Aller au contenu

L’Histoire comique de Francion/03

La bibliothèque libre.
Jean Fort (p. 109-Ill.).

TROISIÈME LIVRE


COMME cette gentille vieille fut partie, laissant ceux qui l’avaient entendue discourir tout satisfaits des facétieux contes dont elle les avait entretenus, il arriva dans la taverne un carrosse que le gentilhomme qui avait couché avec Francion avait envoyé querir chez soi dès le grand matin. Après dîner, voyant que la pluie était passée, il fit tant que le bon pèlerin y monta, lui disant qu’il désirait avoir cet honneur de le traiter en sa maison, où il serait aussi bien qu’au village inconnu où il avait voulu aller.

— Ce m’a été une bonne fortune, continua-t-il, de trouver si à propos un homme dont la connaissance m’est infiniment chère. Je revenais, avec un seul laquais, de voir une mignarde veuve de ce pays-ci, qui s’appelle Hélène ; je soupai avec elle fort tard, et, en passant par ici pour m’en retourner en mon château, il m’arriva un accident qui me fit demeurer, et que je bénis comme la cause de mon bonheur : c’est que mon cheval se rompit une jambe en sautant un fossé. Mais je ne voudrais pas pour cinquante coureurs tels que lui n’avoir eu votre rencontre.

Pour répondre à ces honnêtetés signalées, Francion usa des compliments qui lui semblèrent plus à propos ; et ayant dit sur la fin que, pour récompense, il s’efforcera de donner son sang et sa vie et tout ce qu’on lui demanderait, le gentilhomme lui dit que, pour lors, il ne voulait rien autre chose de lui, sinon qu’il lui racontât le songe qu’il avait fait la nuit passée. Tandis que le carrosse roulait à travers les champs, Francion commença ainsi à parler :

— Monsieur, puisque votre bel esprit désire être récrée par des rêveries, je m’en vais vous en raconter les plus extravagantes qui aient jamais été entendues, et je mets encore de mon propre mouvement cette loi en mon discours, que, s’il s’y trouve des fadaises qui vous ennuient, je le terminerai aussitôt que vous l’aurez dit.

— Vous ne finiriez jamais, interrompit le gentilhomme bourguignon, si vous attendiez que je vous fisse taire ; car vous ne pouvez rien dire que d’extrêmement à propos et extrêmement délicieux à entendre. Encore que les choses que vous avez songées soient sans raison et sans ordre, je ne laisserai pas de les écouter attentivement, afin de les éplucher après si bien, que j’en puisse tirer l’explication.

— Je m’en vais donc vous contenter, dit le pèlerin, combien que je sois assuré qu’Artémidore[1] même demeurerait camuswkt en une chose si difficile.

Après vous avoir donné le bonsoir, à la fin de mon histoire, je me laissai emporter à une infinité de diverses pensées, et bâtis des incomparables desseins, touchant mon amour et ma fortune, qui sont les deux tyrans qui persécutent ma vie. Comme j’étais en cette occupation, le sommeil me surprit sans que j’en sentisse rien, et tout du commencement parce que mon esprit était rempli de la mémoire des choses qui m’arrivèrent hier, il me semble que j’étais encore dans une cuve mais sans être lié et sans être aucunement vêtu. Je flottais là-dedans sur un grand lac, et fus tout étonné d’y voir encore plusieurs hommes tout nus comme moi et portés dans de pareils vaisseaux. Ils venaient tous de je ne sais où par un petit canal, et à la fin ils furent en si grande quantité que j’avais grande peur que leurs cuves n’entourassent de telle sorte la mienne qu’elle n’eût plus d’espace pour voguer. Mais ce n’était pas là encore ce qui me donnait le plus de martyre, car j’avais bien autre chose à penser : il y avait un trou à ma nef où il fallait que je tinsse toujours les mains, craignant que l’eau, entrant par là, ne me fît noyer. La misérable consolation que j’avais était que tous les autres étaient en une semblable peine. Baste ! cette affliction-là nous eût été supportable, si en même instant il ne fût tombé du ciel une certaine pluie de concombres, de melons, de cervelats et de saucisses, que nous n’osions presque ramasser, de peur de donner cependant passage à l’eau.

Ceux que la faim pressait prirent ce qu’ils purent d’une de leurs mains, tenant toujours l’autre à l’ouverture. D’autres plus goulus et plus inventifs (car le désir de contenter son ventre est un maître de toutes sortes de sciences et d’arts), firent servir leur catzewkt de bondonwkt, et se mirent à rafler des deux mains la douce manne qui tombait. Moi qui d’abord n’avais rien fait autre chose qu’ouvrir la bouche pour en faire un égout à la pluie, je pris la hardiesse de faire tout de même qu’eux, et leur imitation me réussit fort bien. Ho ! le malheur pour quelques-uns de mes compagnons qui me voulaient ensuivre ! Leur pauvre pièce était si menue, qu’au lieu de bondon elle n’eût pu servir que de faussetwkt : de sorte qu’ils furent pitoyablement noyés, d’autant qu’ils n’avaient su bien boucher le trou de leur vaisseau.

Moi qui ne craignais pas que ce malheur m’advînt, parce que j’étais fourni autant que pas un de ce qui m’était nécessaire, je n’avais point d’autre souci que de me remplir le ventre de saucisses, qui me semblaient un délicieux manger. En étant tout rassasié, je m’amusai à contempler une belle île, qui était au milieu de notre lac et où je voyais des nourritures bien plus exquises que celles dont je m’étais saoulé. « Qui est-ce qui nous fait vivre en la misère où nous sommes, disais-je ? Que ne nous met-il en ce lieu délicieux que je contemple, ou si la haîne qu’il nous porte l’en empêche, pourquoi a-t-il enduré que nous ayons subsisté jusques à cette heure ? »

Ayant dit ces paroles et voyant que je ne pouvais gouverner mon vaisseau à ma volonté à cause que je n’avais point d’avirons, je me jetai dedans le lac à corps perdu, afin de nager jusques à l’île. Mais je portai la peine de mon imprudence, car cette terre que je croyais être fort proche était fort éloignée, et si, elle se reculait à mesure que je m’avançais, comme si elle eût nagé comme moi.

Le désespoir d’y aborder jamais fit anéantir mes forces, et, mon corps n’étant plus soutenu par le mouvement de mes bras ni de mes pieds, je fus englouti des flots qui s’élevèrent en même temps aussi impétueux que ceux d’une mer.

Après cela, je ne sais de quelle sorte il advint que je me trouvai dans le ciel ; car vous savez que tous les songes ne se font ainsi qu’à bâtons rompus. Voici les plus fantasques imaginations que jamais esprit ait eues ; mais écoutez tout sans rire, je vous en prie, parce que, si vous en riez, vous m’émouvrez par aventure à faire de même, et cela fera mal à ma tête qui ne se porte pas trop bien.

— Ha ! mon Dieu, vous me tuez de vous arrêter, tant j’ai hâte de savoir vos imaginaires aventures, dit le gentilhomme ; continuez, je me mordrai plutôt les lèvres, quand vous direz quelque chose de plaisant. Hé bien ! vous vous trouvâtes dans le ciel, y faisait-il beau ?

— Voilà une demande ! répondit Francion. Comment est-ce qu’il y ferait laid, vu que c’est là qu’est le siège de la lumière et l’assemblage des plus vives couleurs ?

Je reconnus que j’y étais, à voir les astres, qui reluisent aussi bien par-dessus que par-dessous, afin d’éclairer en ces voûtes. Ils sont tous attachés avec des boucles d’or ; et je vis de belles dames qui me semblèrent des déesses, lesquelles en vinrent défaire quelques-uns, qu’elles lièrent au bout d’une baguette d’argent, afin de se conduire en allant vers le quartier de la lune, parce que le chemin était obscur en l’absence du soleil qui était autre part. Je pensai alors que de cette coutume de déplacer ainsi les étoiles provient que les hommes en voient quelquefois aller d’un lieu à l’autre.

Je suivais mes bonnes déesses, comme mes guides, lorsqu’une, se retournant, m’aperçut et me montra à ses compagnes qui toutes vinrent me bienveignerwkt et me faire des caresses si grandes, que j’en étais honteux. Mais, les mauvaises, elles ne firent guère durer ce bon traitement ; et comme elles songeaient quel supplice rigoureux elles me feraient souffrir, la plus petite de leur bande commença à rendre son corps si grand, que de la tête elle touchait à la voûte d’un ciel qui était au-dessus, et me donna un tel coup de pied, que je roulai en un moment plus de six tours tout alentour du monde, ne me pouvant arrêter, d’autant que le plancher est si rond et si uni, que je glissais toujours. Et puis, comme vous pouvez savoir, il n’y a ni haut ni bas, et, étant du côté de nos antipodes, l’on n’est plus renversé qu’ici. À la fin, ce fut une ornière que le chariot du soleil avait cavéewkt qui m’arrêta, et celui qui pansait ses chevaux, étant là auprès, m’aida à me relever et me donna des enseignes, comme il avait été en son vivant palefrenier de l’écurie du roi ; ce qui me fit conjecturer qu’après sa mort, l’on reprend où l’on va l’office que l’on avait en terre.

Me rendant familier avec cettui-ci, je le priai de me montrer quelques singularités du lieu où nous étions. Il me mena jusques à un grand bassin de cristal, où je vis une certaine liqueur blanche comme savon. Quand je lui eus demandé ce que c’était, il me répondit :

— C’est la matière des âmes des mortels, dont la vôtre est composée.

Une infinité de petits garçons ailés, pas plus grands que le doigt, volaient au-dessus, et, y ayant trempé un fétu, s’en retournaient je ne sais où. Mon conducteur, plus savant que je ne pensais, m’apprit que c’étaient des génies, qui, avec leur chalumeau, allaient souffler des âmes dans les matrices des femmes, tandis qu’elles dormaient, dix-huit jours après qu’elles avaient reçu la semence ; et que, tant plus ils prenaient de matière, tant plus l’enfant qu’ils avaient le soin de faire naître serait plein de jugement et de générosité. Je lui demandai, à cette heure-là, pourquoi les sentiments et les défauts des hommes sont tous divers, vu que leurs âmes sont toutes composées de même étoffe ?

— Sachez, me répondit-il, que cette matière-ci est faite des excréments[2] des dieux, qui ne s’accordent pas bien ensemble ; de sorte que ce qui sort de leurs corps garde encore des inclinations à la guerre éternelle. Aussi voyez-vous que la liqueur de ce bassin est continuellement agitée, et ne fait que mousser et s’élever en bouillons, comme si l’on soufflait dedans. Les âmes, étant épandues dans les membres des hommes, sont encore plus en discord parce que les organes d’un chacun sont différents, et que l’un est plein de pituite, et l’autre a trop de bile, ou bien il y a quelque autre cause de division d’humeurs.

— Voilà qui va fort bien, repartis-je. Hé ! à quoi tient-il que les hommes ne soient composés de telle sorte, qu’ils puissent vivre en paix ensemble ? Mais à propos, vous dites que les dieux n’y vivent pas seulement l’un avec l’autre ! Vous avez menti, lui dis-je en lui baillant un soufflet ; vous êtes un blasphémateur.

Alors ce rustre m’empoigne et me jette au fond du bassin, où j’avalai, je pense, plus de cinquante mille âmes ; et je dois avoir maintenant bien de l’esprit et bien du courage. Cette boisson-là ne se peut comparer qu’au lait d’ânesse pour sa douceur ; mais néanmoins ce n’était point une liqueur véritablement, c’était plutôt une certaine fumée épaisse. Je sortis de là avec grande peine et ne trouvai mes habits mouillés aucunement ; car il me semblait que je les avais alors, encore que je ne les eusse point, étant dans la cuve du lac.

Ma curiosité n’étant pas encore assouvie, je passai plus outre, pour voir quelque chose de nouveau. J’aperçus plusieurs personnages qui tiraient une grosse corde à reposées et suaient à grosses gouttes, tant leur travail était grand.

— Qui sont ces gens-là ? Que font-ils ? demandai-je à un homme habillé en ermite qui les regardait.

— Ce sont des dieux, me répondit-il avec une parole assez courtoise ; ils s’exercent à faire tenir la sphère du monde en son mouvement ordinaire. Vous en verrez tantôt d’autres, qui se reposent maintenant, les venir relever de leur peine.

— Mais comment, ce dis-je, font-ils tourner la sphère ?

— N’avez-vous jamais vu, reprit-il, une noix percée et un bâton mis dedans avec une corde, qui fait tourner un moulinet quand l’on la tire ?

— Oui-da, lui répondis-je ; lorsque j’étais petit enfant, c’était là mon passe-temps coutumier.

— Ho bien ! dit l’ermite représentez-vous que la terre, qui est stable, est une noix ; car elle est percée de même, par ce que l’on appelle l’essieu, qui va d’un pôle à l’autre, et cette corde-ci est attachée au mitan ; de sorte qu’en la tirant l’on fait tourner le premier ciel, qui, en certains lieux, a des créneaux qui, se rencontrant dans les trous d’un autre, le font mouvoir d’un pas plus vite, ainsi qu’il donne encore le branle à ceux qui sont après lui. Faites une petite promenade ici proche, et vous verrez ici un autre secret.

Je tournai du côté qu’il me montra à l’instant et, au travers d’un endroit des cieux tout diaphane, je vis des femmes qui ne faisaient que donner un coup de la main sur un des cercles et les faisaient tourner comme des pirouettes.

Un désir me venant alors de m’en aller à la terre, je demandai le chemin à l’ermite, et lui aussitôt me fit prendre à deux mains la corde que tenaient les dieux ; et je me laissai couler jusques au bas, où je me gardai bien d’entrer dans une grande ouverture. Car, pour éviter ce précipice, je ne sais de quelle façon l’air me soutint, dès que j’eus remué mes bras, comme si c’eussent été des ailes, Je prenais plaisir à voler en cette nouvelle façon, et ne m’arrêtai point jusques à tant que je fus las.

Je me trouvai en un champ bien labouré où je rencontrai un homme qui ne semait que des cailloux et m’assurait pourtant qu’il y viendrait du beau froment. Ayant passé une haie qui bordait des terres, j’arrivai dans un pré assez fleurissant où je vis une grande quantité de monstres si extraordinaires, que je ne pouvais discerner de quelle façon étaient leurs corps. Petit à petit, quelques-uns s’avancèrent vers moi et principalement deux qui en portaient un autre sur leurs épaules. Celui-ci avait le cul tout découvert et portait dessus une belle couronne d’or à la mode nouvelle. Lui et ceux qui le soutenaient avaient des membres d’une même sorte. Leur tête était comme celle d’un âne, et le reste de leur corps comme celui d’un bouquin. La grande troupe qui s’avançait encore était bien plus difforme, car il n’y avait pas deux parties en ces monstres-là qui fussent d’un semblable animal : toutes étaient de différentes espèces de brutes. Un d’entre eux, plus laid que pas un, était traîné dans un chariot et en menait beaucoup d’autres enchaînés alentour de lui, lesquels entraînaient encore quelques-uns de leurs compagnons attachés à eux tout de même. Nonobstant leur captivité, ils ne laissaient pas de témoigner leur allégresse par des hurlements épouvantables.

Comme je m’amusais à les considérer avec étonnement, une ancienne matrone, vêtue à la grecque, me vint aborder et me montrer deux fontaines proches l’une de l’autre.

— Si vous buvez de l’eau de cette première, dit-elle, vous deviendrez pareil à ces monstres que vous voyez et serez mis en leur compagnie ; mais si vous buvez de l’eau de cette autre, vous acquerrez des perfections infinies.

Je m’en allai donc à cette dernière pour obtenir ce qu’elle me promettait ; mais je n’eus pas sitôt bu plein ma main que, me mirant dedans l’eau, je vis que j’avais la plus laide forme que l’on se puisse figurer. Je me retournai vers la dame pour l’appeler traîtresse ; mais au lieu d’une voix articulée, il ne sortit de ma bouche qu’un hurlement.

Au même instant, les monstres accoururent à moi et m’entraînèrent jusques dans un palais bâti non point avec des marbres, mais avec toutes sortes de choses bonnes à manger, rangées en ordre l’une sur l’autre. Celui que j’avais vu auparavant sur un chariot était là, dessus un trône élevé, où il fallut que je lui allasse rendre hommage selon la coutume du lieu. Il lui croissait à vue d’œil un long poil au ventre, qui l’importunait tant, que ceux qui lui voulaient faire quelque honneur le devaient couper. L’on me donna donc pour cet effet de petites forceswkt bien tranchantes, et encore me dit-on qu’il ne fallait toucher qu’à la moitié de cette partie velue, parce qu’il en devait rester pour un nouveau venu comme moi, qui se mettait en son devoir avant que les poils pussent reconnaître (sic). Ce que je devais raser m’ayant été marqué avec un compas, je commençai à jouer de mes forces, mais si malheureusement que je coupai un morceau du membre qui eût servi à la génération d’une infinité de petits diablotins comme leur père.

Quand j’eus commis ce sacrilège, les assistants mirent les pattes dessus moi et, la parole m’étant venue alors, je les priai de me pardonner. Ils me firent entendre par signes qu’ils me pardonneraient si je leur étais propre à quelque chose ; car comme je vous l’ai déjà dit, ils n’avaient point de voix humaine. Sans songer au marché que je faisais, je leur allai répondre que j’étais bon à les faire rire et, pour leur témoigner, je me pris à rire si fort moi-même, qu’ils furent contraints de rire aussi sans savoir pour quelle occasion. Leur maître, qui n’avait pas tant de mal que je pensais, me fit amener vers lui pour prendre son plaisir de moi. Comme il me commandait de le faire rire aussi bien que ses serviteurs, je lui dis premièrement, voyant que l’on lui apportait à souper, qu’il ne lui était pas nécessaire de tenir une grosse cuisine et qu’il n’avait qu’à manger petit à petit les murailles de son palais. Ayant là-dessus fait un éclat de risée, il voulut savoir de moi où il se pourrait mettre après à couvert, et de quelle matière il bâtirait un autre séjour. Je lui fis réponse, sans demeurer court, qu’il entasserait l’une sur l’autre les ordures que son ventre rejetterait par son boyau culier, et qu’il n’aurait point de jugement s’il ne s’édifiait un logis pour lui des choses que son corps même n’avait pas dédaigné de loger en soi. Ces maîtres, qui ne tenaient rien des hommes, sinon en ce qu’ils avaient l’usage du ris, furent encore émus à rire merveilleusement, et, ayant la curiosité de voir si je ne pourrais pas aussi bien les faire pleurer, je leur reprochai leur laideur avec des paroles injurieuses et leur donnai avis de changer de forme s’ils en avaient la puissance. Mais, au lieu de les rendre tristes, je les rendis si joyeux, qu’ils ne songeaient qu’à faire des gambades et à se moquer de moi comme d’un insensé.

Leur vilaine humeur me déplaisant, je m’enfuis de leur compagnie et rencontrai la matrone grecque qui, m’ayant jeté d’une certaine eau au visage, me montra dans un miroir que j’avais ma première forme. Lui ayant demandé pour quelle cause l’eau que j’avais bue m’avait autrement métamorphosé qu’elle m’avait fait espérer, elle me répondit que c’était qu’un monstre, désirant acquérir une beauté parfaite, s’y était lavé la tête et y avait laissé sa laideur sans qu’elle s’en aperçût.

L’ayant quittée, je me trouvai à l’entrée d’un bois où je vis des hommes montés sur des ânes qu’ils s’efforçaient de faire courir plus vite que ne permettait leur nature. C’était qu’ils avaient hâte de poursuivre d’autres hommes tout nus, qui se lançaient de taillis en taillis pour éviter les coups de certaines flèches qu’ils leur jetaient. En ayant attrapé deux en cette chasse, je fus tout étonné qu’ils ouvraient leur poitrine, qui se fermait à boutons, et qu’ils en tirèrent leur cœur fait en forme de trèfle.

Une fontaine voisine leur servit à les laver, et, les ayant mis dans un plat d’argent, ils les portèrent à une majestueuse dame qui était à table sous un pavillon et qui, en ayant mangé un morceau, les cria très bien, leur disant qu’ils n’avaient rien apporté d’assez délicieux pour elle, à qui la fièvre avait fait perdre l’appétit. Alors, me montrant du doigt, elle leur commanda de prendre mon cœur et leur assura que ce lui serait une viande très savoureuse. Dès que j’eus vu qu’ils se mettaient en devoir de lui obéir je me pris à courir si fort qu’ils ne me purent atteindre.

Toute ma défense était, en fuyant, de leur dire que je n’avais point de fenêtre au corps, aisée à ouvrir, par laquelle ils me pussent tirer ce que leur avait demandé leur maîtresse.

Je les avais perdus de vue, quand j’aperçus tous les maîtres que j’avais quittés, divisés en deux bandes armées. Il en partit trois d’un côté et trois d’un autre, qui se battirent si bien qu’à la fin il n’en demeura qu’un seul, lequel ceux qui étaient du parti contraire massacrèrent ; et tout à l’heure le combat se commença si furieusement et si brutalement qu’ils chargeaient le plus souvent leurs compagnons au lieu de leurs ennemis déclarés. Craignant que leur colère ne tombât aussi dessus moi, je portai aussi mes pas plus loin ; et ce qui me vint premièrement à la rencontre fut un homme malicieux, qui était monté sur un pommier et ne se contentait pas de cueillir le fruit, mais rompait aussi les branches, de sorte qu’il ne demeura plus que le tronc de l’arbre qui ne donnait pas espérance de produire quelque chose l’année future.

À partir de là, je trouvai un vieillard qui avait de grandes oreilles, et la bouche fermée d’un cadenas, qui ne se pouvait ouvrir que quand l’on faisait rencontrer en certains endroits quelques lettres, qui faisaient ces mots : il est temps, lorsque l’on les assemblait. Voyant que l’usage de la parole lui était interdit, je lui demandai pourquoi, croyant qu’il me répondrait par signes. Après qu’il eut mis de certains cornets à ses oreilles pour mieux recevoir ma voix, il me montra de la main un petit bocage, comme s’il m’eût voulu dire que c’était là que je pourrais avoir réponse de ce que je lui demandais. Quand j’en fus proche, j’ouïs un caquet continuel, et m’imaginai alors que l’on parlait là assez pour le vieillard.

Il y avait six arbres au milieu des autres, qui au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches avec des fils de fer fort déliés, si bien qu’un vent impétueux, qui soufflait contre, les faisait toujours jargonner. Quelquefois je leur entendais proférer des paroles pleines de blâmes et d’injures. Un grand géant, qui était couché à leur ombre, oyant qu’elles me découvraient ce qu’il avait de plus secret, tira un grand cimeterre et ne donna point de repos à son bras qu’il ne les eût toutes abattues et tranchées en pièces ; encore étaient-elles si vives qu’elles se remuaient à terre et tâchaient de parler comme auparavant. Mais sa rage eut bien après plus d’occasion de s’accroître, parce que, passant plus loin, il me vit contre un rocher, où il connut que je lisais un ample récit de tous les mauvais déportements de sa vie. Il s’approcha pour hacher aussi en pièces ce témoin de ses crimes, et fut bien courroucé de ce que sa lame rejaillissait contre lui sans avoir seulement écaillé la pierre. La fureur qu’il en conçut fut si grande qu’en un moment il se tua de ses propres armes.

Une telle puanteur sortait de son corps que je m’en éloignai le plus tôt que je pus, et ne m’arrêtai point que je ne fusse auprès de deux petites fosses pleines d’eau, où deux jeunes hommes tout nus se plongeaient, en disant par plusieurs fois qu’ils étaient dans les délices jusques à la gorge. Désirant jouir d’un bonheur pareil au leur, je me déshabillai promptement, et voyant une fosse dont l’eau me semblait encore plus claire que celle des autres, je m’y voulus baigner aussi ; mais je n’y eus pas sitôt mis le pied, que je chus dans un précipice : car c’était une large pièce de verre qui se cassa, et m’écorcha encore toutes les jambes.



Pourtant je tombai en un lieu où je ne me froissai point du tout. La place était couverte de jeunes tétons collés ensemble deux à deux, qui étaient comme des ballons, ballons sur lesquels je me plus longtemps à me rouler. Enfin, m’étant couché lâchement sur le dos, une belle dame se vint agenouiller auprès de moi et, me mettant un entonnoir en la bouche et tenant un vase, me dit qu’elle me voulait faire boire d’une liqueur délicieuse. J’ouvrais déjà le gosier plus large que celui de ce chantre qui avala une souris en buvant, lorsque, s’étant un peu relevée, elle pissa plus d’une pinte d’urine[3], mesure de Saint-Denis, qu’elle me fit engorger. Je me relevai promptement pour la punir et ne lui eus pas sitôt baillé un soufflet, que son corps tomba tout par pièces. D’un côté était la tête, d’un autre côté les bras, un peu plus loin étaient les cuisses, bref tout était divisé ; et ce qui me sembla émerveillable, c’est que la plupart de tous ces membres ne laissèrent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se promenaient par la caverne, les bras me venaient frapper, la tête me faisait des grimaces et la langue me chantait injures. La peur que j’eus d’être accusé d’avoir fait mourir cette femme me contraignit de chercher une invention pour la faire ressusciter. Je pensai que si toutes les parties de son corps étaient rejointes ensemble, elle reviendrait en son premier état, puisqu’elle n’avait pas un membre qui ne fût prêt à faire toutes ses fonctions. Mes mains assemblèrent donc tout, excepté ses bras et sa tête, et, voyant son ventre en un embonpoint aimable, je commençai de prendre la hardiesse de m’y jouer pour faire la paix avec elle ; mais sa langue s’écria que je n’avais pas pris ses tétons mêmes, et que ceux que j’avais mis à son corps étaient d’autres que j’avais ramassés emmiwkt la caverne. Aussitôt je cherchai les siens, et, les ayant attachés au lieu où ils devaient être, la tête et les bras vinrent incontinent se mettre en leur place, voulant avoir part au plaisir comme les autres membres. La bouche me baisa et les bras me serrèrent étroitement, jusqu’à ce qu’une douce langueur m’eut fait quitter cet exercice.

La dame me força de me relever incontinent, et, par une ouverture d’où venait une partie de la clarté qui était en l’antre, me mena par la main dans une grande salle, dont les murailles étaient enrichies de peintures qui représentaient en diverses sortes les jeux les plus mignards de l’amour. Vingt belles femmes, toutes nues comme nous, sortirent, les cheveux épars, d’une chambre prochaine et s’avancèrent vers moi en faisant le colin-tamponwkt sur leurs fesses. Elles m’entourèrent et s’en vinrent aussi frapper sur les miennes ; de sorte que, la patience m’échappant, je fus contraint de leur rendre le change. Considérant à la fin que je n’étais pas le plus fort, je me sauvai dans un cabinet que je trouvai ouvert, et dont tout le plancher était couvert de roses à la hauteur d’une coudée. Elles me poursuivirent jusque-là, où nous nous roulâmes l’un sur l’autre d’une étrange façon. Enfin, elles m’ensevelirent sous les fleurs où, ne pouvant durer, je me relevai bientôt ; mais je ne trouvai plus pas une d’elles, ni dans le cabinet ni dans la salle. Je rencontrai seulement une vieille, toute telle qu’Agathe en vérité, qui me dit :

— Baisez-moi, mon fils, je suis plus belle que ces effrontées que vous cherchez.

Je la repoussai rudement, parce que j’étais même fâché de ce qu’une créature si laide parlait à moi. Mais comme j’eus le dos tourné, elle me dit :

— Tu t’en repentiras, Francion ; alors que tu me voudras baiser, je ne voudrai pas que tu me baises.

Je portai mes yeux vers le lieu où était celle qui parlait à moi, et aperçus, à mon grand étonnement, que ce n’était point une vieille, mais cette Laurette même pour qui je soupire.

— Pardon, ma belle, lui dis-je alors, vous vous étiez transformée, je ne vous reconnaissais point du tout.

En disant cela je la voulus baiser, mais elle s’évanouit entre mes bras. Un ris démesuré que j’ouïs alors me fit tourner les yeux vers un autre endroit, où j’aperçus toutes les femmes que j’avais vues premièrement, lesquelles se moquaient de l’aventure qui m’était arrivée et me disaient qu’au défaut de Laurette il fallait bien que je me passasse de l’une d’elles.

— J’en suis content, ce dis-je ; çà ! que celle qui a encore son pucelage s’en vienne jouer avec moi sur ce lit de roses !

Ces paroles-ci causèrent encore de plus grands éclats de risée ; de sorte que je demeurai confus sans leur répondre.

— Venez, venez, me dit la plus jeune ayant pitié de moi ; nous vous allons montrer nos pucelages.

Je les suivis donc jusques à un petit temple, sur l’autel duquel était le simulacre de l’amour, environné de plusieurs petites fioles pleines d’une certaine chose que l’on ne pouvait bonnement appeler liqueur. Elle était vermeille comme sang et, en quelques endroits, blanche comme lait.



— Voilà les pucelages des femmes, ce me dit l’une ; les nôtres y sont aussi parmi. Aussitôt qu’ils sont perdus, ils sont apportés en offrande à ce dieu, qui les aime sur toutes choses. Par les billets de dessus vous pouvez voir à qui ils ont appartenu, et qui sont les hommes qui les ont gagnés.

— Montrez-moi celui de Laurette, dis-je à une affétée qui était auprès de moi.

— Le voilà, Francion, me dit-elle en m’apportant une fiole.

— Le voilà de fait, ce dis-je ; son nom est écrit ici, mais je ne vois point celui du champion qui l’a eu.

— Apprenez, me répondit la belle, que, quand l’on perd son pucelage, n’étant point mariée, le nom de celui à qui l’on l’a donné ne se met point, parce que l’on veut tenir cela caché ; autant que quelquefois la nature nous pressant nous le fait bailler au premier venu, qui, ne le méritant pas, nous serions honteuses si l’on le savait. De là vous pouvez conjecturer que votre Laurette n’a pas attendu jusques au jour de son mariage à faire cueillir une fleur entièrement éclose, laquelle se fût fanée sans cela et ne lui eût point apporté de plaisir. Allons, Francion continua-t-elle, voici un autre temple non moins beau que celui-ci.

En achevant ces paroles, elle me fit entrer dans un temple tout joignant où je vis sur l’autel la statue de Vulcain qui portait des cornes d’une toise de haut. Toutes les murailles étaient couvertes d’autres semblables.

— Est-ce quelque veneur qui vient ici attacher en trophée les bois de tous les cerfs qu’il prend ? dis-je à ma guide.

— Non, non, me répondit-elle, ce sont des panaches que portent invisiblement les cocus.

Alors, Valentin sortit du lieu le plus secret du temple, vêtu en ramoneur de cheminées et paré de cornes d’argent.

— Ce n’est pas moi qui te fais porter ceci, dis-je en moi-même, mais je le voudrais bien.

Les femmes qui étaient entrées, l’ayant vu paraître, commencèrent à siffler et à lui faire mille niches, qui le contraignirent de se retirer.

— Les cornes d’argent qu’il porte, me dit-on après son départ, veulent signifier que son cocuage lui est profitable. Et, regardez, vous en verrez même en ce lieu de toutes chargées de pierreries ; car, quant à celles qui sont simplement de bois, elles démontrent que celui à qui elles appartiennent, ou à qui elles doivent appartenir, est Janinwkt sans qu’il le sache et n’est point plus riche pour cela.

Ayant prié à loisir le dieu Vulcain à ce qu’il me donnât la grâce de plutôt planter des cornes que d’en recevoir, je retournai au temple de l’Amour, à qui je fis une dévote oraison, où je le suppliais de me départir le pouvoir de gagner tant de pucelages que j’en couvrisse tout son autel. De là je m’en voulus retourner à la salle des dames, mais je rencontrai Valentin sur la porte, qui, se courbant, me donna de roideur un tel coup de ses cornes dedans le ventre qu’il m’y fit une fort large ouverture. Je m’allai coucher dans le cabinet des roses, où je me mis à contempler mes boyaux et tout ce qui était auprès d’eux de plus secret : je les tirai hors de leur place et eus la curiosité de les mesurer avec mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avaient d’empanswkt de long. Il me serait bien difficile de vous dire en quelle humeur j’étais alors ; quoique je me visse blessé, je ne m’en attristais point et cherchais aucun secours. Enfin, cette femme, qui m’avait auparavant pissé dans la bouche, s’en vint à moi et prit du fil et une aiguille, dont elle recousit ma plaie si proprement, qu’elle ne paraissait plus après.

— Venez voir votre Laurette, me dit-elle à l’heure : elle est dedans ma caverne.

Je la suivis, ajoutant foi à ses paroles ; et quand je fus descendu, j’aperçus Laurette en un coin tout immobile. À l’instant je courus l’embrasser ; mais au lieu de sentir une chair douce et délicate, je ne sentis rien qu’une pierre froide ce qui me fit imaginer que ce n’était qu’une statue. Toutefois, je voyais les yeux se remuer comme s’ils eussent été vivants, et la bouche, après un mignard sourire, me dit :

— Vous soyez le bienvenu, mon Francion ; ma colère est passée, il y a longtemps que je vous attends ici.

La femme qui m’avait conduit là, me voyant en grande peine alors, m’apprit qu’il était inutile d’embrasser Laurette, et qu’elle était enfermée d’un étui de verre à proportion de son corps, que l’on voyait aisément au travers. Cela dit, elle me parla de Valentin et me fit accroire que j’étais aussi impuissant que lui aux combats de l’amour, mais qu’elle avait des remèdes pour me donner de la vigueur. M’ayant donc fait coucher tout de mon long, elle me fourra une baguette dedans le fondement, dont elle fit sortir un bout par la verge, qui demeurait en cet état aussi roide qu’elle fut jamais ; néanmoins, cela me causait si peu de mal, que j’étais plutôt ému à rire de cette plaisante recette qu’à me plaindre. Comme je me regardais de tous côtés, je vis que la baguette poussa de petites branches chargées de feuilles, et peu après poussa un bouton de fleur inconnue qui, s’étant éclos et étalé, offrit à mes yeux les plus belles couleurs qui se puissent voir.

J’eusse bien voulu savoir s’il avait une odeur qui pût aussi bien contenter le nez, et, ne l’en pouvant pas approcher, je coupai sa queue avec mes ongles pour le séparer de la tige. Mais je fus bien étonné de voir que le sang sortit aussitôt par l’endroit où j’avais rompu la plante ; et peu après je commençai de souffrir un petit de mal, qui me contraignit de me plaindre à ma chirurgienne, qui, accourant à moi et voyant ce que j’avais fait, s’écria :

— Tout est perdu, vous mourrez bientôt par votre faute. Je ne sais rien qui vous puisse sauver : la fleur que vous avez rompue était un des membres de votre corps.

— Hé ! rendez-moi la vie, ce dis-je ; vous m’avez déjà montré qu’il ne vous est rien d’impossible.

— Je m’en vais mettre tous mes efforts à vous guérir, me répliqua-t-elle ; et puisque Laurette est ici présente, je crois que, par son moyen, je viendrai mieux à bout de mon entreprise.

Alors elle alla trouver le verre qui couvrait Laurette au droit de la bouche, et lui donna à souffler dans une longue sarbacane qu’elle fit entrer par en bas dans un petit creux qui était en terre ; puis elle vint à moi et, m’ayant tiré la baguette du corps, me retourna et me mit le cul sur un petit conduit où répondait la sarbacane.

— Poussez votre vent, dit-elle alors à Laurette ; il faut que vous rendiez ainsi l’âme à votre serviteur au lieu que les autres dames la rendent aux leurs par un baiser.

À l’heure même, une douce haleine m’entra dans le corps par la porte de derrière, de quoi je reçus un plaisir incroyable. Tôt après, elle se rendit si véhémente, qu’elle me souleva de terre et me porta jusqu’à la voûte ; petit à petit, elle modéra sa violence, de sorte que je descendis à deux coudées près de la terre. Ayant alors moyen de regarder Laurette, je tournai ma tête vers elle et vis que sa châsse de verre se rompit en deux parties, et qu’elle en sortit toute gaie pour venir faire des gambades autour de moi. Je me dressai alors sur mes pieds, parce qu’elle ne soufflait plus dans la sarbacane, et que je ne pouvais plus être enlevé par son vent. Oubliant toute autre chose, j’étendais les bras pour enserrer son corps ; mais à l’instant vous me réveillâtes, et je trouvai que j’embrassais une vieille, au lieu de celle que j’aime tant ! Quand je considère que vous me privâtes du bien que j’allais goûter en idée, je dis que vous me fîtes un très grand tort. Mais quand je considère en récompense, que vous me gardâtes de souiller mon corps en le joignant à un autre auquel je ne saurais penser qu’avec horreur, je confesse que je vous ai beaucoup d’obligation ; car certes il me fût advenu mal en effet, tandis que le bien ne me fût arrivé qu’en songe. Pour ce regard, je conclus que je vous suis infiniment redevable.

— En vérité, dit le gentilhomme, je voudrais que vous ne me fussiez point redevable de cette sorte-là, et je suis marri maintenant de ce que je vous réveillai, d’autant que votre songe eût été plus long et que le plaisir que je reçois à vous l’ouïr raconter eût été de même mesure. Mes oreilles n’ont jamais rien entendu de si agréable. Mon Dieu ! que vous êtes heureux de passer la nuit parmi de si belles rêveries ! Si j’étais que de vous, je passerais plus des trois quarts de ma vie à dormir ; car pour le moins j’aurais par imagination tous les biens que la fortune me dénierait. Hé ! dites-moi de grâce, de quels breuvages usez-vous pour faire de si plaisants songes ?

— Moi, dit Francion, je bois à l’accoutumée du meilleur vin que je puisse trouver. Si le dieu Morphée me visite quelquefois, ce n’est point qu’il soit appelé à moi par artifice : il se tient auprès de ma couche de son bon gré. Au reste, je ne trouve point qu’il y ait tant de plaisir à rêver comme j’ai fait que vous deviez souhaiter qu’une pareille chose vous arrivât. Car représentez-vous les inquiétudes que j’ai eues ; ne sont-elles pas bien plus grandes que la joie que j’ai ressentie ? L’on m’a battu d’un côté, je suis chu d’un autre, et partout il m’est advenu quelque chose de sinistre.

— Ce qui me semble le plus facétieux, dit le gentilhomme, c’est que le palefrenier du soleil vous jeta dedans le bassin des âmes. Tout aujourd’hui je vous ai vu cracher, et je pense que c’est que vous videz celles que vous y avalâtes.

— Ma foi, l’imagination en est bonne, dit Francion ; mais, or çà, expliquerez-vous bien quelque chose de mon songe, ainsi que vous vous êtes vanté ?

— Il me faut du terme, répondit le Bourguignon, nous en parlerons à souper entre la poire et le fromage. Encore ne suis-je pas assuré de donner la signification de tant d’énigmes, que je ne croyais pas avoir tant d’obscurité, et puis c’est affaire à des niais de vouloir trouver les choses futures ou passées dedans ces fantaisies-là. Monsieur, il faut prendre le temps comme il vient et ne se point alambiquer l’esprit sur la consideration des succès d’aucune chose.

Ils tenaient encore plusieurs discours sur ce sujet-là quand ils arrivèrent à un fort beau château, qui appartenait au gentilhomme bourguignon, duquel Francion reconnut, mieux qu’il n’avait encore fait, la qualité éminente et les grandes richesses par un assez bon nombre de gens qui lui portaient beaucoup de respect, et par les meubles somptueux du logement.

Après qu’il eut soupé, son hôte le conduisit dans une chambre où, dès l’heure même, il voulut à toute force qu’il se couchât, parce qu’il lui était besoin de se reposer. Lui ayant fait débander la plaie qu’il avait à la tête et ôter les onguents que le barbier y avait appliqués, il y fit mettre d’un certain baume très exquis que l’on lui avait apporté de Turquie et qui remédiait en peu de temps à toutes sortes de blessures.

— Vous me promîtes hier au soir dans la taverne, lui dit-il après, de m’apprendre sans fiction qui vous êtes et de me conter vos plus particulières aventures. Maintenant que nous sommes de loisir, vous vous rendrez quitte de cela envers moi, s’il vous plaît.

— Monsieur, dit Francion, je serais le plus ingrat du monde si je ne vous accordais tout ce que vous me sauriez demander ; car véritablement vous me traitez avec une courtoisie des plus remarquables du monde. Ce m’est un grand bonheur d’avoir rencontré un homme qui ne veut que des paroles pour récompense des plaisirs qu’il me départ ; je m’en vais donc vous satisfaire au mieux qu’il me sera possible.

Son hôte s’étant alors assis sur une chaise proche de son lit, il poursuivit en cette façon :

— Puisque nous avons le temps à souhait, il ne sera pas mauvais que je vous dise premièrement quelque chose de mon père : son nom était La Porte, son pays était la Bretagne, sa race était des plus nobles et des plus anciennes, et sa vertu et sa vaillance si notables, qu’encore qu’il ne soit pas parlé de lui dans les histoires de France, à cause de la négligence et de l’infidélité des auteurs de ce siècle, l’on ne laisse pas de savoir quel homme c’était, et en combien de rencontres et de batailles il s’est trouvé pour le service de son prince.

Ayant passé ses plus belles années auprès des grands, où il voyait que sa fortune n’égalait pas son mérite, il s’en retira enfin tout dépité, et vint demeurer en sa patrie, où il possédait quelques terres.

Sa mère, qui s’était remariée depuis la mort de son père, vint à mourir en ce temps-là. Il ne put recueillir la succession sans procès, parce que le mari de la défunte aimait fort à chicaner, et avait recelé quelque chose des meubles, autant pour avoir sujet de passer par les mains de la justice que pour faire son profit. Les instances ordinaires furent formées, et le procès se vit en état d’être jugé par le bailli d’une des principales villes de notre pays. Mon père, qui eût mieux aimé aller à l’assaut d’une ville qu’à la sollicitation d’un juge, ou donner trois coups d’épée que d’écrire ou de voir écrire trois lignes de pratique, fut le plus empêché du monde. Il ne savait par quel côté se prendre pour bien mener son affaire ; et enfin, considérant la force que les présents ont sur des âmes viles, comme celles des personnes qui sont maintenant élevées aux charges de judicature, il se délibéra de donner quelque chose d’honorable à M. le bailli.

Ce qui lui sembla le mieux convenir fut une pièce de satin pour lui faire une soutane ; en ayant fait l’achat, il s’en alla recommander son procès à son juge, qui lui assura qu’il lui rendrait la justice. Mon père, laissant son laquais à la porte, avait pris le satin sous son bras. Le juge, ne sachant pas ce que c’était qu’il portait, lui demanda :

— Ne portez-vous pas là un sac ? Avez-vous encore quelques pièces à me montrer ?

— Oui, monsieur, ce dit mon père, c’est une pièce de satin qui m’a été baillée par un marchand en payement de quelque somme qu’il me devait, et je prends la hardiesse de vous la présenter, afin qu’elle vous fasse souvenir des autres pièces de mon procès. Excusez si ce n’est un don digne de votre mérite.

Le bailli, retroussant alors ses moustaches et regardant mon père avec un œil sévère, lui dit :

— Comment, monsieur ! pour qui me prenez-vous, moi qui suis un juge royal dont la candeur est connue en tous lieux ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire de me faire des présents pour m’obliger à visiter les pièces d’un procès ? Ne sais-je pas bien à quoi mon devoir m’oblige ? Allez, allez, je n’ai que faire ni de vous ni de votre satin : encore que mon office me coûte bien cher, je ne veux point en regagner l’argent iniquement, il me suffit d’avoir de l’honneur et de l’autorité ; apprenez à ne plus essayer une autre fois de corrompre ceux qui sont incorruptibles. Est-ce votre procureur qui vous a conseillé cela ? Si je savais que ce fût lui, je lui défendrais de venir aux plaids d’un an, car il doit être mieux instruit que vous de ce qui concerne ma charge.

Lui semblant, à entendre les paroles et à voir les mines de son juge, qu’il était en grande colère, il reprit son satin sous son manteau, et, lui ayant fait une humble révérence, s’en alla sans lui rien dire. La femme, qui l’avait ouï parler d’une autre chambre, et qui ne désirait pas laisser échapper le gain qui se présentait, s’en vint à sa rencontre, et lui dit courtoisement :

— Monsieur, vous avez vu, mon mari est un peu fâcheux, il n’y fallait pas aller de la sorte que vous y avez été ; baillez-moi votre satin, je lui en ferai trouver le présent agréable.

Mon père s’était déjà résolu de s’en faire un habit, encore que ce ne fût pas bien sa coutume de porter du noir, parce qu’il le haïssait infiniment, étant une couleur funeste et malplaisante, qui n’appartient qu’à des gens qu’il n’aimait guère, comme bien contraire à son humeur martiale.

Le satin fut donc mis entre les mains de madame la baillevesse[4], et monsieur le bailli, ne sachant pas qu’elle l’eût, se mit à la fenêtre de sa salle, et, voyant mon père passer par la cour, lui dit :

— Là, là, monsieur de La Porte, l’on vous pardonne celle-ci, pourvu que vous ne retombiez jamais en une pareille : vous laisserez ici ce que vous m’avez voulu donner : aussi bien vous serait-ce trop de peine de le remporter chez vous.

— Je l’ai déjà baillé à madame, ce dit mon père.

Après ceci, il s’esquiva doucement, et s’en alla droit chez son procureur, qui était des meilleurs qui se fassent. Il lui conta tout ce qui s’était passé avec son juge ; et l’autre lui dit sincèrement :

— Vous ne connaissez pas l’homme, l’on le devrait plutôt appeler preneur que bailli ; car il prend bien et ne baille guère. Il vous a demandé si c’était de mon avis que vous lui offriez un présent, parce qu’il sait bien que nous tous, qui connaissons son humeur, n’avons garde de conseiller à nos parties de faire comme vous : il fallait tout d’un train donner l’étoffe à sa femme, ou, pour le mieux, la lui faire tenir par un tiers, afin de cacher d’autant plus la corruption, et faire que monsieur conservât la renommée qui court de sa prud’homie.

Or, nonobstant le don que mon père avait fait, il perdit son procès tout au long, et fallut qu’il payât les frais et les épiceswkt qui se montaient à beaucoup, car le bailli aimait fort les sauces de haut goût. Son adverse partie avait su, du marchand qui lui avait vendu le satin, le présent qu’il en avait fait au juge, et, craignant que cela ne lui fit avoir gain de cause, il avait été voir aussi le bailli, pour le solliciter ; mais, n’osant pas lui rien offrir parce qu’il savait la coutume du personnage, il s’était avisé d’une gentille subtilité, qui couvrait la corruption : c’est que, voyant un beau tableau dedans la salle, il avait dit qu’il en eût bien voulu avoir un pareil.

— Il est à votre service, avait répondu la dame du logis,

— Je vous en remercie très humblement, avait-il répliqué ; mais dites-moi ce qu’il vous coûte, je vous en donnerai tout à cette heure le même prix.

— Six écus, monsieur.

— Et vraiment en voilà trente-six que je vous baille, lui avait-il répondu en lui mettant entre les mains une bourse. La peine que vous avez eue à l’acheter, et que vous aurez à vous accoutumer à ne plus le voir, mérite bien cette somme-là.

La femme du bailli, qui entendait bien à quel sujet il lui donnait tant d’argent de son tableau, avait recommandé si bien son affaire à son mari, qu’elle lui avait donc fait gagner son procès.

Il n’y a chose si cachée au monde, qu’elle ne vienne un jour en évidence. Celle-ci fut publiée par une servante que le bailli avait chassée après l’avoir bien battue. Pour diffamer son maître, elle ne se trouva depuis en pas un lieu où elle ne contât l’histoire, de sorte que son maître fut décrié partout.

Mon père s’en alla communiquer son affaire à son avocat du parlement, pour savoir s’il serait bien fondé en appellationwkt-4. Celui-ci qui ne dissuadait jamais personne de chicaner, ne manquât pas à garder sa coutume, et anima mon père à relever son appel par plusieurs raisons.

— Vous qui êtes noble, lui disait-il, il faut que vous montriez que vous avez du courage, et que vous ne vous laissez pas vaincre facilement ; le procès est une manière de combat où la palme est donnée à celui qui gagne, aussi bien qu’aux jeux Olympiques. Voyez-vous qui se fait brebis, le loup le mange, comme dit le proverbe ; vous avez à vivre aux champs, parmi des villageois opiniâtres qui vous dénieraient ce qui vous serait dû, espérant de ne vous point payer, si vous vous étiez une fois laissé mener par le nez comme un buffle. Au reste, si vous plaidez en notre illustre cour, il vous adviendra des félicités incomparables : vous serez connu de tel qui n’entendrait jamais parler de vous, et, qui plus est, vous serez immortalisé, car les registres que l’on garde éternellement feront mention de vous. Davantage les héritiers que vous aurez, possédant le bien pour lequel vous prenez tant de peine maintenant, béniront votre bon ménage, et prieront Dieu pour vous tout le temps de leur vie. Ceci vous doit ôter la considération d’un petit ennui passager qui vous dégoûte de poursuivre votre pointe. Je vous conseille donc, pour conclure, de ne point donner de repos à votre partie et de ne point faire d’accord, quand elle vous en parlerait. Il n’est que d’avoir un arrêt définitif. Ne craignez point qu’il ne soit donné à votre profit, car vous avez une cause infiniment bonne.

Là-dessus, il prenait Barthole et Cujas par les pieds et par la tête ; et citait des lois de toutes sortes de façons, pour prouver le bon droit de mon père, qui crut tout ce qu’il lui disait, ne sachant pas qu’il était en un lieu où l’on s’entendait des mieux à supposer de faux titres, à ne se souvenir que des raisons de ceux que l’on affectionne, et à juger les procès dessus l’étiquette.

L’on lui adressa un jeune procureur de la nouvelle crue qui, je m’assure, avait baillé de l’argent pour se faire recevoir (je sais bien à qui) car il n’y avait pas apparence que ce fût la grande connaissance des affaires du palais qui lui eût fait obtenir la permission de postuler. Néanmoins, il n’était pas si ignorant qu’il ne sût bien de quelle sorte il fallait accroître son talent ; et certes il était si bien procureur qu’il procurait plutôt pour lui-même que pour autrui. Mon père était en une très mauvaise main ; car cet homme-ci se laissa gagner par sa partie, afin de faire double profit, et, au lieu d’avancer l’affaire, la retardait malgré que mon père en eût, lui faisant accroire que toutes les procédures inutiles qu’il faisait étaient nécessaires.

Ses plus ordinaires discours n’étaient que d’argent, dont il assurait toujours qu’il lui était besoin pour faire beaucoup de frais, encore qu’il n’en fallût faire que fort peu : mon père ne laissait pas pourtant de lui en donner autant qu’il en demandait, afin de l’induire à apporter plus de diligence en son affaire.

D’un autre côté, l’avocat faisait des écritures où il ne mettait que deux mots en une ligne, pour gagner davantage. Afin de les enfler très bien, il usait de certaine orthographe où il se trouvait une infinité de lettres inutiles. Le pire était qu’il n’y avait rien que des discours frivoles qui n’éclaircissaient point la matière. Or il avait cette gentille coutume que, quand il avait quelque chose à acheter, il acquérait, sur les premiers contreditswkt-3 que l’on lui donnait à faire, tout l’argent qui lui était de besoin ; car il songeait auparavant combien il était nécessaire qu’il fît de rôles, et fallait qu’il les emplît après, quand c’eût été d’une chanson.

Mon père ne se put pas tenir de lui dire un jour, en lui payant de pareilles écritures, que tout ce qu’il avait fait ne servait de rien ; que, pour lui, il en eût autant fait, et possible davantage, encore qu’il ne fût pas du métier, et qu’aussi bien était-ce une chose vaine d’y alléguer toutes les lois qui y étaient, vu qu’il était certain que la cour n’y avait jamais égard. Il prit ceci au point d’honneurwkt, et une grosse querelle s’émut entre eux. Mon père afin de le moins offenser, fit d’une attaque particulière une attaque générale, et se mit à parler contre la bande entière des praticiens, qu’il déchiffra[5] d’une terrible façon :

— Quelle vilenie, disait-il entre autres choses, que ces gens-ci exercent publiquement leurs brigandages. Ils ont trouvé mille subtilités pour faire que les biens dont il s’agit n’aillent pas à une des parties, mais demeurent à eux seulement. Les hommes sont-ils si sots que de se laisser tant tirer par ces sangsues ? Ne voient-ils pas bien que tant de procédures fagotées ensemble ne se font que pour les tromper ? À quoi servent toutes ces choses, qui ne rendent pas les causes moins obscures ? Que ne juge-t-on dès l’instant que les plaideurs comparaissent ? Encore, ce qu’il y a de pire, c’est qu’en toutes ces juridictions il y a diverses manières de procéder : je voudrais bien savoir pourquoi. Car, que ne prend-on partout celle qui est la meilleure et la plus courte ? Il faut que je m’imagine que c’est que l’on veut décevoir plus couvertement ceux qui n’entendent pas les chicanoux.

— Vous vous formalisez de peu de chose, dit l’avocat, et j’oserai bien dire que vous vous plaignez sans raison. Est-il rien de plus beau que la façon dont l’on agite les procès ? N’est-ce pas une marque de la grandeur de la justice que le grand nombre de ressorts qu’elle fait jouer ? Vous autres qui plaidez, ne devrez-vous pas avoir du contentement à voir marcher cette grande machine ? Quant à la différence des procédures des juridictions, elle est plus louable que blâmable ; car ne savez-vous pas bien qu’il faut que tout pays ait sa coutume ?

— Je vous le concède pour vous contenter, répondit mon père : mais je me fâche qu’après tous ces fatras le bon droit n’est point rendu : si l’on le rendait comme il faut, il n’y a point de longueur ni de chicanerie qui ne fût supportable.

Là-dessus l’avocat dit encore plusieurs choses pour défendre son honorable métier : et, néanmoins, à la fin, il fut contraint de conclure qu’il y avait beaucoup à redire ; mais que c’était que la Divinité envoyait ce fléau aux hommes pour la punition de leurs énormes péchés, et force lui fut d’accorder à mon père que c’est à tort que l’on appelle en un mot la chicanerie pratique, sans dire de quoi elle est pratique, comme s’il n’y avait que cette pratique-là, ou qu’elle eût une prérogative si grande sur toutes les autres, que ce fût assez de dire cela seulement pour la faire reconnaître.

Pour revenir au procès, il fut distribué à un conseiller le plus fantasque de tous, car, pour dire vrai, je ne sais par quelle fatalité la plupart de ces gens-là deviennent à demi-fous sur leur vieillesse. Ceux qui ont hanté les cours souveraines s’en étonnent. Les raisons les plus probables sont que, premièrement, pour la plupart, ils sont des âmes abjectes ; comme étant nés de parents de basse condition, et que, pour garder leur sotte gravité, ils se séquestrent des bonnes compagnies, et ne passent leur temps qu’à des choses qui les rendent d’autant plus stupides qu’elles sont les plus viles du monde.

Le rapporteur de mon père, parmi sa solitude ordinaire s’était rendu un vrai misanthrope ; personne ne se pouvait vanter de le savoir gouverner, car son humeur était intraitable : de sorte que ses parties ne devaient pas craindre qu’il favorisât l’un plus que l’autre. Tout ce qui pouvait advenir, était qu’il ne comprît pas bien l’affaire ; et certes c’était sa coutume de passer par-dessus, et de croire pourtant qu’il n’y avait personne qui l’entendît si bien que lui.

La première fois que mon père l’alla voir, il le prit d’abord pour un crieur de trépassés, le trouvant sur sa porte sans aucune suite, et lui pensa demander qui était mort au quartier. Mais un jeune homme bien grave, ayant ouvert la porte, lui fit une profonde révérence, ce qui lui donna à connaître que c’était le maître du logis. Il s’enquêta qui était ce jeune muguet, et l’on lui apprit que c’était le clerc de monsieur, qui de palefrenier était venu en ce degré où il ne s’oubliait pas à jouer de la harpe[6].

Pour ce coup-là, le conseiller ne fit rien paraître à mon père de son humeur bizarre ; mais une autre fois il lui en montra une partie, car il lui dit fort bien, comme il lui racontait son fait, qu’il était un ignorant, qu’il ne savait ce qu’il voulait dire, et qu’il lui amenât son procureur, pour lui mieux expliquer son affaire.

Étant retourné le visiter quelques jours après, il s’aperçut qu’il avait une épée ; je ne sais quelle fantaisie lui avait pris à l’heure même de ne vouloir pas que l’on en portât chez lui, non plus que des éperons au palais : tant y a qu’il ôta incontinent une vieille hallebarde enrouillée d’un râtelier, qui était en sa salle basse, et, la brandissant au poing, se vint mettre en son perron sur son quant-à-moi, comme s’il eût voulu boucher le passage. Mon père lui ayant demandé pourquoi il faisait cela, il lui dit que, le voyant entrer en sa maison avec des armes, il croyait qu’il la voulût prendre d’assaut, et qu’il désirait la défendre.

Ceci n’était qu’une matière de risée ; mais il avait bien d’autres choses qui faisaient maudire à mon père l’heure qu’il avait commencé de plaider ; et enfin, quoi que lui conseillât son avocat, il s’en alla trouver son beau-père, auquel il parla de s’accorder à telle composition qu’il voudrait.

— Mon Dieu ! je vous supplie, lui dit-il, retirons-nous à la hâte de ce gouffre, où nous nous sommes imprudemment jetés ; autrement nous y serons engloutis. Pour moi, j’aimerais autant être en enfer que de plaider, et je pense que le plus grief supplice que l’on ait inventé pour les damnés, c’est de semer bien du discord entre eux, et de leur faire recevoir des injures dont ils ne peuvent avoir raison, quelques poursuites qu’ils fassent, et quelque matière qu’ils se donnent. Assurez-vous que nous trouverons à la fin que nous ne serons guère mieux partagés l’un que l’autre. Tout le bien dont nous disputons sera la proie de ces maudites gens, qui ne vivent que du dommage des autres, et qui ne sauraient souhaiter avoir occasion de s’enrichir sans souhaiter la ruine et le malheur des familles. Ne vaut-il pas bien mieux que nous gardions notre argent que de le donner à ces personnes-là, qui ne nous en saurons pas de gré, et croiront encore que nous leur serons de beaucoup redevables, nous comptant trois lignes d’écriture une somme hors de raison ? Partageons ensemble ce que nous voulions avoir tous deux entier, ou je vous jure que je suis si harassé des chicaneries passées, que je vous laisserai tout sans disputer dorénavant.

La franchise de mon père plut tant à son beau-père qu’il goûta ses raisons, et lui dit qu’il songerait à cela plus mûrement. Cependant mon père, ayant vu en son logis une belle fille du premier lit, prit dessein de la demander en mariage, ce qu’il fit à la première vue, et l’accord que l’on lui en passa mit fin à toutes les plaideries et rendit camuswkt-3 les procureurs et les avocats.

Un an après qu’il eut épousé cette femme, il eut une fille d’elle, et encore une autre au bout d’un même terme.

Quant à moi, je vins au monde cinq années après qu’ils furent joints ensemble, et ce fut en un jour des Rois ; comme ma mère, ayant été la reine de la fève, s’était assise au bout de la table où elle buvait aux bonnes grâces de tous ses sujets d’une soirée, elle sentit une petite douleur qui la contraignit de se jeter sur un lit, où elle ne fut pas sitôt qu’elle accoucha de moi sans sage-femme, si l’on ne veut appeler sages celles de la compagnie qui étaient à l’entour d’elle.

Ainsi je naquis dauphin et je ne sais quand ce sera que je me verrai la couronne royale sur la tête. L’on but si plantureusement à ma santé par tout le logis, qu’il y parut bien aux tonneaux de notre cave. Maintenant il ne faut pas s’étonner si je bois bien ; car c’est que, me voyant en âge compétent, je veux faire raison à loyale mesure à tous ceux qui m’appelèrent dès ce temps-là au combat du verre, et je pense que je les y vaincrai.

Pour vous le faire court, ma mère n’étant pas en assez bonne disposition à son avis, se dispensa de me nourrir et de me bailler à une femme d’un village prochain pour me donner à téter. Je ne veux pas m’arrêter à juger si elle fit bien d’endurer que je prisse du lait d’une autre qu’elle, parce qu’en premier lieu je ne suis pas si mauvais fils que je reprenne ses actions ; et si je vous assure que cela ne m’eût importé en rien, d’autant que je n’ai point pris de ma nourrice des humeurs qui déplaisent aux hommes d’esprit et de courage. Il est vrai que je me souviens que l’on m’apprit, comme aux autres enfants, mille niaiseries inventées par le vulgaire, au lieu de m’élever petit à petit à de grandes choses, en m’instruisant à ne rien dire de badin[7] ; mais depuis, avec le temps, je m’accoutumai à ce qui est de louable.

Il faut que je vous conte, en passant, une petite chose qui m’arriva après que je fus sevré : j’aimais tant la bouillie, que l’on ne laissait pas de m’en faire encore tous les jours. Comme la servante tenait le poëlon dessus le feu dedans ma chambre, cependant que j’étais encore couché, l’on l’appela de la cour : elle laissa son poëlon à l’âtre, et s’en alla voir ce que l’on lui voulait. Tandis, un maître singe, que nourrissait secrètement depuis peu un de nos voisins, sortit de dessous ma couche où il s’était caché, et ayant vu, pensez, d’autres fois donner de la bouillie aux enfants, prit un peu de la mienne et m’en vint barbouiller tout le visage. Après, il m’apporta tous mes habits et me les vêtit à la mode nouvelle, faisant entrer mes pieds dans les manches de ma cotte et mes bras dedans mes chausses : je criai beaucoup, à cause que cet animal si laid me faisait peur ; mais la servante étant empêchée, ne se hâtait point de venir pour cela, d’autant que mon père et ma mère étaient à la messe. Enfin le singe, ayant accompli son bel ouvrage, sauta de la fenêtre sur un arbre, et de là s’en retourna chez lui.

La servante, revenant peu après, et me trouvant en l’état où il m’avait laissé, fit plus de cent fois le signe de la croix, en écarquillant les yeux et donnant des signes de son étonnement ; elle me demanda, avec des caresses, qui m’avait accommodé ainsi ; et, parce que j’avais déjà ouï parler du nom de diable, quelque chose laide, je dis que c’était un petit garçon laid comme un diable ; car je prenais le singe, qui avait une casaque verte, pour un petit garçon. Mais la servante qui y allait tout à la bonne foi considérant qu’il n’était point entré d’enfant chez nous, ni personne du monde d’extraordinaire, crut fermement qu’un mauvais esprit m’était venu voir ; et, après m’avoir nettoyé et habillé, jeta plus d’une pinte d’eau bénite par la chambre.

Ma mère, étant revenue de l’église, la trouva encore en cette occupation, et lui demanda pour quel sujet elle faisait cela. Elle lui conta, avec une simplicité très grande en quelle façon elle m’avait trouvé et l’opinion qu’elle avais que ce fût un diable qui était venu dedans ma chambre. Ma mère, qui n’avait pas coutume de croire de léger, rapporta le tout à mon père, qui s’en moqua et dit que c’était une pure rêverie, voulant quasi faire accroire à la servante qu’il n’était rien de tout ce qu’elle avait vu ; mais un valet, qui était entré un peu après elle en la chambre et m’avait vu au même état, comme elle m’interrogeait là-dessus, lui ôta le soupçon qu’il avait, qu’elle se trompât par faiblesse d’esprit.

Le méchant singe revint encore chez nous la nuit suivante, et, ayant étalé tous les jetons d’une bourse sur la table de la salle, comme s’il les eût voulu compter, et ayant aussi renversé beaucoup d’écuelles en la cuisine, s’en retourna avant le jour par entre les barreaux d’une petite fenêtre qui n’avait point de volet, et qui lui avait déjà servi de passage. Quand les servantes eurent aperçu tout le ménage qu’il avait fait, elles le dirent à mon père et à ma mère, qui furent contraints de s’imaginer qu’il revenait un lutin en notre maison.

Les impressions que nos serviteurs eurent de cela faisaient qu’ils s’imaginaient que la nuit ils avaient vu beaucoup de fantômes. Même l’un d’eux assura que, s’étant relevé sur les onze heures pour pisser par sa fenêtre, à cause qu’il n’avait point de pot de chambre, il avait aperçu quelque chose dans le jardin qui sautait d’arbre en arbre.

— Je jure, dit mon père, que tous tant que vous êtes, puisque vous voulez me faire accroire qu’il revient ici des esprits, vous ferez les nuits la sentinelle, à quelque fenêtre, pour voir si quelque chose vous apparaîtra et m’en venir avertir à l’heure.

Comme il était entier en ses résolutions, il accomplit ce qu’il disait, et déjà par huit fois quelqu’un de nos gens avait toujours veillé ou feint de veiller (car je pense qu’ils se laissaient bientôt abattre par le sommeil), lorsque celui qui était la neuvième nuit à la guette vint dire à mon père qu’il avait vu quelqu’un dans le jardin. Mon père prend un pistolet, et s’en va tout bellement avec celui-là au lieu qu’il lui avait enseigné. Il n’y fut pas sitôt, qu’il vit un homme s’enfuir vers un endroit de la muraille qui était abattu. Lui de courir après avec son pistolet, qu’il tira en l’air ; ce qui étonna tellement celui qui fuyait, qu’avec ce qu’il se heurta contre une pierre, il lui fut impossible de se soutenir davantage ; de sorte que mon père fut auprès de lui avant qu’il eût le loisir de se relever : par sa voix qu’il fut contraint de faire ouïr, en disant que l’on lui pardonnât, notre serviteur reconnut que c’était un paysan d’un bourg prochain ; et, par un panier où il y avait deux ou trois poires de bon-chrétien, mon père vit qu’il était venu là pour dérober ses fruits. Néanmoins, il avait un courage si peu porté à tirer vengeance d’une telle canaille, qu’il se contenta de lui bailler deux ou trois coups de pieds au cul, et de le menacer de le mettre en justice s’il retournait à sa première faute.

Ce fut ainsi qu’il reconnut quel esprit c’était que notre valet avait vu sur les arbres ; mais, quant à celui qui m’avait tourmenté, et qui avait fait ravage dans la maison, il n’en savait que juger. Le lendemain il entra dans le logis où demeurait le singe, qu’il vit attaché d’une chaîne de fer dedans la chambre basse. Il demanda à un laboureur, qui demeurait là-dedans, à qui appartenait cette bête-là.

— Monsieur, répondit-il, elle est à un gentilhomme dont je suis affectionné, et qui me l’a baillé en garde. Je voudrais bien n’en être point chargé, elle me fait mille maux : j’ai été contraint de l’enchaîner ainsi, parce que, deux jours après que je l’eus, elle alla à votre maison, où j’aurais peur qu’elle ne retournât faire quelque dommage si je lui donnais la liberté. Mon père, s’étant enquis alors particulièrement du jour préfixwkt que le singe était venu chez nous, découvrit que c’était là le démon dont l’on avait tant parlé et tant eu de crainte.

C’est pour vous dire comme les âmes basses se trompent bien souvent, et conçoivent de vaines peurs ainsi que faisaient nos gens. Vous qui vivez auprès des villages ; vous pouvez savoir qu’il n’y a si petit hameau où il ne cours le bruit qu’il y revient quelques esprits ; et cependant, si l’on avait bien cherché, l’on trouverait que les habitants ont fondé ces opinions-là sur des accidents ordinaires et naturels, mais dont la cause est inconnue à leurs esprits simples et grossiers. C’est un grand cas que si petit que j’aie été, je n’ai jamais été sujet à de tels épouvantements ; car même, lorsque nos servantes, me voulant corriger de quelque chose qui ne leur plaisait pas, me disaient qu’elles me feraient manger à cette bête qui m’était venue voir un matin dans le lit, j’avais aussi peu de crainte que si elles ne m’eussent point menacé.

Un jour, mon père et ma mère s’en allèrent à quelque six lieues de nous et, menant mes sœurs en leur compagnie, ne laissèrent rien que moi au logis avec une servante et quelques valets, qui en leur absence, se résolurent de faire ripailles aux dépens de leur maître, qui avait bon dos, à ce qu’ils disaient. Mais, parce que je nuisais beaucoup à leur dessein, ils eussent voulu que j’eusse été encore au ventre de ma mère. Quand ils apprêtaient quelque chose de bon, ils me disaient à tous coups :

— Vous en mangerez ; mais n’en parlez pas à votre maman, Francinet !

Car l’on m’appelait ainsi, ou bien Francionet, parce que, comme vous savez, l’on a cette coutume en France d’appeler les enfants par un diminutif de leur nom, de sorte que l’on en fait parfois de bien plaisants, comme était celui de ma sœur aînée, qui a nom Élisabeth ; et l’on l’appelait Babay — j’aimerais autant dire Barbet ou Barbichon. — Pour moi, je promettais donc à notre chambrière de garder le silence et j’y étais bien contraint, si je voulais manger du bon-bon que je voyais (ce sont des mots badins que l’on apprend aux enfants).

J’avais de la curiosité beaucoup, et aperçus qu’un valet prenait le chemin du colombier pour y aller querir quelques pigeons, afin de faire chère entièrewkt. Je le voulais suivre à toute force, quoique l’on me dit que c’était là que demeurait la bête ; et j’y eusse été si la servante ne m’eût retenu bien ferme par le bras, afin que je ne visse point leur larcin : mais quelque bonne garde qu’ils fissent, je leur vis tuer les pigeons et mangeai néanmoins de la fricassée sans en faire aucune frime.

Mon père et ma mère étant un jour après, sur l’heure de souper, ils commandèrent que l’on leur apprêtât vitement leur repas ; et ma mère se trouvant dans la cour, dit à celui qui avait été, pendant son absence, voler les pigeons du colombier, qu’il s’y en allât querir tout à l’heure deux ou trois paires. Quand je vis que le compagnon était entré dedans et que ma mère prenait le même chemin, je m’écriai :

— Maman, maman, gardez-vous bien d’aller au colombier. C’est là que loge la bête.

Elle se retourna alors et me demanda qui m’avait fait accroire cela, parce qu’elle ne voulait pas que l’on me donnât de tels épouvantements qui causent parfois de grandes maladies à de la jeunesse. Je lui racontai alors tout ce que j’en savais, depuis un bout jusqu’à l’autre, lui disant principalement que, quand notre valet était au colombier, il ne fallait pas s’en approcher, si l’on ne voulait pas être menacé, comme moi, par notre chambrière. Je vous laisse à juger si ma mère ne fit pas alors une belle vie à nos gens et si elle ne se résolut pas de me laisser toujours à la maison, puisque je prenais si bien garde au tort que l’on lui faisait.

Il faut que je passe sous silence beaucoup de petites naïvetés que je fis en ce bas âge, et que je monte un peu plus haut. Quand l’usage de la raison me fut venu, l’on me donna un homme pour m’enseigner à lire et à écrire, à quoi je ne fus pas longtemps ; puis l’on me fit aller tous les jours chez notre curé, qui m’apprit presque tout ce qu’il savait de latin.

J’avais déjà je ne sais quel instinct qui m’incitait à haïr les actions basses, les paroles sottes et les façons niaises de mes compagnons d’école, qui n’étaient que les enfants des sujets de mon père, nourris grossièrement sous leurs cases champêtres. Je me portais jusques à leur remontrer de quelle façon il fallait qu’ils se comportassent : mais, s’ils ne suivaient mes préceptes, je les chargeais aussi d’appointement[8], de manière que j’avais souvent des querelles contre eux ; car ces âmes viles, ne connaissant pas le bien que je leur voulais, et ne considérant pas que, qui bien aime, bien châtie, se cabraient à tous les coups, et me disaient en leur patois : « Ha ! parce que vous êtes monsieur, vous êtes bien aise », et mille autres niaiseries et impertinences rustiques. Quelquefois ils se plaignaient à leurs parents de ma sévérité, et faisaient tant qu’ils venaient prier mon père de m’enchargerwkt de ne plus battre leurs enfants, qui n’osaient pas se revancher contre moi. Mais je plaidais si gentiment ma cause, que l’on était contraint d’avouer que j’avais bonne raison de les punir des fautes qu’ils commettaient. Quelquefois, j’entendais discourir mon père des universités, où sont les collèges, pour instruire la jeunesse, tous remplis d’enfants de toute sorte de maisons, et je souhaitais passionnément d’y être, afin de jouir d’une si bonne compagnie, au lieu qu’alors je n’en avais point du tout, si ce n’était des badauds de village. Mon père, voyant que mon naturel me portait fort aux lettres, ne m’en voulait pas distraire, parce qu’il savait que, de suivre les armes comme lui, c’était un très méchant métier.

Or, parce que les collèges de notre pays n’étaient pas à sa fantaisie, malgré les doléances de ma mère, ayant affaire à Paris, il m’y amena et me donna en pension à un maître de collège, que quelqu’un de ses amis lui avait enseigné. Après qu’il m’eut bien recommandé à un certain avocat de ses anciennes connaissances, et l’eut supplié de me fournir tout ce qui me serait nécessaire, il s’en retourna en Bretagne, et me laissa entre les mains des pédants, qui, ayant examiné mon petit savoir, me jugèrent digne de la cinquième classe ; encore ne fut-ce que par faveur.

Ô quel changement je remarquai, et que je fus bien loin de mon compte ! Je ne jouissais pas de toutes les délices que je m’étais promises ; qu’il m’était étrange d’avoir perdu la douce liberté que j’avais chez nous, courant parmi les champs d’un côté et d’autre, allant abattre des noix, cueillir du raisin aux vignes, sans craindre les messierswkt, et suivant quelquefois mon père à la chasse ! J’étais alors plus enfermé qu’un religieux dans son cloître, et étais obligé de me trouver au service divin, au repas et à la leçon, à de certaines heures, car toutes choses étaient là compassées. Au lieu de mon curé, qui ne me disait pas un mot plus haut que l’autre, j’avais un régent à l’aspect terrible qui se promenait toujours avec un fouet à la main, dont il se savait aussi bien escrimer qu’homme de sa sorte. Je ne pense pas que Denis le Tyran, après le misérable revers de sa fortune, s’étant fait maître d’école afin de commander toujours, gardât une gravité de monarque beaucoup plus grande.

La loi qui m’était la plus fâcheuse à observer sous son empire était qu’il ne fallait jamais parler autrement que latin et je ne me pouvais désaccoutumer de lâcher toujours quelques mots de ma langue maternelle ; de sorte qu’on me donnait toujours ce que l’on appelle le signe, qui me faisait encourir une punition. Pour moi, je pensai qu’il fallait que je fisse comme les disciples de Pythagoras, dont j’entendais assez discourir, et que je fusse sept ans à garder le silence comme eux, puisque, sitôt que j’ouvrais la bouche, l’on m’accusait avec des paroles aussi atroces que si j’eusse été le plus grand scélérat du monde ; mais il eût été besoin de me couper la langue, car, en étant bien pourvu, je n’avais garde de la laisser moisir. À la fin donc, pour contenter l’envie qu’elle avait de caqueter ; force me fut de lui faire prononcer tous les beaux mots de latin que j’avais appris, auxquels j’en ajoutais d’autres de français écorché, pour parfaire mes discours.

Mon maître de chambre était un jeune homme glorieux et impertinent au possible ; il se faisait appeler Hortensius par excellence, comme s’il fût descendu de cet ancien orateur qui vivait à Rome du temps de Cicéron, ou comme si son éloquence eût été pareille à la sienne. Son nom était, je pense, le heurteur ; mais il l’avait voulu déguiser, afin qu’il eût quelque chose de romain et que l’on crût que la langue latine lui était comme maternelle. Ainsi plusieurs auteurs de notre siècle ont sottement habillé leurs noms à la romaine, afin que leurs livres aient plus d’éclat et que les ignorants les croient composés par des plus anciens personnages. Je ne veux point nommer ces pédants-là ; il ne faut qu’aller à la rue Saint-Jacques, l’on y verra leurs œuvres et l’on y apprendra qui ils sont.

Mais, encore que notre maître commît une semblable sottise, et qu’il eût beaucoup de vices insupportables, nous n’en recevions pas d’affliction comme de voir sa très étroite chicheté, qui lui faisait épargner la plus grande partie de notre pension pour ne nous nourrir que de regardeaux[9]. J’appris alors, à mon grand regret, que toutes les paroles qui expriment les malheurs qui arrivent aux écoliers, se commencent par un P, avec une fatalité très remarquable ; car il y a pédant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux, puces et punaises, avec encore bien d’autres, pour chercher lesquels il faudrait avoir un dictionnaire et bien du loisir.

À déjeuner et à goûter, nous étions à la miséricorde d’un méchant cuistre qui, pour ne nous point donner notre pitance, s’en allait promener, par le commandement de son maître, à l’heure même qu’elle était ordonnée, afin que ce fût autant d’épargné et que nous écoulassions jusques au dîner, où nous ne pouvions pas nous recourrewkt ; car l’on ne nous baillait que ce qu’on l’on voulait bien que nous mangeassions. Jamais l’on ne nous présentait de raves, de salade, de moutarde, ni de vinaigre, craignant que nous n’eussions trop d’appétit.

Hé Dieu ! quelle piteuse chère, au prix que faisaient seulement les porchers de notre village ! Encore disait-on que nous étions des gourmands, et fallait-il mettre la main dans le plat l’un après l’autre par certain compas. Notre pédant faisait ses mignons de ceux qui ne mangeaient guère et se contentaient d’une fort petite portion qu’il leur donnait. C’étaient des enfants de Paris, délicats, à qui il fallait peu de nourriture ; mais, à moi, il m’en fallait beaucoup plus, d’autant plus que je n’avais pas été élevé si mignardement : néanmoins je n’étais pas mieux partagé : et si mon maître disait que j’en avais plus que quatre, que je ne mangeais pas, mais que je dévorais. Bref, je ne pouvais entrer en ses bonnes grâces. Il faisait toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’adressait particulièrement à moi ; il alléguait Cicéron, qui dit, qu’il ne faut manger que pour vivre, non pas vivre pour manger. Là-dessus il apportait des exemples de la sobriété des anciens, et n’oublia pas l’histoire de ce capitaine qui fut trouvé faisant rôtir des raves à son feu pour son repas. De surplus, il nous remontrait que l’esprit ne peut faire ses fonctions, quand le corps est par trop chargé de viande, et disait que nous avions été mis chez lui pour étudier, non pas pour manger hors de raison, et qu’à ce sujet nous devions plutôt songer à l’un qu’à l’autre. Mais, si quelque médecin se fût trouvé là et eût tenu notre parti, comme le plus juste, il eût bien prouvé qu’il n’est rien de pire à la santé des enfants que de les faire jeûner. Et puis voyez comme il avait bonne raison de prêcher l’abstinence : tandis que nous étions huit à l’entour d’une éclanchewkt de brebis, il avait un chapon à lui tout seul. Jamais Tantale ne fut si tenté aux enfers par les pommes où il ne peut atteindre que nous l’étions par ces bons morceaux où nous n’osions toucher.

Quand quelqu’un de nous avait failli, il lui donnait une pénitence qui lui était profitable : c’était qu’il le faisait jeûner quelques jours au pain et à l’eau, ainsi ne dépensant rien d’ailleurs en verges. Aux jours de récréation, comme à la Saint-Martin, aux Rois, et à Carême-prenant, il ne nous faisait pas apprêter une meilleure cuisine, si nous ne donnions chacun un écu d’extraordinaire ; et encore je pense qu’il gagnait beaucoup sur les festins qu’il nous faisait, d’autant qu’il nous contentait de peu de chose, nous qui étions accoutumés au jeûne ; et, ayant quelque volaille bouillie avec quelques pièces de rôti, nous pensions être au plus somptueux banquet de Lucullus, dont il ne nous parlait jamais qu’en l’appelant infâme, vilain et pourceau. De cette façon, il s’enrichissait au détriment de nos pauvres ventres, qui criaient vengeance contre lui ; et certes je craignais le plus souvent que les araignées ne fissent leurs toiles sur mes mâchoires à faute de les remuer, et d’y envoyer balayer à point nommé. Dieu sait aussi quelles inventions je trouvais quelquefois pour dérober ce qui m’était nécessaire.

Nous étions aux noces lorsque le principal, qui était un assez brave homme, festoyait quelques-uns de ses amis ; car nous allions, sur le dessert, présenter des épigrammes aux conviés qui, pour récompense, nous donnaient tant de fruits, tant de gâteau et de tarte, et quelquefois tant de viande, lorsqu’elle n’était pas encore desservie, que nous décousions la doublure de nos robes pour y fourrer tout, comme dans une besace.

Les meilleurs repas que j’ai pris sur les plus grands princes du monde ne m’ont point été si délicieux que ceux que je prenais après avoir fait cette conquête par ma poésie. Ô vous, misérables vers que j’ai faits depuis, encore ne m’avez-vous jamais fait obtenir de salaire qui valût cettui-là, que je prisais autant qu’un empire !

J’étais aussi bien aise, lorsqu’aux bonnes fêtes de l’année l’avocat à qui mon père m’avait recommandé m’envoyait querir pour dîner chez lui ; car, à cause de moi, l’on rehaussait l’ordinaire de quelque pâté de godiveau que j’assaillais avec plus d’opiniâtreté qu’un roi courageux n’assiégerait une ville rebelle. Mais, le repas fini, mon allégresse était bien forcée de finir aussi ; car l’on m’interrogeait sur ma leçon, et on me menaçait de mander à mon père que je n’étudiais point, si l’on voyait que j’hésitasse quelque peu en répondant. C’est une chose apparente que, de quelque naturel que soit un enfant, il aime toujours mieux le jeu que l’étude, ainsi que je faisais en ce temps-là, et toutefois je vous dirai bien que j’étais des plus savants de ma classe.

Aussi, quand l’avocat me reconnaissait, il me donnait toujours quelques testonswkt qu’il mettait sur les parties qu’il faisait pour mon père ; de cet argent, au lieu d’en jouer à la paume, j’en achetais de certains livres que l’on appelle des romans, qui contenaient les prouesses de certains chevaliers.

Il y avait quelque temps qu’un de mes compagnons m’avait baillé à en lire un qui m’enchanta tout-à-fait ; car je n’avais jamais rien lu que les épîtres familières de Cicéron et les comédies de Térence. L’on m’enseigna un libraire du Palais qui vendait plusieurs histoires fabuleuses de la même sorte ; et c’était là que je portais ma pécunewkt. Mais je vous assure que ma chalandise était bonne ; car j’avais si peur de ne voir jamais entre mes mains ce que je brûlais d’acheter, que j’en donnais tout ce que le marchand m’en demandait, sachant bien à qui il avait affaire. Je vous jure, monsieur, que je désire presque d’être aussi ignorant à cette heure qu’en ce temps-là ; car je goûterais encore beaucoup de plaisir, en lisant de tels fatras de livres, au lieu que maintenant il faut que je cherche ailleurs de la récréation, ne trouvant pas un auteur qui me plaise si je ne veux tolérer ses fautes ; car, pour n’en mentir point, je sais bien où sont tous les livres, mais je ne sais pas où sont les bons : une autre fois je vous prouverai qu’il n’y en a point du tout et qu’à chacun il y a de très grands vices à reprendre.

C’était donc mon passe-temps que de lire des chevaleries ; et faut que je vous die que cela m’époinçonnaitwkt le courage, et me donnait des désirs nonpareils d’aller chercher les aventures par le monde ; car il me semblait qu’il me serait aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié qu’une pomme. J’étais au souverain degré des contentements quand je voyais faire un chapelis[10] horrible de géants, déchiquetés menu comme chair à pâté. Le sang qui pissait de leurs corps à grand randonwkt faisait un fleuve d’eau rose où je me baignais moult délicieusement ; et quelquefois il me venait en l’imagination que j’étais le même damoisel qui baisait une gorgiase[11] infante qui avait les yeux verts comme un faucon. Je vous veux parler en termes puisés de ces véritables chroniques. Bref, je n’avais plus en l’esprit que rencontres, que tournois, que châteaux, que vergers, qu’enchantements, que délices et qu’amourettes ; et, lorsque je me représentais que tout cela n’était que fiction, je disais que l’on avait tort néanmoins d’en censurer la lecture, et qu’il fallait faire en sorte que dorénavant l’on menât un pareil train de vie que celui qui était décrit dedans mes livres : là-dessus je commençais déjà à blâmer les viles conditions à quoi les hommes s’occupent en ce siècle, lesquelles j’ai aujourd’hui en horreur tout à fait.

Cela m’avait rendu méchant et fripon, et je ne tenais plus rien du tout de notre pays, non pas même les accents, car je demeurais avec des Normands, des Picards, des Gascons et des Parisiens, avec qui je prenais de nouvelles coutumes : déjà l’on me mettait au nombre de ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit dans la cour avec ce nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux, pour parler par révérence. J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles ou des aiguillettes, la robe tout délabrée le collet noir et les souliers blancs, toutes choses qui conviennent bien à un vrai poste[12] d’écolier ; et qui me parlait de propreté se déclarait mon ennemi. Auparavant, la seule voix d’un maître courroucé m’avait fait trembler autant que les feuilles d’un arbre battues du vent ; mais alors un coup de canon ne m’eût pas étonné. Je ne craignais non plus le fouet que si ma peau eût été de fer, et exerçais mille malices, comme de jeter, sur ceux qui passent dans la rue du collège, des pétards, des cornets pleins d’ordures, et quelquefois des étrons volants.

Une fois, je dévalais par la fenêtre un panier attaché à une corde, afin qu’un pâtissier qui était en bas, à qui j’avais jeté une pièce de cinq sols, mît dedans quelques gâteaux ; mais, comme je le remontais, mon maître qui était à mon déçu[13] dans une chambre de dessous, le tira en passant à lui et ne le laissa point aller qu’il ne l’eût vidé. Je descendis en bas pour voir qui m’avait fait cette supercherie, et trouvant ce pédant sur le seuil de la porte, je reconnus que c’était lui et n’en osai pas seulement desserrer les dents. Ô le grand crève-cœur que j’eus ! il me commanda tout à l’heure d’aller prier un autre maître, son voisin, de venir goûter avec lui : je m’en allai, et le ramenai avec moi jusque dans sa chambre, où je ne vis point d’autres préparatifs sur la table que mes gâteaux, dont il ne me donna pas une miette à manger, tant il fut vilain. Voyez un peu comme il savait bien pratiquer les ordonnances de la lésine, friponnant sur ses disciples pour festoyer ses amis !

— Vous en aurez, monsieur, le raquedenaze[14], ce dis-je en moi-même ; dussé-je avoir la salle, je vous servirai d’un plat de mon métier.

L’occasion de me venger s’offrit peu après à souhait. Le père d’un de mes compagnons lui avait fait présent d’un pâté de lièvre, qu’il avait dit être bon la première fois qu’il en avait tâté à notre table ; car il se plaisait, je pense, à manger ce qu’il avait d’exquis afin de nous faire enrager d’envie, et même il n’en donna pas au fils de celui qui le lui avait envoyé. J’ouïs qu’il commanda de le porter en son étude, parce qu’il en faisait autant d’état que de ses livres, aimant autant la nourriture de son corps que celle de son esprit. Ce lieu, où il l’enferma, n’était entouré que de planches à demi déboîtées, et couvertes d’un côté et d’autre de vieille natte que je décousis en son absence ; et, comme j’étais fort menu alors, un Gascon[15] de mes compagnons plus fidèles, levant un aiswkt de toute sa force, je me glissai à la fin dedans le cabinet, autant sacré à Bacchus et à Cérès, qu’aux muses : je regardai sous les planches, et détournai tous les livres, sans trouver aucune chose.

Ayant dit mon malheur à celui qui m’attendait de l’autre côté avec grande impatience, j’avais déjà passé mes deux pieds entre les ais pour ressortir à reculons, lorsqu’en me baissant j’avisai une grande caisse où l’année précédente on avait fait un jardin. Un certain démon me conseillant, je m’en retournai vers ce côté-là et trouvai le pâté enchassé là-dedans. La croûte était dure et de fort peu de saveur, n’y ayant point de beurre ; voilà pourquoi, songeant aussi que ce serait trop que d’emporter tout, je la laissai, et ne pris que la chair, au lieu de laquelle je mis dedans un chausse-pied, qui se trouva sous ma main. Ayant posé le couvercle, j’empaquette le lièvre dans du papier, le donne à mon compagnon, et vais après avec une aussi grande ardeur que si je l’eusse poursuivi à la chasse. Je vous jure qu’il ne demeura guère entre nos mains, et que nous n’eûmes que faire de songer où nous pourrions le cacher sûrement ; car nous le mîmes dedans notre coffre naturel avant que le soir fût venu ; et il eût fallu que nous eussions au corps une fenêtre, comme désirait Momus, pour découvrir que nous en étions les larrons.

Hortensius ne songea pas à son pâté jusqu’au lendemain, qu’il en eut un ressouvenir, et commanda à son cuistre d’aller prier à déjeuner un autre vieil pédant, sien compagnon de bouteille, et de lui dire qu’il lui ferait manger d’un bon lièvre, à la charge qu’il apportât une quarte de son bon vin, pour servir de remède à la soif que leur causerait l’épice. Ce pédant ne faillit pas à venir tout à l’heure avec autant de vin qu’Hortensius avait dit, et sitôt qu’il fut dans la chambre, le cuistre alla querir le pâté dedans la caisse et le posa sur sa table, où il ne fut pas sitôt que le vieil pédant prit un couteau qu’il fourra par l’endroit même où la croûte était entamée, pensant qu’elle ne le fût point, et tournoya tout à l’entour tenant une main ferme sur la couverture, et disant :

— Çà, çà, il faut voir ce que ce pâté-ci a dedans le ventre Ah ! monsieur Hortensius, que vous avez ici un bon couteau. Il coupe tout seul, je ne m’efforce point presque.

Hortensius se mourait de rire, voyant qu’il était si sot, qu’il passait le couteau par le lieu où il était déjà coupé ; et l’autre disait ; en ôtant la couverture :

— Qu’avez-vous à rire ?

Alors, ses yeux ne pouvant pas discerner ce qui était dedans la croûte, il mit ses lunettes, et, voyant le chausse-pied au lieu d’un lièvre, il crut qu’Hortensius s’était voulu moquer de lui et que c’était de cela qu’il faisait alors des risées : c’est pourquoi, ne supportant pas volontiers un tel affront, il reprit sa quarte sous sa robe de chambre, et s’en retourna en grommelant.

Hortensius, qui avait plus d’émotion que lui, le laissa sortir, sans songer à lui faire des excuses, et ne savait qui soupçonner du larcin du lièvre. Car, quant à son cuistre, à qui il l’avait donné à porter dans son étude, sa fidélité lui était si connue, qu’il n’avait garde de s’imaginer que ce fût lui. Ce bon serviteur était un autre soi-même, c’était son Achates, son Pirithoüs et son Pylade : sa bonté étant si grande, qu’elle couvrait l’inégalité de sa condition. Il avait l’argent en maniement, et ne ferrait point la mulewkt. Seulement il rognait notre portion, et, pour ce sujet, nous l’appelions les ciseaux d’Hortensius. Était-il croyable qu’il eût voulu aussi s’employer à rogner ce que son maître et son bon ami lui donnait franchement en garde ? Il était bien plus à juger que c’était quelqu’un de nous autres écoliers, et le pédant se l’imagina bien, sachant qu’il y en avait entre nous autres qui avaient l’artifice d’ouvrir toutes sortes de serrures. Toutefois, ne soupçonnant pas un particulièrement du fait dont il était question, il eût volontiers, tant sa rage était grande, fait ouvrir, notre corps pour savoir la vérité comme fit Tamberlan à ce soldat qui avait dérobé le lait d’une pauvre villageoise.

À la fin, il se résolut de nous punir tous, afin de ne point faillir à punir le coupable, ce qui était une injustice bien grande, ne lui en déplaise ; mais quel supplice pensez-vous qu’il nous fit souffrir ? Celui que je vous ai dit tantôt, qui lui était profitable : il dîna tout exprès auparavant que nous fussions sortis de la classe, et se retira après dans son étude. Au sortir de la messe, nous n’avions point trouvé le cuistre pour lui demander notre bisée[16], après laquelle nous courions plus allègrement que si le vent de bise nous eût soufflé au derrière ; et croyez que, quand nous avions nouvelles que le boulanger les apportait, nous étions frappés d’un doux vent ; aussi étaient-elles toutes creuses et l’on ne trouvait rien dedans que du vent au lieu de mie. Je vous laisse à juger si nous ne devions pas avoir bien faim ; et toutefois l’on nous fit asseoir à une table où il n’y avait rien que la nappe blanche comme les torchons des écuelles : pour des serviettes, l’usage en était défendu, parce que l’on y torche quelquefois ses doigts, qui sont entourés de certaine graisse qui repaît d’autant plus quand l’on les lèche.

Ayant demandé de quoi dîner au cuistre, il nous apporta le pâté tout fermé, et nous dit : Monsieur veut que vous mangiez votre part de cela. Un Normand affamé ôta la couverture, et, voyant le chausse-pied, se mit tellement en colère contre le cuistre, qui se moquait de nous, qu’il lui jeta toute la croûte et se sauva après en la chambre d’un sien ami, où il demeura un jour durant, craignant le courroux d’Hortensius. Le Gascon et moi nous nous pâmions de rire, bien que nous eussions le ventre presque aussi creux que les autres, et tous ensemble, ne pouvant avoir chez notre maître de quoi manger, nous fîmes venir quelque chose de la ville, que nous achetâmes de notre argent : ainsi tel en pâtit qui n’en pouvait mais, et notre pédant ne sut point que j’avais dérobé le lièvre.

En ce temps-là, j’étais à la troisième, où je n’avais encore rien donné pour les landis[17] ni pour les chandelles, bien que l’on fût déjà près des vacances ; et c’était que mon père avait oublié d’envoyer cela avec ce qu’il fallait pour ma pension : mon régent, mal content au possible, exerçait sur moi, à cette occasion, des rigueurs dont les autres étaient exempts, et me faisait, quand il pouvait, de petits affronts sur ce sujet.

Afin de lui causer plus de dépit, voyant qu’il cherchait partout quelques raisons pour autoriser le supplice qu’il avait envie de me faire endurer, j’étudiais mieux et m’abstenais plus que de coutume de toutes sortes de friponneries, si bien qu’il pensa plusieurs fois perdre patience, et m’imputer faussement quelque chose, tant cette âme vile se colérait lorsqu’on n’assouvissait point son avarice. Par sa méchanceté, il m’eût fallu passer par les piques, si mon argent ne fût venu à point nommé : je le lui voulais présenter à la mode que les pédants avaient introduite pour leur profit, lui donnant un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans ; sur l’écorce duquel je n’avais pas mis toutefois les écus, comme c’est l’ordinaire, mais les avais fourrés dedans par un trou que j’y avais fait.

— Monsieur, lui dis-je avec feintise en lui présentant le verre ; vous savez que je suis de loin, le messager ne m’a pas encore apporté ce qu’il faut pour votre landi : en attendant, je vous offre ceci de ma seule part, comme des arrhes de dix écus d’or que vous aurez dans quinze jours.

Cette promesse alla fendre le rocher qui entourait son cœur, et l’empêchait d’être touché du respect et de l’amitié que je lui témoignais pour vaincre sa sévérité opiniâtre. Il garda le verre, m’en remerciant, avec un souris, me versa dans ma toque des dragées et donna le citron à un galoche[18] de ses mignons, ignorant qu’il était aussi précieux que pas une pomme qui fût dans le jardin des Hespérides. Afin d’en avoir le plaisir tout au long, je le laissai faire ; mais, quand je vis que la leçon étant donnée, l’externe était prêt à sortir de classe, je m’en allai vers lui et m’enquis s’il voulait troquer son citron contre mes dragées. Il s’y accorda, aimant mieux le doux que l’aigret, et tout de ce pas je m’en retournai à notre Dominéwkt, que je tirai par sa grand’manche comme il corrigeait un thème. Je lui demandai en riant s’il voulait manger du citron, et, en disant cela, l’ouvris par la moitié avec une jambettewkt et lui fis voir les écus.

— Vous n’attendrez pas si longtemps que je vous avais fait accroire, lui dis-je.

— Non, répondit-il, en prenant l’argent, ceci est pour moi, je vous laisse le citron.

Après il me dit qu’il me louait bien pour ma subtilité, mais qu’il me blâmait pour le hasard où je m’étais mis de perdre mes écus. Tandis qu’il discourait là-dessus, ses écoliers plaudèrent[19] de leurs portefeuilles à l’accoutumée contre les bancs, et si fort qu’ils les pensèrent rompre.

Depuis, cet animal farouche, entièrement apprivoisé, ne me traita pas plus rigoureusement que les autres ; mais je ne pus jouir longtemps de ce bonheur, parce que mon père me manda, par ses lettres, que j’allasse en notre pays aux noces de mes sœurs que l’on devait marier en un même jour, l’une à un brave gentilhomme et l’autre à un conseiller du parlement de Bretagne. Je fus donc là par la voie du messager, et jamais je ne me vis si aise ; car l’on ne me parlait guère autre chose que de faire bonne chère. Néanmoins l’envie que j’avais d’apprendre les sciences me fit demander mon congé après la fête ; d’autant que la Saint-Remy s’approchait, où les leçons se recommencent ; et je m’en revins donc, âgé d’environ treize ans, pour être à la seconde classe.

De celle-là, je passai les années suivantes à toutes les autres, et enfin achevai mon cours. Je ne vous dirai rien de ce qui m’y advint ; car ce sont de petites choses qui ne feraient qu’importuner vos oreilles. Déjà je suis las de vous avoir tant conté de niaiseries, vu que je puis mieux vous entretenir.

— Comment, monsieur, dit le seigneur bourguignon, est-ce ainsi que vous me privez cruellement du récit de vos plus plaisantes aventures ? Ignorez-vous que ces actions basses sont infiniment agréables, et que nous prenons même du contentement à ouïr celles d’un gentilhomme écolier qui fait paraître la subtilité de son esprit et la grandeur de son courage dès sa jeunesse.

— Vous ne savez pas, repartit Francion, que vous recevrez bien plus de plaisir à entendre ce qui m’est advenu en un âge plus haut, d’autant que ce sont choses plus sérieuses, et où vous trouverez bien plus de quoi vous repaître l’esprit.

— Je n’attends rien moins que des merveilles de votre vie courtisane, dit le seigneur ; car j’en ai déjà ouï quelque chose de nonpareil par de certaines personnes qui venaient à la cour : c’est pourquoi je voudrais que vous y fussiez déjà, et que vous eussiez passé toutes les classes, quand vous devriez être fouetté dix fois à chacune ; néanmoins je ne désire pas sauter d’un temps à l’autre.

— Vous vous représentez avec grâce les choses comme si elles étaient présentes, lui dit Francion, et vraiment, je vous sais bon gré de ce que vous souhaitez ainsi de me voir tant donner le fouet. Où pourrais-je trouver des fesses qui y puissent résister ? Je vous prie, faites forger une cuirasse à mon cu, et la faites peindre de couleur de chair, ou prêtez la peau du vôtre pour le couvrir.

— Ne vous souciez pas, nous parviendrons à tout, lui répondit-il.

Achevant ces paroles, il vit que Francion tira un peu à soi le rideau de son lit, et avançant la tête jeta les yeux à l’endroit le plus reculé de la chambre.

— Que regardez-vous, monsieur ? lui dit-il alors.

— Je voulais voir, répondit Francion, s’il n’y avait point ici quelqu’un de vos gens pour le prier qu’il me donnât ce petit tableau qui est attaché à la tapisserie. Il m’est impossible de discerner d’ici ce qui y est représenté.

— Je m’en vais vous le querir, dit le seigneur du château ; et, s’étant levé de sa place, alla prendre le tableau, fait en ovale, et pas plus grand qu’un cadran au soleil à porter en la poche, et le mit entre les mains de Francion, qui dit qu’il était marri d’en avoir parlé, puisqu’il était cause qu’il avait pris cette peine-là. En après, il tourna sa vue vers le tableau, où il vit dépeinte une beauté, la plus parfaite et la plus charmante du monde.

— Ha ! monsieur, s’écria-t-il, mettez-vous de tels enchantements dans la chambre de vos hôtes, afin de les faire mourir sans qu’ils y pensent, et d’avoir leurs dépouilles ? Ha ! vous m’avez tué en me montrant ce portrait.

— Tout le monde n’est pas si sensible que vous, dit le seigneur ; et, si je l’étais, je serais déjà mort, puisque j’ai beaucoup de fois contemplé les attraits de ce visage.

Francion alors regarda sur la couverture du tableau, car il se fermait comme une boîte et y vit écrit : Naïs.

— Que veut signifier cela ? dit-il.

— C’est le nom de la belle, lui répondit le seigneur ; elle est Italienne, comme vous pouvez voir par sa coiffure. Un gentilhomme italien, nommé Dorini, qui vint ici dernièrement, me prêta ce portrait pour huit jours, afin que j’eusse le loisir de le considérer à mon aise. Je l’avais mis en cette chambre-ci, qui est la plus secrète de tout mon château, et où je fais mon cabinet de délices.

— Cette nonpareille dame est-elle encore vivante ? dit Francion.

— Je n’en sais rien, répondit le seigneur, il n’y a que Dorini qui nous le puisse apprendre.

— Ha ! que vous êtes peu curieux de ne vous en être point encore enquêté ! reprit Francion. L’on voit bien que vous êtes d’une humeur libre, qui se tient dans l’indifférence.

— Il est vrai, repartit le seigneur, et je vous jure qu’étant avec Hélène, que j’allai voir avant-hier, et qui n’a qu’une beauté vulgaire, je pris autant de plaisir que je ne pouvais faire en jouissant de l’incomparable Naïs. Fermez les yeux, monsieur, quand vous serez contraint de baiser un visage qui n’aura rien d’attrayant, et vos sens ne laisseront pas d’être chatouillés du plaisir le plus parfait de l’amour, et si vous éteindrez l’ardeur que vous aviez pour vous joindre à un corps en qui vos yeux trouvent des sujets d’une extrême passion.

Cependant Francion, ayant regardé attentivement le portrait, l’attacha d’une épingle au dossier de son lit, et reprit après la parole, ainsi que l’on pourra voir au livre suivant.

FIN DU TROISIÈME LIVRE


  1. ndws : voir éd. Roy, t. I, p. 122 : Artémidore le Daldien ou d’Édéphèse a écrit sous Marc-Aurèle cinq livres de l’Interprétation des Songes, cités par Rabelais dans Pantagruel, ch. 18.
  2. ndws : Excremens Selon Furetière cité par éd critique, t. I, p. 127, non seulement la matière fécale, mais également l’urine et d’autres humeurs tels la salive, la bile, la lymphe, etc. Cf. Dictionnaire Universel, 1690, t. I Gallica
  3. ndws : la mesure de saint-Denis est plus grande que celle de Paris, cf. Oudin, op. cit., p. 344.
  4. ndws : équivoque rabelaisienne au lieu de la forme régulière Baillive, cf. éd. Roy, t. I, p. 151.
  5. ndws : déchiffrer une personne : en médire, et particulariser ses défauts, cf. Oudin, op. cit., p. 154.
  6. ndws : dérober, cf. Oudin, op. cit., p. 266 : idiotisme, desrober, par ce qu’en jouant de la harpe on a les mains crochuës (vulgaire).
  7. ndws ; sot, ridicule, cf. Huguet, op. cit., p. 31.
  8. ndws : charger d’appointement, idiotisme, bien battre, cf. Oudin, op. cit., p. 15 (jeu de mot sur poings) cf. éd. Roy, t. I, p. 170.
  9. ndws : n’avoir rien à manger sur la table et se regarder l’un l’autre, ou bien regarder manger les autres, cf. Oudin, op. cit., p. 472, cité par éd. Roy, t. I. p. 174.
  10. ndws : combat acharné, cf. éd. Roy, t. I, p. 180.
  11. ndws : gorgiase, vieux mot qui signifiait autrefois une personne grasse, et de belle taille, qui avait une belle gorge, une belle représentation. Furetière, op. cit., vue 698 Gallica.
  12. ndws : débauché, cf. Oudin, op. cit., p. 443.
  13. ndws : à mon insu, cf. éd. Roy, t. I, p. 182.
  14. ndws : raquedenare ou bien raquedenaze, un avare, cf. Oudin, op. cit., p. 468.
  15. ndws : [quelqu’un] qui dérobe volontiers ; idem gasconner, prendre, dérober (vulgaire), cf. Oudin, op. cit., p. 247.
  16. ndws : vient de bise petite miche de pain blanc que l’on donne aux écoliers, cf. Furetière, op. cit., t. I, vue. 174.
  17. ndws : Landit, honoraires que les écoliers donnaient à leurs maîtres à l’époque de la foire du Landit, au mois de juillet. Cf. éd. Roy, t. I, p. 188.
  18. ndws : un galoche, un écolier qui étudie dans un collège et demeure dehors externe, cf. Oudin, op. cit., p. 244.
  19. ndws : plauder : battre, cf. Oudin op. cit., p. 432.