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L’Histoire comique de Francion/02

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Jean Fort (p. 53-Ill.).

DEUXIÈME LIVRE


L’ENVIE que Francion avait de dormir fit qu’il pria celui qui était couché à son côté d’attendre au lendemain, s’il voulait émouvoir quelques questions sur les succès qu’il lui avait récités, ou s’il désirait apprendre quelque autre chose de lui. Le gentilhomme, lui ayant accordé cette juste requête, se mit en après si fort à penser aux plaisants succès qu’il venait d’entendre, qu’il le pensa réveiller en riant à gorge déployée. Toutefois, il eut tant de puissance sur soi, qu’il ne se donna point la liberté de rire autrement que dedans le cœur. Dès qu’il avait ouï le nom de Francion, il avait bien reconnu le personnage qu’il avait pratiqué en sa jeunesse ; mais ses actions et la vive peinture de son humeur le lui faisaient bien mieux connaître que tout autre chose. Néanmoins il se proposa de ne lui pas découvrir sitôt, qu’ils avaient eu ensemble autrefois de particulières familiarités. Ayant beaucoup d’imaginations en son esprit, il se laissa vaincre par les charmes du sommeil, qui le rendirent assoupi insensiblement.

Il y avait dedans l’autre lit de la même chambre une certaine vieille, qui, arrivant des champs toute lasse, s’y était couchée de fort bonne heure. Son premier somme était déjà achevé, et déjà elle avait perdu toute la puissance et toute l’envie de dormir, quand Francion avait été sur la fin de son conte ; de façon qu’elle avait entendu qu’il était amoureux de madame Laurette, que personne ne connaissait si bien qu’elle. Il avait parlé d’une voix aussi haute au commencement que, si elle n’eût point encore été endormie à l’heure, elle eût bien pu savoir comment il s’appelait. Cela lui eût donné une parfaite connaissance de lui ; car elle l’avait ouï souvent nommer à la Cour.

Ne sachant donc pas qui il était, elle eut une telle curiosité de l’apprendre et de voir son visage, que, deux heures après, elle se mit à la ruelle de sa couche et tira du feu d’un fusil d’Allemagnewkt, qu’elle portait toujours, dont elle alluma une chandelle ; puis elle prit le chemin du lieu où il lui semblait que celui qui avait tant discouru était couché. À la voir marcher toute nue en chemise, d’un pas tremblant, avec la lumière en sa main, l’on eût dit que c’était un squelette qui se remuait par enchantement.



Elle tira tout bellement un rideau du lit de Francion, et retroussa un peu la couverture qui cachait son visage, qu’elle n’eut pas sitôt vu, qu’elle ne fut plus en peine de chercher qui c’était ; car elle se l’imagina incontinent.

Les pensées qu’il y avait si longtemps que Francion avait toujours eues de Laurette agitaient encore son esprit à l’heure, en un songe si turbulent, qu’après avoir proféré trois ou quatre paroles mal arrangées il se jeta hors du lit. La vieille, tout éperdue, se retira à côté dessus une chaire, posant son chandelier sur un coffre d’auprès. Francion, s’étant tourné d’un côté et d’autre se jette sur elle en disant :

— Ha ! ma belle Laurette, je vous tiens à ce coup ; il est impossible que vous m’échappiez.

Le gentilhomme, qui s’était réveillé au bruit que la vieille avait fait pour allumer sa chandelle et qui n’avait pas pourtant voulu parler encore, se prit tellement à rire, que tout son lit en tremblait aussi fort que si l’on eût fait dessus le doux exercice que la Nature a inventé pour croître le monde. Quant est de la vieille, elle embrassa Francion aussi étroitement qu’il l’embrassait, et, pour répondre à ses caresses, le baisa de bon courage, étant bien aise de trouver une occasion qui ne s’était guère offerte à elle depuis la perte du pucelage de Vénus, à la naissance de laquelle, je pense, tant elle avait d’âge, que la pointe de ses attraits était déjà tout émoussée.

Mais le compagnon de lit de Francion la priva d’un si cher contentement ; car il tira son gentil baiseur par le devant de sa chemise, mettant en évidence la plus aimable pièce de son corps, qui avait frôlé contre le ventre de cette vieille et lui avait causé un plaisir nonpareil ; et puis après il le fit remettre au lit.

— Comment, monsieur, lui dit-il, votre Laurette ressemble à la même laideur, ou vous ne la connaissez guère bien, puisque vous prenez cette femme-ci pour elle ?

— Ha, mon Dieu, répondit-il en se frottant les yeux, laissez-moi dormir ; que me voulez-vous dire ?

— Levez la tête, ajouta l’autre, et regardez qui est celle que vous avez embrassé.

— Comment ? qu’ai-je embrassé ? dit Francion en s’éveillant en sursaut.

— Hé, comment ! Vous ne vous souvenez point de m’avoir tenue si longtemps entre vos bras ? » dit la vieille en souriant, et montrant deux dents qui étaient demeurées en sa bouche, comme les créneaux d’une vieille tour que l’on a battue en ruine. « Oui, il est vrai, et si vous m’avez baisée et tout ».

Francion, l’ayant regardée autant que ses yeux chargés et assoupis le lui pouvaient permettre, lui répondit :

— Ne te glorifie point de ce que j’ai fait ; car apprends que je prenais ta bouche pour un retrait des plus sales, et qu’ayant envie de vomir j’ai voulu m’en approcher, afin de ne gâter rien en cette chambre et de ne jeter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne peut accroître l’extrême infection. J’y eusse, possible, après, déchargé mes excréments en te tournant le derrière, et, si j’ai touché à ton corps, c’est que je le prenais pour quelque vieille peau de parchemin que je trouvais bonne à torcher un trou où ton nez ne mérite pas de flairer. Ha, monsieur, dit-il en se tournant vers le gentilhomme, vous me voulez donc persuader que j’ai caressé cette guenuchewkt embéguinée ? Ne connaissez-vous pas qu’elle n’a rien qui ne soit capable d’amortir l’affection et de ressusciter la haine ? Ses cheveux serviraient plutôt aux démons pour entraîner les âmes chez Pluton qu’à l’amour pour les conduire sous ses lois. Si elle subsiste encore au monde, c’est que l’on ne veut point d’elle en enfer, et que les tyrans qui y règnent ont peur qu’elle ne soit la furie des furies mêmes.

— Apaisez-vous, dit le gentilhomme, vous ne recevez point de honte à l’avoir embrassée ; ses yeux, qui luisent davantage que les ardents que l’on voit la nuit auprès des rivières, vous ont attiré dedans ce précipice. La chassie qu’ils jettent est si gluante, qu’elle peut servir d’excuse à votre désir, s’il s’y est arrêté.

Alors la vieille, tenant sa chandelle à la main, s’approcha du lit et dit à Francion :

— Si vous aviez considéré que je suis votre bonne amie Agathe, qui vous a fait toujours plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures.

— Ha, c’est donc vous, répondit Francion en faisant l’étonné ; je vous connais. Il n’y a pas un mois que je suis guéri du mal que vous me fîtes gagner chez Janeton.

— Quand cela serait, dit Agathe, vous ne m’en deviez point imputer de faute ; aussi vrai que voilà la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avait juré qu’elle était plus nette qu’une perle d’or riant.

— Vous vouliez dire d’Orient, interrompit le gentilhomme.

— Il n’importe comment je parle pourvu que l’on m’entende, répond Agathe.

Ce discours cessé, le gentilhomme pria Francion de dire quelle rêverie il avait eue quand il s’était levé, pensant être auprès de Laurette. Il lui répondit qu’il voulait passer tout le reste de la nuit à dormir, et que, le lendemain, il lui conterait le plus plaisant songe qu’il eût ouï jamais.

Agathe éteignit donc la chandelle, s’en retournant dans son lit, et les laissa jusques au jour suivant, qu’ils se levèrent tous trois à pareille heure. Le gentilhomme, sachant que Francion était venu dans une charrette, lui offrit une autre commodité et lui conseilla de la renvoyer ; ce qu’il fit, priant le charretier de ne dire à personne où il l’avait mené. Ayant fait déjeuner Agathe en leur compagnie, le gentilhomme lui demanda en secret d’où elle venait et où elle allait. Elle dit qu’elle venait de Paris et qu’elle allait voir Laurette, afin d’essayer ses bonnes grâces pour un financier qui était infiniment amoureux d’elle.

— L’espoir du gain te fait faire cela ? dit le gentilhomme.

— Oui, monsieur, répondit-elle.

— Si une autre personne que le financier t’en promet un plus grand, tu l’assisteras bien plutôt. Je te prie donc de faire en sorte que tu amènes Laurette à mon château pour voir son Francion qu’elle chérit beaucoup, comme tu pourras savoir d’elle. Si tu fais cela, je te rendrai la plus contente du monde ; et ne te soucie, nous ferons alors fête entière. Sois seulement secrète maintenant et ne découvre point qui je suis.

Agathe promit à celui qui parlait à elle de faire de la fausse monnaie pour lui s’il était besoin, et après s’en retourna vers Francion, à qui elle parla de ces amours de Laurette.

— Vous aimez une malicieuse femme, lui dit-elle ; je m’assure qu’elle n’aurait point de regret à vous voir noyé, pourvu qu’elle eût vos habits : elle ne fait rien que pour le profit.

— Je le crois bien, dit Francion ; car, m’ayant ouï dire que j’avais une fort belle émeraude, elle me la demanda, et, dès que je lui eus promis de la lui donner, elle me fit meilleur visage qu’auparavant.

— Je vous ai entendu cette nuit conter votre histoire, ajouta Agathe. Vous dites qu’une servante vous fit choir du haut en bas d’une échelle ; c’était sans doute sa maîtresse qui lui avait commandé d’en faire ainsi, et par aventure lui aidait-elle, la mauvaise. Ne connaissiez-vous pas bien que l’impossibilité qu’elle disait être à l’aller voir n’était qu’une chimère ? Elle vous eût bien fait entrer dans le château autrement que par une fenêtre, si elle n’eût voulu mettre un plus grand prix à ses denrées par cette difficulté-là.

— Le pont-levis était haussé, dit Francion ; je ne pouvais entrer par un autre lieu.

— Elle vous pouvait introduire au château de jour, reprit Agathe, et vous cacher en quelque endroit.

— Cela eût été fort périlleux, repartit Francion.

— Vous l’aimez, je le vois bien, ajouta Agathe, vous ne pouvez croire qu’il y ait de la malice en son fait ; et vous imaginez que toutes les vertus se sont tellement fortifiées dans son âme, qu’elles en défendent l’approche à tous les vices. Possible vous figurez-vous qu’elle est encore aussi pucelle que quand sa mère l’enfanta, à cause que vous savez que Valentin ne lui a pas pu faire une grande violence ; mais je veux vous ôter ces imaginations et vous conter toute sa vie, afin que vous sachiez de quel bois elle se chauffe. Aussi bien fait-il si mauvais temps, que, ne pouvant encore sortir d’ici, il nous faut quelque entretien.

Comme elle disait cela, le gentilhomme s’approcha d’elle et témoigna qu’il serait fort joyeux d’entendre les contes qu’elle ferait, qui ne pouvaient être autres qu’agréables. Après donc s’être un peu arrêtée et avoir dit qu’elle voulait conter ses actions aussi bien que celles de Laurette, elle commença ainsi :

— Je ne feindrai point, mes braves, de vous dire mes jeunes amourettes, d’autant que je connais que vos esprits ne sont pas faits de cruche, comme ceux des autres et que ce m’est une gloire d’avoir suivi la bonne nature. Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit à l’âge de quinze ans, à servir une bourgeoise de Paris dont le mari était de robe longue. En ma foi, c’était la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu, comment le croirez-vous bien ? Il eût mieux valu que celui qui l’avait épousée eût épousé un gibet ou qu’il eût été attaché à une chaîne de galère que d’être lié à elle par mariage, car il n’eût pas eu tant à souffrir. Dès le matin, elle se mettait à jouer et à faire gogailleswkt avec ses voisines. Monsieur était-il revenu du Châtelet fort tard, il avait beau dire que la faim le pressait, elle ne se mettait point en devoir de lui faire apprêter à dîner, parce que, pour elle, elle était saoule, et il lui semblait que les autres l’étaient de même. Qui plus est, s’il pensait ouvrir la bouche pour crier, elle le forçait de la clore aussitôt, de peur de l’irriter davantage ; car elle l’étourdissait de tant d’injures, qu’il fallait qu’il fût armé de la patience de Job pour les souffrir. Combien que ce fussent ses affaires qui l’avaient empêché de revenir de bonne heure elle lui disait que c’était son ivrognerie et qu’il venait de trinquer quelque part. Quand il voyait cela, il prenait son manteau et s’en allait prendre son repas ailleurs ; mais il rendait sa cause pire, car elle faisait en sorte que quelqu’une de ses voisines savait le lieu où il allait, et puis elle lui disait : « Vous voyez, notre maison lui pue ; il n’y vient point, ni pour la table, ni pour le lit » ; puis elle procurait tant, que quelqu’un de ses parents lui en faisait des réprimandes.

Je vous laisse à penser si elle n’exerçait pas de plus notables rigueurs dessus moi. Dieu sait combien de fois elle m’a fait souper par cœur[1], les jours qu’elle était de festin chez ses compagnes, et combien de horions elle m’a baillés principalement quand je ne lui agençais pas bien quelque chose, lorsqu’elle s’habillait. Elle tenait toujours une épingle dans sa main, dont elle me piquait le bras quand je n’y songeais point. Une fois, la servante de cuisine ne se trouva pas sur le dîner à la maison ; c’était un vendredi, il fallut que je fisse une omelette. Parce que j’y mis un mauvais œuf et qu’il tomba de la suie dedans, madame prit tout et m’en fit un masque, me la plaquant au visage. Si je n’avais pas bien fait ma besogne, quand il venait une de ses voisines la visiter, tout leur entretien était là-dessus. « Ma servante fait ceci, elle fait cela, par-ci par là ; c’est une diablesse presque entière, il ne lui faut plus que des cornes. — La mienne l’outrepasse en mauvaiseté, disait l’autre, je vous veux conter de ses tours. » Sur cela, elle commençait à en enfiler de toutes sortes : qu’au lieu qu’un muid de vin avait accoutumé de durer trois mois, il n’en durait plus que deux depuis qu’elle lui avait baillé la clef de la cave ; que, si elle l’envoyait en message, elle y mettait une journée, et qu’elle n’était jamais lasse de deviser, spécialement avec des galefretierswkt qui lui faisaient l’amour. Ainsi se passait toute leur communication.

Mais je vous assure que, quand je pouvais rencontrer la servante dont la maîtresse avait tant dit de mal, je savais bien trouver ma langue et ma mémoire pour lui rendre tout de point en point. C’était alors que nous nous entredisions nos infortunes et que nous savions bien dire autant de choses de ces madames qu’elles en sauraient dire de nous : c’est un souverain plaisir que de médire, lorsque l’on est offensé ; aussi ne nous y épargnions-nous pas.

Il faut que je vous conte comment et pourquoi je sortis d’avec cette maîtresse. Elle était fort somptueuse en habillements, et son plus grand contentement était d’y passer toujours ses voisines ; de sorte que, quand elle voyait que quelqu’une avait une robe à la mode ou quelque autre chose, elle enrageait de n’en avoir point aussi. C’était alors qu’il fallait bien nécessairement qu’elle se portât en une extrémité fâcheuse ; car elle était contrainte de faire des caresses extraordinaires à son mari, pour tirer la moelle de sa bourse.

— Ha, mon fils, mon mignon, disait-elle en le baisant, endureras-tu toujours que cette petite gueuse du coin de notre rue, qui était au cagnardwkt il n’y a pas longtemps, me morgue quand elle me voit, comme si je n’étais rien à sa comparaison, à cause qu’elle a une plus belle robe que moi ? Souffriras-tu toujours que je ne paraisse qu’un torchon au prix d’elle, et qu’étant en sa compagnie, l’on me prenne pour son chambrillonwkt ? Ne sais-tu pas que l’office qu’a son mari n’est pas si honorable que le tien et qu’il ne vaut que douze mille francs, au lieu que celui que tu as, étant loyalement apprécié, en vaudrait plus de quinze mille ? Je n’ai point eu de robe ni de jupe depuis celle de mon mariage ; donne-moi pour en avoir d’autres.

Voilà les discours qu’en ces nécessités elle tenait à son mari ; et l’ayant su amadouer, lui promettait de lui obéir en toutes choses dorénavant, elle obtenait quelquefois tout ce qu’elle voulait de lui.

Voulant donc un jour avoir un collier de plus grosses perles qu’elle n’avait, elle voulut aller à son secours ordinaire ; mais monsieur était alors d’une humeur si revêche, qu’il la rabroua comme elle méritait. La douceur ne lui pouvant servir de rien, elle vola à l’autre extrémité et commença à chanter pouille à son mari ; elle lui reprocha que, sans elle, il eût été à l’hôpital, que les moyens qu’elle lui avait apportés l’avaient relevé du fumier, et que cependant il ne lui voulait pas bailler une chétive somme d’argent dont elle avait nécessairement affaire. Elle lui représenta qu’il n’était fils que d’un paysan, et qu’en sa jeunesse il avait porté la hotte aux vendanges. Pour se revancher, il lui dit que les villageois, gens simples et sans méchanceté, valaient bien les marchands trompeurs, comme était son père. Là-dessus il lui déduisit les fraudes et les usures du défunt sire ; ce qui la mit en colère davantage.

— Comment, vilain, dit-elle, en faisant le pot à deux anses, tu es donc si audacieux que de médire de celui qui a pris tant de peine à acquérir le bien dont tu jouis ? Ha ! par sainte Barbe, les marchands sont bien plus à priser que des coquins de procureurs comme toi. Tu t’es vanté que la plupart du bien que tu possèdes a été gagné par ton industrie ; mais tu mens, faux traître, tout vient de mon pauvre père, de qui Dieu ait l’âme. Hélas, continua-t-elle en pleurant, il fit une grande faute de me donner à un juif comme toi.

Après ceci, elle lui reprocha que le peu qu’il avait de son côté n’avait encore été acquis que par des larcins qu’il avait exercés sur ses parties, et lui dit ensuite, tous ses crimes si ouvertement, que, s’il eût envie d’aller à confesse à l’heure même, il eût fallu seulement qu’il l’eût écoutée pour apprendre tout au long de quelles choses il se devait accuser devant le prêtre.

Un villageois était alors dans l’étude avec le clerc, où il entendit, entre autres discours, que ma maîtresse disait à son mari qu’il l’avait trompé depuis peu, et lui avait fait payer six écus de quelque expédition qui n’en valait pas un. Son intérêt le pressant, il entre tout échauffé au lieu où se faisait la dispute, et s’écria :

— Monsieur mon procureur, rendez-moi cinq écus, vous avez pris cinq écus plus qu’il ne vous faut ; voilà votre femme qui vous le témoigne.

Mon maître, assez empêché d’ailleurs, ne lui répond point. Il redoubla alors ses cris ; et cependant ma maîtresse cessa les siens, qui lui avaient presque écorché la gorge, et, laissant vider le nouveau différend, elle sortit de la maison tellement en fougue, que ses yeux eussent épouvanté ceux qui l’eussent fixement regardée. Moi qui la suivais toujours par la ville, autant que son ombre, je n’y manquais pas encore à cette fois-là ; j’entrai avec elle chez un de ses parents, où elle exagéra la méchanceté et l’avarice de son mari, et dit pour conclusion qu’elle voulait être séparée. Le parent, qui entendait le tric-trac de la pratique, fit faire les procédures.

Enfin, parce qu’elle était amie du lieutenant civil de ce temps-là, duquel je ne veux rien dire, sinon qu’il était aussi homme de bien que les autres de son étoffe, elle fut séparée de biens.

Elle se tint donc toujours au logis où elle s’était retirée, et bien souvent de lestes mignons de ville la venaient visiter. Entre autres, il y en avait un d’assez bonne façon, qui comme je le reconduisais un soir dessus les montées avec une chandelle, essaya de me baiser. Je le repoussai un peu rudement, et vis bien qu’il s’en alla tout triste à cause de cela. Quelques jours après, il revint, et fit glisser dedans ma main quelques testonswkt, qui me rendirent plus souple qu’un gant d’Espagne ; non pas que je fusse prête à lui accorder la moindre faveur du monde, je veux dire seulement que j’avais une certaine bienveillance pour lui.

Je n’eusse pas pu croire qu’il me voulût tant de bien qu’il faisait, si une femme inconnue, que je rencontrai à la halle ne m’en eût assuré et ne m’eût dit que j’avais le moyen de me rendre la plus heureuse du monde, si je voulais aller demeurer avec lui. Je devais alors être bien glorieuse et me croire bien plus belle que ma maîtresse, puisqu’un de ses pigeons sortait de son colombier pour venir au mien ; aussi je me souviens qu’elle avait été jalouse de moi, étant avec monsieur, et qu’elle n’avait pas voulu aller une fois aux champs, craignant qu’en son absence il ne me fît coucher au grand lit.

Vous riez, messieurs, de m’entendre parler de la sorte. Hé quoi, ne sauriez-vous croire que j’aie été belle ? Ne se peut-il pas faire qu’en un lieu de la terre, raboteux, plein d’ornières et couvert de boue, il y ait eu autrefois un beau jardin, enrichi de diverses plantes et émaillé de diverses fleurs ? Ne peut-il pas être aussi que ce visage ridé, couvert d’une peau sèche et d’une couleur morte, ait eu en ma jeunesse un teint délicat et une peinture vive ? Ignorez-vous la puissance des ans, qui ne pardonnent à rien ? Oui, oui, je puis dire qu’alors mes yeux étaient l’arsenal d’amour, et que c’était là qu’il mettait les foudres dont il embrase les cœurs. Si j’y eusse pensé alors, j’eusse fait faire mon portrait ; il m’eût servi bien à cette heure pour vous prouver cette vérité. Mais, las, en récompense, il me ferait plus jeter de larmes maintenant que mes amants n’en jetaient pour moi ; car je regretterais bien la perte des attraits que j’ai eus. Néanmoins, ce qui me console, c’est que tant que j’en ai été pourvue, je les ai assez bien employés, Dieu merci. Il n’y a plus personne en France, qui vous en puisse parler que moi ; tous ceux de ce temps-là sont allés marquer mon logis en l’autre monde.

Celle qui en savait le plus y est allée presque des premières ; c’est la dame Perrette, qui me vint accoster à la halle. Elle me donna autant de riches espérances qu’une fille de ma condition en pouvait avoir, et me pria de venir chez elle tout aussitôt que j’aurais pris mon congé de ma maîtresse. Je ne faillis pas à le demander des le jour même, sur l’occasion qui se présenta après avoir été bien criée pour avoir acheté de la marée puante.

Le paquet de mes hardes étant fait, j’allais trouver celle dont les promesses ne me faisaient attendre rien moins qu’un abrégé du paradis. Voyez comme j’étais simple en ce temps-là ; je lui dis :

— Ma bonne mère, comment est-ce que vous n’avez pas pris la bonne occasion que vous m’avez adressée. Pourquoi est-ce que vous n’allez point servir ce monsieur, avec qui l’ont fait si bonne chère, sans travailler que quand l’on en a envie ?

— C’est que je t’aime plus que moi-même, dit-elle en se prenant à rire. Ah, vraiment tu n’en sais guère ; je vois bien que tu as bon besoin de venir à mon école. Ne t’ai-je pas appris qu’il t’aime, et ne vois-tu pas que pour moi, je ne suis pas un morceau qui puisse chatouiller son appétit ? Il lui faut un jeune tendron comme toi, qui lui serve aussi bien au lit qu’à la table.

Là-dessus, elle chassa de mon esprit la honte et la timidité, et tâcha de me représenter les délices de l’amour. Je prêtai l’oreille à tout ce qu’elle me dit, goûtai ses raisons et suivis ses conseils, me figurant qu’elle ne pouvait faillir, puisque l’âge et l’expérience l’avaient rendue experte en toutes choses.

Monsieur de la Fontaine (ainsi s’appelait ce galant homme à qui je plaisais) ne manqua pas de venir des le jour même chez Perrette, d’où il ne bougeait, tant il avait hâte qu’elle eût accompli la charge qu’il lui avait donnée de me débaucher. Quand il me vit, il témoigna une allégresse extrême ; et, me trouvant toute résolue à faire ce qu’il voudrait, après avoir bien récompensé sa corratière, il me fit monter en une charrette, qui me porta jusques à un gentil logis qu’il avait aux champs.

Tout le temps que je fus là, s’il me traita, pendant le jour comme sa servante, il me traita la nuit en récompense comme si j’eusse été sa femme. Alors je sus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchais que de ce que je n’avais pas plus tôt commencé à en goûter. Je m’y étais tellement accoutumée, que je ne m’en pouvais non plus passer que de manger et de boire ; de sorte qu’il fallait que je prisse tous les jours mes ordinaires repas, aussi bien par la bouche secrète que par celle qui se montre à tout le monde. Le malheur pour moi fut que mon La Fontaine devint malade et que son robinet ne versait plus d’eau qui me fût plaisante. Il me fut force de souffrir la figure du jeûne, encore que je couchasse toujours auprès de lui, parce qu’il disait qu’il m’aimait tant, qu’il lui semblait qu’en me touchant seulement un peu il trouvait de l’allègement en son mal ; mais tout cela ne rassasiait pas mon ventre affamé. Je fus contrainte de me laisser aller à la poursuite du valet, qui était si ambitieux, qu’il désirait être monté en pareil degré que son maître. Nous ne demeurâmes guère forger ensemble les liens d’une amitié lubrique, et je reconnus par effet qu’il ne faut point faire état de la braverie et de la qualité, lorsque l’on veut jouir des plaisirs de l’amour avec quelqu’un ; car celui-ci, avec ses habits de bure, me rendait aussi satisfaite que son maître avec ses habits de satin.

Enfin, monsieur de La Fontaine revint en convalescence et paya tout au long les arrérages qu’il me devait. Son serviteur occupait aussi la place, lorsqu’il lui était possible, de façon que mon champ ne demeurait point en friche, et que, s’il ne produisait rien, ce n’était pas à faute d’être bien cultivé.

Je ne sais quelle mine vous faites, Francion, mais il semble que vous vous moquiez de moi. Êtes-vous étonné de m’entendre parler si librement ? La sotte pudeur est-elle estimée d’un si brave chevalier comme vous ?

Francion répondit alors à Agathe que la contenance qu’il tenait ne procédait que de l’aise qu’il sentait de l’ouïr discourir avec tant de franchise, et que tout ce qu’il avait à souhaiter était qu’elle parlât bientôt de Laurette.

— Toutes choses auront leur lieu, répliqua-t-elle ; vous n’aurez point de sujet de vous ennuyer. Le serviteur de monsieur de La Fontaine, étant entré en mes bonnes grâces, y gagna petit à petit une place plus grande que son maître, pour ce que l’égalité de nos conditions faisait que je parlais plus familièrement à lui. Enfin je ne divisai plus mon cœur en deux parts, et le lui donnai entièrement.

J’eus le vent que mon maître, persuadé par ses amis de quitter sa manière de vie, était en termes de se marier. Sa délibération m’en fit prendre une à mon profit, d’autant que je me figurai que lui ou la femme qu’il allait prendre me chasseraient honteusement de la maison. Pour remédier à ce mal, je me délibérai de faire un coup de ma main qui me payât de mes gages, et de faire un trou à la nuit[2], comme dit le proverbe. Je communiquai mon dessein à Marsaut, qui était notre valet, et le vis tout-à-fait disposé à me suivre. Mon maître, quelques jours après fut sollicité de prendre mille livres que l’on lui voulait donner pour racheter une rente de lui ; je les vis compter pièce à pièce, et fis tant, que je découvris que, n’étant guère bien meublé en sa maison, il s’était contenté de les serrer en son buffet.

La fortune me montrait un visage aussi riant que j’eusse su désirer ; car il fut prié d’aller souper en la ferme d’un gentilhomme champêtre, à une grande lieue de la sienne. Dès qu’il fut parti, Marsaut retourna le buffet, et, ayant levé un aiswkt du derrière, en tira la somme entière puis le raccommoda le mieux qu’il put. Ce qui nous était grandement favorable, c’est que c’était quasi toutes pièces d’or ; de sorte qu’il me fut facile de faire tenir tout dans une petite boîte.

Sur les neuf heures au soir, nous descendîmes dans le jardin pour sortir par la porte de derrière ; et déjà Marsaut était dehors, lorsque j’entendis que mon maître heurtait à la grande porte. J’eus si peur qu’il me surprît que je fermai celle du jardin, et m’en revins à la maison. Craignant d’être saisie avec l’argent que j’avais, je m’en allai le cacher la nuit dans une vigne qui était en notre clos, où je savais bien que l’on n’entrerait de longtemps. Le lendemain, mon maître, fouillant dedans son buffet et n’y trouvant plus le rachat de sa rente, mena un horrible bruit par tout le logis ; et, voyant que son valet s’était absenté dès le soir précédent, il n’eut point de soupçon que ce fût un autre que lui qui l’eût dérobé. Quant à moi, je pensai que Marsaut n’avait osé revenir au logis et qu’il m’attendait quelque part ; mais il ne me fut pas possible de le joindre sitôt, car j’avais perdu alors la résolution de m’en aller sans prendre congé. Enfin, je tâchai d’avancer l’affaire ; je dis à mon maître que j’avais appris qu’il était sur le point de se marier, et que, cela étant, je ne pouvais plus demeurer chez lui.

Après quelque feinte résistance, il s’accorda à m’en laisser sortir : il fut, je pense, bien aise de ce que j’en avais entamé la première la parole. J’allais donc un soir déterrer mon argent, et le lendemain, dès le matin, je partis. Avec ce que mon maître m’avait donné, je m’estimais grandement riche, et mon rendez-vous à Paris fut chez la bonne Perrette, qui me reçut très humainement. Lorsqu’elle su l’argent que j’avais, elle me conseilla de m’en servir pour en attraper davantage, et fit acheter des habits de demoiselle, avec lesquels elle disait que je paraissais une petite nymphe. Mon Dieu, que je fus aise de me voir leste et pimpante et d’avoir toujours auprès de moi des jeunes hommes qui me faisaient la cour ! Mais les dons qu’ils me faisaient n’étaient pas si grands que j’en pusse fournir à notre dépense qui était grande, tant de bouche que de louage de maison ; et puis Perrette avait voulu avoir le bonheur, aussi bien que moi, de traîner[3] la noblesse avant sa mort ; de sorte que je me voyais au bout de mes moyens et ne vivais plus que par industrie. La cour s’était éloignée pour quelque trouble, et, en son absence, notre misérable métier n’était pas tant en vogue qu’il nous pût nourrir splendidement.

Un soir, Perrette, ayant fait des plaintes avec moi là-dessus, ouït quelque bruit dans la rue. Sa curiosité la fit mettre à la porte, pour voir qui c’était ; et elle fut tout étonnée qu’un homme, en fuyant, lui mît entre les mains un manteau de velours doublé de pluche, sans lui rien dire. Je m’imagine que c’est qu’il la connaissait ; car sa renommée était assez épandue par la ville et dans toutes les académies d’amour : elle était la lumière des femmes de son état.

Le gage qu’elle reçut lui plut extrêmement, et nous nous mîmes à le découdre la nuit, de peur qu’il fût reconnu en le portant, le lendemain, à la friperie. Nous espérions que l’argent de cette vente subviendrait à nos urgentes nécessités ; mais voilà que l’on heurte à notre porte, un peu devant souper, comme nous devisions avec un honnête homme qui me venait voir souvent. La servante ouvre à trois grands soldats, qui demandaient à parler à la maîtresse du logis. Perrette descend pour savoir ce qu’ils veulent ; ils ne l’eurent pas sitôt envisagée, que l’un d’eux s’approcha d’elle et lui dit :

— Mademoiselle, je vous prie de me rendre le manteau que je vous baillai hier au soir en passant par ici.

Perrette lui nia qu’elle eût reçu un manteau de lui, et dit qu’elle ne le connaissait point pour prendre quelque chose en garde de sa main. Là-dessus, ils émurent un grand bruit qui me fit descendre pour en savoir la cause ; mais, dès que je fus en l’allée, je connus qu’un des trois qui demandaient le manteau était Marsaut. Je m’en retournai me cacher toute confuse, et tandis la querelle s’alluma tellement, que le commissaire du quartier, en étant averti, s’y en vint pour y gagner sa lippéewkt. Voyez un peu la merveille, et comme cet homme de justice était équitable ! Ceux qui querellaient Perrette étaient voleurs, il les reconnaissait pour tels, et néanmoins il assura que le manteau qu’ils avaient dérobé leur appartenait, comme pris en bonne guerre, et condamna Perrette à le leur rendre. Elle qui savait l’autorité du personnage, et combien il lui importait de gagner ses bonnes grâces, ne voulut plus faire la rétive ; mais ayant confessé qu’elle avait reçu le manteau, elle assura qu’elle ne voulait point de dispute et qu’elle en passerait par où l’on aviserait. Elle dit, de surplus, qu’elle l’avait déjà vendu, et pria les trois auxquels il appartenait, et monsieur le commissaire aussi, d’en venir manger ce qu’elle en avait retiré.

Aux moindres mots de courtoisie qu’elle eut dit pour les inviter, les voilà prêts à bien faire, et, avant que de remonter, elle envoie sa servante en tous les lieux où il fallait aller pour avoir en un moment le couvert d’une table. Quand je vis entrer Marsaut, je changeai de couleur plus de fois que ne ferait un caméléon en toute sa vie. Encore le malheur voulut que celui qui m’entretenait s’en allât, de sorte que je fus après contrainte de parler à ceux qui étaient demeurés.

Marsaut me regardait et m’écoutait avec un étonnement non-pareil, car il lui semblait bien que j’étais la même Agathe avec laquelle il avait eu par le passé une familiarité si grande ; mais mes habits le démentaient. Il fut des mieux trinqué au repas que nous fîmes ; et, parce que nous avions tous affaire l’un de l’autre, nous nous jurâmes une éternelle amitié et une assistance favorable. Nos conviés s’en retournèrent coucher chez eux, et le lendemain Marsaut ne faillit pas à revenir avec cinq de ses compagnons mieux en ordre que ceux que j’avais déjà vus : me tenant en secret, il me dit que je n’avais que faire de cacher ce que j’étais, parce qu’il me reconnaissait bien. Ma réponse fut que je n’avais aussi jamais désiré de le lui tenir secret, et qu’il me devait excuser si le jour précédent je ne lui avais point fait d’accueil, d’autant que je ne le trouvais point à propos, à cause des personnes qui étaient présentes. Là-dessus, il s’enquit de moi, que j’avais fait de l’argent de notre maître ; et je lui fis accroire qu’il me l’avait repris, l’ayant trouvé dans mon coffre, et qu’il m’avait chassée pour ce sujet. Quant à l’état où j’étais, je lui dis qu’il n’en devait entrer en aucune admiration, vu qu’il pouvait présumer par quel moyen je m’y étais mise et m’y conservais.

Voilà en un instant notre amitié nouée de plus belle, et ce fut à lui à conter quelle sorte de vie il avait choisie : il me dit que, ne pouvant plus obéir à des maîtres, il avait trouvé un brave homme de son pays, qui était l’un de ceux que je voyais, lequel l’avait attiré à chercher comme lui l’occasion, la nuit et le jour, et dérober tout ce qu’ils pourraient. Il me conta qu’ils étaient dans Paris grande quantité qui vivaient de ce métier-là, et qui avaient entre eux beaucoup de marques pour se reconnaître, comme d’avoir tous des manteaux rouges, des collets bas, des chapeaux dont le bord était retroussé d’un côté, et où il y avait une plume d’un autre, à cause de quoi l’on les nommait plumets ; que leur exercice était, le jour, de se promener par les rues et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que, la nuit, ils avaient d’autres moyens différents pour exercer leurs voleries ; que quelques-uns d’eux avaient l’artifice d’attirer au jeu ceux qu’ils rencontraient et de leur gagner leur argent par des tromperies insignes ; et qu’enfin ils étaient en si bonne intelligence avec les ministres de la justice, qu’il n’arrivait guère qu’ils fussent punis, s’ils n’avaient quelque forte partie de qui la bourse fût mieux garnie que la leur. Bref, il m’apprit les affaires les plus secrètes de sa compagnie. Je lui demandai si pas un des siens ne craignait le supplice. Il me répondit qu’il croyait qu’il n’y en avait guère qui y songeassent seulement, et qu’ils n’avaient rien devant les yeux que leur nécessité qui les obligeait à chercher des moyens de passer leurs vies parmi le contentement ; et que, s’il advenait que l’on les fît mourir l’on les délivrerait du souci et de la peine qu’ils prenaient à tâcher de se tirer hors de la pauvreté. Je voulus encore savoir de quelle manière de gens leurs bandes étaient composées.

— Nous sommes, pour la plupart, ce dit-il, des valets de toutes sortes de façons qui ne veulent plus servir, et encore, parmi nous, il y a force enfants d’artisans de la ville qui ne veulent pas se tenir à la basse condition de leurs pères et se sont mis à porter l’épée, pensant être beaucoup davantage à cause de cela : ayant dépensé leurs moyens, et ne pouvant rien tirer de leurs parents, ils se sont associés avec nous. Je vous dirai bien plus, et à peine le croirez-vous : il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes, et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit. Ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens, comme nous ; ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins, ils prennent aussi bien les manteaux comme nous et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de l’épée. De là vient que l’on les appelle tire-soies, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines.

Quand Marsaut m’eut conté cela, je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs, indignes du rang qu’ils tiennent à la cour, lesquels prenaient pourtant leur vice pour une héroïque vertu. Les plumets et les filous ne me semblaient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchaient qu’à sortir de leur nécessité, et qu’ils n’étaient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu.

Depuis, Perrette, ayant eu leur accointance, leur servit à retirer beaucoup de larcins, dont elle avait sa part pour nous entretenir. Le commissaire souffrait que l’on fît tout ce ménage, encore que les voisins l’importunassent incessamment de nous faire déloger, parce qu’il avait avec nous un acquêt qui n’était pas si petit qu’il n’aidât beaucoup à faire bouillir sa marmite.

Nous jouâmes en ce temps-là beaucoup de tours admirables à des gens qui payaient toujours, malgré eux, l’excessive dépense que nous faisions. Je ne vous en veux raconter qu’un entre autres, venu de l’invention de Marsaut, qui s’était rendu, par l’exercice, un des plus subtils voleurs qui fût en toutes les bandes des Rougets et des Grisons ; car les compagnies s’appelaient ainsi. Il continuait toujours à jouir de moi quand il en avait envie, et n’était point jaloux que d’autres que lui eussent le même bien, pourvu qu’il fût leur maquereau. De tous côtés il me cherchait des pratiques, mais non point des communes ; car il ne s’y arrêtait pas seulement. Il ne butait qu’aux excellentes, comme était celle que je m’en vais vous dire.

Un jeune gentilhomme anglais était logé avec lui au faubourg Saint-Germain, et lui avait une fois dit qu’il ne voyait point de si belles femmes en France qu’en son pays. Marsaut lui ayant répondu qu’elles se cachaient à Paris dedans les maisons, comme des trésors qui ne devaient pas être mis à la vue de tout le monde, il s’enquit de lui s’il en connaissait quelqu’une.

— Je vous veux faire voir la plus belle que je connaisse, ce dit Marsaut, et qui est entretenue par un des plus grands seigneurs de la cour.

Après avoir dit cela, il le mène promener, lui contant mille merveilles de mes perfections, et le fait passer par dedans notre rue, où il lui montre ma demeure. Il fallut qu’ils y retournassent par dix ou douze fois pour me voir à la fenêtre ; car je ne m’y tenais pas souvent, et encore n’était-ce que le soir. Ce qui fit que l’Anglais, ayant déjà l’opinion préoccupée et ne pouvant pas voir parmi l’obscurité les défauts de mon visage, s’il y en avait, crut que j’étais un chef-d’œuvre de la nature.

— Elle n’est pas ma parente de si loin, lui dit Marsaut en se retournant, qu’elle ne m’appelle son cousin à tour de bras.

— Vous l’allez donc visiter ? dit l’Anglais.

— Quelquefois, répond Marsaut.

— Y a-t-il moyen que j’y aille avec vous, réplique l’Anglais.

— Comment ! monsieur, dit Marsaut, à peine y puis-je avoir entrée pour moi ; car le seigneur qui la possède est si jaloux qu’il a des espies qui veillent sur ses actions et gardent que personne ne parle à elle, principalement en particulier.

— Ne dois-je point avoir d’espérance d’acquérir ses bonnes grâces ? reprit l’Anglais.

— Je pense que cela n’est pas faisable, encore que votre mérite soit infini, répond mon dissimulé cousin ; car elle a trop bien donné son cœur pour le dégager de sitôt.

Cette difficulté augmenta les désirs de l’Anglais, qui ne sortait jamais depuis, qu’il ne fît la ronde vers ma maison, comme s’il l’eût voulu prendre d’assaut. Je fus avertie de ce qu’il me fallait faire, et à l’heure que mon nouvel amant passait, je me mettais à la fenêtre pour jeter toujours des œillades languissantes dessus lui, comme si j’eusse été transie d’amour à son sujet. Un jour, Marsaut s’arrêta tout exprès à parler à moi sur ma porte, comme l’autre était en notre quartier, et, quand il passa, je dis fort haut : « Mon Dieu ! qui est cet étranger-là ? il a parfaitement bonne mine. »

Cette parole, qu’il entendit, lui navra le cœur par l’oreille ; mais la passion qu’il eut alors ne fut rien à comparaison de celle qu’il sentit lorsque Marsaut, étant de retour, lui conta que je m’étais bien enquise encore plus particulièrement de lui après qu’il avait été passé, et que j’étais si aise de le voir, que je me tenais tous les jours à ma fenêtre à l’heure qu’il avait accoutumé de venir en ma rue. « Voilà un bon commencement pour votre amour, ajouta Marsaut, il faut poursuivre à tout hasard : je me fais fort de vous y servir beaucoup. » L’Anglais, tout comblé de joie, embrassa une infinité de fois Marsaut, qui, pour commencer à faire son profit, supplia l’hôte de faire accroire qu’il lui devait cinquante écus pour l’avoir logé. Il tenait cabaret chez lui et s’entendait avec les filous, qui y menaient boire des dupes pour les tromper au jeu ou leur ôter leur argent de violence ; voilà pourquoi il n’avait garde qu’il ne s’accordât à faire ce que lui demandait un du métier. Comme Marsaut était avec l’Anglais, il lui vint dire qu’il avait affaire des cinquante écus qu’il lui devait : Marsaut fit réponse qu’il n’avait pas d’argent à l’heure ; l’hôte jure qu’il en veut avoir et qu’il s’en va querir les sergents pour le faire ajourner. Lorsqu’il s’en fut allé, Marsaut pria le gentilhomme anglais de l’assister en une nécessité si grande, et tira sans difficulté de lui la somme que l’on lui avait demandée, lui promettant de bouche de la lui rendre. Il feignit qu’il s’en allait rattraper le tavernier pour le contenter, et qu’en considération du plaisir qu’il venait de recevoir il donnerait jusques à ma maison pour savoir tout à fait si mon cœur pouvait être échauffé par un autre que celui que j’avais déjà.

À son retour, il fit accroire à l’Anglais qu’il m’avait trouvée entièrement disposée à contracter avec lui une parfaite amitié, et que je ne demandais pas mieux que de jouir de sa communication. Là-dessus, il lui dit qu’il serait fort à propos qu’il me fît quelque présent, comme d’un poinçon de diamant pour mettre dans les cheveux, parce qu’il avait remarqué que je n’en avais point, et que je tenais un peu d’une humeur avaricieuse, qui me donnait de l’inclination à chérir ceux qui me faisaient des largesses. Ce passionné étranger alla aussitôt acheter ce que Marsaut lui avait dit, et le lui mit entre les mains pour me l’apporter, sur la promesse qu’il lui fit que, le lendemain, il verrait que j’en parerais ma tête lorsqu’il le ferait parler à moi.

Je savais l’heure qu’il devait venir, et me mis sur notre porte, où il m’accosta courtoisement avec Marsaut. Il n’entendait pas encore bien le français, aussi ne faisais-je pas son langage corrompu, de manière que notre entretien fut d’un coq-à-l’âne perpétuel. Quand il m’offrait son affection, je pensais qu’il me reprochât le présent bien plus riche qu’il m’avait déjà fait ; néanmoins je n’étais pas prête à le lui rendre. Si je louais son mérite, il me répondait que, s’il eût pu trouver un plus beau diamant que celui qu’il m’avait envoyé, c’eût été pour moi.

Nous avions bon besoin que Marsaut nous servît de truchement, comme il fit depuis, en me disant en deux mots que le beau chevalier que je voyais se mourait d’amour pour moi, et en répondant à l’Anglais, suivant mes paroles, que, sur tous les vices du monde, je haïssais l’ingratitude, et serais prompte à reconnaître son affection puisqu’elle était jointe à des perfections incomparables dont j’étais éprise.

Là-dessus, Perrette sortit de sa chambre et me dit avec une voix rude, comme si elle eût été en colère :

— Rentrez-ici ! À qui parlez-vous là-bas ?

— Je parle à mon cousin, répondis-je.

Puis aussitôt, avec une façon craintive et éperdue, je dis adieu à mon vrai serviteur et à mon feint parent, qui lui dit que celle qu’il avait ouï crier était une vieille à qui l’on m’avait donnée en une étroite garde ; que, pour conquêter une si précieuse toison comme ma beauté, il fallait tâcher d’endormir ce dragon veillant et qu’il était vraisemblable que les écus étaient les enchantements les plus assurés. Les liens de son amour étaient si fermement attachés, qu’il consentit bien à détacher ceux de sa bourse, de sorte que le lendemain, étant encore avec Marsaut et ayant trouvé Perrette à la porte, elle n’eut pas sitôt déclaré, comme par manière d’entretien qu’elle était en peine de trouver de l’argent à emprunter, qu’il s’offrait à lui en apporter autant qu’elle en avait besoin ; et, de fait, qu’à l’instant il s’en retourna chez lui querir quelques cent francs, qui étaient environ la somme dont Perrette se disait avoir nécessité. Après qu’il la lui eut comptée dedans sa chambre, il dit à l’oreille de Marsaut, qui était présent, qu’il songeât à son affaire ; et Marsaut, après avoir parlé à l’écart à Perrette, lui vint rapporter qu’elle était vaincue par sa courtoisie et qu’elle manquerait à la fidélité qu’elle avait promise à un grand seigneur, pour lui complaire, en le faisant jouir de moi la nuit d’après le jour suivant.

L’heure de cette douce assignation venue, il se trouva en notre maison avec un habit tout chargé de passements d’or ; car d’autant que le roi les avait défendus par un édit, lui, qui était étranger, se plaisait à en porter, pour paraître davantage avec une chose non commune. Tout son corps était curieusement nettoyé et parfumé ; car il songeait qu’ayant à coucher avec la maîtresse d’un grand, accoutumée aux somptuosités, il ne fallait pas être en autre façon, craignant d’être dédaigné. Lorsqu’il fut au lit près de moi, je vous assure que je ne suivis pas un conseil que Perrette et Marsaut m’avaient donné, de ne lui point départir la cinquième et dernière faveur de l’amour, et de ne le point laisser passer outre la vue, la communication, le baiser et le toucher ; car je ne songeais pas tant au gain que l’on m’avait assuré que je ferais en me montrant un peu revêche qu’au plaisir présent dont j’étais chatouillée. J’avais la curiosité de goûter si l’on recevait plus de contentement avec un étranger qu’avec un Français ; et puis celui-là était si beau et si blond, que, ma foi, j’eusse été plus forte qu’une tigresse si je n’eusse fait toucher son aiguille au pôle où elle tendait.

Notre commissaire, qui avait été averti de cette nouvelle proie, vint pour en avoir sa part, comme nous nous embrassions aussi amoureusement que l’on se puisse figurer. La bonne Perrette lui ouvrait tout bellement sa porte, l’admonestant de bien jouer son rôle. À son arrivée, je me jetai tout en chemise à la ruelle du lit, et mon amant éperdu, oyant dire que l’on me voulait mener en prison s’en allait courir à son épée, lorsqu’un sergent et son recorswkt l’arrêtèrent furieusement par le bras, le menaçant de le loger aux dépens du roi. Ayant eu inutilement son recours aux supplications, il s’avisa de se servir de ce divin métal dont tout le monde est enchanté ; et, ayant pris quelques pistoles dans les pochettes de son haut-de-chausse, il en contenta si bien cette canaille, qu’elle le laissa en paix se recoucher auprès de moi.

Voilà la première alarme qu’il eut ; mais ce ne fut pas la dernière, ni la plus effroyable. Car, comme ses esprits se furent réchauffés, ayant perdu la peur passée qui les avait glacés entièrement, étant prêt à se donner du bon temps pour ses pistoles, l’on heurta assez fort à notre porte, qui fut incontinent ouverte, et l’un des camarades de Marsaut, bien en point, entra dedans ma chambre avec trois autres après lui, qui lui portèrent toute sorte de révérence, comme à leur maître. Moi qui savais la mômerie, je fis accroire à l’étranger que c’était là le seigneur qui était amoureux de moi, et le suppliai de se cacher promptement à ma ruelle. Ce fanfaron de tire-laine, qui s’entendait des mieux à trancher du grand[4], demanda à Perrette où j’étais.

— Elle est déjà couchée, lui répondit-elle, car elle ne vous attendait pas aujourd’hui, et puis elle avait un mal de tête qui la travaillait fort.

— Mon petit page n’est-il pas venu ici tantôt pour vous avertir que je ne manquerais pas à la visiter ? répliqua le brave.

— Nous ne l’avons point vu, lui dit Perrette.

— Ha ! le coquin, répondit-il, je lui apprendrai à m’obéir ; il est allé jouer quelque part. Je croyais venir de meilleure heure, continua-t-il ; mais, ayant vu souper le roi, j’ai été contraint d’entrer avec Sa Majesté dans son cabinet, par son commandement, pour recevoir l’honneur qu’il me voulait faire de me communiquer quelques-unes de ses plus secrètes intentions. Je ne fais que d’en partir tout maintenant et n’ai pas voulu aller souper en mon hôtel ; j’ai commandé à mes gens d’apporter ici mon service.

Comme il finissait ces paroles, ceux qui l’accompagnaient, entrèrent dans une garde-robe prochaine, et l’un d’eux vint mettre une nappe sur la table, et les autres apportèrent quelques plats de viande.

Le seigneur, étant assis, se mit incontinent à jouer des mâchoires et, ayant bu un verre de vin et torché sa moustache, me dit tout haut :

— Agathe, ma maîtresse, dormez-vous ? ferons-nous l’amour cette nuit ?

Alors, comme si je me fusse réveillée d’un profond sommeil, ayant tiré un peu le rideau, je répondis en frottant mes yeux à ce qu’il m’avait demandé.

— Il faut que vous vous leviez, ce me vint dire Perrette, et que vous mangiez un morceau ; aussi bien n’avez-vous point soupé. Je pense que tout votre mal ne vient que d’opinion.

— Il n’importe pas que le mal que j’avais tantôt fût imaginaire ou non, lui répondis-je, puisque je m’en vois guérie entièrement.

Ayant dit ceci, je mis un petit cotillon, et, ayant jeté un manteau de chambre sur mes épaules, je sortis par la ruelle et allai faire la révérence au feint seigneur. Après m’avoir saluée, il me dit :

— Vous aviez en cette ruelle-là quelqu’un qui vous aidait à vous vêtir, ce me semble, et pourtant je n’en vois sortir personne.

— Vous me pardonnerez, lui répondis-je, il n’y a aucune créature vivante.

— Si est-ce que j’y ai entendu tousser autrement que vous ne faites ; et vraiment, continua-t-il en se levant de table, il faut que je sache qui c’est. Maître d’hôtel, apportez cette chandelle.

En achevant ces paroles, il tira tous les rideaux du lit et vit l’Anglais au coin de la ruelle. Alors, avec un visage comme enflambé de colère, il me chanta mille pouilles :

— Comment ! putain, me dit-il, vous vous êtes donc ainsi moquée de moi ? Vous avez contrefait la chaste et la resserrée pour m’attraper ; et cependant vous faites venir coucher un gueux avec vous, faveur que vous ne m’avez pas départie qu’après m’avoir vu en des passions extrêmes ! Quel affront à une personne de ma qualité ! Ha ! vous vous en repentirez à loisir : dès demain je renverrai querir tous les meubles de céans, que je vous avais baillés, et vous serez bien étonnée de n’avoir plus personne qui entretienne votre dépense.


[5]

Perrette et moi nous esquivâmes, tandis qu’il tenait ce discours, comme si nous eussions eu grande peur. À l’instant, il s’adressa à l’Anglais et lui dit :

— Et vous, monsieur le vilain, je vous apprendrai s’il faut suborner les filles de la sorte ; prenez-le, maître d’hôtel, gardez-le ici jusques à demain, que je le ferai pendre.

— Moi suis gentilhomme, disait l’Anglais ; moi vient des antiq rois de Cosse. Moi fera raison à toi.

— Quelle effronterie ! dit le feint seigneur ; tu m’appelles en duel, coquin ! Mérites-tu d’être blessé de mes armes ? Va ! si tu n’étais destiné à mourir au gibet, je te ferais battre contre le principal marmiton de ma cuisine.

L’Anglais alors regardait partout si ses habits n’y étaient point, croyant qu’alors qu’il les aurait l’on reconnaîtrait mieux sa noblesse par leur somptuosité ; mais, avant qu’il eût été par toute la chambre, le plumet s’en était allé et l’avait enfermé avec celui qui faisait le maître d’hôtel. Il n’avait garde de trouver ce qu’il cherchait ; car en nous en allant, Perrette et moi, nous avions tout emporté en un galetas, où nous nous étions retirées.

S’imaginant qu’il était en un extrême péril, il fit des supplications infinies à celui qui le gardait de le laisser aller ; mais le maître d’hôtel lui répondit que, s’il commettait cette faute-là, il n’oserait plus se représenter devant son seigneur, et que tous ses services seraient perdus. L’Anglais chercha ses habits plus que devant pour y prendre de l’argent et le lui offrir. Ne les rencontrant point, il ôta un bracelet de perles rondes et fines, et lui dit qu’il le lui donnerait pour récompense, s’il lui faisait recouvrer sa liberté.

— Monsieur, dit le maître d’hôtel en le prenant, votre mérite plutôt que ce don me fait résoudre à vous complaire ; car je vous assure que ce que vous me baillez ne vaut pas le quart de ce que je devrais espérer de Monseigneur, si je ne le trahissais comme je le fais. Je m’en vais donc vous faire sortir de céans ; mais, dès demain, il faut que vous quittiez cette ville-ci et que vous vous en retourniez en votre pays ; car, si vous demeuriez dans la France, l’autorité du personnage que vous avez offensé y est si grande partout, que l’on vous condamnerait à la mort sans raison. Quand vous pourriez trouver vos habillements à cette heure, vous feriez bien de ne les point prendre, vu que possible en vous retournant seriez-vous reconnu des gens de notre hôtel.

Le gentilhomme anglais, ayant donc pris seulement un méchant haut-de-chausse qui traînait dans les ordures, s’en alla aussi vite à sa maison que si tous les lévriers du bourreau eussent été après lui. Dès le lendemain, il ne faillit pas à plier bagage, et je m’assure qu’étant en son pays, il s’y vanta encore d’avoir joui d’une des plus merveilleuses beautés de l’univers, maîtresse d’un des plus grands seigneurs de France, et qu’il y raconta glorieusement les aventures qu’il avait courues en son amour, tenant son argent pour bien employé.

Tous ceux qui avaient aidé à le tromper eurent loyalement leur part au gâteau ; mais ce fut bien moi qui eus la fève, car j’eus un gain plus gros que les autres. Avec de semblables artifices, nous gagnions honnêtement notre vie. La justice n’entendait point parler de nous, car nous faisions tout secrètement ; et je crois que, de la sorte, nos vices étaient des vertus, puisqu’ils étaient couverts.

La fortune, lasse de m’avoir tant montré son devant, tandis que je montrais le mien à tout chacun, me montra enfin son derrière. La première fois que son revers me fut témoigné, ce fut quand monsieur de la Fontaine, que j’ai tantôt mis sur les rangs, rencontra Marsaut, qu’il reconnut et suivit jusques en notre maison, où, de hasard, me voyant à la fenêtre, il me reconnut aussi. Étonné de me voir demoiselle, il s’enquêta de quelques-uns de la rue qu’il connaissait, ce que je faisais. L’on lui dit tout ce qu’il en avait déjà conjecturé. Mes voisins, ayant appris de lui que j’avais été servante, me décrièrent plus que la vieille monnaie ; de sorte que je ne sortais point sans recevoir quelque affront. D’ailleurs, la Fontaine, rencontrant derechef Marsaut, l’accosta, lui dit qu’il l’avait volé, et fit un terrible vacarme ; mais il ne le put faire conduire en prison, parce qu’il arriva à l’instant de ses camarades qui fendirent la presse, le tirèrent de la main des sergents et, outre cela, dérobèrent deux manteaux à des badauds qui mettaient le nez aux affaires d’autrui.

Marsaut échappa belle ce coup-là ; mais il n’en fut pas ainsi quinze jours après, que des archers l’encoffrèrent pour avoir volé la maison d’un bourgeois d’autorité : son procès fut expédié en deux jours, et l’on l’envoya en Grève, où son col sut combien pesait le reste de son corps[6].

Cette infamie retombant dessus Perrette et dessus moi, à cause qu’il avait toujours été avec nous, nous fûmes contraintes de déloger de notre quartier, de peur qu’il ne nous arrivât quelque malencontre ; car nous n’avions plus guère de soutien. Nous avions chié dans la malle du commissaire, parce qu’étant venu un jour chez nous, pensant y avoir sa chalandise accoutumée, il y avait bien trouvé à qui parler. Trois gentilhommes déniaisés étaient avec moi, qui le testonnèrentwkt bravement et lui firent sauter les montées plus vite qu’il n’eût voulu. Il croyait que Perrette l’avait trahi ; voilà pourquoi dès l’instant il avait rompu avec nous.

Nous nous retirâmes aux faubourgs, en une méchante maison fort éloignée, où nous regrettâmes bien la bonne chère que nous avions faite par le passé ; car nous en faisions alors une bien maigre, n’ayant rien autre chose que quelque peu d’argent que nous avions épargné, qui était le reste de nos trop somptueuses dépenses. Cette chétive vie fut, je pense, la principale cause d’une grande indisposition qui prit à Perrette. Comme elle était merveilleusement triste de se voir ainsi déchue, la bonne dame se sentait bien défaillir peu à peu ; c’est pourquoi elle fit ce que l’on a coutume de faire en cette extrémité. Moi qui étais comme sa fille, je reçus d’elle des témoignages apparents de bienveillance ; de toutes les choses qu’elle savait, elle n’en oublia pas une à me dire, et me donna des conseils dont je me suis bien servie depuis.

Pour ne vous point mentir, il n’y avait aucun scrupule en elle, ni aucune superstition ; elle vivait si rondement, que je m’imagine que, si ce que l’on dit de l’autre monde est vrai, les autres âmes jouent maintenant à la boule de la sienne. Elle ne savait non plus ce que c’est des cas de conscience qu’un Topinambouwkt, parce qu’elle disait que, si l’on lui en avait appris autrefois quelque peu, elle l’avait oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le repos. Souvent elle m’avait dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent être non plus à une personne qu’à l’autre, et que c’est très sagement fait de les ravir subtilement, quand l’on peut, des mains d’autrui. « Car, disait-elle, je suis venue toute nue en ce monde, et nue je m’en retournerai : les biens que j’ai pris d’autrui, je ne les emporterai point. Que l’on les aille chercher où ils sont et que l’on les prenne, je n’en ai plus que faire. Hé quoi ! si j’étais punie après ma mort pour avoir commis ce que l’on appelle larcin, n’aurais-je pas raison de dire à quiconque m’en parlerait, que ç’aurait été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre sans me permettre de prendre les choses dont l’on y vit ? »

Après m’avoir tenu de pareils discours, elle expira, et je la fis enterrer sans aucune pompe, comme elle m’avait recommandé, parce qu’elle savait qu’il n’est rien de plus inutile.



Quelques nouvelles connaissances me vinrent alors, qui m’apportèrent un peu de quoi dîner ; mais la perte de ma bonne mère me fut si sensible, avec la mauvaise rencontre que je faisais quelquefois de personnes qui savaient trop de mes affaires, que je me résolus de quitter Paris et m’en aller à la ville de Rouen. Ma beauté fut encore si puissante pour m’amener force galants ; mais comme j’étais indifféremment une étable à tous chevaux je me vis en peu de temps infectée d’une vilaine maladie. Que maudits soient ceux qui l’ont apportée en France ! Elle trouble tout le plaisir des braves gens, et n’est favorable qu’aux barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos rois, qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner et en rapporter ici de la graine. Si j’eus quelque bonheur en mon infortune, c’est qu’un honnête et reconnaissant chirurgien, à qui j’avais fait plaisir auparavant, me pansa pour beaucoup moins que n’eût fait un autre de sa manicle. Je ne vous veux pas entretenir de ces ordures, encore que je sache que vous n’êtes pas de ces délicats à qui un récit est d’aussi mauvaise odeur que la chose même.

C’est assez de vous apprendre que j’allai, comme l’on dit, à Bavière voir sacrer l’empereur, et qu’étant de retour, je me trouvai si changée, que je fus contrainte de recourir aux artifices. Les fards, les eaux et les senteurs furent mis en usage dessus mon corps, pour y réparer la ruine qui s’y était faite. Outre cela, je m’étudiai à garder une certaine façon attrayante et à dire quelques paroles affectées, ce qui enchantait infiniment ceux sur qui je faisais dessein. Un certain homme, fort riche et sans office, en fut tellement épris, qu’il me retira en sa maison pour m’y gouverner plus librement. À ne point mentir, il eût bien pu trouver une maîtresse plus belle que moi, aussi le confessait-il librement ; mais il y avait quelque chose en mon humeur qui lui plaisait tant, qu’il me préférait aux autres. La cause de notre séparation fut qu’il arriva une petite castillewkt entre nous, à cause que je tranchais comme je voulais de son bien, et avec plus de liberté qu’il ne m’avait permis.

L’exercice de mon premier métier étant encore en ma mémoire, ce fut mon soudain refuge. Je m’y adonnai longtemps, ne refusant aucune personne qui m’apportât de ce qui se couche de plat. En ce temps-là un certain coquefredouillewkt, se voulant marier eut envie de savoir auparavant en quel endroit il faut assaillir son ennemi en la guerre de l’amour, où il n’avait jamais montré sa valeur. Il me fut adressé par un sien ami pour lui en donner des leçons. Ayant été chez moi un dimanche après dîner, l’on lui dit que j’étais au sermon, où il s’en alla aussitôt après dîner, pour m’y trouver. Le prêcheur, tombant sur la première vie de la Madeleine, parlait fort contre les paillardes et représentait si vivement les peines qui leur sont préparées en enfer, que mon amant disait en lui-même qu’il pouvait bien faire compte d’aller chercher une autre que moi pour lui octroyer la courtoisie, s’imaginant que je serais touchée de beaucoup de repentirs en oyant cette prédication. Mais, sitôt qu’elle fut achevée, et qu’ayant pu m’aborder il m’eut dit la pensée qu’il avait, je lui répondis :

— Vrami voire ! lui dis-je, j’aurais l’âme bien faible de m’étonner de ce que nous vient de conter ce moine ; ne sais-je pas bien qu’il faut que chacun fasse son métier ? Il exerce le sien, en amusant le simple peuple par ses paroles, et le détournant d’aller aux débauches où se perd l’argent inutilement et où se font les querelles et les batteries ; et moi j’exerce aussi le mien, en éteignant la concupiscence des hommes par charité chrétienne.

Il fut payé de cette sorte ; et comme il avait l’âme simple, à la mode du vieux temps que l’on se mouchait sur la manche, il s’étonna fort de mon humeur libertine, qu’il prenait pour très mauvaise et répugnante à la bonne religion. Pour vous abréger le conte, je lui enseignai ce qu’il désirait d’apprendre, mais si malheureusement pour lui, qu’il y gagna un chancre qu’il fut contraint de porter aussi bien que la sphère du ciel porte le sien ; qui pis est, il n’eut pas couché huit jours avec sa nouvelle épouse, qu’il lui infecta tout le corps. N’avait-il pas fait un bel apprentissage sous ma maîtrise ?

Enfin, les ans gâtèrent tellement le teint et les traits de mon visage, que la céruse et le vermillon n’étaient pas capables de me rembellir. Petit à petit, le nombre de mes amants s’amoindrissait, et je n’avais plus chez moi que des faquins, moins chargés d’argent que de désir d’en avoir. Cela me contraignit à me tirer du rang des filles et à me mettre du rang des mères, qui cherchent la proie pour leurs petits. Afin de m’acquitter plus accortement de cette charge, je m’habillai à la réformation[7], et n’y avait point de pardons où je n’allasse gagner des crottes. Je connaissais les braves hommes à leur mine et, quand j’avais acquis leur connaissance, je les menais en des lieux où ils recevaient toute sorte de contentement. Si quelqu’un était amoureux de quelque fille, j’employais pour lui tout mon pouvoir et faisais tenir finement des lettres à sa maîtresse.

Or, Francion, apprêtez maintenant vos oreilles à ouïr ce que je m’en vais conter de Laurette ; car je m’en vais entrer en ce sujet-là.

Étant aux champs avec une de mes commères, je me promenais un soir toute seule en un lieu fort écarté, comme je vis passer auprès de moi un homme inconnu qui tenait quelque chose sous son manteau. Après qu’il fut à vingt pas de moi, j’entendis crier un enfant, ce qui me fit retourner aussitôt, et je connus qu’il fallait que ce fût cet homme qui en portât un.

— Où portez-vous cet enfant-là ? lui dis-je ; à qui est-il ?

S’arrêtant alors, il me dit qu’il l’allait porter à un village prochain, où il croyait y avoir une bonne nourrice. Je le suppliai tant, qu’à la fin il me découvrit que c’était un péché d’un jeune gentilhomme du pays, qu’il avait fait à une servante de sa mère ; mais il ne me voulut pas nommer personne. Encore que l’obscurité fût grande, je pris la petite créature entre mes mains pour voir si elle était belle ; et celui qui me l’avait baillée me montra aussitôt les talons, en me disant qu’il allait parler à un de ses camarades. Le gage qu’il me laissait ne me plaisant pas, je le posai dessus l’herbe et m’en courus après lui, inutilement toutefois, car il avait si bonne jambe qu’il disparut en peu de temps ; d’ailleurs, j’entendais aboyer un mâtin auprès de l’enfant que j’avais quitté, ce qui me fit retourner à lui, craignant qu’il ne lui advînt quelque mal. La compassion me le fit prendre entre mes bras et le porter à la maison, où je connus à la lumière que c’était une fille parfaitement belle, comme ordinairement sont tous les enfants qui se font par amourettes, d’autant que l’on y travaille avec plus d’affection et que le plus souvent les mères sont belles, puisqu’elles ont su donner de la passion à un homme.

Je connaissais à Rouen une nourrice qui avait tant de lait qu’elle s’accorda à nourrir encore ma fille outre la sienne, moyennant une petite somme que je lui promis. Quand elle l’eut sevrée, je la pris avec moi et l’appelai toujours Laurette, ainsi que celui qui me l’avait baillée m’avait dit que l’on l’avait nommée sur les fonts. Je ne dépensais guère à la nourrir, parce que toutes les filles de joie de la ville la trouvaient si bellottewkt, qu’elles la voulaient avoir chacune à leur tour en leur maison. Et certes elle ne leur était point inutile ; car en allant avec elles par les rues, elle était cause que l’on ne les prenait pas pour ce qu’elles étaient, mais pour des femmes de bien mariées.

Le jugement lui étant venu, c’était à qui lui montrerait le plus de gentillesses, et à qui lui apprendrait de plus subtils discours pour toutes les occasions où elle se trouverait. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la voyant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne laissât cueillir la plus belle fleur de son pucelage sans en retirer aucun notable profit. Il ne m’était pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avait toutes les beautés et toutes les perfections que l’on saurait désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me semblait que je ferais avec elle un gain si grand, qu’il me récompenserait de l’avoir élevée. Je n’avais plus alors les atours de demoiselle ; il y avait longtemps qu’ils étaient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe, comme à la fille d’une bourgeoise, et, avec cela, elle parut si mignarde, que je ne le vous puis exprimer du tout. Quand elle marchait après moi par la rue, l’un disait qu’elle avait un visage d’ange, et l’autre louait ses cheveux blonds et frisottés, ou son jeune sein qui s’enflait petit à petit et dont elle découvrait une bonne partie. J’épiais finement quand quelqu’un la regardait et la suivait jusques chez nous ; puis je la faisais tenir à la porte, afin qu’en repassant il la pût voir encore et s’empêtrer davantage dans les liens de sa beauté.

Il me sembla bien qu’il était temps de la monter aux classes et de lui donner les plus grandes leçons. C’est pourquoi je ne la gouvernai plus en enfant, et commençai à lui apprendre ce qui lui était nécessaire pour surgir à un heureux port dans la mer de ce monde.

Depuis elle ne fut point chiche d’œillades à ceux qui lui en jetaient, et je vous assure bien qu’elle les envoyait si amoureusement, qu’elle remportait toujours un cœur en récompense. Voyez un peu l’artifice dont je lui faisais user, afin que chacun m’estimât de celles que l’on appelle femmes d’honneur. Lorsque je me retournais vers elle, elle abaissait soudain les yeux, comme si elle n’eût plus osé regarder les hommes licencieusement, comme elle avait fait quand j’avais eu le dos tourné.

Entre les jeunes muguets qu’elle avait charmés, il y en avait un, plus brave que les autres, nommé Valderan, que je croyais être aussi le plus riche. Comme notre voisin il nous accosta bientôt et me demanda la permission de nous venir visiter, que je lui accordai avec remerciements de l’honneur qu’il nous voulait faire ; néanmoins je recommandai bien à Laurette de lui témoigner toujours une petite rigueur invincible, jusques à tant qu’il répandît dans ses mains force écus d’or, que je lui disais être des astres qui donnent la qualité de dieux en terre à ceux qui les ont en maniement, ainsi que ceux qui sont au ciel donnent ce même honneur aux pouvoirs souverains qui les régissent.

Mes remontrances n’étaient pas vaines ; car elle les savait si bien observer, qu’elle ne voyait pas une fois Valderan, qu’elle ne se plaignît à lui, à part, que sa tante (qui était moi) était la plus chiche femme du monde.

— Mon père m’a envoyé beaucoup d’argent pour me r’habiller tout à neuf, lui disait-elle, mais elle n’en veut point faire d’emplette pour moi ; et je pense même qu’elle l’a employé à ses nécessités particulières, encore que, Dieu merci, elle soit d’ailleurs très bien payée de ma pension.

Après cette menterie, elle ne feignait[8] point de demander de l’argent à Valderan, pour acheter une cotte ou une robe ; et, lorsqu’il lui disait qu’il aurait bien de la peine à lui donner ce qu’elle lui demandait, elle lui répondait :

— Hé ! comment voulez-vous que je connaisse votre affection, si vous ne vous portez en des difficultés extrêmes pour la témoigner ?

Par des subtilités semblables, elle tira de lui à la fin quelque peu d’argent. Il pensait que, pour cela, elle fût obligée de se donner du tout à lui ; mais il fallut bien qu’il quittât cette opinion, lorsqu’il vit qu’elle le dédaignait plus que de coutume.

En ce temps-là, il y eut un brave et leste financier, appelé Chastel, qui acquit notre connaissance par le moyen d’une fille qui nous servait, laquelle lui représenta si bien nos nécessités, selon mon instruction, que, pour avoir part à nos bonnes grâces et tâcher d’obtenir du remède à l’affection qu’il avait pour Laurette, il nous fit plusieurs largesses, qui captivèrent infiniment notre bienveillance. C’était un rieur, qui ne savait ce que c’est de ces grands transports d’amour. Il fuyait tout ce qui lui pouvait ôter son repos et ne voulait point que l’on lui refusât deux fois une chose. Moi qui connaissais son humeur, je lui faisais le meilleur visage que je pouvais ainsi que faisait pareillement ma nièce.

Un soir, nous revenions de la ville comme il venait de sortir de chez nous, et Valderan nous vint voir en même temps. Laurette prit le miroir, selon sa coutume ordinaire pour accommoder ses cheveux, et notre servante, la regardant, se prit si fort à rire qu’elle lui demanda ce qu’elle avait. Elle qui était une délibérée sans dissimulation lui dit :

— Chastel vient de sortir de céans ; vous ne savez pas ce qu’il a fait ? En vous voyant mirer, je me souviens qu’il a pris ce miroir-là, et qu’il a contemplé son… vous m’entendez bien : il n’est pas besoin que je l’explique.

Ayant dit cela, elle se mit à rire plus fort que devant, et Laurette fit alors un trait non pareil pour témoigner une excessive pudeur à Valderan, qui écoutait tout, et pour réparer l’indiscrétion de la servante ; car, comme si elle eût été grandement en colère, elle prit un certain fer et en cassa la glace du miroir, disant qu’elle ne voulait jamais voir son visage en un lieu où l’on avait vu une si vilaine chose. Valderan lui dit avec un sourire modéré qu’elle était d’une humeur trop colérique, et qu’il n’était rien demeuré dans le verre de l’objet que lui avait présenté Chastel ; néanmoins je sais bien qu’il loua en soi-même cette action et qu’il fut bien aise d’avoir une si sage maîtresse, comme paraissait Laurette en tous ses discours. Cela fut mêmement cause qu’il ne la requit plus avec tant de licence d’alléger son tourment, et qu’il s’imagina qu’il ne pourrait rien avoir d’elle s’il ne l’épousait ; néanmoins, parce qu’il n’avait guère envie de se lier déjà d’une si fâcheuse chaîne, il se proposa de tenter encore la fortune et de tâcher de gagner sa maîtresse par les preuves d’une extrême passion.

Chastel avait tant dérobé le roi pour nous enrichir, que nous eussions été les plus ingrates du monde si nous n’eussions reconnu sa bonne volonté. Aussi lui promîmes, nous de le faire parvenir au but où il visait : et Laurette, à qui la coquille démangeait beaucoup, quelque modestie qu’elle eût, se résolut à manier tout de bon ce qu’elle avait feint de tant haïr, qu’elle n’avait pas voulu voir le lieu où il avait été représenté fort peu de temps.

La nuit que son gentil pucelage était aux abois de la mort, Valderan amena un musicien de ses amis devant nos fenêtres et lui fit chanter un air qui, avec le son d’un luth, empêcha que je n’allasse prendre mon repos, tant j’ai d’affection pour l’harmonie. Je descendis en une salle basse avec ma servante, pour écouter ; et, voyez la vanité de notre amoureux : afin que l’on sût que c’était lui qui donnait ou qui faisait donner cette sérénade, il se fit appeler tout haut par quelqu’un qui était là. Mais d’autant que je savais bien que ce n’était pas lui qui chantait, et qu’il m’était avis que ce n’était pas assez que de ne donner que des paroles et de la musique à sa dame, je dis à ma servante qu’elle lui en touchât quelques mots. La chanson étant achevée, elle ouvrit la fenêtre, et lui, croyant que ce fût Laurette, s’approcha incontinent ; mais comme il vit que ce ne l’était pas, il lui demanda où elle était.

— Et croyez-vous qu’elle soit si sotte que de se réveiller pour vous entendre racler deux ou trois méchants boyaux du chat de ma servante ? À quoi sert toute votre viande creuse ? Vous pensez qu’ainsi que vous passez la nuit à songer à elle, elle la passe à songer de vous ? Ôtez cela de votre fantaisie : maintenant elle dort dans son lit à jambe étendue. Si vous aimez sa santé, ne faites pas jouer davantage, craignant de la retirer du sommeil : aussi bien n’est-ce pas un grand présent que vous lui faites.

— Tu es une moqueuse, dit Valderan ; je ne lui puis rien bailler de plus sortable à sa qualité que de la musique. Car ne sais-tu pas bien que c’est tout ce qu’on donne aux plus grandes divinités pour les convier à nous servir et pour les remercier de nous avoir secourus ?

— Vous nous la baillez belle, dit ma servante : vous prenez donc Laurette pour une déité ? Voulez-vous voir ce qui est dans sa chaise percée, et si vous aurez bien le courage d’en manger ? Ce n’est point du nectar ni du maître Ambroise. La fin de votre air a été que votre soleil commençait à paraître, et c’était moi sans doute que vous preniez pour elle : voilà pourquoi je conjecture que je jette des rayons aussi flamboyants que les siens, ou peu s’en faut. La nuit est donc passée incontinent ; allez-vous-en, je vous le conseille. Ce ne serait plus une sérénade que vous bailleriez ; et vous feriez l’amour indiscrètement, le faisant en plein jour.

— Si ma maîtresse était aussi mauvaise que toi, dit Valderan, je serais réduit à une étrange extrémité : je pense qu’elle aura meilleure opinion que toi de ma musique.

— Vous êtes bien de votre pays, répondit ma servante, pensant que, quand elle aurait entendu votre chanson, elle vous aimât davantage. Non, non, si elle lui a plu, elle aimerait bien plutôt celui qui l’a chantée ; car, quant à vous, quelle merveille avez-vous faite qu’un autre ne puisse faire ? Le plus grand sot du monde peut faire venir chanter ici le plus excellent musicien que l’on puisse trouver.

— Ce n’est pas avec la voix que je désire acquérir la bonne grâce de madame, dit Valderan, c’est avec l’affection extrême qu’il me suffit d’avoir fait déclarer par le chant d’un autre.

— Voilà qui est bien, ma foi, répondit la servante : un homme insensible à l’amour peut faire dire qu’il est passionné aussi bien que vous.

Valderan, voyant qu’il n’y avait rien à gagner que de la honte avec cette moqueuse-là, qui disait la plupart de ses traits piquants selon que je la venais d’enseigner, s’en retourna sans faire continuer la musique ; et je m’en allai voir ma nièce, qui était entre les bras de Chastel, avec qui, elle avait pris son plaisir au son du luth. Je ne dis pas devant lui qui c’était qui avait fait donner la sérénade, craignant de lui causer de la jalousie. Mais le lendemain j’en parlai à Laurette, et, considérant la misère où l’on est quelquefois en exerçant le métier que je lui faisais prendre, m’avisai qu’il serait bon de la marier, et que nous ferions bien, si nous pouvions prendre au trébuchet le passionné Valderan ; car je m’imaginais qu’il était infiniment riche, et que je passerais en repos le reste de mes jours en sa maison, hors du péril des naufrages que je redoutais.

Dès que Laurette le put voir en secret, elle lui assura qu’elle était ardemment éprise de ses perfections : mais pourtant qu’il se trompait, s’il pensait devoir obtenir d’elle quelque faveur sans la prendre pour sa femme. Sa passion dominant alors dessus lui plus que jamais, il prit du papier et lui écrivit une promesse de mariage, pensant qu’il posséderait d’elle après ; mais, quand il fut sorti et qu’elle me l’eut montrée, je ne me contentai pas de cela et dis qu’il fallait tout résolument qu’il l’épousât en public, ou qu’il donnât bien du fonds pour jouir d’elle en secret. Comme nous étions sur le point de le faire résoudre à l’un ou à l’autre, nous le vîmes un jour traîner honteusement au Fort-l’Évêque[9], où je pense qu’il est encore détenu prisonnier, pour avoir affronté plusieurs marchands et autres personnes. Quand nous sûmes que toute sa piaffewkt n’était venue que d’emprunts, nous ne fîmes non plus d’état de lui que de la fange, et sa promesse fut jetée dans le feu comme inutile.

En ce temps-là, l’amour du financier se refroidit par la jouissance, et comme il ne venait plus voir ma nièce si souvent que par le passé, il ne nous faisait plus aussi des dons si fréquents. Cela me contraignit de donner entrée chez moi à plusieurs autres braves hommes, à qui j’avais l’artifice de faire entendre nos nécessités. Les uns nous assistaient un peu, et les autres point du tout. Mais aussi étaient-ils traités d’une étrange façon de Laurette, qui leur témoignait tantôt un dédain, et leur donnait tantôt un trait de gausserie qui les piquait vivement. Le plus souvent, en jouant aux cartes avec eux, elle prenait bien la hardiesse de serrer en bouffonnant tout leur argent à jamais rendre, et elle faisait cela de si bonne grâce et si à propos, qu’ils eussent eu de la honte à s’en offenser. Il y avait quelquefois des niais qui voulaient toucher son sein, autant pour lui montrer une belle bague qu’ils avaient au doigt et lui éblouir les yeux, que pour autre chose. Soudainement elle leur prenait la main, et leur disait :

— Qu’elle est effrontée, cette main-ci ! qu’elle est téméraire ! Elle court en tous les endroits où ses désirs la portent, et encore en temps de guerre elle va sur les pays de son ennemi. Certes, je la tiens bien la traîtresse : je ne la laisserai pas aller qu’elle n’ait payé sa rançon. » Puis, en ôtant la bague, elle continuait : « Ha ! voici qui aidera à nous satisfaire. »

Quelquefois le jocrissewkt la lui redemandait en s’en allant, mais elle lui répondait toujours avec des risées qu’elle lui demeurerait pour la rançon de sa main.

— M’aviez-vous pas tantôt appelée votre plus cruelle ennemie, en me contant vos tourments ? lui disait-elle : vous deviez songer que depuis nous n’aurions point fait de paix ni de trêve.

Si, à quelques jours de là, il l’importunait encore de la rendre et que ce fût une pièce de trop grand prix pour la dérober ainsi, elle la lui baillait, à condition de lui faire un autre présent à sa discrétion même. Mais quelquefois aussi voyant qu’elle n’était pas de grande valeur, elle la retenait fort bien, ou disait qu’elle l’avait mise en gage ; et celui à qui elle appartenait était contraint de l’aller retirer de son argent, s’il la voulait ravoir.

Elle faisait une infinité d’autres profitables galanteries et ne considérait point la beauté, la courtoisie ni la gentillesse de personne pour l’affectionner davantage que ces autres. Je l’avais avertie de ne se point laisser embéguiner par ces fadaises-là ; qui n’apportent pas de quoi dîner, et son humeur libre la portait assez à suivre mon conseil. Ceux-là qui étaient prodigues seulement acquéraient ses bonnes grâces : et encore fallait-il qu’ils eussent de la modestie et qu’ils gardassent le silence, pour parvenir aux suprêmes degrés de la félicité d’amour, d’autant qu’elle voulait toujours paraître chaste.

Elle ne sortait guère que les bons jours et paraissait si gentille en la maison avec une simple jupe, que les plus belles de la cour lui eussent porté envie. Aussi y eut-il un seigneur nommé Alidan, qui, la voyant en cet état à la fenêtre, en passant par notre rue, la trouva la plus aimable fille qu’il eût jamais considérée, et s’informa curieusement qui elle était. Comme il sut que c’était Laurette, dont il avait ouï faire du récit à des courtisans, il fut encore plus embrasé au souvenir des preuves que l’on lui avait données de son gentil esprit.

Tout aussitôt, il se résolut d’acquérir une si belle possession ; et lui étant avis que je ne la lui donnerais pas pour quelque prix que ce fût, il crut qu’il lui était nécessaire de la faire enlever. De tous côtés il nous fait épier par ses gens ; et, comme j’étais un soir sortie, il envoya un carrosse devant notre porte : un homme de bonne mine en sortit, qui allait faire accroire à Laurette qu’au lieu d’aller où je lui avais dit en partant, j’avais été chez un galant homme où je l’attendais, et qu’il fallait qu’elle se mît dedans le carrosse pour m’y venir trouver. De mauvaise fortune, Laurette était toute vêtue à cette heure-là, de sorte qu’elle ne se fit guère prier pour sortir de la maison, parce que même il était vrai que j’allais souvent chez celui où l’on lui disait que j’étais.

Le carrosse étant arrivé en la maison d’Alidan, elle fut reçue de son nouvel amant comme vous pouvez penser. Quoiqu’au commencement elle ne voulut pas permettre que celui qui l’avait trompée lui touchât en aucune façon, à la fin, considérant ses qualités éminentes et le bon traitement qu’il lui faisait, elle se laissa apprivoiser. Cependant j’étais bien en peine d’elle, et tout mon exercice était de m’enquêter si elle n’était point chez quelqu’un de ceux qui lui avaient fait l’amour.

Le troisième jour d’après celui de sa perte, je rencontrai un honnête homme de ma connaissance, qui m’apprit le lieu où elle était. Je m’y en allai tout de ce pas, et demandai à parler à Alidan, à qui je dis que l’on m’avait assuré que c’était lui qui m’avait fait ravir une certaine nièce qui vivait avec moi, et le suppliai de m’excuser si je prenais la hardiesse de lui venir demander si cela était vrai. Après qu’il me l’eut nié, je repris de la sorte :

— Monsieur, vous n’avez que faire de me celer, car aussi bien ne la veux-je pas ravoir : elle est en trop bonne main. Je viens ici seulement pour vous déclarer qu’il ne fallait point que vous vous servissiez de tromperie ni de violence, parce que, si vous me l’eussiez demandée, je vous l’eusse donnée de bon gré.

M’ayant ouï parler avec une liberté si grande, il me découvrit ce qui en était ; et, m’ayant fait donner une récompense dont je me contentai, me mena voir Laurette en son corps de logis de derrière. Elle me fit des excuses sur ce qu’elle ne m’avait point mandé de ses nouvelles, et me dit qu’elle n’avait su le faire en façon quelconque. Ce m’était une chose bien fâcheuse d’être privés de sa compagnie, et ce néanmoins la nécessité m’apprit à m’y résoudre. Tantôt Alidan l’envoyait aux champs, tantôt il la faisait venir à la ville, et souvent il la faisait loger ailleurs que dans sa maison. C’était alors que je l’allais visiter bien familièrement, et que je faisais bien avec elle mes petites affaires sans que personne en sût rien. Autant de mille écus que j’y ai mené de fois de jeunes drôles qui jouissaient d’elle, tandis que celui qui était son maître et son serviteur tout ensemble croyait qu’elle ne pouvait faire ouvrir la serrure dont il portait la clef.

Enfin, comme l’on se lasse d’être nourri toujours d’une même viande, il n’a plus tant adoré les appas de Laurette et, ne voulant pas néanmoins la quitter tout-à-fait, mais désirant retâter sans scandale de son mets ordinaire quand bon lui semblerait, il s’est avisé de la donner en mariage à Valentin, avec quelques avantages, comme une récompense des services qu’il a reçus de lui. Valentin et elle sont venus demeurer en un château ici proche, où je m’en vais lui présenter les recommandations d’un brave homme qui obtiendra plus en un jour que Francion n’a fait en trois mois. Ma foi, il le mérite aussi, quand ce ne serait qu’à cause que son affection est née en un temps remarquable et pour un charitable sujet. La première fois qu’il vit Laurette, ce fut dans l’église, comme l’on la mariait, et, considérant que son époux ne lui donnerait pas tout ce qu’elle pourrait désirer, il se proposa par amitié fraternelle de lui subvenir. Dans peu de temps, vous le verrez en cette contrée ; car il est si assuré que je m’acquitterai bien de ma charge, que je m’assure qu’il est déjà parti de Paris.

Êtes-vous content à cette heure, Francion ? Voilà tout ce que je vous puis dire de votre maîtresse ; l’aimez-vous encore aussi ardemment que vous faisiez ?

— Je suis plus son serviteur que jamais, répondit Francion, et assurez-vous que, n’était que la mémoire est toute récente en son village de certaines folies qui se sont passées, parmi lesquelles on m’a mêlé, je m’y retournerais, et ferais, je m’assure, plus par mes soumissions et par mes témoignages d’amour que vous et votre beau financier par l’argent, sur qui vous fondez toute votre espérance. Ira-t-elle aimer un sot, dont elle verra les pistoles plutôt que la personne même qui, je m’assure bien n’a aucun mérite, puisqu’en un mot c’est un financier ?

— Ha ! mon ami Francion, reprit Agathe, vous savez bien quelle puissance je vous ai dit que l’argent a sur l’esprit de Laurette.

— Oui, mais elle est femme, repartit Francion, et n’est pas insensible aux plaisirs qu’on reçoit avec une personne dont le mérite est agréable. Il se peut bien faire que pour attraper quelques ducats, elle se laissera en proie aux désirs d’un badaud, mais elle ne le chérira pas pourtant, et quand elle verra sa bourse vide, elle se videra pareillement de l’affection qu’elle aura feint de lui porter. Faites du pis que vous pourrez, Agathe : aussitôt que le moule de mon timbre sera guéri de sa plaie, j’irai voir secrètement ma maîtresse et recevrai d’elle tout ce que je saurais désirer. »

Ce discours fini, Agathe prit congé de la compagnie et monta dans une charrette, où elle avait fait tout son voyage ; puis elle se mit au chemin de la demeure de sa nièce, envers qui elle n’avait pas envie de faire la chose dont elle avait menacé Francion. Car elle s’était résolue de le secourir entièrement sans qu’il s’en aperçut, et de donner de la casse au financier.

FIN DU SECOND LIVRE


  1. ndws : « souper par cœur » idiotisme, « ne manger point ». cf. éd. Roy, t. I, p. 63, qui réfère à Oudin p. 108.
  2. ndws : « s’en aller sans dire Adieu, ou sans payer. » cf. éd. Roy, t. I, p. 73, qui cite Oudin, op. cit., p. 554.
  3. ndws : Traîner pour entraîner, séduire ; vieilli, cf. éd. Roy, t. I p. 75.
  4. ndws : Trancher du prince, du Grand, etc., cf. Oudin op. cit., p. 551 : faire le Prince, le Seigneur, et ainsi des autres. (cf. éd. Roy, t. I, p. 89).
  5. ndws : la place de cette illustration n’est pas certaine.
  6. référence à la ballade de F. Villon : Le quatrain que feit Villon quand il fut jugé à mourir :

    Je suis François, dont ce me poise,
    Né de Paris emprès Ponthoise.
    Or d’une corde d’une toise
    Saura mon col que mon cul poise.

  7. ndws : Réformation, cf. Furetière, Dictionnaire universel, 1690, t. II, Gallica Cette femme s’est reformée, et s’est vestue en beate.
  8. ndws : se feindre, feindre à, hésiter (vieilli) : Nous feignons à vous aborder. Molière, Avare, V, 2., cf. éd. Roy, t. I. p. 108.
  9. ndws : Fort l’Évêque, prison réunie au Châtelet en 174. cf. éd. Roy, t. I, p. 114.