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L’Histoire comique de Francion/05

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Jean Fort (p. 237-Ill.).

CINQUIÈME LIVRE


QUAND le soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour, le seigneur du château, étant habillé déjà, ne manqua pas à venir voir si Francion avait bien reposé, afin de savoir quand il pourrait achever le récit de ses diverses fortunes. Voulant bien employer le temps, leurs salutations furent courtes. Encore que Francion sentît beaucoup d’allègement au mal qu’il avait en la tête, il fut arrêté qu’il se tiendrait encore au lit jusques au lendemain, pour reprendre entièrement ses forces ; sans avoir donc souci de se lever, il continua le fil de son histoire comme je vais dire.

— Monsieur, nous demeurâmes hier sur le plaisir que je prenais à la poésie ; il faut qu’en retournant sur ce sujet je vous conte que l’on me mit en main quelques ouvrages assez polis, sur lesquels je façonnai ceux que je fis après ; l’on m’enseigna même un certain livre fort nouveau, et d’un auteur fort renommé, que je me délibérai d’acheter, pour y apprendre comment il fallait écrire selon le siècle ; car je confessais ingénument que je n’y entendais rien.

Ayant appris que le libraire qui vendait cet ouvrage-là demeurait en la rue Saint-Jacques, je m’y en allai ; et, ma curiosité étant connue, aussitôt l’on prit la peine de me montrer une infinité de livres français, qui m’avaient été auparavant inconnus. Je n’avais pas assez de moyens pour acheter tant de marchandise ; voilà pourquoi je ne fis emplette que de ce que j’avais eu premièrement dessein d’avoir, de quoi même l’on m’avait prêté de l’argent. Nonobstant je ne laissais pas de m’amuser à feuilleter tous les livres qui étaient dessus le comptoir, comme voici venir un grand jeune homme maigre et pâle, qui avait les yeux égarés et la façon toute extraordinaire : il était si mal vêtu que je n’avais point de crainte qu’il se moquât de moi ; de sorte que je parlai franchement au libraire devant lui, sans me soucier qu’il m’écoutât.

— Apprenez-moi, disais-je, s’il y a quelqu’un en ce temps-ci qui fasse bien en poésie : j’ai toujours cru qu’il n’y en a point qui y excellent, d’autant que je ne pense pas même que l’on s’amuse beaucoup en ce siècle-ci à rimer.

— En quelle erreur êtes-vous, me répondit le libraire ; ne viens-je pas de vous montrer des œuvres admirables, composées par des auteurs encore vivants ? Mais c’est possible que vous ne prisez pas la nouvelle façon d’écrire de ces messieurs, et que vous n’estimez que les choses anciennes et grossières.

— Moi, ce dis-je, je ne sais pas si l’on fait mieux en ce temps-ci qu’au temps passé, et ne saurais-je discerner, quand je fais des vers, s’ils sont à la mode ou à l’antique.

Le jeune homme, en tournant alors la tête vers moi avec un ris de mauvaise grâce, et montrant la plupart de ses dents, me dit :

— Vous faites donc des vers, monsieur, à ce que j’entends ?

— Je mets des paroles avec des paroles, sur des sujets qui s’offrent à mon esprit, répondis-je ; mais je les arrange si mal, que je ne crois pas que l’on doive appeler cela de la poésie.

Là-dessus, il me répliqua que je disais ceci par humilité, et me pria de lui montrer quelqu’un de mes ouvrages. Je lui dis que je n’osais pas faire voir des pièces qui n’étaient pas par aventure selon les règles qu’il fallait suivre alors, desquelles je n’avais aucune connaissance.

— Hé bien, monsieur, me repartit-il, je vous dirai en ami ce qui m’en semblera, et possible serez-vous bien aise d’avoir ma conférence ; car il n’y en a pas trois dans Paris qui se puissent vanter de savoir mieux juger d’un vers que moi.

Ces paroles-là ne m’ayant pu persuader de lui accorder sa prière, il prit congé de moi, ayant mis deux ou trois livres sous son manteau, sans en donner de l’argent au marchand, à qui je demandai, dès qu’il fut parti, s’il lui en faisait crédit de cette sorte.

— Je les lui prête, répondit-il ; je suis contraint d’en faire ainsi à un tas de personnes comme lui, qui se trouvent tous les jours dans ma boutique pour se communiquer ensemble leurs ouvrages.

— Ce sont donc des poètes.

— Oui, reprit-il ; ici se font leurs plus grandes assemblées ; tellement qu’il n’y a point de lieu en France qui doive plus justement porter le nom de Parnasse.

— Quel profit tirez-vous de leurs conférences ? ce dis-je.

— La perte de beaucoup de livres ; qu’ils empruntent et ne les rapportent point, répondit le marchand en riant.

— Si je n’étais que de vous, je chasserais bien cette chalandise-là, lui repartis-je.

— Je n’ai garde pour moi, me dit-il ; car il y en a toujours quelqu’un entre eux qui me donne quelque copie à faire imprimer, et puis ma boutique en est plus renommée.

Après ce devis, je m’informai de tous les poètes du temps, dont j’appris les noms, et sus même que celui que je venais de voir était à la vérité, des plus renommés. Le libraire, alors, me voulant obliger, me promit que, si je lui donnais quelques-unes de mes pièces, il les montrerait à ces gens-là, sans leur en nommer l’auteur, pour savoir d’eux ce qu’il y aurait de manque. Le désir que j’avais de bien faire au goût de tout le monde me fit prendre ce parti, et, dès le lendemain, je lui apportai la pièce qui me plaisait le plus de toutes les miennes. Elle fut montrée à ces personnages-là, qui y trouvèrent quasi autant de fautes que de paroles. Mon libraire me fit ce plaisir que de me les coter toutes ; de sorte que j’y pris garde, et, ayant vu qu’ils avaient bonne raison, je me délibérai de ne plus tomber en pareil endroit.

Véritablement leurs lois ne tendaient qu’à rendre la poésie plus douce, plus coulante et plus remplie de jugement ; qui est-ce qui refuserait de la voir en cette perfection ? On me dira qu’il y a beaucoup de peines et de gênes à faire des vers suivant des règles ; mais, si l’on ne les observait point, chacun s’en pourrait mêler, et l’art n’aurait plus d’excellence.

Quelque temps après, j’eus une connaissance parfaite de ces choses, car je me trouvais souvent dans la boutique du libraire, où j’accostais tous les poètes : dès que je me fus frotté à leur manteau, je sus incontinent de quelle sorte il fallait composer ; ils ne me reprirent jamais que deux ou trois fautes, et, en considérant celles-là, je m’abstins d’autres très lourdes. Je ne pense pas leur être redevable de beaucoup ; car certainement le peu qu’ils m’en dirent n’était pas capable d’ouvrir le jugement d’une personne.

Il faut que je vous dise quelles gens c’étaient : il y en avait deux qui sortaient du collège, après y avoir été pédants ; d’autres venaient de je ne sais où, vêtus comme des cuistres, et, quelque temps après, trouvaient moyen de s’habiller en gentilshommes ; mais ils retournaient incontinent à leur premier état, soit que leurs beaux vêtements eussent été empruntés ou qu’ils les eussent vendus pour avoir de quoi vivre. Quelques-uns ne montaient ni ne descendaient, et ne paraissaient point plus en un jour qu’en l’autre : les uns vivaient de ce que l’on leur donnait pour quelques copies, et les autres dépensaient le peu de bien qu’ils avaient, en attendant qu’ils eussent rencontré quelque seigneur qui les voulût prendre à son service, ou qui leur fît bailler pension du roi. Au reste, il n’y en avait pas un qui eût un grand et véritable génie. Toutes leurs inventions étaient imitées, ou se trouvaient si faibles, qu’elles n’avaient aucun soutien. Ils n’avaient rien outre la politesse du langage ; encore n’y en avait-il pas un seul qui l’eût parfaitement ; car si le plus habile d’entre eux évitait une chose, il choppait[1] en une autre. Plusieurs ne faisaient que traduire des livres ; qui est une chose très servile : et lorsqu’ils voulaient composer quelque chose d’eux-mêmes, ils faisaient des grotesques ridicules. Par ma foi, je les plains, les pauvres gens ; ils écrivaient sur l’imagination qu’ils avaient d’être bons écrivains, et se trompaient ainsi tout doucement. Néanmoins il y a des livres de leur main qui sont très estimés aujourd’hui ; mais, je vous dirai, c’est à faute d’autres meilleurs. Il faut bien se passer à[2] ce que l’on a, malgré son envie ; et moi-même j’ai bien été quelquefois forcé de les lire, ne trouvant rien autre chose pour me divertir. Ce sont de belles pièces, ma foi, que deux ou trois romans de leur façon, que l’on prise. Je veux que l’on m’ôte la vie, si je ne montre dans chacun des fautes dignes du fouet.

Un jour, je me trouvai en leur compagnie, et sur quelques vers que l’on avait lus, de grosses disputes s’émurent pour beaucoup de choses de néant, où ils s’attachaient et laissaient en arrière celles d’importance. Leurs contentions[3] étaient s’il fallait dire : Il eût été mieux, ou il eût mieux été ; de savants hommes, ou des hommes savants, il fallait mettre en rime main avec chemin, saint Cosme avec royaume, traits avec près. Et cependant ceux qui soutenaient que c’était autant de fautes en faisaient de bien plus intolérables ; car ils faisaient rimer périssable avec sable, étoffer avec enfer. Toutes leurs opinions étaient puisées de la boutique de quelque vieil rêveur qu’ils suivaient en tout et partout, même se plaisaient, en discourant, à user de quelques façons de parler extrêmement sottes, qui lui étaient communes. Ils vinrent à dire beaucoup de mots anciens, qui leur semblaient fort bons et très utiles en notre langue, et dont ils n’osaient pourtant se servir, parce qu’ils disaient qu’un d’entre eux, qui était leur coryphée, en avait défendu l’usage. Tout de même en disaient-ils beaucoup de choses très louables, vous renvoyant encore à ce maître ignare dont ils prenaient aussi les œuvres à garant lorsqu’ils voulaient autoriser quelqu’une de leurs fantaisies. Enfin, il y en eut un plus hardi que tous, qui conclut qu’il fallait mettre en règne, tous ensemble, les mots anciens que l’on renouvellerait ou d’autres que l’on inventerait, selon que l’on connaîtrait qu’ils seraient nécessaires ; et puis, qu’il fallait aussi retrancher de notre orthographe les lettres superflues et en mettre en quelques lieux de certaines mieux convenantes que celles dont l’on se servait.

— Car, disait-il, sur ce point, il est certain que l’on a parlé avant que de savoir écrire, et que, par conséquent, l’on a formé son écriture sur sa parole, et cherché les lettres qui, liées ensemble, eussent le son des mots. Il m’est donc avis que nous devrions faire ainsi, et n’en point mettre d’inutiles ; car à quel sujet le faisons-nous ? Me direz-vous que c’est à cause que la plupart de nos mots viennent du latin ? et c’est là une occasion de ne le suivre pas : il faut montrer la richesse de notre langue, et qu’elle n’a rien d’étranger. Si l’on vous faisait des gants qui eussent exigé six doigts, vous ne les porteriez qu’avec peine et cela vous semblerait ridicule. Il faudrait que la nature vous fît à la main un doigt nouveau, où que l’on ôtât le fourreau inutile ; regardez si l’on ne ferait pas ce qui est le plus aisé. Aussi, parce qu’il n’est pas facile de prononcer de telle sorte les mots, que toutes leurs lettres servent, que d’ôter ces mêmes lettres inutiles, il est expédient de les retrancher. En pas une langue vous ne voyez de semblable licence, et quand il y en aurait, les exemples mauvais ne doivent pas être suivis plus que la raison. Considérez que la langue latine, même, dont, à la vérité, la plupart de la nôtre a tiré son origine, n’a pas une lettre qui ne lui serve.

— Par la mort du destin, dis-je alors, voilà bien harangué pour le repos de la chose publique : je ne dis pas que vos raisons ne soient bonnes ; mais où est le moyen de les faire suivre, et où est même celui d’entre le peuple qui les approuvera ? Il vaudrait beaucoup mieux retrancher tant de choses mauvaises, qui sont superflues en nos mœurs et en nos coutumes, que non pas songer à retrancher des lettres qui ne font mal à personne, les pauvres innocentes. Quant aux paroles nouvelles, que vous avez dit tantôt qu’il fallait introduire, je vous laisse à penser si, semblant du tout extraordinaire au peuple, l’on ne se moquerait pas de nous. Néanmoins je consens qu’aux premiers États vous soyez délégué de la part des auteurs français, (dont il faut faire une chambre nouvelle) pour représenter aux autres États l’utilité de vos opinions et persuader au roi qu’il les doit faire embrasser par tous ses sujets.

Après que j’eus ainsi parlé, et donné matière de rire à chacun, il y eut le plus galant d’entre eux qui conclut que tout ce que l’on avait dit ne servait de rien au repos de la vie ; et, nous faisant sortir d’entre les livres, nous conduisit, entre les pots et les verres, au meilleur cabaret de Paris, où il nous voulait traiter de l’argent qu’il avait. Pour vrai dire, il n’y a point de gens moins avaricieux que les poètes : ils ont tant d’envie d’aller au royaume des cieux où il est aussi difficile qu’un riche entre qu’un câble dans le pertuis d’une aiguille, qu’ils avalent leur bien tout d’un coup, comme une pilule, afin d’y aller facilement. Il ne faut pas s’enquérir comment il fut morféwkt, ni combien l’on dit de bons mots de gueule, parce que je jurai là encore par la mort du destin, ainsi qu’en la rue Saint-Jacques, l’on me demanda pourquoi je le faisais. C’était pour me moquer d’eux, qui ne composaient pas une stance où ils ne parlassent du destin ou du sort, pour accommoder leurs vers.

— Par la tête du sort, ce dis-je, vous êtes de grands ignorants qui ne savez guère votre métier ; ventre des Parques ! ne voyez-vous pas que je jure en poète ? Vous autres, qui croyez moins en Dieu que Diagoras ni que Vanini, vous ne jurez que par lui à tous les coups, comme si vous étiez des chrétiens fort dévots, qui voulussent toujours avoir son nom à la bouche.

Notez que je leur disais ceci encore parce que la plupart étaient libertins ; mais leur humeur franche, et qui vraiment est louable en ce point, ne s’offensa pas de ce que je leur reprochais. Sans doute ils avaient quelque chose de meilleur en eux que le vulgaire, et principalement en ce qu’ils ne me prisaient pas moins pour me voir mal accommodé[4]. En contrepoids, ils avaient aussi des vices insupportables : c’étaient les plus fantasques et les plus inconstants du monde ; rien n’est plus frêle qu’était leur amitié : en moins d’un rien, elle se dissipait comme la glace d’une nuit ; rien n’est plus volage qu’était leur opinion : elle se changeait à tout propos, et pour des occasions très injustes. Leurs discours étaient le plus souvent si extravagants, qu’il semblait qu’ils fussent insensés. Quand je leur récitais mes vers, ils les trouvaient, à leur dire, les mieux faits du monde ; moi éloigné, ils en médisaient devant le premier dont ils faisaient rencontre : ils jouaient de ce même trait les uns entre les autres ; de sorte que la renommée de chacun s’apetissait : ils s’adonnaient à écrire avec trop d’affectation, et n’avaient point d’autre but. En allant même par la rue, la plupart marmottaient entre leurs dents, et tiraient quelques sonnets par la queue. Tous leurs entretiens n’étaient que sur ce sujet. Encore qu’ils décrivissent les faits généreux de plusieurs grands personnages, ils ne s’enflammaient point de générosité et ne partait d’eux aucune action recommandable. Avec tout cela, c’étaient les gens les plus présomptueux de la terre. Chacun croyait faire mieux que tous les autres, et se fâchait lorsque l’on ne suivait pas ses opinions. Je connus par là que le vulgaire avait raison de les mépriser, et dis plusieurs fois même qu’ils voulaient faire profession d’un bel art dont ils étaient indignes et envers lequel ils attiraient le mépris, en le pratiquant mal. Depuis ils me furent si odieux, que je tâchai d’éviter leur rencontre, avec plus de diligence qu’un pilote n’essaye de s’éloigner des Syrtes.

Environ en ce temps-là, ma mère m’envoya beaucoup d’argent, dont je me fis habiller d’une façon qui paraissait infiniment. C’était l’été ; je fis faire un habit de taffetas colombinwkt-2 avec les aiguilletteswkt, les jarretières et le bas de soie de couleur bleue. Je me mis à une pension plus basse que celle où j’avais toujours été ; et l’argent que j’épargnais en cela fut depuis employé à doubler mon manteau d’un autre taffetas bleu. Car voyez les belles coutumes que la sottise a introduites, et que le peuple s’ébat à suivre : l’homme qui n’a qu’un manteau de taffetas simple est moins estimé que celui qui en a un de deux taffetas, et l’on fait encore moins d’état de vous si vous en portez un de serge doublé seulement de quelque étoffe de soie. Entre les femmes il y a bien d’autres nivetteries[5] ! j’entends entre les bourgeoises : celles qui ont les cheveux tirés, ou la chaîne sur la robe, sont estimées davantage que les autres, qui ne sont pas ainsi parées.

Quand je pense à la vanité des hommes, je ne me saurais trop émerveiller comment leur esprit, qui sans doute est capable de grandes choses, s’avilisse tant que de s’amuser aux plus abjectes de la terre. Mille coquins, qui passaient par la rue, se retournaient pour me regarder, et moi, qui ai ce bienfait des cieux de pouvoir lire dans les pensées, je connaissais bien que quelques-uns se donnaient de la présomption, parce que leur habit valait par aventure plus que le mien, et que quelques autres moins braves étaient au contraire envieux de ce que je portais.

Alors il ne s’écoulait point de jour que je ne passasse cinq ou six fois devant la porte de ma Diane, afin de lui jeter des œillades qui lui fissent connaître l’extrême affection que j’avais pour elle. Mais cela ne servait de rien ; car, étant pourvue d’une infinité d’appâts, il y en avait bien d’autres que moi que la regardaient, et je crois qu’elle ne se pouvait pas figurer que je fusse plus amoureux d’elle que les autres.

Je me résolus de lui écrire une lettre, pour lui manifester ma passion. Je la fis donc, mais en termes si honnêtes, que l’humeur la plus austère du monde n’eût pas pu s’en offenser. Vous savez de quelle sorte on procède en ces matières-là ; voilà pourquoi je ne vous dirai rien de ce poulet : qu’il vous suffise que je fis aussi plusieurs vers, pour lui faire donner avec. Il me souvient qu’il y avait un sonnet sur son jeune sein, que j’avais vu croître petit à petit depuis que j’étais devenu amoureux d’elle ; puisque je l’ai encore en mon souvenir, il faut que je vous le dise, non pas pour vous montrer que je fais bien des vers ; car, si je voulais témoigner, je vous réciterais une meilleure pièce. Le voici :

Je vois s’augmenter chaque jour,
En leur petite enflure ronde,
Ces jeunes tétons que le monde
A pris pour le trône d’amour.

Mon désir, aimant leur séjour
Plus que le ciel, la terre et l’onde,
Accroît son aile vagabonde
À même que croît leur retour.

Dieux ! faites qu’il en soit le maître,
Si, comme eux, vous le voyez être
En parfaite maturité ;

Et permettez-moi qu’à mon aise,
Sans blâme de témérité,
Un jour je les touche et les baise.

Cela était un peu trop folâtre, me dira-t-on, pour envoyer à une jeune fille de bon lieu ; mais je savais bien qu’elle n’était pas pour s’en offenser, et puis les autres pièces n’étaient pas si licencieuses. J’usai d’un artifice bien gentil pour lui faire tenir le tout.

Sachant que son père était allé aux champs, et qu’elle était toute seule au logis avec une servante (car sa mère était morte) j’envoyai le laquais d’un mien ami avec le petit paquet de papiers à la main, lui demander si son père n’était point à la maison. Ayant répondu que non, il lui présenta ce qu’il portait, et la pria de le lui donner dès qu’il serait de retour, et lui dit que c’était pour une affaire de son maître dont il avait connaissance, car son père était avocat. Le papier baillé, il esquiva vitement, et Diane n’en soupçonna rien ; car c’est la coutume des laquais de courir. D’autant qu’elle savait que son père ne reviendrait pas sitôt, elle eut la curiosité, tout comme j’avais espérance, d’ouvrir ce papier qui était trop bien plié pour être de pratique[6]. Ainsi que j’ai su depuis, ayant vu que tout s’adressait à elle, elle pensa que cela venait de la part du maître du laquais, qui venait quelquefois l’entretenir.

Sitôt qu’elle le vit, elle lui dit par une gentille ruse :

— Monsieur, vous avez un laquais qui n’exécute guère bien les messages que vous lui donnez ; je m’assure que vous lui aviez baillé tout ensemble deux papiers, l’un pour porter à votre maîtresse, et l’autre pour apporter à mon père. Celui qu’il fallait présenter à cette dame, il l’a apporté céans, j’ai peur qu’il ne lui ait été offrir en contre-échange celui dont vous désiriez que mon père eût la communication.

Ce jeune homme, ne sachant ce qu’elle voulait dire, crut qu’elle avait envie de lui donner quelque cassadewkt, et nia surtout d’avoir mis des lettres entre les mains de son laquais pour faire tenir à sa maîtresse. Diane lui ayant montré là-dessus ce qu’elle avait reçu, et lui ayant confié la façon avec laquelle son laquais le lui avait baillé, il jugea que cela venait de la part de quelqu’un qui était secrètement amoureux d’elle ; et, voyant qu’elle croyait fermement que tout venait de lui, parce qu’elle lui plaisait assez pour souhaiter sa bienveillance, il s’informa premièrement d’elle si la lettre et les vers lui étaient agréables ; puis, ayant connu qu’elle n’y trouvait rien qui ne lui causât quelque espèce de contentement, il lui dit qu’il ne lui pouvait celer que c’était lui qui les lui avait envoyés, d’autant qu’il fallait qu’elle le sût nécessairement, pour connaître quel était le désir qu’il avait de la servir. Même il eut bien l’esprit assez bon pour lui assurer qu’afin qu’elle ne fît point de refus de recevoir ce présent, il avait trouvé l’invention de lui faire dire par son laquais que les papiers étaient de conséquence et concernaient une affaire que son père maniait pour lui. Mais, bien qu’elle crût cela, elle ne laissa pas de persister toujours à lui dire, comme auparavant, que son laquais s’était trompé, et qu’il avait charge sans doute de porter le paquet à une autre fille qu’elle. Depuis, il sut de ce valet la commission que je lui avais donnée, et continua néanmoins à persuader de telle sorte à Diane qu’il avait composé les vers à son sujet, qu’elle fut forcée d’avouer qu’elle ajoutait de la croyance à son dire ; et, parce que les beaux esprits lui plaisaient beaucoup, s’imaginant que celui-là l’était, elle commença de le chérir par-dessus tous ses autres amants.

J’avais fait encore une bon nombre de vers pour elle, et rencontrant dans la rue sa servante, comme on ne voyait goutte, je lui dis :

— Ma mie, donnez cette chanson à mademoiselle Diane, je la lui promis l’autre jour : recommandez-moi à ses bonnes grâces.

La servante ne fit point de difficulté de prendre le papier, ni de le porter à Diane, qui ne pouvait quasi croire qu’il vînt de la part d’où elle pensait que fussent venus les premiers, parce que l’auteur, qui avait parlé à elle le jour précédent, le lui eût bien pu bailler lui-même sans se servir de finesse.

Pour lui faire connaître que les vers venaient de moi, le lendemain, comme elle était sur sa porte, après souper, je chantai un peu haut, en passant, une des stances que je lui avais envoyées ; elle, qui avait bonne mémoire se souvint bien où elle avait vu la pareille et jeta incontinent les yeux sur moi.

Ce ne fut pas assez ; je lui écrivis encore une lettre, que je lui fis tenir finement, je la fis entrer dedans un coffre qui était au banc qu’elle avait à Saint-Séverin, et, le lendemain, qui était dimanche, comme elle l’ouvrait pour y prendre une bougie et un certain livre de dévotion qu’elle y enfermait, elle l’y trouva. Cette lettre contenait des assurances extrêmes d’affection, et que, si elle avait envie de connaître qui c’était qui lui écrivait, elle n’avait qu’à prendre garde à celui qui dorénavant se mettrait à l’église à l’opposite d’elle et avait un habit de vert-naissant.



J’en avais fait faire un de cette couleur-là tout exprès ; et, parce que dès le matin à la messe, elle avait trouvé mon poulet, elle eut le moyen de le lire auparavant que de venir à vêpres ; voilà pourquoi, quand elle y fut, elle me put bien reconnaître pour son amant, car je m’étais mis proche de son banc dès le commencement du sermon, tant j’avais peur de manquer à mon entreprise, à faute d’y trouver place : je remuais les yeux languissamment et par compas, comme un ingénieur ferait tourner ses machines, et ma petite meurtrière avait tant d’assurance, quoiqu’elle eût blessé mon âme, qu’elle me regardait fixement, et, par aventure, avec moins de honte que je ne la regardais. À cause que son siège était bas et qu’il y avait des hommes au-devant d’elle, durant presque tout le service, elle se tint debout afin que je la visse mieux. Je ne sais si je dois appeler cela cruauté ou bien douceur, car, d’un côté, elle m’obligeait, vu que je ne chérissais rien tant que sa vue ; mais, d’un autre aussi elle me faisait un grand tort, puisque chacun de ses regards m’était un trait vivement décoché. Quand je me fus retiré chez moi, j’en ressentis bien des blessures.

À quelques jours de là, je la rencontrai dans une rue fort large ; elle allait d’un côté, et moi d’un autre, et tous deux fort proches des maisons. Néanmoins comme attirés par un secret aimant, petit à petit, nous nous avançâmes si bien, que, quand elle passa par devant moi, il n’y avait plus que le ruisseau entre nous ; et qui plus est, nos têtes se touchaient presque, tant elles s’inclinaient par le languissement de notre âme, car cette belle avait de l’affection pour moi. Toutefois, je n’osais pas l’accoster, si quelqu’un ne me faisait acquérir sa connaissance.

La fortune me favorisa en ceci très avantageusement ; car un cousin de cette belle Diane, que j’avais fréquenté au collège, vint demeurer chez elle en ce temps-là. Je l’abordai un jour, et par manière d’entretien, lui ayant récité mes vers, il me dit que sa cousine en avait montré par excellence de tous de même. Connaissant la bienveillance que ce jeune homme-ci avait pour moi, je me délibérai de ne lui rien cacher, et lui ayant appris mon amour, le priai de faire connaître à Diane l’auteur des pièces qu’elle avait entre ses mains. Il n’y faillit pas ; et, par un excès de bonne volonté, lui dit de moi tout le bien que l’on peut dire du plus brave personnage de la terre, n’oubliant pas à lui conter comment j’étais issu d’une race des plus nobles. Celui qui s’était attribué mes ouvrages, reconnu pour un lourdeau, perdit son crédit entièrement, et Diane ne demandait pas mieux, sinon que je l’abordasse ; mais elle avait un père revêche, qui ne souffrait guère patiemment de la voir parler à des personnes qui ne fussent point de son ancienne connaissance la trouvant d’une humeur fort aisée à suborner. Notre entrevue ne pouvait donc pas être moyennée sitôt.

En attendant je la courtisais des yeux, et ne manquais pas à me trouver à l’église toutes les fois qu’elle y était. Un jour, j’y allai à un salut avec un gentilhomme de mes amis comme elle n’était pas encore venue. Je n’avais fait que marcher toute l’après-dînée, et, me voulant reposer, m’avisai de m’asseoir sur une planche qui était attachée au-devant de son banc ; sur mon Dieu, je parlais d’elle et d’une sœur qu’elle avait, qui était déjà mariée, lorsque je les vis arriver toutes deux. Afin que celui qui était avec moi ne connût point mon amour, je tâchai de cacher mon émotion, en lui tenant quelque discours. Je parlais un peu haut à la courtisane, en riant quelquefois, et lui tout de même, sans songer que j’importunais possible ma maîtresse et sa sœur. Nous nous levâmes pour quelque temps, continuant toujours notre entretien ; mais aussitôt elles sortirent de leur banc et se vinrent mettre à notre place.

Moi, qui suis soupçonneux au possible en ces affaires-là, je crus qu’infailliblement elles faisaient ceci pour me faire déloger et me contraindre d’aller m’asseoir plus loin afin de n’être plus importunées en mes discours. Incontinent, je m’éloignai, pour montrer que je les révérais tant que j’étais bien marri de leur déplaire. Néanmoins je vous confesse que j’étais infiniment en courroux ; car le mépris qu’il me semblait que Diane avait fait paraître envers moi, en me déplaçant, m’était infiniment sensible ; et même, en l’excès de ma passion, je vins jusques à dire qu’elle n’avait que faire d’être si glorieuse, que j’étais pour le moins autant qu’elle, et que ce lui était un bonheur de me posséder, moi qui devais jeter les yeux sur des filles de plus grande maison qu’elle.

Toute la nuit je ne fis que rêvasser là-dessus, et n’eus point de repos jusques à tant que j’eusse parlé au cousin de Diane, à qui je me plaignis de l’injure qui m’avait été faite, ayant presque la larme aux yeux. À l’heure il se prit à rire si fort, qu’il redoubla mon ennui, me faisant croire qu’il se moquait de moi. Mais voici comme il m’apaisa :

— Mon cher ami, dit-il en m’embrassant, vous avez tort d’être si soupçonneux que de vous imaginer que Diane vous ait méprisé, commettant une incivilité éloignée de son naturel. Mon Dieu ! vous ririez trop si vous saviez la cause de votre aventure ; je me souviens qu’hier soir, étant de retour du salut, Diane se plaignit à la servante de ce qu’il y avait eu quelque gueux qui avait délâché sa croupièrewkt dedans son banc. Ce fut cela qui l’en fit sortir : mais la poudre de Cypre dont vous étiez couvert, vous empêcha de sentir une si mauvaise odeur.

Cette nouvelle me contenta tout à fait, et j’eus pourtant la curiosité d’aller en l’église, voir si l’on ne me donnait point une bastewkt-3 : je trouvai encore l’ordure dans le banc, que l’on n’avait pas nettoyée, et la vue de cette infection me plut davantage que n’a jamais fait celle des plus belles fleurs, à cause que, par ce moyen, j’étais délivré d’une extrême peine. Lorsque Diane sut mon soupçon, je pense qu’elle ne put pas se garder de rire ; mais néanmoins tout se tournait à mon avantage, d’autant que par là elle pouvait apercevoir le souci que j’avais de me conserver ses bonnes grâces.

L’on dit ordinairement que le prix des choses n’est accru que pour la difficulté que l’on rencontre à les avoir et que l’on méprise ce qui se peut acquérir facilement ; je reconnus cette vérité alors mieux qu’en pas une occasion. Quand j’avais trouvé des obstacles à gagner la familiarité de Diane, je l’avais ardemment aimée. À cette heure-là, parce que son cousin me promettait de me mener en son logis lorsque son père n’y serait pas, et de me faire non seulement parler à elle, mais encore de la persuader de telle façon que j’en obtienne beaucoup de protestations de fidélité, je sentais que ma passion s’affaiblissait petit à petit. Le principal sujet était que je considérais qu’il ne fallait pas m’attendre de remporter de cette fille-là quelques signalées faveurs, si je ne l’épousais : or j’avais le courage trop haut pour m’abaisser tant que de prendre à femme la fille d’un avocat ; et, si sachant bien que tout homme de bon jugement m’avouerait que celui-là est très heureux, qui peut éviter de si fâcheuses chaînes que celles du mariage, je l’avais entièrement en horreur.

À la fin il se trouva que je n’avais plus qu’une affection fort tiède pour Diane, et, si j’ose trancher le mot, que je n’en avais plus pour tout. L’amour conserva pourtant l’empire qu’il s’était acquis dessus moi, et me fit adorer une autre beauté dont la recherche était beaucoup plus épineuse, encore que je l’abordasse facilement.

Après celle-là, j’en aimai beaucoup d’autres dont je ne vous parlerai point ; ce serait trop vous ennuyer. Qu’il vous suffise que la plupart ont reconnu mon affection par une réciproque ; mais qu’il n’y en a eu guère qui m’aient donné des témoignages d’une passion véhémente, en m’accordant les plus chères faveurs. Il ne luit pas au ciel tant d’étoiles que de beaux yeux m’ont éclairé. Mon âme s’enflammait au premier objet qui m’apparaissait ; et, de cinquante beautés que j’avais le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvais pas discerner laquelle m’agréait le plus : je les poursuivais toutes ensemble ; et, lorsque je perdais l’espoir de jouir de quelqu’une, je recevais un déplaisir sans pareil. Par aventure vous conterai-je tantôt quelqu’une de mes amours comme il écherra.

Depuis que je m’étais vu bien en conche[7], continua Francion, j’avais acquis une infinité de connaissances de jeunes hommes de toutes sortes de qualité, comme de nobles, de fils de justiciers, de fils de financiers et de marchands : tous les jours nous étions ensemble à la débauche, où je faisais tant que j’emboursaiswkt plutôt que de dépendre. Je proposai à cinq ou six des plus grands de faire une compagnie la plus grande que nous pourrions, et de personnes toutes braves et ennemies de la sottise et de l’ignorance, pour converser ensemblement et faire une infinité de gentillesses.

Mon avis leur plut tant, qu’ils mirent la main à l’œuvre et ramassèrent chacun bonne quantité de drôles qui en amenèrent encore d’autres de leur connaissance particulière. Nous fîmes des lois qui se devaient garder inviolablement, comme de porter tous de l’honneur à un que l’on élirait pour chef de toute la bande de quinze jours en quinze jours ; de s’entre-secourir aux querelles, aux amours et aux autres affaires ; de mépriser les âmes viles de tant de faquins qui sont dans Paris, et qui croient être quelque chose, à cause de leurs richesses ou de leurs ridicules offices. Tous ceux qui voulurent garder ces ordonnances-là, et quelques autres de pareille étoffe furent reçus au nombre des braves et généreux (nous nous appelions ainsi), et n’importait pas d’être fils de marchand ni de financier, pourvu que l’on blâmât le trafic et les finances. Nous ne regardions point à la race, nous ne regardions qu’au mérite. Chacun fit un banquet à son tour : pour moi je m’exemptai d’en faire un, parce que j’avais été l’inventeur de la confrérie, et, si ayant été le Chef premier, j’eus après la charge de recevoir les amendes auxquelles on condamnait ceux qui tombaient en quelque faute que l’on leur avait défendu de commettre ; l’argent se devait employer à faire des collations : mais Dieu sait quel bon gardien j’en étais et si je ne m’en servais pas en mes nécessités.

Mes compagnons étaient si pernicieux et si prodigues, qu’ils vidaient librement leurs bourses et ne songeaient pas à ce que je faisais de ma recette. J’étais le plus brave de tous les braves ; et n’appartenait qu’à moi de dire un bon mot contre les vilains, dont je suis le fléau envoyé du ciel.

Le fils d’un marchand, ignorant et présomptueux au possible, arriva un jour dans une compagnie où j’étais ; il était superbement vêtu d’une étoffe à qui l’on n’en voyait guère de pareille en France ; je pense qu’il l’avait fait faire exprès en Italie ; à cause de cela, il croyait qu’il n’y avait personne qui se dût égaler à lui. Je remarquais qu’en marchant il enviait le haut bout, et que, quand l’on le saluait fort honnêtement, il n’ôtait non plus son chapeau que s’il eût eu la teigne : comme j’ai toujours haï de telles humeurs, je ne puis souffrir celle-là, et dis hautement à ceux qui étaient auprès de moi, en montrant au doigt mon sot :

— Mes braves, voici la principale boutique de sire Huistache (j’appelais ainsi son père par l’ancien titre), Dieu me sauve, s’il n’y a mis sa plus belle étoffe à l’étalage. Véritablement il y gagnera bien ; car on n’a pas besoin d’aller à sa maison pour voir sa plus riche marchandise : cette boutique-ci est errante, son fils la va montrer partout.

— Parlez-vous de moi ? me vint-il dire avec un visage renfrogné.

— Messieurs, ce dis-je en riant à mes compagnons, ne vous offensez-vous point de ce qu’il dit ? Il croit vraiment qu’il y a encore quelqu’un entre vous qui lui ressemble et qui mérite que l’on lui dise ce que je lui ai dit.

Se sentant offensé tout à fait, il me repartit, après avoir juré par la mort et par le sang, qu’il ne portait pas l’épée comme moi, et que ce n’était pas son métier, mais que si… Il en demeura là, n’osant passer plus outre.

Quant à moi, tournant sa fâcherie en risée, je recommençai à le brocarder :

— Certes, lui dis-je, c’est une bonne finesse de s’efforcer de couvrir d’autant mieux une chose qu’elle est plus infecte et plus puante ; néanmoins la mauvaise odeur parvient jusques à nous. Puisque vous vous efforcez de paraître en habillements, continuai-je, c’est bien un témoignage que vous n’avez rien autre chose de quoi vous rendre estimable ; mais, pardieu, vous avez tort, car vous avez voulu aller tantôt au-dessus d’un galant homme : toutefois, sachez que, si votre corps va au-dessus du sien, son esprit ne laisse pas d’aller au-dessus du vôtre.

Un de mes compagnons me vint dire alors que je le quitasse là.

— Aussi, veux-je, repartis-je ; j’ai bien peu de raison de disputer entre un habit, car je ne vois rien ici autre chose contre qui je puisse avoir querelle ; l’épée vaut beaucoup moins que le fourreau, et, pour dire la vérité, il a raison, ce beau manteau, d’avoir voulu être placé en un lieu plus éminent que cet autre-ci, qui ne le vaut pas. L’on lui pardonne, mais à la charge qu’il n’entrera jamais en contestation qu’avec des manteaux comme lui.

Mon vilain, craignant qu’après avoir affligé son badaud d’esprit de brocards, je ne vinsse à persécuter son corps à bons coups de bâton, enfila la venelle plus vite qu’un criminel qui a des sergents pour laquais.

Comme les choses s’entresuivent, le lendemain, étant à la porte d’un conseiller avec ses filles et fort bonne compagnie, un enfant de ville bien pimpant vint à passer ; il avait le pourpoint de satin blanc et le bas de soie flamette[8] : bref, il était accommodé en gentilhomme excepté qu’il n’avait point d’épée : il en avait bien une, mais il la faisait porter derrière lui par son laquais.

— Voici la coutume des enfants de Paris, ce dis-je ; ils veulent tous trancher des nobles et quitter la vocation de leurs pères, qui est la cause principale de leurs richesses ; mais certes encore cettui-ci n’est-il pas trop désireux de paraître gentilhomme : il aime si peu les armes qu’il ne les veut avoir que derrière soi, et si, je connais qu’il veut montrer que son laquais est plus noble que lui, car il lui fait porter son épée.

Il n’y eut pas un brave qui n’admirât un si bon trait donné si à propos, lorsque l’on le lui eut récité, et, parce qu’il y avait en nos lois que nos belles paroles et nos remarquables actions devaient être récompensées, chacun ordonna que je prendrais la valeur d’un chapeau de castor sur les deniers de ma recette, pour le prix que je méritais à cause de bien d’autres galanteries que j’avais mises à exécution.

Nous n’attaquions pas seulement le vice à coups de langue ; le plus souvent nous mettions nos épées en usage et chargions sans merci ceux qui nous avaient offensés. Malaisément nous eût-on pu rendre le change, car nous allions toujours six à six, et quelquefois tous ensemble, quand nous sortions de la ville pour aller au cours jusqu’au bois de Vincennes : je n’avais point de cheval à moi ; quelque riche brave, enfant de trésorier, m’en prêtait toujours un, quand il était question de faire de telles cavalcades.

La nuit, nous allions donner la musique aux dames, et fort souvent nous faisions des ballets que nous dansions aux meilleures maisons de la ville, où nous combattions toujours pour notre nouvelle vertu, à qui jamais l’on n’avait vu de semblable. Les bourgeois blâmaient nos galanteries ; les hommes de courage les approuvaient ; chacun en parlait diversement et selon sa passion. Au Louvre, au Palais et aux festins, nos exploits sont les entretiens ordinaires. Ceux qui veulent jouer quelque bon tour se rangent en notre compagnie ou réclament notre assistance. Les plus grands seigneurs mêmes sont bien aises d’avoir notre amitié, quand ils désirent punir de leur propre mouvement quelqu’un qui les a offensés, et nous prient de châtier son vice comme il faut. Néanmoins, avec le temps, notre compagnie perdit un peu de sa vogue : la plupart étaient forcés de s’en retirer, songeant à se pourvoir de quelque office pour gagner leur vie et à épouser quelque femme ; étant sur ce point-là, ils ne pouvaient plus se mêler avec nous.

Il y en avait bien quelques nouveaux qui parfaisaient le nombre ; mais ce n’étaient pas gens qui me plussent. Leur esprit ne soupirait qu’après une sotte friponnerie et une brutale débauche : pourtant je tâchais de supporter leur humeur, quand je me trouvais avec eux ; mais je ne les hantais que le moins qu’il m’était possible, et me tenais fort souvent chez moi, feignant d’être mal disposé, pour éviter leur fréquentation. En ce temps-là, j’étudiai à tout reste, mais d’une façon nouvelle, néanmoins la plus belle de toutes : je ne faisais autre chose que philosopher et que méditer sur l’état des humains, sur ce qu’il leur faudrait faire pour vivre en repos, et encore sur un autre point bien plus délicat, touchant lequel j’ai déjà traversé le commencement d’un certain discours que je vous communiquerai. Je vous laisse à juger si cela n’était pas cause que j’avais davantage en horreur le commerce des hommes ; car dès lors je trouvai le moyen de les faire vivre comme des dieux, s’ils voulaient suivre mon conseil.

Toutefois, puisqu’il faut essayer d’étouffer le désir des choses qui ne se peuvent, je ne songeai plus qu’à procurer le contentement de moi seul. Me délibérant de suivre en apparence le tracwkt-2 des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquérir la bienveillance d’un chacun. Je m’étudiai à faire dire à ma bouche le contraire de ce que pensait mon cœur, et à donner les compliments et les louanges à foison aux endroits où je voyais qu’il serait nécessaire d’en user, gardant toujours néanmoins ma liberté de médire de ceux qui le mériteraient. J’avais bien intention de rencontrer quelque grand seigneur qui me baillât appointement, pour rendre ma fortune mieux assurée, mais je n’avais guère envie de m’asservir sous des personnes qui n’étaient pas beaucoup dignes de commander, car j’avais reconnu le naturel des courtisans.

Un de mes amis me mena un jour chez une demoiselle appelée Luce, me disant que c’était la femme du meilleur discours qui se pût voir, et que je ne manquerais point à trouver aussi en sa compagnie de plus beaux esprits du monde, parmi lesquels j’aurais de l’honneur à faire éclater mon savoir : elle avait aussi appris de lui qui j’étais, et que je la viendrais visiter ; de sorte qu’elle me fit un bon accueil et me donna place près d’elle ; il y avait encore, pour l’entretenir, beaucoup d’hommes bien vêtus, et qui, à mon avis, n’étaient pas des moindres de la cour. Je prêtai l’oreille pour ouïr les bons discours que je m’imaginais qu’ils feraient. De tous côtés je n’entendis rien que des vanteries, des fadaises et des contes faits mal à propos, avec un langage le plus galimatias et une prononciation la plus mauvaise que l’on se puisse figurer.

— C’est une étrange chose, mademoiselle, disait l’un en retroussant sa moustache, que le bon hasard et moi sommes toujours en guerre : jamais il ne veut loger en ma compagnie ; quand j’aurais tout l’argent que tiennent les trésoriers de l’Épargne, je le perdrais au jeu en un jour.

— C’est signe que les astres, disait un autre, vous décocheront une influence qui suppliera l’amour de métamorphoser votre malheur au jeu en un bonheur qu’il vous donnera en femme.

— Je ne sais quel édit fera le ciel là-dessus, reprit le premier, mais je vous appelle en duel comme mon ennemi, si vous n’ouvrez la porte de votre âme à cette croyance que, pour être des favoris du destin en mon mariage, il me faut avoir une épouse semblable à mademoiselle.

— Que vous êtes moqueur ! lui dit Luce en lui serrant la main et en lui souriant.

— Je vous veux donner des marques plus visibles que le soleil, reprit-il, comme je vous chéris d’une amour toute léalewkt : mon cœur flottera toujours dans la mer de deux cents millions de pensées, à l’appétit glouton de l’ouest et sur-ouest de mes désirs, jusques à tant que je vous aie fait paraître (belle beauté) que je vous adore avec une dévotion si fervente… qu’il en demeura là-dessus, s’égarant en ses conceptions. Or il disait toutes ces paroles à l’oreille de Luce, pour montrer qu’elles étaient fort secrètes ; mais, par une sottise admirable, il ne laissait pas de les prononcer haut, afin que chacun les ouît, croyant qu’elles étaient extrêmement bien arrangées.

Tôt après, changeant de discours, il vint dire :

— Mon âme était dernièrement si grosse d’envie[9] d’avoir une terre qui me plaisait, que j’en donnai trois cent mille livres, encore qu’elle n’en vaille au plus que deux cent cinquante ; désormais je désire que l’on m’appelle du nom de cette belle possession.

« Mon Dieu ! ce dis-je en moi-même, qu’est ceci ? Un homme qui se croit des plus braves du monde veut porter le nom d’une terre, au lieu que la terre devrait porter le sien : quelle faquineriewkt ! Que ne s’acquiert-il plutôt un beau titre par sa générosité ! » Me tournant alors vers un autre endroit, j’en vis deux qui parlaient ensemble, et n’eus plus d’attention que pour leur discours :

— Quel jugement faites-vous de mon habit ! disait l’un, n’est-il pas de la plus belle étoffe pour qui jamais l’on ait payé la douane à Lyon ? Mon tailleur n’entend-il pas bien les modes ? C’est un homme d’esprit, je l’avancerai, si je puis : il y a tel bourgeois qui a un office aux finances qui ne le vaut pas ; mais que me direz-vous de mon chapeau ? cette forme vous plaît-elle ?

— Hélas ! monsieur, répondit l’autre, je trouve tout ce que vous avez extrêmement parfait ; tant plus je vous contemple, tant plus je suis ravi d’admiration ; je ne crois pas que les anges soient mieux vêtus dans le ciel que vous l’êtes sur la terre, quand ils auraient six aunes chacun de l’étoffe du ciel pour se faire un habit dont la broderie serait faite avec des étoiles. Seigneur Dieu, vous êtes un Adon ! combien de Vénus soupirent pour vous ! que les charmes de votre rotondewkt-4 sont puissants ! que cette dentelle si bien retroussée a d’appas pour meurtrir un cœur ! toutefois en voilà un côté qui a été froissé par votre chapeau, dont les bords sont un peu trop grands ; faites-en rogner, je suis votre conseiller d’État en cette affaire, je vous le dis en ami, ce n’est pas pour vous dépriser. Je sais bien que vous avez assez d’autres rares vertus ; car vous avez des bottes les mieux faites du monde, et surtout vos cheveux sont si bien frisés, que je pense que les âmes qui s’y sont prises s’égarent dedans comme dans un labyrinthe.

— Le plus cher de tous mes amis ! lui dit l’autre en le baisant à la joue, vous me donnez des louanges que vous méritez mieux que moi ; l’on sait que vos braves qualités vous font chérir de la majesté réale ; qui plus est, l’on a connaissance que vous êtes la seule pierre calamitewkt-6 de tous ces courages de fer qui vivent à la cour. J’entends parler des dames qui, nonobstant leur dureté, sont navrées des flèches de vos yeux, et n’ont point de feu dont votre beauté n’ait été l’allumette.

L’autre répond là-dessus, avec une vanterie étrange, que certes il y avait quelques dames qui l’affectionnaient ; et, pour le témoigner, il montra un poulet, qu’il avait possible écrit lui-même, disant qu’il venait d’une amante.

Cet entretien-là ne me plaisant pas, je retourne à celui des autres, qui n’était pas de beaucoup meilleur ; ils jugent des affaires d’État comme un aveugle des couleurs, et celui qui avait parlé de sa terre, faisant extrêmement le capable, dit que, depuis que le roi l’avait démis d’une certaine charge qu’il avait, il n’y avait rien eu que du désordre en France, et que c’était lui qui avait été la cause qu’elle s’était longtemps maintenue en paix. Là-dessus l’on vint à parler de guerre, et chacun conta les exploits imaginaires qu’il y avait mis à fin. Parfois il y en avait qui disaient qu’on appela leurs pages, d’autres leurs gentilshommes suivants, pour montrer seulement qu’ils en avaient, et, s’ils leur donnaient quelque message à faire, c’était pour paraître grandement affairés.

J’étais si las de voir leurs simagrées, et d’entendre leurs niaiseries, que j’eusse donné tout ce que l’on eût voulu pour être dehors. Enfin, tout le monde s’étant levé pour saluer un grand seigneur nommé Clérante, qui arrivait, je trouvai moyen de m’échapper parmi la confusion, après avoir fait une petite révérence à la compagnie, qui, je pense, n’en vit rien.

Ayant rencontré au sortir celui qui m’avait fait aller là-dedans, je lui dis que véritablement tous ceux que j’y avais vus avaient beaucoup d’éloquence, mais que c’était à la mode du siècle, où parler beaucoup, c’est parler bien ; que rien n’était si sot ni si vain que leurs esprits ; que, si la cour n’avait point de plus habiles personnages, j’étais content de ne la point voir, et que je m’étais toujours abstenu de parler, non point pour mieux entendre les autres et y apprendre davantage de leur savoir, mais afin de ne leur point donner occasion de me tenir quelques-uns de leurs discours, qui m’eussent été encore plus ennuyeux s’ils se fussent adressés particulièrement à moi.

La réponse que j’eus de cet ami fut qu’il connaissait bien, par le train qui était à la porte, quelles personnes étaient dedans la maison, et que c’étaient des seigneurs et des gentilshommes estimés pour les meilleurs esprits de la France. Je lui répliquai là-dessus qu’en la contrée des aveugles les borgnes sont les rois.

Cependant Clérante, à ce que j’ai su depuis, me connaissait, parce que je lui avais été autrefois montré par quelqu’un, s’informa de Luce si elle avait eu bien du plaisir en mon entretien. « Car, disait-il, j’ai ouï dire que ce jeune gentilhomme fait extrêmement bien des vers, a les pensées les plus belles, le langage le plus poli et les pointes les plus vives du monde. »

— Je l’ai ouï dire, lui repartit Luce, mais il ne m’en est rien apparu ; je pense que c’est plutôt la statue envoyée ici par art magique que lui-même, car je n’ai rien vu auprès de moi qu’une souche sans parole, qui ne répondait que par quelque signe de la tête aux demandes que je lui faisais quelquefois, et qui a fait sa sortie sans aucun compliment.

— Vous verrez, dit Clérante, qu’il y a quelque mécontentement en lui ; je le veux gouverner ; qui est-ce qui me donnera sa connaissance ?

Luce lui répondit que ce serait le gentilhomme qui m’avait introduit chez elle. Clérante lui en parla quelques jours après, et, suivant sa prière, je l’allai voir en intention de lui faire bien paraître ce que j’étais. Je l’abordai avec des compliments sortables à sa qualité, et l’entretins plus de deux heures sur divers sujets, sans qu’il se lassât de m’entendre. À la fin je lui montrai de mes vers, qui, à son dire, lui plurent davantage que tous ceux qu’il avait vus à la cour. Après cela, il me parla de Luce, me dit qu’elle se plaignait extrêmement de ce que, l’ayant été visiter, je n’avais daigné ouvrir la bouche pour repaître ses oreilles des douceurs de mon esprit. Le bon naturel de ce seigneur me convia à ne lui rien celer, et à lui dire que, quand j’eusse eu les rares qualités qu’il m’attribuait, je n’eusse pas pu me résoudre à parler, d’autant qu’il y avait des gens avec Luce à qui les bons et solides discours étaient comme le soleil aux aveugles. Il confirma mon dire, et m’avoua que ce n’étaient que des badins[10], mais qu’il me ferait discourir avec Luce, sans être interrompu par de telles gens, et que je trouverais bien en elle un autre génie. Comme de fait m’y ayant mené peu de temps après, je reconnus que la louange qu’il lui donnait était juste ; aussi vit-elle tout de même qu’il ne s’en fallait guère que je ne fusse ce qu’on lui avait dit.

Quelques jours après, il tomba entre les mains de Clérante une certaine satire qui médisait librement de presque tous les seigneurs de la cour : il y était aussi compris : mais tout ce que l’on avait su dire, c’est qu’étant marié à une belle femme, il ne laissait pas de chercher sa fortune ailleurs. Je m’amusai à philosopher sur cette pièce en sa présence, et fis dessus un admirable jugement.

— Et pardieu, ce dis-je, je m’en vais gager ma vie, ce dis-je, que c’est Alcidamor qui a fait faire ceci.

— Pourquoi croyez-vous que ce soit ce seigneur plutôt qu’un autre ? repartit Clérante.

— Je m’en vais vous l’apprendre, lui repartis-je ; vous ne me nierez pas qu’il est le plus vicieux de la cour, car même je vous l’entendis avouer hier. Or ceux qui ne sont point en cette satire-ci se sont exemptés d’y être par leur vertu signalée ; mais, lui, je ne sais à quel sujet le poète ne l’a pas mis sur les rangs, si ce n’est à cause qu’il n’a composé ceci qu’à sa persuasion.

Ma conjecture sembla infiniment bonne, et Clérante eut l’opinion que je disais la vérité. Là-dessus il tire encore d’autres vers de sa pochette, qu’il avait trouvés à ses pieds dedans le Louvre, et ne les avait pas lus tout du long. Tandis qu’il parlait à un sien ami, je les lus tout à fait, et vis qu’ils n’en voulaient qu’à lui : l’on lui reprochait là-dedans qu’il était stupide, ignorant et ennemi mortel des hommes de lettres.

— Monsieur, lui dis-je, je vous supplie de me permettre que je brûle ce papier-ci.

— Non ferai, répondit-il, jusques à tant que j’aie vu entièrement ce qu’il contient.

— Ce sont les plus grandes faussetés du monde, répliquai-je.

— Il n’importe donc pas que je les voie, reprit-il.

— Elles vous irriteront, lui dis-je.

— Nullement, me répondit-il ; si l’on m’accuse de quelque chose que j’ai véritablement commis, j’en tirerai du profit et tâcherai de me rendre désormais si vertueux, que je ferai enrager l’envie de n’avoir plus d’occasion de tourner ses armes contre moi ; et si au contraire l’on me blâme sans cause, je ne me soucierai non plus de la médisance qu’un généreux lion se soucierait de l’aboi des petits chiens qui courraient après lui : l’on ose bien crier à l’encontre de moi, mais personne n’ose me mordre.

Cela dit, j’allai à part avec lui, et connaissant la grandeur de son courage, ne feignis point de lui montrer le pasquilwkt. L’ayant lu, il me dit en riant :

— Hé ! ces gens-là sont bien menteurs de dire que je n’affectionne point les hommes de lettres ; ils ne savent pas la doctrine que vous avez, ou bien ils ignorent combien je fais état de vous.

Je le remerciai de la courtoisie qu’il témoignait envers moi, et lui demandai si jamais aucun poète ne lui avait point demandé quelque chose qu’il ne l’eût point accordée : il songea quelque temps et me dit qu’il n’y avait pas trois mois qu’un certain lui avait présenté des vers à sa louange, pour lesquels il lui avait promis de lui bailler cinquante écus, mais qu’il croyait que ses gens avaient restreint sa libéralité.

— Pour le sûr, c’est donc cettui-là qui fait ces vers-ci en indignation, lui dis-je alors : je connais bien le personnage, et, qui plus est, je sais qu’il s’est mis maintenant au service d’Alcidamor ; c’est lui aussi, sans doute, qui a composé l’autre pièce.

— Cela peut bien être, dit Clérante ; quand il venait ici, il ne me chantait autre ramage, sinon qu’il me rendrait immortel, si je le favorisais de quelque honnête récompense.

— Ha Dieu ! le pauvre vendeur d’immortalité, m’écriai-je, sa marchandise n’est pas de bon aloi ; les vers qu’il a faits, il n’y a pas six ans, sont déjà au tombeau !

— Si est-ce qu’il se vantait qu’il n’y avait que lui qui eût des griffes assez aiguës pour monter sur la croupe de Parnasse, me dit Clérante.

— Mon seigneur, repartis-je, quand nous mangeons quelque croûte de pain, il nous est avis que nous faisons un bien grand bruit ; mais il n’y a personne que nous qui l’entende. Ainsi en est-il de ce pauvre rimailleur ; ses œuvres ne paraissent bruyantes qu’à lui ; examinons sa pièce sans prendre garde au sujet dont elle traite, nous l’avons déjà condamnée en cela.

Après ces paroles, je montrai à Clérante toutes les fautes de la satire, et lui promis que j’y répondrais, afin d’effacer les mauvaises impressions que les courtisans pouvaient avoir à son déshonneur : d’un autre côté, il s’efforça de rendre menteurs tous ceux qui l’accusaient désormais d’ignorance, et se donna deux heures le jour, pour être seul avec moi dans son cabinet, et y apprendre à discourir en compagnie, sur toute sorte de sujets, bien d’une autre façon que ne font la plupart de ceux de la cour, qui tiennent des propos sans ordre, sans jugement et sans politesse. À n’en point mentir, il avait auparavant un peu haï les lettres, et même avait blâmé quelques personnes qui s’y adonnaient, ne croyant pas que ce dût être l’occupation d’un homme noble. Mais je lui avais ôté cette imagination-là, en lui remontrant doucement que ceux qui veulent commander aux autres doivent avoir plus d’esprit, non pas plus de force, ainsi qu’entre les bêtes fauves. Au reste, pour se venger un peu du poète qui avait médit de lui, il lui fit épousseterwkt-2 le dos à coups de bâton.

Sa bonne volonté s’augmentant de jour en jour envers moi, il fut curieux de s’enquérir des commodités[11] que j’avais : je me fis encore plus pauvre que je n’étais en effet, afin de l’induire à m’assister, et je me vis incontinent prié de demeurer en son hôtel. Il m’offrait un appointement honnête, que j’acceptai, pourvu que j’eusse toujours ma franchise, et qu’encore que je lui rendisse des services, que malaisément pouvait-il espérer d’un autre, je n’eusse point la qualité de serviteur. Il me promit qu’il ne me tiendrait jamais que comme son ami : je me mets donc en sa maison, où je reçois des preuves infinies de sa libéralité, et m’assouvis entièrement de braverieswkt-2.

Je suis toujours monté sur un cheval de deux cents pistoles, en piquant lequel je fais presque trembler la terre, et toujours je suis suivi d’hommes et de laquais. Ma mère est comblée de contentements recevant les nouvelles de ma bonne fortune, que je lui mande par mes lettres. Je prends vengeance de ceux qui m’ont morguéwkt-3 autrefois, en les morguant tout de même. De mes anciens camarades, il n’y en a plus que deux ou trois, qui méritent beaucoup, de qui je fasse état ; pour les autres que j’avais fait semblant de chérir à cause du profit que j’en tirais (ce qui est une invention dont l’on se peut servir sans devoir craindre un juste blâme), je ne traite plus avec eux familièrement si, pour leur montrer qu’ils n’étaient rien au prix de moi, et qu’ils se rendaient désagréables par leurs imperfections. La bande des généreux se dissipa alors tout à fait, n’ayant plus personne qui eût assez d’esprit et assez de courage pour la maintenir en un état florissant. Des petites coquettes, qui m’avaient autrefois méprisé, eussent bien voulu alors être en mes bonnes grâces ; mais je leur faisais la nique.

Mon coutumier exercice était de châtier les sottises, de rabaisser les vanités et de me moquer de l’ignorance des hommes. Les gens de justice, de finance et de trafic passaient journellement par mes mains, et vous ne vous sauriez imaginer combien je prenais de plaisir à bailler des coups de bâton sur le satin noir. Ceux qui se disaient nobles, et ne l’étaient pas, ne se trouvaient non plus exempts de ressentir les justes effets de ma colère. Je leur apprenais qu’être noble, ce n’est pas savoir bien piquer un cheval, ni manier une épée, ni se pannaderwkt avec des riches accoutrements, et que c’est avoir une âme qui résiste à tous les assauts que lui peut livrer la fortune, et qui ne mêle rien de bas parmi les actions. Il semblait que, comme Hercule, je ne fusse né que pour chasser les monstres de la terre : toutefois, pour dire la vérité, il n’y avait pas moyen que j’opérasse du tout en cela, car il faudrait détruire tous les hommes qui n’ont plus rien maintenant d’humain que la figure. Je ressemblais aussi à cet autre Hercule gaulois qui attirait les personnes par les oreilles avec des chaînes qui sortaient de sa bouche ; je le puis dire sans vanité, et que ceux qui m’oyaient discourir étaient attirés à me vouloir du bien, quoique le plus souvent je leur contrariasse en beaucoup de choses.

Clérante même ne pouvait éviter ma censure, qui était si douce néanmoins qu’elle ne l’offensait aucunement : joint qu’elle ne se faisait qu’en secret. L’on dit que Diogène, étant mis en vente avec des autres esclaves, fit crier s’il y avait quelqu’un qui voulût acheter un maître, et que de fait celui qui l’acheta souffrait d’être maîtrisé de lui, recevant les enseignements de philosophie qu’il lui donnait : ainsi j’étais au service d’un maître qui me nourrissait et me baillait bon appointement, et si je prenais l’autorité sur lui, et lui commandais qu’il s’abstînt de beaucoup de choses ; je m’y prenais d’une façon qui ne lui était point désagréable, et tout autre que moi n’y eût pas réussi de la sorte.

Comme j’étais un matin dedans sa cour, il vint un homme, vêtu assez modestement, demander à parler à lui. Les gens qui savaient que je possédais Clérante du tout envoyèrent celui-ci par devers moi, pour voir s’il aurait à l’heure un libre accès auprès de lui. Ce personnage de trente-cinq ans ou environ, ayant de très bonnes raisons et un geste très grave, fut pris de moi pour honnête homme : je le menai jusqu’à l’allée de la chambre de Clérante et lui dis qu’il entrât hardiment, puis m’en allai où j’avais affaire. Il fait à Clérante une très humble révérence et lui dit :

— Monseigneur, l’extrême désir que j’ai de vous rendre du service, joint à celui de me voir délivré de persécutions de quelques-uns de mes parents, me fait venir ici pour vous supplier de me mettre sous l’aile de votre protection, en me rangeant au nombre de vos sujets. Je ne vous demande ni gages ni récompenses : pourvu que j’aie ma vie, c’est assez : et si je me promets bien de vous rendre de bons services que vous ne devez pas espérer de plusieurs. Je suis licencié ès lois, monseigneur, et j’ai autant de bonnes lettres qu’il m’en faut pour toute sorte d’occasions. Au reste, j’ai du courage, et, s’il est besoin de manier une épée, je m’en acquitterai aussi bien que pas un gentilhomme de votre suite.

— Je n’ai pas le loisir de parler à vous à cette heure-ci, répondit Clérante ; je vous remercie de la bonne volonté que vous avez de me servir. Si ma maison n’était point faite et remplie de tous les Officiers qu’il lui faut, je vous emploierais au mieux qu’il se pourrait faire.

Alors cet homme, avec des yeux égarés, lui repartit ainsi :

— Si vous connaissiez ma vertu, tant s’en faut que vous fissiez difficulté de me prendre, qu’au contraire vous me viendriez prier vous-même de me mettre en votre maison ; je vois bien que vous ne méritez pas d’être servi d’un tel homme que moi.

Ces outrageuses paroles irritant Clérante, il commanda à ceux qui étaient autour de lui de le chasser : ils le prirent par le bras pour le faire : mais jamais ils n’en purent venir à bout, tellement que Clérante dit que l’on le laissât là, s’il s’y trouvait bien. Étant libre, il s’assit sur une chaise, et après avoir quelque temps gardé le silence, avec des gestes extravagants, il prit ainsi la parole :

— Je veux parler à toi, prince magnissime, et te dire trois mots aussi longs que le chemin d’Orléans à Paris : tu sais bien que le célivage[12] feu qui rote en haut environne la tête de l’antipéristasewkt de ta renommée, et que le serpent Python, qui couvrait toute la terre de telle sorte qu’il n’y avait plus de place pour faire le domicile des hommes, a été tué par Apollon porte-traits. Ô le grand coup ! Les corbeaux d’allégresse en ont dansé la bourrée au son d’une hallebarde de bois, et les trois hallebranswkd qui étaient les conducteurs ont joué d’une cymbale de cimetière, cependant, pour plaire en partie aux lièvres de delà les monts. Quant à toi, mon illustre, les anthropophages te font un grand tort, et jamais le feu élémentaire n’étanchera ta soif, encore que ton médecin, au nez rouge comme une écrevisse, t’ordonne d’écorcher une anguille par la queue[13] et de lutter contre le vent avec la partie postérieure d’un sabotwkt percé, qui s’en va droit en Allemagne protester à tous les protestants que les andouilles volent comme une tortue et que, l’année passée, l’on vendra l’eau de la Seine plus chèrement que le sang de bœuf.

Ayant enfilé cette belle harangue, il se prit à rire tant qu’il put, et vous pouvez croire que ceux qui l’écoutaient ne s’oublièrent pas à en faire de même. L’homme de chambre riait plus fort que pas un, et avec un si grand éclat que l’avocat l’ouït et, lui ayant baillé deux ou trois coups de poing, il lui dit :

— Ne veux-tu pas te taire, ignorant ? Penses-tu que je sois venu ici pour te faire rire ?

— Que chacun se taise ! dit Clérante, en mettant la paix partout ; je vois bien qu’il a quelque grande chose à me raconter.

— Je vous veux narrer une petite fable, reprit-il alors, elle vient de l’antérieure boutique de mon cerveau privativement. Ce cacochyme d’Ésope n’y a rien mis du sien. L’aigle, plus amoureux de proie que d’honneur, quitta un jour le foudre que le boiteux Vulcain a forgé tortuwkt comme lui pour le tout-puissant Jupin. C’était un grand sot de faire cette folie-là, car chacun l’honorait auparavant comme le porteur des armes dont le grand dieu punit les forfaits. Il fut plus aise d’être libre et d’aller à la picorée sur les habitants de l’air ; cependant Jupin, le méprisant, mit deux colombes au pareil état qu’il avait été. C’est pour vous dire, messieurs, que la cour reconnaîtra, s’il lui plaît, que l’intimé a bon droit, étant fondé sur une hypothèque. Ce fut Saturne même qui fit l’exploit de ma partie au temps qu’il était sergent. Je m’imaginais, l’autre jour, que mon cul était un muid de vin et que vous boutiez votre nez dans le trou pour le percer. Il vint un grand tonnerre qui troubla toutes choses. Le soleil chut dedans la mer, avec cinquante étoiles qui lui servaient de pages. Il fut tant bu, qu’en moins d’un rien l’on les vit à sec dessus le sable, et ce fut de ce lieu-là que depuis on reçut leur lumière ; en après, je jetai mon bonnet par-dessus les moulins.

Ensuite de cela, il dit encore mille choses sans raison, où l’on reconnaissait combien il avait le cerveau troublé. Clérante, ayant bien entendu que c’était moi qui l’avait introduit en sa chambre, s’imagina que je l’avais fait pour lui apporter du contentement ; et m’ayant fait appeler, il connut que je n’avais encore rien su de la folie du personnage. Pour mettre notre avocat en humeur de bien jaser, je chasse d’auprès de lui des badins qui lui faisaient des questions cornueswkt-3 dont ils l’irritaient ; je ne lui parle que de plaisir et de bonne chère, je lui rends du respect, je fais semblant d’admirer ses propos, et cela le convie à m’en arranger de si plaisants, que je ne sais quelle discrète retenue il eût fallu avoir pour n’en rire point.

Dès le jour même, il vint de certains hommes le demander ; l’on les amène à Clérante à qui ils disaient que c’était leur parent, qui avait eu l’esprit troublé par la fâcherie qu’il avait reçue de la perte d’un procès où il allait de tout son bien, et que, par charité, ils le retiraient en leur maison encore qu’il leur fît beaucoup de maux lorsqu’il tombait en sa plus grande frénésie.

— Je vous veux délivrer de peine, répondit Clérante ; il s’est venu s’offrir à moi, je désire le retenir et lui faire bon traitement.

Les parents, bien aises d’en être déchargés, le laissèrent donc chez Clérante, qui, dès l’heure même, lui donna le nom de Collinet et commanda que l’on l’habillât en gentilhomme.

Il était quelquefois des semaines tout entières sans tomber dans l’excès de sa folie et parlait, en ce temps-là, fort plaisamment et quelquefois fort éloquemment, bien qu’il y eût toujours de l’extravagance en ses discours. La défense que l’on avait faite à tous les gens de la maison de l’irriter par des malices outrageuses empêchait qu’il ne se mît en fougue et ne devînt méchant comme plusieurs autres fous.

L’on ne pouvait recevoir que du contentement de sa présence, et n’y avait pas un seigneur qui ne fût bien aise de l’entendre quelquefois et de lui voir faire quelques plaisantes actions.

Je le gouvernais tout à fait : aussi m’appelait-il son bon maître, et Clérante son bon prince. Quand je voulais toucher vivement quelque seigneur, je lui apprenais quelque singerie par laquelle il lui découvrît ses vices ; si bien que quelques-uns, le voyant aucunes fois raisonner fort à propos, s’imaginaient qu’il n’était pas naturellement insensé, mais qu’il le contrefaisait.

En sa jeunesse, il avait eu l’esprit si beau qu’il ne se pouvait qu’il ne lui en demeurât encore des marques ; il faisait parfois des admirables réponses sans aucun de mes préceptes. Oyant parler d’un seigneur qui a la réputation d’être aussi buffle que pas un de sa qualité, et voyant que l’on lui attribuait au moins la vertu d’être affable et courtois, il soutint que c’était le plus discourtois homme du monde. Sa raison était demandée, il dit qu’il avait remarqué que le jour d’auparavant il avait été si incivil que de ne se pas détourner dans une rue pour laisser passer un sien frère, qui, à son avis, était plus âgé et plus méritant que lui.

— Ce seigneur n’a point de frère ; tu te trompes, lui dit-on.

— Je sais bien moi, qu’il en a plusieurs, repartit-il, et que celui qui passait en est ; c’est un âne de la plus belle taille que l’on puisse voir.

Une autre fois, oyant dire qu’une femme avait eu un enfant à Paris, combien qu’il y eût deux ans que son mari était en Espagne, il dit :

— Morgoy ! ce drôle-là a donc l’engin bien long, puisqu’il engrosse sa femme de si loin ! Il faut que quand il est auprès d’elle et qu’il l’en a outre-percée, il le porte jusques en Turquie pour en bailler un soufflet au grand seigneur.

Entendant aussi conter qu’une certaine femme faisait tous les jours croître des cornes à son mari, il fit là-dessus mille plaisantes rencontres : qu’elle devait craindre que ce cornard ne la frappât avec les armes de sa tête lorsqu’elle l’offenserait, que, quant à lui, il serait bien empêché à trouver des chapeaux qui lui fussent propres, et qu’il fallait rehausser les portes de son logis s’il voulait entrer aisément sans se courber. Et même, voyez sa subtilité, il dit pareillement que les cornes étaient venues à Actéon parce qu’il avait vu Diane toute nue ; mais qu’au contraire elles étaient venues à ce cocu-ci parce qu’il n’avait pas la curiosité de voir souvent la sienne dépouillée de ses habillements.

Un jour, étant dans la chambre de Clérante, il vit un flatteur courtisan qui importunait son bon prince, avec des prières très humbles, de lui faire avoir certaine chose qui était en sa puissance. Il tire un biscuit de sa pochette et le montre à un petit chien qui était là ; le chien saute dessus lui, le flatte, le lèche en branlant la queue, comme pour lui demander le morceau qu’il tenait. Il hausse son bras tant qu’il peut, et avec une voix extravagante s’écrie à tout coup :

— Que gagnes-tu de me faire fête ? Tu ne l’auras pas.

— Donnez-le lui, Collinet, dit Clérante en le regardant ; il l’a bien mérité par ses carresses.

— Je vous imite, mon bon seigneur, je vous imite, repartit Collinet.

— En quoi m’imites-tu ? reprit Clérante.

— En ce que vous vous laissez bien prier et bien flatter auparavant que d’accorder quelque chose à cet homme qui parle à vous, répondit Collinet. C’est un plaisir très doux que de se voir caressé ; je ne suis pas d’avis que nous nous en privions sitôt. Le moyen qu’il faut garder pour nous y maintenir, c’est de ne donner ce que l’on nous demande que le plus tard que nous pourrons : dès que nous l’aurons donné, l’on ne nous courtisera plus, je m’en vais vous le faire voir.

Aussitôt il jette le biscuit au chien, qui s’enfuit le manger sous un lit ; puis il revint comme pour en demander encore.

— Il retourne à ses mêmes caresses, dit Clérante ; tu l’as à tort accusé d’ingratitude.

— Après qu’il aura connu que je n’ai plus rien à lui bailler, il me laissera incontinent, repartit Collinet.

En disant cela, il ne lui donne rien qu’un coup de pied, qui le fait éloigner de lui, sans avoir de l’envie de le venir caresser encore, combien qu’il le rappelât doucement.

— Tous ces gens-ci qui vous viennent voir, dit après Collinet à Clérante, sont de l’humeur de votre chien : prenez-y bien garde !

Celui qui faisait alors la cour à Clérante, était-il pas bien obligé à ce maître fou, qui fut cause que son maître, sachant qu’ordinairement les insensés prophétisent, fit beaucoup d’estime de son avertissement et devint extrêmement bon ménager !

Des troubles s’élevèrent en ce temps-là en France ; Clérante fit un tiers parti avec d’autres malcontents. Collinet ne se plaisait point parmi la guerre, où l’on l’avait attiré ; il découvrait ce qu’il en pensait à Clérante, comme il sortait d’une chambre où il venait de tenir son Conseil avec des hommes d’État.

— Mon bon prince, dit-il, ces conseillers sont des personnes de robe longue, qui n’ont jamais vu les batailles qu’en peinture et par écrit. S’ils s’étaient trouvés en personne à quelqu’une, ils ne vous persuaderaient pas, comme ils font, d’éviter la paix ; ils sauraient les désolations qui arrivent à un combat : l’un a les bras coupés, l’autre a la tête fendue, quelques-uns sont foulés aux pieds des chevaux, et la plupart meurent comme enragés. Je vous le représente d’autant que je ne crois pas que vous vous soyez trouvé non plus qu’eux en ces affaires-là. Vous n’en êtes pas à blâmer ; car quelle gloire y a-t-il ? Le plus brave homme du monde est souvent jeté par terre avec un coup de mousquet qu’un coyon a tiré pour faire son apprentissage. Si César, Alexandre, Amadis et Charlemagne vivaient maintenant, ils n’iraient pas si volontiers au combat comme ils ont fait autrefois. Aussi, leurs sujets, ayant affaire de leurs personnes, les empêcheraient-ils de se mettre en un si grand hasard. J’aime mieux voir tuer des poulets que des hommes. Retournons-nous-en à Paris faire bonne chère : il faut mieux voir des broches que des piques, des marmites que des timbres, et tous les ustensiles de cuisine que ceux de la guerre. Votre exercice est d’aller voir si le canon est bien placé et si toutes vos troupes sont bien campées ; mais, à la ville, vous irez voir les dames, avec qui vous prendrez des passe-temps bien plus aimables.

Encore que Clérante tournât en risée tout ce discours à l’heure, si est-ce que depuis il en fit son profit, comme d’un secret avertissement que lui donnait le ciel par un homme qui, au milieu de sa frénésie, avait des raisons aussi preignantes que celles des plus profonds philosophes.

La paix étant faite, nous quittâmes donc les armes et nous en revînmes à Paris, où Clérante, allant voir la belle et bien disante Luce, trouva en elle des charmes plus puissants que jamais ; et, son humeur étant alors fort susceptible de passion, il devint éperdument amoureux d’elle, si bien qu’il ne bougeait plus presque de son logis. Il lui amena un jour Collinet, l’ayant fait mettre en ses goguettes par le moyen de deux ou trois verres d’un vin de singe qu’il lui avait fait boire.

Il contemplait tantôt cette beauté, qui lui plaisait infiniment, et tantôt son maître, qui la contemplait encore davantage : il voyait que Clérante jetait les yeux de travers sur le sein de Luce afin de voir ses tétons entre la petite ouverture d’un mouchoir de col, qui lui causait beaucoup d’ennui. Collinet, le reconnaissant, prend les ciseaux d’une fille de chambre, et, s’étant approché tout doucement de Luce, il lui coupa les cordons, dont le mouchoir était attaché, et le lui ôta après. Elle se retourne pour le blâmer de son impudence, et tout aussitôt il lui dit :

— Vous avez tort mademoiselle, de cacher à monsieur ce qu’il a tant d’envie de voir ; laissez-lui regarder tout son saoul. Davantage si vous me croyez, vous souffrirez qu’il y touche.



— Vous voyez, dit Clérante, je ne manque point d’avocat ; car ma cause est si bonne, qu’il y a presse à la défendre. Néanmoins je ne suis pas assuré de la gagner, d’autant que vous êtes juge et partie.

— Si ferez-vous bien, repartit Luce, car votre avocat use de la rude violence de ses mains plutôt que de la douce persuasion de sa langue.

Clérante, qui voyait bien que Luce n’était pas contente de cette action, lui dit à l’oreille l’humeur du personnage, à qui les plus grands princes pardonnent bien d’autres excès. En un moment elle fut rapaisée, et fut très aise d’avoir l’entretien du bon Collinet, dont elle avait déjà ouï parler à plusieurs personnes. Clérante, lui en voulant donner plaisir, lui commanda de faire quelque discours pour entretenir la compagnie, qui avait ouï estimer son bien dire. Ayant pris une chaise pour s’asseoir, il commença incontinent de cette sorte, avec des actions et des tournoiements d’yeux admirables :

— Mademoiselle, votre mérite, qui reluit comme une lanterne d’oublieux, est tellement capable d’obscurcir l’éclipse de l’aurore qui commence à paraître sur l’hémisphère de la Lycanthropie, qu’il n’y a pas un gentilhomme à la cour qui ne veuille être frisé à la Borelise. Votre teint surpasse les oignons en rougeur ; vos cheveux sont jaunes comme la merde d’un petit enfant ; vos dents, qui ne sont point empruntées de la boutique de Carmeline, semblent pourtant avoir été faites avec la corne du chausse-pied de mon grand prince ; votre bouche, qui s’entr’ouvre quelquefois, ressemble au trou d’un tronc des pauvres enfermés ; enfin Phébus, étant à souper à six pistoles pour tête, chez la Coiffier, n’a mangé de meilleurs pâtés de béatilleswkt que ceux dont j’ai tâté tantôt. Aussi dit-on que, comme Achille traîna le corps du fils Priam à l’entour des murailles de Troie, ainsi maint courtisan, afin d’être installé en la faveur, donne maint coup de chapeau à tel qui mériterait plutôt les étrivières.

— Je ne sais pas ce que vous voulez conter, dit Clérante ; dites-moi, Collinet, n’avez-vous pas entrepris de discourir sur les perfections de mademoiselle ? Que ne parachevez-vous votre dessein ?

— Je m’y en vais, répondit-il : Or bien donc, belle nymphe, puisqu’il faut vous louer, je dis que vous m’avez captivé, c’est assez ; car vous ne me captiveriez pas, si vous n’aviez plus d’appas que la Normandie n’a de pommes. Hélas ! je puis bien confesser tout, car je me meurs. Le diable vous emporte, mademoiselle, ou que je sois foutu en quille de bisque, si je ne suis plus amoureux de vous qu’un gueux ne l’est de sa besace ! Quand je vous vois, je suis ravi comme un pourceau qui pisse dans du son. Si vous voulez, malgré Roland et Sacripant, vous serez mon Angélique et je serai votre Médor ; car il n’y a point de doute que la plupart des seigneurs sont plus chevaux que leurs chevaux mêmes. Ils ne s’occupent à pas un exercice de vertu, ils ne font que remuer trois petits os carrés dessus une table, et je ne dis pas tout. Dernièrement, avec une lunette d’Amsterdam, je vis jusqu’à une île où vont les âmes de tous ces faquins, métamorphosées en monstres horribles. Quant aux demoiselles, elles se font fretinfretailler sans songer à pénitence ; l’on les culbute dans les antichambres, dans les allées, dans les galetas, sans songer si le plancher est dur, et l’on leur fourre je ne sais quoi sous la cotte (ce n’est pas leur busc que je veux dire).

La fin de ce beau discours fut la chanson de : Tant vous allez doux, Guillemette, et celle de : Vous me la gâtez, avec Pimpalo, qu’il chanta à gorge déployée ; tellement qu’il étourdit de sorte Clérante, qu’il le fit taire et commanda de se servir d’un autre entretien plus modeste. Il recommença donc des discours à perte de vue, où il entremêlait toujours quelques vérités de la cour qui émouvaient à rire la compagnie. Il y eut un je ne sais qui d’homme de ville, vêtu de satin noir, qui survint, et ne reçut pas volontiers quelques injures qu’il lui fit, comme de dire à Luce qu’il avait la mine d’une médaille antique de cocu, et que son nez était fait en trèfle ; il le tira à l’écart et lui dit tout bas, de peur que Clérante, Voyant, ne s’en irritât :

— Maître sot, vous contrefaites l’insensé ; si vous aviez affaire à moi, je vous ferais bien trouver votre esprit à coups de verges.

Il fallut qu’il s’en allât aussitôt ; autrement Collinet, qui entrait en fougue, lui eût fait un mauvais parti. Dès qu’il fut de retour, il me conta son aventure que j’entendais bien du premier coup, encore qu’il y eût bien du coq à-l’âne en ses discours. Je lui promis, sur ma foi, que je lui ferais tirer vengeance de son ennemi, et si je connaissais celui à qui il en avait. Tout à propos, un soir que j’étais à pied dans les rues avec mes gens, et lui aussi à ma suite, j’aperçois de loin un trésorier qui depuis peu m’avait retenu la moitié de la somme que j’avais à prendre sur lui. Pour le faire accommoder comme il méritait, je le montre à Collinet et lui dis que c’est infailliblement son homme. Lui, qui me croit, se met promptement en armes, prenant deux œufs à une fruitière, qu’il lui jette à la face, et lui en gâte sa digne rotonde, qui était redressée comme la queue d’un paon ; davantage il lui bailla un quarteron de coups de poing dans le nez, qui le font saigner comme un bœuf que l’on assomme. Je passe tout outre sans y regarder seulement derrière moi, afin que l’on ne jugeât point que j’avais part à cette folie-là. Mes laquais ne me suivirent pas de si près, ils n’avaient garde ; ils aimaient bien assister Collinet, contre qui le financier prenait le courage de se revancher ; ils assaillent l’ennemi à coups de bâton, tandis que notre fou, se reposant, les regarde faire et dit :

— Vous ne me menacerez plus de me faire fouetter qu’il ne vous en souvienne, maître vilain.

Les bourgeois, qui connaissaient le trésorier, s’assemblent et sont prêts à se jeter sur mes laquais, qui, pour éviter leur fureur brutale, qui déjà leur a fait prendre la hallebarde enrouillée, disent :

— Messieurs, ce coquin a offensé ce gentilhomme de Clérante, que vous voyez.

— Oui-da, dit Collinet, je suis gentilhomme de Clérante.

Au nom de ce seigneur fort respecté, l’on s’arrête un peu, et mes gens s’écoulent doucement, laissant leur ennemi tout en sang.

Collinet me servait ainsi à punir plusieurs faquins qui se venaient plaindre en vain de lui à Clérante : car ils n’avaient autre réponse, sinon qu’il ne fallait pas prendre garde aux actions d’un insensé. Il y en eut une fois un qui lui dit, comme par réprimande, qu’il devait le tenir enfermé dans la maison, afin qu’il ne fît plus d’affront à personne dans les rues. J’étais présent alors ; et, voyant que Clérante, n’ayant pas ce discours-là agréable, songeait comment il pourrait répondre, je lui dis :

— Monseigneur, quoi que l’on vous dise, n’enfermez jamais votre fou que chacun ne soit sage ; il sert merveilleusement à combattre l’orgueil de tant de viles âmes qui sont en France, lesquelles il sait bien connaître, par une faculté que la nature a imprimée en lui.

Clérante, approuvant ma raison, méprisa l’avis que l’on lui donnait, et Collinet, plus que jamais, rôda les rues avec un vêtement fort riche, qui ne le faisait prendre que pour quelque baron. Ainsi l’on était bien étonné lorsqu’il tombait dans le centre de sa folie.

Les attraits de Luce, captivant de plus en plus Clérante, le forcèrent à chercher son remède, et d’autant qu’il savait que j’étais des mieux entendus en matière d’amour, il me voulut découvrir librement la sienne, que j’avais déjà assez connue. En après, il me dit que ce qu’il avait envie de m’employer en cette chose-là n’était pas qu’il ne fît estime de mon mérite plus que de celui de tous les hommes du monde ; qu’il ne voulait pas imiter la plupart des courtisans, qui mettent de telles affaires entre les mains de personnes abjectes et ignorantes ; qu’il savait qu’il était besoin d’être pourvu d’un grand esprit en une pareille entreprise, et que les amants doivent estimer comme leurs dieux tutélaires ceux qui les font parvenir au bien qu’ils souhaitent.

Ces propos, qui étaient à mon avantage, me convièrent à lui promettre de l’assister en tout et partout ; car je ne soupirais qu’après les doux plaisirs auxquels j’étais bien aise de le voir s’occuper. D’ailleurs Luce avait une demoiselle à sa suite, appelée Fleurance, belle en perfection, de qui j’étais devenu infiniment passionné, ce qui me faisait plaire à aller souvent dedans le logis. Véritablement cette suivante avait, à mon jugement, plus d’appas que sa maîtresse, qui était fort noire auprès d’elle. Je ne sais comment Luce la gardait, si ce n’est qu’elle se fiait sur les gentillesses de son esprit, qui étaient assez capables d’empêcher qu’elle ne fût la moins prisée par ceux qui les verraient toutes les deux.

Je conseillai à Clérante de n’aller plus chez cette demoiselle jusques à tant qu’elle fût prête à lui accorder la faveur qu’il désirait ; d’autant que, pour se maintenir en bonne réputation envers chacun, il ne fallait pas qu’il fît paraître quelque chose de ses amours, vu que la sottise des hommes est si grande, qu’ils prennent tout d’un autre biais qu’il ne faut et croient que les plus visibles marques d’une belle âme soient celles d’une difforme.

Il n’avait garde de me contredire, car j’étais son seul oracle, et, malgré tous les hommes du monde, il se délibérait toujours de suivre mes conseils.

Comme Francion en était là, le maître d’hôtel entra dans sa chambre avec un homme qui lui apportait à déjeuner. Le seigneur ne voulut point qu’il parachevât son conte qu’il n’eût repris ses forces en mangeant. Ce petit repas fini, il parla de la sorte que l’on peut voir au livre qui suit.

FIN DU CINQUIÈME LIVRE


  1. ndws : heurter du pied contre quelque chose en sorte qu’on soit en danger de tomber, cf. Huguet, op. cit., p. 77.
  2. ndws : se contenter… Il ne se passera pas à celà., cf. Huguet, op. cit., p. 282.
  3. ndws : débat, dispute, cf. Huguet, op. cit., p. 95.
  4. ndws : mal à son aise, cf. Huguet, op. cit., p. 2.
  5. ndws : niaiseries dignes de Jean de Nivelle, cf. éd. Roy, t. II, p. 102.
  6. ndws : se dit des sacs et papiers qui sont dans l’étude d’un procureur, des minutes des notaires, cf. Huguet, op. cit., p. 306.
  7. ndws : vieux mot : bonne ou mauvaise fortune de quelqu’un, cf. Furetière, op. cit., t. I, vue 331.
  8. ndws : couleur rouge qui imite celle du feu clair, cf. éd. Roy, t. II, p. 120.
  9. ndws : extrême passion ou envie, cf. Oudin, op. cit., p. 259.
  10. ndws : sot, ridicule, cf. Huguet, op. cit., p. 31.
  11. ndws : désigne les biens de fortune « il a marié sa fille avec un homme qui a bien des commodités » Furetière op. cit., t. I, vue 321, 4ème définition du mot.
  12. ndws : Adjectif calqué par Sorel sur le latin cœlivagus pour qualifier le « feu élémentaire » de l’ancienne physique, dont il sera question quelques lignes plus bas, cf. éd. Roy, t. II, p. 139.
  13. ndws : faire une chose à rebours, idiotisme, cf. Oudin, op. cit., p. 192.