouilla de tous ses habits, hormis de son pourpoint, et, ayant retroussé sa chemise, se mit dedans l’eau jusques au nombril. Il en ressortit incontinent et, ayant battu un fusil, alluma une petite bougie avec laquelle il alla par trois fois autour de la cuve, puis il la jeta dedans où elle s’éteignit. Il y jeta encore quantité de certaine poudre qu’il tira d’un papier, ayant en la bouche beaucoup de mots barbares et étranges qu’il ne prononçait pas entièrement, parce qu’il marmottait comme un vieux singe fâché, étant déjà tout transi de froid encore que l’été fût prêt à venir. Ensuite de ce mystère, il recommença de se baigner et fut soigneux de laver principalement son pauvre zest, qui était plus ridé qu’un sifflet à caille. Au-dessous lui pendait une grande peau flétrie et velue, que l’on eût prise pour l’escarcelle d’un paysan. Je ne suis pas assuré qu’elle fût pleine des choses que naturellement elle devait avoir ; mais je sais bien qu’il la frotta une demi-heure et qu’il s’y fût encore plus longtemps arrêté si, craignant de se morfondre par trop, il ne fût sorti de la cuve pour s’essuyer et se revêtir. Tous ses gestes et toutes ses paroles ne témoignèrent rien que de l’allégresse en remontant sur le bord des fossés.

— Voici déjà le plus fort de cette besogne achevé, dit-il ; plaise à Dieu que je puisse aussi facilement m’acquitter de celle de mon mariage ! Je n’ai plus qu’à faire deux ou trois conjurations à toutes les puissances du monde, et puis tout ce que l’on m’a ordonné sera accompli. Après cela, je verrai si je serai capable de goûter les douceurs dont la plupart des autres hommes jouissent. Ha ! Laurette, dit-il en se retournant vers le château, vraiment tu ne me reprocheras plus les nuits que je ne suis propre qu’à dormir et à ronfler. Mon corps ne sera plus dedans le lit auprès de toi comme une souche ; désormais il sera si vigoureux qu’il lassera le tien et que tu seras contrainte de me dire, en me repoussant doucement avec tes mains : « Ha ! mon cœur, ha ! ma vie, j’en ai assez pour ce coup ! » Que je serai aise de t’entendre proférer de si douces paroles au lieu des rudes que tu me tiens ordinairement !

En tenant ce discours, il entra dans un grand clos plein de toute sorte d’arbres, où il déploya le paquet qu’il avait apporté de son logis. Il y avait une longue soutane noire, qu’il vêtit par-dessus sa robe de chambre ; il y avait aussi un capuchon de campagne qu’il mit sur sa tête, et se couvrit tout le visage d’un masque de même étoffe qui y était attaché. En cet équipage il recommença de se servir de son art magique, croyant que par son moyen il viendrait à bout de ses desseins.

Il traça sur la terre un cercle dedans une figure octogone avec un bâton dont le bout était ferré, et, comme il était prêt à se mettre au milieu, une sueur et un tremblement lui prirent par tous les membres, tant il était saisi de peur à la pensée qui venait de lui venir que les démons s’apparaîtraient à lui bientôt. Il se fût résout à faire le signe de la croix, n’eût été que celui qui lui avait enseigné la pratique de ces superstitions lui avait défendu d’en user en cette occasion et lui avait appris à dire quelques paroles pour se défendre de tous les assauts que les mauvais esprits lui pourraient livrer. Le désir passionné qu’il avait de parachever son entreprise, lui faisant mépriser toute sorte de considérations, le contraignit à la fin de se mettre à genoux dedans le cercle vers l’occident.

— Vous démons qui présidez sur la concupiscence, qui nous emplissez de désirs charnels à votre gré et qui nous donnez les moyens de les accomplir, ce dit-il d’une voix assez haute, je vous conjure par l’extrême pouvoir de qui vous dépendez et vous prie de m’assister en tout et partout, et spécialement de me donner la même vigueur pour les embrassements qu’un homme peut avoir à trente-cinq ans ou environ. Si vous le faites, je vous donnerai une telle récompense, que vous vous contenterez de moi.

Ayant dit cela, il appela par plusieurs fois Asmodée, et puis il se tut en attendant ce qui arriverait. Un bruit s’éleva en un endroit un peu éloigné ; il ouït des hurlements de voix, des cailloux qui se choquaient l’un contre l’autre et un tintamarre qui se faisait comme si l’on eût frappé contre les branches des arbres. Ce fut alors que l’horreur se glissa tout à fait dans son âme, et j’ose bien jurer qu’il eût voulu être à sa maison et n’avoir point entrepris de si périlleuses affaires. Son seul recours fut de dire ces paroles ridicules, qu’il avait apprises pour sa défense :

— Oh ! qui que tu sois, grand mâtin qui accours à moi tout ébaudi, la queue levée, pensant avoir trouvé la curée qu’il te faut, retourne-t’en au lieu d’où tu viens et te contente de manger les savates de ta grand’mère.

Il se figurait qu’il y avait là-dessous quelque sens magnifique de caché ; et ayant craché dans sa main, mis son petit doigt dans son oreille et fait beaucoup d’autres choses qui étaient du mystère, il crut que les plus malicieux esprits du monde étaient forcés de se porter plutôt à faire sa volonté de point en point qu’à lui méfaire. Incontinent après, il vit un homme à trente pas de lui, qu’il prit pour le diable d’enfer qu’il avait invoqué.

— Valentin, je suis ton ami, lui dit-il, n’aie aucune crainte ; je ferai en sorte que tu jouiras des plaisirs que tu désires le plus. Mets peine à te bien traiter dorénavant parmi la bonne chère. Je te promets que, si tu veux, tu feras toutes les nuits six ou sept postes sur ta monture. Il n’était pas besoin d’une si forte conjuration que celle dont tu as usé pour me faire venir à toi ; car je suis moi-même assez prompt à secourir ceux qui le méritent comme tu fais. Adieu, vis en paix avec ta femme. Je ne te demande rien pour récompense de tous les bons offices que je te rendrai.

La joie que ces propos favorables donnèrent à Valentin modérèrent la peur qu’il avait en l’âme à l’apparition de l’esprit. Enfin, comme il fut disparu, sa frayeur s’évanouit entièrement. On lui avait encore ordonné une chose à faire dont il se souvint et s’en alla en un endroit désigné pour l’exécuter.

Il lui était avis qu’il embrassait déjà sa belle Laurette ; et parmi l’excès du plaisir qu’il sentait, il ne se pouvait tenir de parler lui tout seul et de dire :

— Bon pèlerin qui m’avez montré la voie de goûter les plus chers contentements du monde, vous vous appelez Francion à ce que j’ai pu apprendre, et véritablement je puis estimer que vous n’êtes venu en terre que pour me faire jouir d’une douce chose, de qui par une rencontre fatale l’on trouve le nom dans celui que vous portez, si on en veut ôter un I.

Ainsi Valentin se chatouillait pour se faire rire ; et étant arrivé à un orme, il l’entoura de ses bras, comme le pèlerin lui avait conseillé. En cette action, il dit plusieurs oraisons et après se retourna pour embrasser l’arbre par derrière, en disant :

— Il me sera aussi facile d’embrasser ma femme, puisque Dieu le veut, comme d’embrasser cet orme de tous côtés.

Mais comme il était en cette posture, il se sentit soudain prendre les mains et, quoiqu’il tâchât de toute sa force de les retirer, il ne le put faire : elles furent liées avec une corde en moins de temps qu’il n’y en a que j’en discours ; et, en allongeant le col, comme les marmousets dont la tête ne tient point au corps et qu’on élève tant que l’on veut avec un bâtonnet, il regarda tout autour de lui pour voir qui c’était qui lui jouait ce mauvais tour.

Une telle frayeur le surprit, qu’au lieu d’un homme seul qui se glissait vitement entre les arbres après avoir fait son coup, il croyait fermement qu’il y en avait cinquante, et, qui plus est, que c’étaient tous des malins esprits qui s’allaient égayer à lui faire souffrir toutes les persécutions dont ils s’aviseraient. Jamais il n’eut la hardiesse de crier et d’appeler quelqu’un à son secours, parce qu’il s’imaginait que cela lui était inutile et qu’il ne pouvait être délivré de là que par un aide divin, joint qu’il était vraisemblable, à son opinion, que, s’il se plaignait, les diables impitoyables redoubleraient son supplice et lui ôteraient l’usage de la voix, ou le transporteraient en quelque lieu désert. Il ne cessait d’agiter son corps aussi bien que son esprit, et, pour essayer s’il pourrait sortir de captivité, il se tournait perpétuellement à reculons, à l’entour de l’orme, de sorte qu’il faisait beaucoup de chemin en peu d’espace. Quelquefois il le tirait si fort, qu’il le pensa rompre ou déraciner.

Ce fut alors qu’il se repentit à loisir d’avoir voulu faire le magicien, et qu’il se souvint bien d’avoir ouï dire à son curé qu’il ne faut point exercer ce métier-là, si l’on ne veut aller bouillir éternellement dedans la marmite d’enfer. Ayant cette pensée, sa seule consolation fut de faire par plusieurs fois de belles et dévotes prières aux saints, n’osant en adresser particulièrement à Dieu, qu’il avait trop offensé.

Cependant, la belle Laurette qui était demeurée au château, ne dormait pas ; car le bon pèlerin Francion la devait venir trouver cette nuit-là par une échelle de corde qu’elle avait attachée à une fenêtre ; et elle se promettait bien qu’il lui ferait sentir des douceurs dont son mari n’avait pas seulement la puissance de lui faire apercevoir l’image.

Il faut savoir que quatre voleurs, ayant un peu auparavant appris qu’il y avait beaucoup de riches meubles dedans ce château dont Valentin était le concierge, s’étaient résolus de le piller et, pour y parvenir, avaient fait vêtir en fille le plus jeune d’entre eux, qui était assez beau garçon, lui conseillant de chercher le moyen d’y demeurer quelque temps pour remarquer les lieux où tout était enfermé, et pour tâcher d’en avoir les clefs, afin qu’ils pussent ravir ce qu’ils voudraient.

Ce voleur, prenant le nom de Catherine, était donc entré il y avait plus de huit jours chez Valentin pour lui demander l’aumône, et lui avait fait accroire qu’il était une pauvre fille dont le père avait été pendu pour des crimes faussement imposés, et qu’elle n’avait pas voulu demeurer en son pays à cause que cela l’avait rendue comme infâme. Valentin, étant touché de pitié au récit des infortunes controuvées de cette Catherine, et voyant qu’elle s’offrait à le servir sans demander des gages, l’avait retirée volontiers dedans sa maison. Ses services complaisants et sa façon modeste, qu’elle savait bien garder en tout temps, lui avaient déjà acquis de telle sorte la bienveillance de sa maîtresse, qu’elle avait eu d’elle la charge du maniement de tout le ménage. On se fiait tant en elle, qu’elle avait beau prendre les clefs de quelque chambre, voire les garder longtemps, sans que l’on craignît qu’elle fît tort de quelque chose et que l’on les lui redemandât.

Le jour précédent, en allant à l’eau à une fontaine hors du village, elle avait rencontré un de ses compagnons qui venait pour savoir de ses nouvelles, pendant que les autres étaient à un bourg prochain, en attendant l’occasion favorable à leur entreprise. Elle lui assura que, s’ils venaient la nuit, ils auraient moyen d’entrer dans le château pour y piller beaucoup de choses qui étaient en sa puissance, et qu’elle leur jetterait l’échelle de corde qu’un d’eux lui avait baillée en secret il n’y avait que deux jours. Les trois voleurs n’avaient donc pas manqué à venir à l’heure déterminée ; et, comme ils furent descendus dans les fossés du château, ils virent avaler une échelle de corde par une fenêtre qui était à côté de la grande porte. L’un d’eux siffla un petit coup, et l’on lui répondit de même ; ils regardèrent tous en haut et aperçurent une femme à la fenêtre, qu’ils prirent pour Catherine, encore que ce ne fût pas par ce lieu-là qu’elle leur avait promis de les faire monter.

Il y en avait un entre eux, appelé Olivier, qui touché de quelque remords de conscience, s’était reconnu depuis peu de jours et avait promis à Dieu en lui-même de quitter la mauvaise vie qu’il menait ; mais ses compagnons ayant affaire de son aide, parce qu’au reste il était fort courageux, ne l’avaient pas voulu laisser partir de leur compagnie pour toutes les prières qu’il leur en avait faites, et l’avaient menacé que, s’il s’en allait sans leur congé auparavant que d’avoir assisté au vol du château, ils n’auraient point de repos qu’ils ne l’eussent mis à mort, quand ce devrait être par trahison. Comme il se vit au fait et au prendre, il dit derechef aux voleurs qu’ainsi qu’il ne voulait pas avoir sa part du butin qu’ils allaient faire, il ne désirait pas avoir sa part de la peine et du péril. Néanmoins, lui ayant été reproché qu’il faisait cela par crainte et par bassesse de courage, il fut contraint de monter tout le premier à l’échelle de corde, craignant que ses compagnons ne lui donnassent la mort.

Quand il fut sauté de la fenêtre dedans la chambre, il fut bien étonné de se voir embrassé amoureusement par une femme qui vint au-devant de lui, et qui ne ressemblait en façon du monde à Catherine. C’était Madame Laurette, qui le prenait pour Francion parmi l’épaisseur des ténèbres de la chambre, dont elle avait éteint la lumière.

Olivier, connaissant la bonne fortune que le destin lui voulait départir, possible pour le récompenser de la bonne intention qu’il avait de n’être plus larron, songea qu’il était besoin d’empêcher que ses compagnons ne vinssent troubler ses délices. Il quitta donc soudain Laurette pour obéir à la prière qu’elle lui faisait même d’ôter l’échelle ; et, trouvant qu’un de ses compagnons y était attaché déjà, il ne laissa pas de la tirer à soi jusques à la moitié et de la lier à un gond de la fenêtre, par l’endroit où il la tenait. Le voleur avait jugé, au commencement, que pour quelque occasion il le voulait ainsi lever jusques au haut, de sorte qu’il l’avait laissé faire sans se donner du tourment en l’esprit ; mais comme il vit qu’il le laissait là, il commença d’avoir quelque soupçon qu’il lui voulait jouer d’un trait de l’infidélité qu’il avait déjà témoignée. Toutefois il monta dessus l’échelle jusques à la fenêtre de Laurette ; mais Olivier l’avait fermée tout bellement, de manière que n’osant cogner contre, de peur d’être découvert par quelqu’un du château, il lui sembla qu’il lui était nécessaire de descendre. Il se glissa le plus bas qu’il put le long de la corde, qui n’était pas assez longue pour le mener jusques à terre ; et, par hasard, en passant par devant une fenêtre qui était remparée d’un treillis de fer, il y demeura attaché par son haut-de-chausse qui fut traversé d’un barreau si pointu où il s’empêtra si bien, qu’il lui fut impossible de s’en retirer.

Sur ces entrefaites, Francion, ne voulant pas manquer à l’assignation que sa maîtresse lui avait donnée, s’était approché du château, et, ayant vu d’un autre côté Catherine à une fenêtre, il crut que c’était Laurette. Il fut prompt à monter jusques en haut et se mit à baiser cette servante :

— Qui est-ce ? lui dit-elle. Est-ce toi, Olivier, ou un autre ? Es-tu fou de faire tant de sottises en un temps où il nous faut songer soigneusement à nos affaires ? Laisse moi aller aider à monter à tes compagnons. Crois-tu qu’avec l’habit que j’ai, j’aie aussi pris le corps d’une fille ?

Francion qui avait déjà connu qu’il se méprenait, en fut encore rendu plus assuré par ces paroles, qu’il oyait bien être pas proférées par la bouche agréable de Laurette. Il ne s’amusa guère à chercher ce qu’elles voulaient signifier, parce qu’il s’imaginait qu’il n’y avait point d’intérêt. Seulement, il dit à Catherine, qu’il reconnaissait pour la servante, que sa maîtresse lui avait accordé qu’il passerait cette nuit-là avec elle, et qu’il était venu pour jouir d’un si précieux contentement. Catherine, qui avait autant de finesse qu’il en faut à une personne qui exerce le métier dont elle faisait profession chercha en son esprit des moyens de se défaire de lui, sur l’imagination qu’elle avait qu’il nuirait à son entreprise. De le mener droit à la chambre de sa maîtresse, ainsi qu’il désirait, elle ne le trouva pas fort à propos d’autant qu’il lui sembla qu’il faudrait, possible, qu’elle fût employée à faire la sentinelle ou quelque autre chose à l’heure que ses compagnons viendraient pour accomplir leur intention. Elle lui fit donc accroire que Laurette était malade, et qu’elle lui avait donné charge de lui faire savoir qu’il ne la pouvait voir pour cette fois-là. Francion, très marri de cette aventure, fut forcé de reprendre alors le chemin de l’échelle. Il était au milieu, lorsque Catherine, qui avait une âme méchante et déloyale, voulant se venger de l’obstacle qu’il lui était avis qu’il mettait à ses desseins, donna à ses bras toutes les forces que sa rage pouvait faire accroître, et se mit à secouer la corde pour le faire tomber. Comme il se vit traité de cette façon, après s’être glissé un peu plus bas, il connut bien qu’il lui fallait faire le saut, de peur que ses membres ne fussent froissés en se choquant contre la muraille. Ses mains quittent donc la prise de l’échelle, et tout d’une secousse il s’élance pour se jeter à terre ; mais il fut si malheureux, qu’il tomba droit dedans la cuve où Valentin s’était baigné, contre les bords de laquelle il se fit un grand trou à la tête, dont il sortit tant de sang, qu’en peu de temps l’eau en devint entièrement rouge. L’étonnement et l’étourdissement qu’il eut en cette chute le mirent en tel état, qu’il demeura évanoui et n’eut pas le soin de s’empêcher d’avaler une grande quantité d’eau, dont il pensa être noyé. Catherine, qui entendit le bruit qu’il fit en tombant, se réjouit en elle-même de son infortune et retira soudain son échelle en haut, pensant que ses compagnons ne viendraient pas de cette nuit-là.

Le voleur qui était demeuré en terre, voyant qu’Olivier qui était entré dans le château ne songeait point à lui et que son autre compagnon était attaché en l’air en un lieu dont il ne se pouvait tirer, n’eut point espérance que leurs desseins eussent une bonne issue. Il se figura que l’on trouverait encore ce pendu le lendemain au même lieu, et qu’il n’y avait rien à gagner à demeurer proche de lui, que la mauvaise fortune de se voir pendre après, d’une autre façon en sa compagnie.

Une certaine curiosité aveugle et conçue sans aucun sujet le convie à se promener par tout le fossé avant que d’en sortir. Étant arrivé à la cuve où était Francion, il voulut voir ce qui était dedans. Ayant connu que c’était un homme, il le tira par le bras et lui mit la tête hors de l’eau ; puis, étant poussé d’un désir de rencontrer de la proie, qui ne le quittait jamais, il fouilla dedans ses pochettes, où il trouva une bourse à demi pleine de quarts d’écus et d’autre monnaie avec une bague dont la pierre précieuse avait un éclat si vif, que l’on apercevait sa beauté malgré les ténèbres. Cette bonne rencontre lui bailla de la consolation pour tous les ennuis qu’il pouvait avoir, et, sans se soucier si celui qu’il dérobait était mort ou vivant, ni qui l’avait mis en ce lieu-là, il s’en alla où le destin le voulut conduire.

Olivier, qui avait en ses mains un butin bien plus estimable que celui des autres voleurs, tâcha d’en jouir parfaitement dès qu’il eut fermé les fenêtres de la chambre par lesquelles il eût pu entrer quelque clarté qui l’eût découvert. Laurette, avec une mignardise affectée, s’était recouchée négligeamment sur le lit en attendant son champion, qui dressa son escarmouche sans parler autrement que par les baisers. Après que ce premier assaut fut donné, la belle, à qui l’excès du plaisir avait auparavant interdit la parole, en prit soudainement l’usage, et dit à Olivier en mettant son bras à l’entour de son col et le baisant à la joue, aux yeux et en toutes les autres parties du visage :



— Cher Francion, que ta conversation est bien plus douce que celle de ce vieillard radoteux à qui j’ai été contrainte de me marier, que les charmes de ton mérite sont grands, que je m’estime heureuse d’avoir été si clairvoyante que d’en être éprise. Aussi jamais ne sortirai-je d’une si précieuse chaîne. Tu ne parles point, mon âme, continua-t-elle avec un baiser plus ardent que les premiers ; est-ce que ma compagnie ne t’est pas aussi agréable que la tienne l’est à moi ? Hélas, s’il était ainsi, je porterais bien la peine de mes imperfections.

Là-dessus, s’étant tue quelque temps, elle reprit un autre discours :

— Ah ! vraiment, j’ai été bien sotte tantôt d’éteindre la chandelle ; car qu’est-ce que je crains ? Ce vieillard est sorti de céans afin d’aller, je pense, se servir des remèdes que vous lui avez appris pour guérir ses maux incurables. Il faut que je commande à Catherine qu’elle apporte de la lumière ; je ne suis pas entièrement de l’opinion de ceux qui affirment que les mystères d’amour se doivent faire en ténèbres ; je sais bien que la vue de notre objet ranime tous nos désirs. Et puis, je ne le cèle point, ma chère vie, je serais bien aise de voir l’émeraude que tu as promis de m’apporter ; je pense que tu as tant de soin de me complaire, que tu ne l’as pas oubliée. L’as-tu ? dis-moi en vérité.

Rien ne pouvait garantir à Olivier de se découvrir alors, se voyant conjuré par tant de fois de parler, comme s’il eût été Francion. Mais, songeant bien que Laurette pourrait se courroucer excessivement, connaissant qu’elle avait été déçue, il se proposa de chercher tous les moyens de l’apaiser. Il se tira de dessus le lit, et, s’étant mis à genoux devant elle, lui dit :

— Madame, je suis infiniment marri que vous vous soyez trompée comme vous êtes, me prenant pour votre ami. Et véritablement, si vos caresses n’eussent échauffé mon désir, je ne me fusse pas porté si librement à perpétrer le crime que j’ai commis. Prenez de moi telle vengeance qu’il vous plaira ; je sais bien que ma vie et ma mort sont entre vos mains. Faites-moi souffrir tous les supplices dont vous vous aviserez ; je suis si prêt à les endurer que si je trouve du pardon en votre miséricorde j’aurai de la peine à m’accoutumer à en goûter les douceurs.

La voix d’Olivier, bien différente de celle de Francion, fit connaître à Laurette qu’elle s’était abusée. La honte et le dépit la saisirent tellement, que, si elle n’eût considéré que l’on ne pouvait faire que ce qui avait été fait ne le fût point, elle se fut par aventure portée à d’étranges extrémités. Le plus doux remède qu’elle sut appliquer sur son mal, et celui qui eut de plus remarquables effets, fut que celui qu’elle avait pris pour Francion lui avait fait goûter des délices qu’elle n’eût pas, possible, goûtées plus savoureusement avec Francion même, et dont elle ne se pouvait repentir d’avoir joui.

Toutefois elle feignit qu’elle n’était guère contente et demanda à Olivier avec une parole rude qui il était. Voyant qu’il ne lui répondait point à ce premier coup, elle lui dit :

— N’es-tu point, méchant, un des valets de Francion ? N’as-tu point tué ton maître pour venir ici au lieu de lui ?

— Madame, dit Olivier, se tenant toujours à terre, je vous assure que je ne connais pas seulement le Francion dont vous me parlez. De vous dire qui je suis, je le ferai librement, moyennant que vous me promettiez que vous ajouterez foi à tout ce que je vous dirai, de même que je vous promets de ne vous conter rien que de véritable.

— Va, je te le promets sur ma foi, dit Laurette.

— Vous avez une servante qui s’appelle Catherine, poursuivit Olivier.

— Oui, répondit Laurette.

— Sachez donc, Madame, reprit-il, qu’elle est en partie cause de l’aventure qui est arrivée. Je m’en vais vous apprendre comment. Vous croyez que ce soit une fille ; véritablement vous êtes bien déçue, car c’est un garçon que l’on a fait ainsi déguiser afin de donner entrée céans à des voleurs. Il avait promis de jeter cette nuit une échelle de corde par une fenêtre pour les faire monter. La débauche de ma jeunesse m’avait fait sortir de la maison de mon père pour me mettre en la compagnie de ces larrons-là ; mais je me délibérai, il y a quelques jours, de quitter leur misérable train de vie. Nonobstant, ayant trouvé l’échelle que vous aviez jetée pour votre Francion et que je prenais pour celle de Catherine, il m’a fallu y monter, étant en délibération toutefois, non point d’assister au vol, mais de chercher ici quelqu’un à qui je puisse découvrir la mauvaise volonté de mes compagnons pour les empêcher d’exécuter leur entreprise. Qu’ainsi ne soit, madame, prenez la peine de regarder par quelque fenêtre ; vous verrez un des voleurs pendu à l’échelle de corde, que je n’ai qu’à demi tirée. C’est une chose bien claire, que, si j’étais de son complot, je ne l’eusse pas traité de la sorte.

Laurette, étonnée de ce qu’elle venait d’apprendre, s’en alla regarder par une petite fenêtre et vit qu’Olivier ne mentait point. Elle ne lui demanda pas d’autres preuves de son innocence et, voulant savoir ce que faisait alors Catherine, elle l’appela pour lui apporter de la lumière, après avoir fait cacher Olivier à la ruelle de son lit. Catherine, étant venue aussitôt avec de la chandelle allumée et voyant le beau sein de Laurette tout découvert, fut chatouillée de désirs un peu plus ardents que ceux qui pourraient émouvoir une personne de sa robe. L’absence de son maître et la bonne humeur où il lui était avis qu’était sa maîtresse, lui semblèrent favorables ; car Laurette cachait la haine qu’elle venait de concevoir contre elle sous un bon visage et avec des paroles gaillardes :

— D’où viens-tu ? lui dit-elle. Quoi, tu n’es pas encore déshabillée, et il est si tard.

— Je vous jure, Madame, que je ne saurais dormir, répondit Catherine ; j’ai toujours peur ou des esprits ou des larrons, parce que vous me faites coucher en un lieu trop éloigné de tout le monde ; voilà pourquoi je ne me déshabille guère souvent, afin que, s’il m’arrive quelque chose, je ne sois pas contrainte de m’en venir toute nue demander du secours. Mais vous, Madame, est-il possible que vous puissiez ici vivre toute seule sans aucune crainte ? Mon Dieu, je vous supplie de me permettre que je passe ici la nuit, puisque monsieur n’y est pas. Je dormirai mieux sur cette chaise que sur mon lit, et si je ne vous incommoderai point ; car, au contraire, je vous y servirai beaucoup, en vous donnant incontinent tout ce qui vous sera nécessaire.

— Non, non, dit Laurette, retourne-t’en en ta chambre, je n’ai que faire de toi, et, puisque j’ai de la lumière je n’aurai plus de crainte. Ce n’est que dans les ténèbres que je m’imagine, en veillant, de voir tantôt un chien, tantôt un homme noir, et tantôt un autre fantôme encore plus effroyable.

— Mais vraiment, interrompit Catherine en faisant la rieuse, vous avez un mari bien dénaturé. Hé Dieu, comment est-ce qu’il s’est pu résoudre à vous quitter cette nuit-ci, ainsi qu’il a fait ? Pour moi, je vous confesse que, toute fille que je suis, je me trouve plus capable de vous aimer que lui.

— Allez, allez, vous êtes une sotte, dit Laurette. Hoi ! les premiers jours que vous avez été céans, vous avez bien fait l’hypocrite ; à qui se fiera-t-on désormais ?

— Trédame, hé ! ce que je dis n’est-il pas vrai ? reprit Catherine. Et que serait-ce donc si je vous avais montré par effet que je suis même fournie de la chose dont vous avez le plus de besoin, et que Valentin ne peut pas mieux que moi vous rendre contente ? Vous auriez bien de l’étonnement.

— Vraiment, voilà de beaux discours pour une fille, dit Laurette. Allez, ma mie, vous êtes la plus effrontée du monde, ou vous vous êtes énivrée ce soir ; retirez-vous, que je ne vous voie plus. Que c’est une chose fâcheuse d’avoir des servantes. Mais quoi, c’est un mal nécessaire.

Catherine qui était entrée en humeur, ne se souciant pas de l’opinion que sa maîtresse pourrait avoir d’elle, s’en approcha pour la baiser et lui faire voir, après, qu’elle ne s’était vantée d’aucune chose qu’elle n’eût le moyen d’accomplir. Elle s’imaginait qu’aussitôt que Laurette aurait savouré la douceur de ses embrassements elle concevrait de la bienveillance pour elle et ne chercherait que les moyens de la pouvoir souvent tenir entre ses bras. Mais Laurette, sachant bien ce qu’elle savait faire, l’empêcha de parvenir au bout de ses desseins et la poussa hors de sa chambre, en lui donnant deux ou trois coups de poing et lui disant forces injures.

Tout leur discours avait été entendu d’Olivier, qui sortit de la ruelle et dit à Laurette qu’elle avait bien pu connaître, par les paroles et par les actions de Catherine, qu’elle n’était pas ce qu’elle lui avait toujours semblé. Laurette, reconnaissant cette vérité apparente, lui dit qu’elle voulait mettre ordre à cette affaire-là ; qu’elle voulait empêcher que Catherine ne fît entrer des voleurs dans le château cependant que l’on n’y songerait pas, et qu’elle désirait aussi la punir de ses méchancetés.

— Avisez, madame, ce qu’il est besoin de faire, dit Olivier ; je vous assisterai en tout et partout.

— Je m’en vais trouver Catherine, répliqua Laurette ; suivez-moi, seulement de loin, et venez quand je vous ferai quelque signe, afin de la lier avec ces cordes-ci que vous porterez quant à vous.

Laurette ayant dit cela, prit la chandelle et s’en alla jusques en la chambre de la servante.

— Là, venez-vous-en avec moi dans cette salle basse ; portez la lumière.

— Pourquoi faire, madame ? répondit Catherine.

— De quoi te soucies-tu ? répliqua Laurette ; tu le verras mais que tu y sois.

Quand elles furent entrées dans la salle, Laurette dit à Catherine :

— Ouvre la fenêtre et monte dessus pour voir ce que c’est qui est attaché en haut de la grille et qui remue à tous moments ; cela m’a mise en peine tout à cette heure en y regardant de là-haut.

Or, c’était le voleur, qui était demeuré là attaché.

Catherine, qui n’en savait rien, après avoir eu la témérité de toucher en bouffonnant sur les tétons de sa maîtresse, mit le pied sur un placet, et de là sur la fenêtre, où elle ne fut pas plutôt, qu’Olivier qui attendait à la porte s’approcha au signe que lui fit Laurette, qui, ayant pris une grande chaire, monta dessus et empoigna fermement sa servante, tandis que, d’un autre côté, Olivier lui liait les bras par derrière à la croisée.

— Ce n’est pas tout, dit Laurette en riant lorsqu’elle se vit assurée de sa personne ; il faut voir si elle a entre les jambes la chose qu’elle s’est vantée d’y avoir.

En disant ceci, elle lui troussa sa cotte et sa chemise, et lui attacha tout au-dessous du col avec une aiguillette ; de sorte que l’on pouvait voir sans difficulté ses secrètes parties, qui n’étaient pas à cette heure-là en bon point comme elles avaient été auparavant.

— Certes, dit Laurette en parlant de cette pièce du milieu, voilà un gentil oiseau. Je m’en vais gager que si on lui touchait sur la queue, on la lui ferait redresser tout à l’heure. Mais il est d’une humeur bien bizarre et bien contraire à celle de tous les autres qui veulent avoir la clef des champs ; car il ne désire rien tant que de se voir en cage.

Olivier dit aussi quelques railleries de manière que son compagnon et Catherine le reconnurent à sa parole.

— Ah ! ce dit l’un, je te supplie de m’aider à m’ôter d’ici ; car voilà le jour qui commence à poindre et, si l’on me trouve en cet état, je te laisse à juger ce qui en arrivera.

— Je ne te saurais secourir, répondit Olivier, car il y a une grille de fer entre nous deux. Ma foi, tu fais bien de ne vouloir plus te tenir davantage en l’air ; car c’est un élément qui t’est tout à fait contraire, et tu ne mourras jamais autre part ; c’est ta prédestination.

— Tu nous as donc trahis ainsi ? interrompit Catherine ; perfide, si je tenais ton cœur, je le dévorerais maintenant.

— Ne parlez point de tenir, lui répondit Olivier, car vous ne pouvez plus jouir de vos mains.

— Laissons-les là, dit Laurette ; qu’ils se plaignent tout leur saoul ; personne ne viendra à leur secours que les sergents et le bourreau.

Ayant tenu ce discours, elle convia Olivier à remonter en sa chambre, où ils ne furent pas si tôt qu’il fut ravi de cette beauté, qu’il ne pensait pas être si merveilleuse qu’elle était, lorsqu’il en avait joui sans lumière. L’ayant considérée attentivement, il prit la hardiesse de cueillir sur sa lèvre quelques baisers, qui ne lui furent point refusés, parce que Laurette, le trouvant de bonne mine n’était pas fâchée qu’il recommençât le jeu où il avait déjà montré qu’il était des plus savants. Lui, qui lisait ses intentions dedans ses yeux mouvants et lascifs, ne laissa pas échapper la favorable occasion qu’il avait de tâter derechef d’un si friand morceau.

Ils se mirent après à discourir de plusieurs choses. Olivier parla principalement de la bonne fortune qu’il avait eue et fit des serments à Laurette qu’il n’estimait rien au prix, non seulement celles qui lui pouvaient arriver, mais encore celles qui pouvaient venir en son imagination.

— Vous avez beaucoup de sujet de remercier le ciel d’une chose, dit Laurette ; c’est de la faveur qu’il vous a départie en faisant que, lorsque je vous ai vu tantôt sur le milieu de l’échelle, vous prenant pour un mien serviteur, je me suis venue mettre sur une chaire en attendant que vous fussiez monté jusques ici ; car, si je me fusse tenue à la fenêtre, j’eusse bien vu que vous n’étiez pas celui que j’attendais et je ne vous le cèle point, qu’infailliblement vous eussiez été très mal reçu de moi, au lieu que vous l’avez été si bien, que vous ne vous en sauriez plaindre avec raison.

— Je ne doute point que vous ne m’eussiez maltraité, repartit Olivier, et si je ne m’en offense aucunement ; car quelle bienveillance pourriez-vous avoir pour un homme inconnu qui vous surprend, au lieu de celui que vous aviez dès longtemps pratiqué ? Mais je vous assure que, si je ne suis pareil en mérite ou en beauté de corps à celui à qui vous aviez donné assignation, je lui suis pareil en désir de vous servir, et n’ai pas moins que lui d’affection pour vous.

Ces démonstrations d’amour attirèrent beaucoup d’autres entretiens à leur suite, qui furent souvent interrompus par les embrassements, dont ils goûtaient les délices tout autant de fois qu’il leur était possible.

Quand Laurette vit que le soleil était levé, se figurant que son mari ne tarderait plus guère à revenir, elle pria Olivier de se cacher dedans le foin qui était en une écurie de la cour jusques à tant que, le pont-levis étant abaissé, il eût le moyen de s’en aller. Après qu’il lui eut dit adieu et qu’il lui eut donné une infinité d’assurances de se souvenir toujours d’elle, il s’accorda à se mettre en tel endroit qu’elle voulut et la laissa retourner en sa chambre, où elle s’enferma, en attendant le succès de l’aventure de Catherine.

Il était, ce jour-là, dimanche, et trois jeunes rustres du village s’étaient levés du matin pour aller à la première messe, et de là à un bourg prochain, défier à la longue paume les meilleurs joueurs du lieu. Le curé ne fut pas assez matineux à leur gré. En attendant qu’il fût sorti du presbytère, ils se voulaient promener à l’entour du château, où ils aperçurent aussitôt le voleur se tenant d’une main à l’échelle de corde et d’une autre à la grille de fer. Ils virent aussi Catherine toute découverte jusques au-dessus du nombril et s’émerveillèrent infiniment d’apercevoir ce qui lui pendait entre les jambes. Ils s’éclatèrent si fort à rire, que tout le village en retentit ; de sorte que le curé, en boutonnant encore son pourpoint, sortit pour voir ce qui leur était arrivé de plaisant. Leur émotion était si grande, qu’ils ne se pouvaient presque pas soutenir, et ne faisaient autre chose que joindre les mains, se courber le corps en cent postures et se heurter l’un contre l’autre comme s’ils n’eussent pas été bien sages. Leur bon pasteur, ne jetant les yeux que sur eux, ne voyait pas la cause de leurs risées et ne cessait de la leur demander, sans pouvoir tirer de réponse d’eux ; car il leur était impossible de parler tant ils étaient saisis d’allégresse. Enfin le curé, en tirant un par le bras, lui dit :

— Hé, viens çà, hé, Pierrot, ne veux-tu pas me conter ce que tu as à rire ?

Alors ce compagnon, se tenant les côtés, lui dit à plusieurs reprises qu’il regardât à une des fenêtres du château. Le curé, levant la vue vers ce lieu, aperçut ce qui les émouvait à tenir cette sotte contenance, et n’en jeta qu’un éclat de risée fort modéré.

— Vous êtes de vrais badauds, dit-il, de faire les actions que vous faites pour si peu de choses. L’on connaît bien que vous n’avez jamais rien vu, puisque le moindre objet du monde vous incite à rire si démesurément que vous semblez insensés. Je ris, quant à moi, mais c’est de votre sottise : que savez-vous, si ce que vous voyez n’est point un sujet qui vous devrait inciter à jeter des larmes ? Nous saurons tantôt du seigneur Valentin ce que tout ceci veut dire et quels jeux l’on a joué cette nuit en sa maison.

Comme le curé achevait ces paroles, il arriva auprès de lui beaucoup de paysans qui, étonnés du merveilleux spectacle, interrogèrent le voleur et Catherine, qui les avait mis là ; mais ils n’en surent tirer de réponse. Les pauvres gens baissèrent honteusement la tête, et n’y eut que le voleur qui dit à la fin que l’on le tirât du lieu où il était, et qu’il conterait tout de point en point. Le curé dit à ceux qui l’accompagnaient qu’il fallait avoir patience que Valentin eût ouvert le château, et il y en eut qui tournèrent à l’entour, afin de voir s’il n’y avait point quelqu’un aux fenêtres pour l’appeler. Une plaintive voix parvint à leurs oreilles du creux du fossé qu’ils côtoyaient ; ils jetèrent leurs yeux en bas et aperçurent la cuve où était Francion, qui venait de sortir de son évanouissement et n’avait pas la force de se tirer du lieu où il était. Comme ils le virent tout en sang, ils dirent :

— Ha, mon Dieu, qu’est-ce qui a ainsi accommodé ce pauvre homme-là. Hélas, il a la tête fendue à ce que je pense.

En disant ceci, ils descendirent en bas ; alors l’un d’eux s’écria :

— Miséricorde, c’est mon bon hôte, ce dévot pèlerin qui demeure en ma maison depuis quelques jours. Mon cher ami, reprit-il en se tournant devers lui, qui ont été les traîtres qui vous ont si mal accoutré ?

— Ôtez-moi d’ici, repartit Francion, secourez-moi, mes amis ; je ne vous puis maintenant rendre satisfaits sur ce que vous me demandez.

Quand il eut dit ces paroles, les villageois le tirèrent hors de la cuve ; et comme ils le portaient à son hôtellerie, ils rencontrèrent un de ses valets, qui fut bien étonné de le voir en l’équipage où il était. Ce qu’il trouva de plus expédient, fut d’aller querir un chirurgien, qui arriva comme l’on dépouillait son maître auprès du feu pour le coucher dedans un lit. Il vit sa plaie, qui ne lui sembla pas fort dangereuse et, ayant mis dessus un premier appareil, il assura qu’elle serait guérie dans peu de temps.

Tandis, tous les habitants du village s’assemblèrent devant le château pour voir le soudain changement d’une fille en garçon. Ceux qui avaient déjà pris leur plaisir de cette drôlerie s’en allaient dire à leurs voisins qu’ils s’en vinssent à la grande place, et qu’ils n’y auraient pas peu de contentement. Le bon fut que les femmes, qui ont bien autant de curiosité que les hommes et principalement en ce qui est d’une plaisante aventure, voulurent savoir ce que c’était que leurs maris avaient vu. Elles s’en allèrent en troupes jusques au château, où elles ne furent pas sitôt, qu’ayant aperçu ce qui pendait au bas du ventre de Catherine, elles s’en retournèrent plus vite qu’elles n’étaient venues. Celles qui étaient de belle humeur riaient comme des folles, et les autres, qui étaient chagrines, ne faisaient que grommeler, s’imaginant que tout avait été préparé à leur sujet et pour se moquer d’elles.

— Oui, c’est mon[1], disait l’une, c’est bien en un bon jour de dimanche qu’il faut faire de telles badineries que cela ; encore si l’on attendait après le service. Cela serait plus à propos à carême-prenant. Ho, le monde s’en va périr sans doute : tous les hommes sont autant d’Antéchrists.

— Ne vous enfuyez pas, ma commère, dit un bon compagnon à cette bigote ; venez voir le gentil instrument que porte la servante de Valentin.

— Le diable y ait part, lui répondit-elle.

— Sur mon Dieu, lui répliqua-t-il, vous avez beau faire la dédaigneuse, vous aimeriez mieux y avoir part que le diable.

— Va, va, lui dit une autre plus résolue, nous ne voulons pas avoir seulement part à un morceau, mais le voulons avoir tout entier.

— Il est vrai que vous êtes la plus goulue de toutes, reprit le rustre. Vous ne seriez pas assouvie quand vous auriez le morceau gros et long de Catherine avec celui de votre mari. Et toutefois je sais bien que vous n’avez que la moitié de celui qui vous a été vendu par contrat : votre mari en fait part à une commère. C’est assez. Vous les aimez, la belle friande, ces deux membres que je ne veux pas nommer. Vous ne vous enfuyez de celui que l’on vous a fait voir que parce que, aussi bien, est-il trop loin de vous : il y a un fossé et une grille entre deux. Et puis vous aimeriez mieux le manier que le regarder.

— Merci Dieu, lui dit la femme en se courrouçant ; si tu m’échauffes une fois les oreilles, je manierai le tien de telle façon, que je te l’arracherai et le jetterai aux chiens.

— Et adieu, lui repartit-il par gausserie en s’enfuyant, vous êtes trop mauvaise ; vous ne m’y tenez pas, je m’en vais trousser mes quilles.

Ainsi plusieurs autres lardèrent les femmes de brocards en plus d’endroits que le plus savant cuisinier de Paris ne larderait une longe de veau ; mais je vous assure qu’elles en rendirent bien le change. Au moins, si elles ne jetèrent des traits aussi piquants, elles dirent tant de paroles et tant d’injures, et se mirent à crier si haut toutes ensemble, que les ayant étourdis, elles les contraignirent d’abandonner le champ de bataille, comme s’ils se fussent confessés vaincus.

Quelques villageois, s’éloignant du reste de la troupe, s’en allèrent à cette heure-là près du clos où était Valentin, qu’ils ouïrent crier à haute voix. Ils s’approchèrent du lieu où ils l’avaient entendu, ne croyant pas que ce fût lui, et furent infiniment étonnés de voir cet épouvantail couvert d’habillements extraordinaires, attaché à un arbre. En se tempêtant la nuit, son capuchon lui était tombé sur les yeux, de telle sorte qu’il ne voyait goutte et ne savait s’il était déjà jour. Au défaut de ses mains, il avait fort secoué la tête pour le rejeter en arrière, mais toute la peine qu’il y avait prise avait été inutile. Il ne voyait point les paysans et oyait seulement le bruit qu’ils faisaient en se gaussant de cet objet qui se présentait à leurs yeux, non moins plaisant que celui qu’ils venaient de voir en la grande place.

L’opinion qu’il avait eue toute la nuit, que les démons s’apprêtaient à le tourmenter, lui donna alors de plus vives atteintes qu’auparavant ; car il s’imagina que c’étaient eux qui s’approchaient, et recommença d’user des remèdes que Francion lui avait appris pour les chasser. Les paysans le reconnurent alors à sa voix, et, entendant les niaiseries qu’il proférait et considérant l’état où il était, crurent fermement qu’il avait perdu l’esprit, et, en s’ébouffant de rire, s’en retournèrent vers leur curé pour lui conter ce qu’ils avaient vu.

— Sans doute, dit-il, voici la journée des merveilles ; je prie Dieu que tout ceci ne se tourne point au dommage des gens de bien.

Lorsqu’il fut à l’entrée du clos, apercevant déjà Valentin entre les arbres, il lui dit :

— Est-ce donc vous, monsieur mon cher ami ? Hé, qui est-ce qui vous a mis là ?

Valentin, oyant la voix de son curé, modéra un peu sa crainte, parce qu’il vint à se figurer que les plus méchants diables qui fussent en enfer ne seraient pas si téméraires que de s’approcher de lui, puisqu’une personne sacrée était en ce lieu-là.

— Hélas, monsieur, répondit-il, ce sont des démons qui m’ont ici attaché et m’ont livré des assauts plus furieux que tous ceux dont ils ont jadis persécuté les saints ermites.

— Mais comment, dit le curé, n’avez-vous point couché chez vous cette nuit ? Vous ont-ils porté en ce lieu-ci sans que vous en ayez senti quelque chose ? Ne sont-ce point des hommes mêmes qui vous ont accommodé de la sorte ?

Valentin ne dit plus mot alors, parce qu’il songea que celui qui parlait à lui pouvait être un démon qui avait pris une voix pareille à celle de son curé pour le tromper ; car il avait lu que les mauvais esprits se transforment bien quelquefois en anges de lumière. Cela fit qu’il recommença ses conjurations et qu’il dit à la fin :

— Je ne veux point parler à toi, prince des ténèbres ; je te reconnais bien ; tu n’es pas mon curé, dont tu imites la parole.

— Je vous montrerai bien qui je suis, dit le curé en lui ôtant le capuchon. Hé quoi, Valentin, avez-vous perdu le jugement, pour croire que tous ceux qui parlent à vous sont des esprits ? Pourquoi vous forgez-vous ces imaginations ?

Valentin, jouissant de la clarté du jour, reconnut que tous ceux qui étaient autour de lui étaient de son village, et perdit tout à fait les mauvaises opinions qu’il avait conçues, quand il vit qu’ils se mettaient à le délier.

Le curé voulut savoir de lui par quel moyen il avait été mis là. Il fut contraint de raconter les enchantements que lui avait appris Francion, et de dire aussi pour quel sujet il les avait voulu entreprendre. Quelques mauvais garçons, en ayant entendu l’histoire, s’en allèrent la publier partout à son infâmie ; si bien qu’encore aujourd’hui l’on s’en souvient, et, lorsqu’il y a quelqu’un qui a froide queue, l’on lui dit par moquerie qu’il s’en aille aux bains de Valentin.

Après que le bon curé eut fait plusieurs réprimandes à son paroissien sur la pernicieuse curiosité qu’il avait eue, il le mena voir le plaisant spectacle qui était au château, dont Valentin, aussi étonné que les autres, ne put dire aucune raison. À l’instant, un homme de bonne conversation et de gentil esprit, se trouvant là, dit :

— Vous voilà bien empêchés, messieurs, vous ne vous pouvez imaginer la cause de ce que vous apercevez. Je m’en vais vous la dire en trois mots : Ce compagnon que vous voyez pendu à l’échelle était amoureux de Catherine, il la voulait aller voir sans doute ; mais pour lui montrer qu’il perdait ses peines, elle lui a découvert son devant, lui faisant connaître qu’elle n’est pas ce qu’il pensait. Tenez, il est demeuré là en contemplation, tout éperdu.

Cette ingénieuse imagination plut infiniment à la compagnie, qui pensa qu’elle saurait bientôt des choses plus véritables, d’autant que les valets de Valentin ouvrirent à l’heure le château ; mais ils entrèrent en admiration aussi grande de voir tout le mystère, que s’ils n’eussent point été du logis.

L’on eut bientôt détaché le voleur et Catherine, et l’on ne manqua pas à leur demander des nouvelles de leur affaire, vu que personne n’en pouvait rien dire. Le péril où ils étaient les avait fait résoudre à ne point répondre à toutes les interrogations que l’on leur ferait sachant bien que leur cause était si chatouilleuse, qu’ils l’empireraient plutôt en parlant que de l’amender. L’on eut beau dire à Catherine par plusieurs fois : « Pour quelle occasion est-ce qu’étant garçon vous avez pris l’habit de fille ? » Jamais l’on n’en put tirer de raison. Laurette, étant descendue, fit l’étonnée au récit de cette aventure et, s’étant retirée petit à petit à la cour pendant que tout le monde était à la salle, s’en alla trouver celui qui avait passé la nuit avec elle et, lui ayant derechef dit adieu, le fit déloger promptement.

Le juge du lieu, arrivé là-dessus, ne désirant pas qu’une telle chose se passât sans qu’il en fît son profit, voulut persuader à Valentin qu’il fallait faire des informations ; que le dessein de Catherine et de son camarade ne pouvait être bon, et qu’ils avaient entrepris de voler son bien ou son honneur. Mais Valentin, qui savait bien ce que c’était que de passer entre les mains ravissantes de la justice, ne voulut faire aucune instance, pour ce qu’il ne trouvait point de manque à son bien. Tout ce qu’il désirait était de savoir par quel accident ces personnes-là avaient été attachées à sa fenêtre. Quant au procureur fiscal, il ne voulut point faire de poursuite, d’autant qu’il voyait bien qu’il n’y avait rien à gagner ; et puis les parties ne parlaient point, et, si plus, ne pouvait trouver de preuves contre elles.

Après que la messe fut dite, l’on leur donna congé de s’en aller où ils voudraient ; et je vous assure que, deux ou trois lieues durant, ils furent poursuivis par tant de gens, et qui leur firent souffrir tant de martyre, qu’il n’est point de punition plus rigoureuse que celle qu’ils eurent.

Francion était cependant à l’hôtellerie, où, son homme lui ayant fait le récit de tout ce qui s’était passé au village, il se prit à rire de si bon cœur, que la douleur de ses esprits fut apaisée par son excès de joie ; néanmoins son jugement ne put avoir de lumière parmi l’aventure, encore qu’il se souvint des propos que Catherine lui avait tenus. Ce qui lui bailla le plus de contentement fut le récit de l’état où le curé avait rencontré Valentin.

Son chirurgien vint le visiter comme l’on lui allait donner à dîner ; et, voyant que l’on lui apportait du vin, il dit qu’il ne fallait pas qu’il en bût, à cause que cela ferait mal à sa tête. Francion, ayant ouï cet avis si rigoureux, dit :

— Ho, monsieur, ne me privez point de ce divin breuvage, je vous en prie, c’est lui qui est le seul soutien de mon corps ; toutes les viandes ne sont rien au prix. J’ai connu un jeune gentilhomme qui avait mal aux jambes ; l’on lui défendait le vin (comme vous me faites) de peur d’empirer sa douleur ; savez-vous ce qu’il faisait ? Il se couchait tout au contraire des autres, et mettait ses pieds au chevet afin que les fumées de Bacchus descendissent à sa tête. Quant à moi, qui suis blessé en l’autre extrémité, je suis d’avis de me lever du lit et me tenir droit, à cette fin que, voyant que le vin que je boirai descendra à mes pieds plutôt que de monter à ma tête, vous ne soyez pas si sévère de me l’interdire.

De fait, Francion, ayant dit ces paroles, demanda ses chausses à son valet pour se lever. Le chirurgien, lui voulant montrer son savoir, essaya de lui prouver que les raisons qu’il avait données ne valaient rien du tout, et qu’elles étaient plutôt fondées sur des maximes de l’hôtel de Bourgogne que sur des maximes des écoles de médecine. Là-dessus il vint à lui discourir en termes de son art, barbares et inconnus, pensant être au suprême degré de l’éloquence en les proférant, tant il était blessé de la maladie de plusieurs, qui croient bien parler tant plus ils parlent obscurément, ne considérant pas que le langage n’est que pour faire entendre ses conceptions, et que celui qui n’a pas l’artifice de les expliquer à toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale. Francion, ayant eu la patience de l’écouter, lui dit que tous ses aphorismes n’empêcheraient pas qu’il se levât ; mais toutefois qu’il ne boirait point de vin, et que ce qu’il en avait dit n’était que par manière de devis.

— C’est à faire aux âmes basses, continua-t-il, à ne pouvoir de telle sorte commander sur eux-mêmes qu’ils ne sachent restreindre leurs appétits et leurs envies ; pour moi, bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter, et ferais ainsi de toute autre chose que je chérirais uniquement.

— Votre tempérance est remarquable, repartit le chirurgien. Je n’ai pas les ressorts de l’âme si fermes qu’ils puissent ainsi commander à mon corps ; car je vous assure bien que, quand Hippocrate même m’aurait dit que l’usage du vin me serait nuisible, je ne m’en priverais pas, et que, quand l’on me mettrait auprès d’une fontaine d’eau, je ne laisserais pas de mourir de soif. Mais, monsieur, poursuivit-il, il n’est pas croyable que vous ne sentiez maintenant du mal, et si vous ne vous pouvez pas tenir de rire et de vous gausser.

— Si vous me connaissiez particulièrement et si vous saviez de quelle sorte un homme doit vivre, vous ne trouveriez rien d’étrange en cela, lui répondit Francion ; mon âme est si forte et si courageuse, qu’elle repousse facilement toute sorte d’ennuis et jouit de ses fonctions ordinaires parmi les maladies de mon corps.

— Monsieur, reprit le chirurgien en se souriant, vous me pardonnerez si je vous dis que vous m’obligez à croire que l’opinion que l’on a de vous en ce village-ci est véritable, qui est que vous êtes très savant en magie ; car autrement vous ne supporteriez pas, si patiemment que vous faites, le mal que vous avez. L’on dit même (je ne le saurais croire pourtant) que tout ce qui est arrivé cette nuit chez Valentin s’est fait par votre part ; que vous avez métamorphosé la servante du logis en garçon ; que vous l’avez rendue muette ; et que vous n’avez pas véritablement une plaie à la tête, mais que vous abusez nos yeux. Ce qui donne ces pensées-là aux bonnes gens est que l’on n’a pu trouver la cause de pas un de tous ces succès.

Cette plaisante imagination mit tellement notre malade hors de soi, qu’il pensa mourir de rire. Là-dessus, il acheva de s’habiller, et s’assit à la table avec le chirurgien, qui ne demanda pas mieux que de dîner avec lui.

— Or çà, monsieur, lui dit Francion, ne savez-vous point si je suis maintenant en la bonne grâce de Valentin ? En quelle manière parle-t-il de moi ?

— Je ne vous le cèle point, répondit le chirurgien, il en parle comme du plus méchant sorcier qui soit au monde. Il dit qu’au lieu que vos secrets lui devaient apporter quelque bien, ils lui ont causé beaucoup de maux. Encore qu’il y ait longtemps qu’il soit assuré de cela, il n’a pas laissé d’essayer tout maintenant s’il se porterait plus vaillamment au combat contre sa femme qu’il n’a accoutumé de faire ; mais jamais il n’en a eu la force de mettre sa lance en arrêt ; de sorte qu’il a été contraint de contracter une paix honteuse avec Laurette. Vous tirerez plutôt de la semence d’un bâton à goderonnerwkt les fraises que de ses pauvres armes mal fourbies. Il n’y a rien que sa porte de derrière qui soit ouverte ; je vous assure qu’elle l’est de telle façon, qu’il ne peut retenir une liquide et sale matière qui en sort à chaque moment. Il a fallu qu’il m’ait prié, comme son bon compère, de lui bailler une drogue qui ira refermer les ouvertures et apaiser les séditions de ces rebelles, qui, ne se tenant pas aux lieux déterminés, s’enfuient sans demander congé.

— Dois-je craindre qu’il ne prenne quelque vengeance de moi ? reprit Francion.

— Je ne vous en ai encore rien dit, répondit le chirurgien, parce qu’il m’a semblé que vous avez bien le moyen d’éviter, par votre science, toutes les embûches qu’il vous saura dresser ; néanmoins je vous assure à cette heure, qu’il n’épargnera pas toute la puissance qu’il a pour vous jouer d’un mauvais tour. Je m’en vais gager qu’il fera rassembler les plus vaillants du village pour vous venir ce soir enlever et vous mettre en prison dans le château.

— Cela ne m’empêchera pas de boire à sa santé avec ce verre d’eau que je m’en vais aussi emprisonner, répliqua Francion.

Puis il changea de discours et acheva de prendre son repas. Comme il se levait de table, plusieurs habitants arrivèrent à l’hôtellerie, poussés de curiosité de le voir. Ils demandaient tous : « Où est le pèlerin, où est le pèlerin ? » à si haute voix qu’il l’entendit distinctement. Incontinent il fit fermer la porte avec les verrous, et, quoique ces gens-là heurtassent, disant tantôt qu’ils avaient affaire d’un coffre qui était dedans la chambre, tantôt qu’ils voulaient parler au chirurgien, ils ne purent obtenir que l’on leur ouvrît l’huis. À la fin ils jurèrent tant de fois qu’il y avait un homme de blessé dans le village, qui se mourait à faute d’un prompt remède, qu’il fallut faire sortir le chirurgien ; mais, comme ils pensaient entrer dans la chambre, Francion et son valet se présentèrent à l’entrée avec les pistolets à la main, protestant qu’ils les tireraient contre ceux qui seraient si téméraires que d’approcher.

Les paysans, qui n’avaient pas coutume de se jouer avec de pareilles flûtes, demeurèrent tout penauds et, s’en retournant, laissèrent refermer la porte. Il en revint encore d’autres en plus grand nombre, qui perdirent leur peine non plus ni moins que les premiers. Francion, à qui leurs importunités déplaisaient infiniment, se résolut de s’en délivrer le plus tôt qu’il pourrait. Ayant appelé son hôte, il le paya de ses écots, lui communiqua son dessein, et le pria d’atteler une petite charrette qu’il avait, pour le faire conduire à un bourg où il serait moins inquiété. L’hôte attacha deux cerceaux à sa charette pour soutenir une couverture et, ayant mis au fond toutes les besognes[2] de Francion, il l’avertit qu’il était l’heure de partir. Il monta dedans où il se coucha dessus la paille, cependant que l’on le tirait hors la taverne par une porte de derrière, qui rendait parmi les champs ; son valet allait après, monté sur son cheval ; et en cet équipage, ils traversèrent le pays, sans que personne du village les vît.

Le bon fut que quelques-uns retournèrent à l’hôtellerie aussitôt qu’ils en furent partis, et, ne les trouvant point dedans leur chambre, ni en pas un autre lieu, eurent opinion qu’ils étaient disparus par art de nigromance.

Pendant le chemin, Francion se mettait à discourir, tantôt avec un jeune garçon qui conduisait la charrette, et tantôt avec son serviteur.

— Quand je songe aux aventures qui me sont arrivées ce jour-ci je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde, qu’à peine me puis-je tenir d’en rire. Cependant j’en ai pour mes vingt écus et pour une bague que j’ai perdue, je ne sais en quelle sorte. Il faut que ceux qui m’ont porté ce matin à l’hôtellerie aient fouillé dedans mes pochettes. Un remède contre ce mal, c’est d’avoir de la patience, dont je suis, Dieu merci, mieux fourni que des pistoles. Mais considérez un peu l’agréable changement ; il n’y a pas longtemps que j’étais couvert d’habillements somptueux, et maintenant j’ai une cape de pèlerin ; je couchais sous les lambris dorés des châteaux, et je ne couche plus qu’aux fossés, sans aucun toit ; j’étais sur des matelas de satin bien piqués, et je me suis trouvé dedans une cuve pleine d’eau, pensez pour y être plus mollement ; je me faisais traîner dans un carrosse, assis sur des coussinets, et voici que je suis encore trop heureux d’avoir pu trouver une méchante charrette, où je me vautre dedans la paille, de telle sorte que je ne mériterai jamais le nom de paillard à plus juste raison.

Son serviteur lui répondit le mieux qu’il lui fut possible, afin de lui donner la consolation qu’il prenait bien lui tout seul.

— Monsieur, poursuivit-il, je ne me fâche que de ce que je vous vois ainsi là-dedans ; cela n’est guère honorable. Aussi, pour conduire les criminels au supplice avec plus d’ignominie, l’on les met dans une charrette. Je n’étais pas d’avis que vous entrassiez en celle-là.

Francion répondit là-dessus qu’il sentait plus de mal que l’on ne pense en l’entendant ainsi goguenarder, et qu’il n’avait pas assez de force pour se tenir à cheval.

Il aperçut que la nuit venait petit à petit, mais il ne s’en mit point en peine, parce que le charretier lui assura qu’il n’y avait plus qu’une demi-lieue jusques au bourg ; et de fait il disait la vérité. Néanmoins, ils n’y purent pas arriver, d’autant qu’une de leurs roues eut quelque chose de rompu. Ils passaient de fortune alors par un petit village où ils furent contraints de s’arrêter devant le logis d’un charron ; mais l’obscurité couvrait l’hémisphère entièrement auparavant que leur charrette fût raccommodée, de sorte qu’il leur fallut chercher un gîte. Ils s’en allèrent droit à la taverne du lieu, qui était fort mal pourvue de toutes choses et, ayant pris là un repas qui ne leur chargeait pas beaucoup l’estomac ils demandèrent où ils pourraient coucher.

— Je n’ai que deux lits dedans ma chambre haute, dit le tavernier ; encore sont-ils occupés.

— Les deux hommes qui sont venus avec moi se coucheront dedans l’écurie ou autre part, dit Francion. Mais, pour moi, il faut que je sois sur un lit ; je vous le payerai plutôt au double.

— Monsieur, dit l’hôte, il y a là-haut un gentilhomme couché tout seul ; je m’en vais m’enquérir de lui s’il voudrait bien vous faire place à l’un de ses côtés.

Ayant dit ceci, il monta à la chambre, dont il revint avec une fort bonne réponse pour Francion, qui incontinent alla trouver le lit, où l’on consentait qu’il prît son repos.

— Monsieur, dit-il à ce gentilhomme qu’il y vit couché, si je ne me portais point mal, la nécessité ne me forcerait pas à vous incommoder comme je vais faire ; je m’en irais plutôt passer la nuit volontiers, couché tout à plat sur un lit qui ne pourrait branler si tout l’univers était en mouvement, et où je n’aurais pour rideaux que les cieux. Ce qui me fait mettre ici, toutefois, perdra tout à fait la puissance qu’il a eue à me persuader de m’y tenir, si je connais que vous ne m’y souffriez pas de fort bon cœur.

— Monsieur, répondit le gentilhomme, ne dites point que je recevrai de l’incommodité, il est impossible que vous m’en apportiez ; et néanmoins je serais prêt à en endurer, s’il ne tenait qu’à cela pour vous rendre du service. Je sortirais même d’ici et vous y laisserais tout seul pour vous donner le moyen d’y dormir plus à requoi[3] si je ne considérais que vous penseriez que je le ferais par dédain.

Une courtoisie si remarquable que celle de ce gentilhomme ne fut pas mal reconnue par Francion, qui se servit des termes les plus affables qu’il pût inventer pour le remercier ainsi qu’il le méritait.

Comme il fut couché, le gentilhomme lui fit savoir que sa bonne mine, qu’il avait remarquée, où il éclatait je ne sais quoi de noble et de non vulgaire, était un charme qui l’avait invité à lui faire un nombre infini d’offres de son service. Francion, qui portait un nom qui lui était véritablement dû pour sa franchise accoutumée, lui répondit sans feintise qu’il lui rendait grâce de la bonne volonté qu’il avait pour lui ; mais qu’encore qu’il y allât de son intérêt, il ne trouvait pas bon qu’il fondât un jugement sur de bien faibles apparences qui sont ordinairement trompeuses, plus que l’on ne saurait dire, ce qu’il devait se figurer que souventes fois l’on trouve, par la communication, qu’une méchante âme loge dessous un beau corps de qui l’on a été déçu.

— Je sais bien que je ne me trompe point, dit le gentilhomme, et que tant plus je vous fréquenterai, tant plus je reconnaîtrai la vérité de ce que les teints de votre visage m’ont dit. Je tiens que les règles de physionomie ne sont point menteuses. Selon ce qu’elles m’enseignent, je vois beaucoup de bonnes choses en votre personne ; et puis j’ai vu un jeune gentilhomme qui vous ressemblait naïvement bien, lequel était le plus estimable que j’aie jamais pratiqué. Toutes ces choses me donnent une extrême envie de savoir qui vous êtes, de quel pèlerinage vous venez, et qui c’est qui vous a blessé à la tête comme je vous vois.

— De vous faire maintenant connaître tout à fait qui je suis, et vous réciter beaucoup d’aventures qui me sont arrivées, je ne le puis pas faire, dit Francion, à cause que je n’ai pas le temps qu’il me faudrait pour une semblable traite ; et puis je désirerais bien me reposer. Je vous dirai seulement les dernières choses qui me sont advenues, dont vous ne laisserez pas, je m’assure, d’être infiniment satisfait. Encore qu’il semble que l’on devrait celer tout cela, librement je vous le découvrirai de tout point, d’autant qu’il m’est aisé à voir que je ne puis confier mon secret plus assurément.

Sachez donc que je m’appelle Francion, et qu’étant il y a quelques jours à Paris, non point en l’habit que vous m’avez vu, mais en celui de courtisan, je rencontrai en faisant la promenade à pied par les rues, une bourgeoise, la plus aimable que je vis jamais. Aussitôt la fièvre d’amour me prit avec une telle violence, que je ne savais ce que je faisais. Le cœur me battait dedans le sein plus fort que cette petite roue qui marque les minutes dans les montres ; mes yeux étincelaient davantage que l’étoile de Vesper et, comme s’ils eussent été attirés par une chaîne à ceux de la beauté que j’avais aperçue, ils les suivaient tout partout. La bourgeoise était mon pôle, vers lequel je me tournais sans cesse ; en quelque endroit qu’elle allât, je ne manquais point à y porter mes pas. Enfin elle s’arrêta dessus le pont au Change, entra dans la boutique d’un orfèvre.

Étant passé jusqu’à l’horloge du Palais, je me sentis si fort piqué de passion, qu’il fallut nécessairement que je rebroussasse chemin pour revoir mon cher objet. Je m’avisai d’entrer au lieu où était la belle, pour acheter quelque chose tout exprès et, comme je ne savais que demander, je fus longtemps arrêté sur ce mot : « Montrez-moi… enfin, ce dis-je, montrez-moi un des plus beaux diamants que vous avez. » Le marchand, étant empêché à faire voir un collier de perles à ma déesse, ne put pas sitôt venir à moi, dont je fus plus aise que s’il m’eût baillé sa marchandise pour néant ; car je pouvais considérer avec attention des yeux qui brillaient davantage que ses pierreries, des cheveux plus beaux que son or et un teint dont la blancheur était plus grande que celle de ses perles orientales. Un peu après, il m’apporta ce que je lui avais demandé, et, en ayant su la valeur, je m’adressai à la bourgeoise, que je priai courtoisement de me montrer son achat, afin de trouver occasion de l’arrêter. Une autre de sa compagnie, qui tenait le collier, me le montra de fort bon gré, et lui dit après en lui rendant :

— Tenez, la fiancée, retournons-nous-en au logis, il est déjà tard.

Je connus par ces paroles que cette jeune mignarde était sur le point d’être mariée, et que c’était qu’elle achetait tout ce qui lui était besoin. Il y avait avec elle un bon vieillard qui déboursait tout l’argent ; je le pris du commencement pour son père ; mais je fus étonné, lorsque, après qu’ils s’en furent allés, l’orfèvre me dit :

— Regardez, monsieur, voilà le fiancé ; n’est-il pas bien digne d’épouser une telle femme que celle-ci ?

Je ne lui répondis que par un sourire, et commandai tout bas à un de mes laquais de suivre ces gens-là pour voir en quel logis ils entreraient.

L’orfèvre ne me put rien dire de leurs noms ni de leurs qualités pour cette heure-là ; mais il me promit qu’il en apprendrait quelque chose d’un de ses amis qui les connaissait. Après avoir acheté un diamant de fort peu de valeur et avoir commandé que l’on me fît un cachet de mes armes, je m’en retournai à ma demeure ordinaire, où mon laquais, qui était infiniment bien instruit aux commissions amoureuses, me vint rapporter tous les tenants et les aboutissants du logis de celle que j’appelais déjà ma maîtresse. Qui plus est, il me dit que le nom du vieillard qui l’accompagnait était Valentin, comme il avait appris, par hasard, d’un homme qui lui avait dit adieu tout haut dans la rue.

Le lendemain, je ne manquai pas à faire mes promenades par devant la maison où mes délices étaient enfermées. J’eus le bien de voir ma bourgeoise à sa porte, et la saluai avec une contenance où elle put bien remarquer quelque chose de l’affection que j’avais pour elle.

De là j’allai querir mon cachet sur le pont au Change, où l’orfèvre me confirma ce que mon laquais m’avait dit, que le fiancé s’appelait Valentin, et me dit, de surplus, qu’il était à un grand seigneur nommé Alidan, dont il avait toujours fait les affaires. Quant à la fiancée, il m’assura qu’elle s’appelait Laurette ; mais il ne me put rien dire au vrai de son extraction.

Qu’était-il besoin de savoir tant de choses inutiles ? Aussi je ne m’en informai point davantage. Tout ce que je tâchai de faire fut d’accoster la gentille Laurette. De vingt fois que je passais par devant son logis, il n’y en avait guère qu’une qui me fût favorable pour me la faire voir. Un soir, la trouvant toute seule à sa porte, je l’abordai gracieusement et lui demandai si elle ne savait point où demeurait un je ne sais quel homme, dont j’inventais le nom tout exprès. Quand elle m’eut répondu qu’elle ne le connaissait point, je contrefis l’étonné, disant qu’il m’avait assuré lui-même que son logis était en cette rue-là, et je ne quittai pas pourtant cette mignonne. Elle, qui se doutait presque de mon dessein, entama tout incontinent un autre discours et me demanda si je n’étais pas de son quartier, vu qu’elle m’y voyait souventes fois. Je lui répondis que non et lui dis résolument qu’elle avait tant de charmes qu’elle m’y attirait tous les jours, combien que je fusse d’un lieu fort éloigné. Elle me répliqua qu’il fallait bien que ce fût un autre sujet plus puissant qu’elle qui m’y amenât ; puis elle commença à se mettre tout à fait dans les termes d’une ingénieuse humilité. Je ne pus pas souffrir qu’elle s’abaissât de cette sorte et la relevai jusques aux astres du firmament. Ma conclusion fut telle que l’on prend d’ordinaire, de dire que tant de parfaites qualités qu’elle possédait faisaient que je n’avais rien de si cher que l’honneur de me pouvoir nommer son esclave.

Ce fut bien alors qu’elle me fit paraître combien elle était fine à ce jeu-là : car voyant qu’elle n’avait pas affaire à un novice, elle déploya tout ce qu’elle avait de subtil et d’artificieux ; et je vous assure, à ma honte, que je vis quasi l’heure que j’étais déferré[4].

Cela fit que je l’aimai encore davantage, et ces gentillesses non vulgaires, dont elle usa envers moi, furent comme qui jetterait de l’huile dedans un feu. Ses noces, qui se firent bientôt après, ne me causèrent aucune fâcherie, sinon en ce que je considérais quelquefois qu’un vieillard maussade tenait la place que je croyais m’être due. L’espérance m’était comme un baume salutaire dont j’adoucissais la douleur de toutes mes plaies. Il me semblait qu’il était infaillible que Laurette, belle et jeune, serait fort aise de trouver un ami qui fît, au lieu de son époux, une besogne qui ne pouvait pas demeurer à faire. Il faut un bon Atlas pour ne point succomber à un faix si pesant que celui de satisfaire aux amoureuses émotions d’une femme. Valentin n’avait pas, à mon avis, des épaules assez fortes pour le supporter ; il fallait que quelqu’un lui aidât. Au reste je m’imaginais que ma fidélité me ferait choisir de Laurette, pour cette affaire, entre tous les hommes du monde.

Tandis que je me flatte par cette pensée, voici un accident qui arrive, dont je ne me doutais pas : c’est que Valentin sort de Paris pour toujours avec son ménage. Je m’enquiers du lieu de sa retraite ; l’on m’apprend que c’est en ce pays-ci et en un château qui appartient à son maître, dont nous ne sommes éloignés que de quatre lieues. Je me fâche, j’enrage et me désespère de l’absence de Laurette, sans laquelle il ne m’était pas avis que je pusse vivre. Enfin, je me résous à délaisser toutes les bonnes fortunes que j’attendais auprès du roi pour venir ici tâcher de recueillir celles de l’amour. J’arrivai, il y a cinq jours, au village où est Valentin, ayant pris l’habit de pèlerin à un bourg proche d’ici où je laissai tous mes gens, excepté le valet que vous avez vu tantôt.

Je fis accroire à tout le monde que je venais du pèlerinage de Notre-Dame de Montserrat ; mais j’étais un grand trompeur, car j’allais à celui de Lorette. Les femmes me demandaient des chapelets et des Agnus Dei ; je leur en donnais de beaux, dont je n’avais pas manqué à me garnir. J’allais jusques au château, où je trouvai Valentin qui me reçut courtoisement et prit, avec des remerciements fort honnêtes, un de ces chapelets que je lui présentai. Je lui demandai la permission d’en bailler un autre à madame sa femme ; il me l’accorda librement, de sorte que je lui en portai un en sa présence. D’autant que l’heure de dîner était venue, il me pria de prendre mon repas chez lui ; je n’en fis pas grande difficulté, car j’avais peur qu’il ne cessât de m’en supplier avec une si grande instance, et rien ne m’était tant à désirer que de demeurer en sa maison. Il fut soigneux de s’enquérir de ma patrie et de la condition de mes parents ; je lui forgeai là-dessus des bourdes non pareilles.

Les discours que je lui tins après ne furent que de foi, de pénitence et de miracles ; si bien qu’il me prenait déjà pour un petit saint qui aurait quelque jour place dedans le calendrier. Cette bonne opinion fit qu’il ne feignit point de me laisser seul avec sa femme, pendant qu’il s’allait occuper à quelque affaire domestique. Soudain je m’approchai de Laurette, qui ne pouvait croire à ses yeux de me voir déguisé de la sorte que j’étais, et lui dis avec ma première modestie :

— Croyez-vous bien, madame, que la charité m’a fait prendre la hardiesse de vous venir adresser une prière de la part d’une personne que vous tourmentez cruellement, et qui n’attend du secours que de votre main ? Je veux parler de Francion, que vos perfections ont vaincu. Je ne vous supplie pour lui que d’ordonner comment il vivra désormais.

— Je ne m’étonne point si vous avez pris cette peine, me dit Laurette, car c’est pour vous-même que vous intercédez.

— Étant vêtu en pèlerin, je suis pèlerin, lui répondis-je, et par ainsi le pèlerin vous implore pour Francion.

Là-dessus, je lui appris la passion incomparable qui m’affligeait pour elle, et lui assurai que je n’étais venu en ce pays-ci et que je n’avais changé d’habit que pour la voir.

Comme elle était subtile à trouver des matières d’ingénieuses réponses dans mes discours, elle me dit incontinent :

— Puisque vous jurez que vous n’êtes venu ici que pour me voir, vous serez le plus déloyal du monde, si vous m’importunez de vous départir un autre bien plus grand que celui-là.

Je lui représentai la rigueur qu’elle exerçait dessus moi, en expliquant mes propos à ma ruine, en un sens contraire à celui qu’ils devaient avoir, et lui fis paraître qu’elle me rendrait promptement désespéré si elle ne me donnait de l’allègement. La mauvaise, tout au contraire de ce que j’attendais, voulut m’étonner des menaces qu’elle me fit, de découvrir à Valentin qui j’étais, et le sujet de mon voyage ; mais je lui dis que cela ne m’épouvantait guère, parce qu’après la perte de ses bonnes grâces celle de mon honneur ni de ma vie ne me touchaient point.

Quelque petit trait de douceur, que je remarquait en ses dernières paroles, me promit des faveurs singulières. À n’en point mentir, je ne fus pas trompé ; car lorsque je parlai à elle depuis, lui ayant tenu des discours qui eussent apprivoisé l’âme d’un tigre, ils eurent du pouvoir sur la sienne qui n’est pas des plus farouches. Que me sert-il d’allonger mon histoire par tant de contes inutiles ? Enfin je vainquis celle qui m’avait vaincu ; elle rechercha aussi diligemment que moi l’occasion d’assouvir ses désirs.

Valentin, à qui elle avait baillé encore de bien avantageuses impressions de ma piété et de mon savoir en toutes choses, voyant que je ne le visitais point, me vint chercher en mon hôtellerie, où ma franchise l’obligea à me découvrir sa plus secrète affaire, qui était qu’il se trouvait bien empêché en son ménage, parce qu’il avait épousé une jeune femme fringante, qui ne demandait qu’à folâtrer, et que Saturne n’était pas bien accouplé, étant avec Vénus.

Du premier abord, je me doutai qu’il me voulait faire entendre couvertement qu’il y avait à refaire à ses pièces ; néanmoins, j’attendis qu’il se fût mieux expliqué, sans lui témoigner que je savais sa pensée. Je le consolai sur ce sujet comme je trouvai bon, et, sur la fin, il me demanda si moi, qui avait étudié, qui avais voyagé et qui avais fréquenté les plus savants personnages de l’Europe, je n’avais point appris quelque recette qui fût propre à guérir son mal.

— Ce n’est pas tant pour mon plaisir que je désire de me voir sain en cette partie que pour celui de ma femme, continua-t-il ; car, quant à moi, je me sens assez satisfait de ce que j’ai.

Je demeurai quelque temps à songer, et, une insigne invention m’étant venue à l’esprit, je lui répondis que tous les remèdes qu’enseigne la médecine ne lui pouvaient de rien servir, et qu’il n’y avait que ceux de la magie qui le pussent assister. Lui, qui est assez gros chrétien, se résolut d’accomplir tout ce que je lui ordonnerais, si j’étais docte en cet art. Pour lui persuader que l’on n’en pouvait plus savoir que je faisais, je lui montrai beaucoup de petites gentillesses qui se font naturellement, lesquelles il prit néanmoins pour des miracles ; comme de tirer du feu d’une certaine pierre que j’avais sur moi en jetant de l’eau dessus, de transmuer l’eau en vin avec une poudre que j’y mettais secrètement, et de faire plusieurs tours de cartes.

Francion, rapporta là-dessus, les choses qu’il avait commandé de faire à Valentin, qui sont celles-là même que j’ai dit qu’il fit. Il raconta qu’il avait comploté avec Laurette d’aller passer la nuit avec elle cependant ; et que son valet, ayant contrefait le démon et lié Valentin à un arbre afin qu’il ne s’en retournât point au château, et aidé à lui monter à une échelle, s’en était allé dormir, de sorte qu’il ne l’avait point secouru quand il était tombé dedans une cuve. Il n’oublia pas à lui dire aussi tout ce qui était arrivé, le matin, au village, de la servante de Laurette. Pourtant, il ne put dire comment tout cela s’était fait et ne parla point de l’aventure d’Olivier, qui lui était inconnue ; mais enfin il ne laissa rien en arrière de ce qu’il savait assurément.

FIN DU PREMIER LIVRE



  1. ndws : mon : ça mon, c’est mon (certes) cf. Huguet, Glossaire, p. 248. Mon est aussi une particule qu’on ajoute en ces mots : c’est mon, vraiment c’est mon. Cela est bas et populaire. Dans ce mot de c’est mon il faut sous-entendre avis qu’on a retranché pour abréger. Cf. Furetière.
  2. ndws : besogne chose dont on a besoin, apprêt nécessaire, cf. éd. Roy, t. I, p. 40, qui renvoie à Huguet, op. cit., p. 39.
  3. ndws : d’une manière douce, paisible. Cf. Furetière, éd. 1690, t. 2, vue 426.
  4. ndws : ne plus savoir que répondre, être fort étonné, cf. éd. Roy, t. I, p. 49.