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L’Histoire comique de Francion/06

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Jean Fort (p. 293-354).

SIXIÈME LIVRE


CLÉRANTE étant condamné à se priver de la fréquentation de Luce, comme je vous ai tantôt dit, il fut question de trouver des expédients pour manifester sa passion davantage qu’il n’avait fait par le passé. Il trouva bon de lui envoyer une lettre d’amour, qu’il me donna charge de dicter, parce que, pour ne le flatter aucunement, ses discours n’étaient pas assez polis pour les envoyer à Luce, dont l’esprit était la politesse même. Je lui dis que je ferais ce poulet d’une telle façon, qu’en l’adressant à sa maîtresse, sa grandeur ne recevrait point de tache, et qu’il témoignerait une affection plus gaillarde que sérieuse, parce qu’il ne serait pas bienséant qu’il s’asservît jusques à faire paraître les transports qui se trouvent ordinairement dans les âmes et dans les paroles des vrais amoureux. Je m’en vais vous dire le contenu de la lettre :

Si vos beautés n’étaient extrêmement parfaites, vous n’auriez pas pu me charmer, vu que j’avais fait vœu de garder toujours ma franchise. Reconnaissez, rare merveille, le gain que vous avez fait, et en rendez grâce à vos mérites. Songez aussi que les dieux ne vous ont pas départi cette prérogative, d’embraser tous les cœurs d’amour, sans en voir jamais une étincelle dedans le vôtre. J’ose bien dire qu’ils seraient injustes, s’ils l’avaient fait. À quel sujet vous auraient-ils donné tant de perfections s’ils ne vous avaient pas enseigné les moyens d’en jouir ? Il faudrait donc que ce fût pour gehenner les mortels, en leur faisant voir chef-d’œuvre de leurs mains, et leur ôtant quant et quant l’espérance de le posséder, combien qu’il engendrât en eux beaucoup de désirs. Ne soyez point cruelle à vous-même, en perdant le temps que vous pouvez extrêmement bien employer. Vous n’avez fait jusques ici l’amour qu’en paroles ; faites-le maintenant par effet avec moi, qui soupire après l’heure que vous en prendrez la résolution. Vous goûterez de nouvelles délices, dont possible vous ne faites point d’état, ne les ayant point encore expérimentées. Nous passerons les journées en caresses, en accolades et en baisers ; vous recevrez de moi des hommages qui vous empliront de gloire et de plaisir. Je me montrerai si prompt et si vif à vous rendre le plus grand service amoureux que vous serez plus contente que je ne puis vous figurer. Suivez mon conseil, chère Luce, ma lumière, résolvez-vous, comme je vous ai dit, à essayer des voluptés de l’amour, afin de ne point garder inutilement les présents de la nature. Si vous avez tant soit peu de connaissance de l’affection que je vous porte, je ne doute point que vous ne me choisissiez pour vous faire sentir quelles sont les douceurs dont je vous parle.

Avec cette lettre, je donnai encore des vers à Luce, qui représentaient si naïvement les mignardises de l’amour, que la plus bigote femme du monde eût été émue des aiguillons de la chair en les lisant. Je vous laisse à juger si cette galante demoiselle en fut touchée : elle se mordait les lèvres en les proférant tout bas, elle se souriait quelquefois, et les yeux lui étincelaient d’allégresse. Moi qui remarquais toutes ses actions, j’avais une joie extrême, croyant qu’elle dût rendre quelque réponse favorable à Clérante ; mais, au lieu de le faire, elle tourna tout en gausserie et ne mit point la main à la plume pour récrire à son amant. Néanmoins elle prisa grandement ce qu’il lui avait envoyé, comme une pièce très bien faite, et, connaissant au style qui ne lui était pas nouveau, et par beaucoup de conjectures, que j’en étais l’auteur, elle m’affectionne au lieu d’affectionner celui qui soupirait pour elle.

— Puisque Clérante, dit-elle à part soi, n’a pas l’esprit de me représenter lui-même les plaisirs de l’amour, c’est signe qu’il ne saurait me les faire goûter ; quant à Francion, dont la veine me les a tracés, je m’imagine qu’il entend des mieux ce que c’est ; les preuves que je vois de sa gentillesse me charment infiniment.

Par les choses qui advinrent depuis, je présume qu’elle raisonnait ainsi. Son intention ne me fut point découverte qu’une autre fois, comme je lui parlais de Clérante.

— Quoi ! Francion, me dit-elle en riant, avez-vous fait quelque vœu au ciel de ne parler jamais pour vous et de ne procurer que le bien d’autrui ?

— Non, mademoiselle, je vous en assure, lui répondis-je ; mais ce me serait une folie de viser au but où mes défauts m’empêchent de parvenir.

— Il n’y a point de lieu si élevé, répliqua-t-elle, où vous n’acquériez une avantageuse place, si vous en avez envie.

— Et si je tâchais d’atteindre jusqu’à vos bonnes grâces, lui dis-je alors, viendrais-je à bout de mon dessein.

— Ah ! mon Dieu, répondit-elle, ne parlez point de moi, il ne me faut pas mettre pour exemple ; je ne suis pas de ces merveilleuses beautés qui se rendent dignes de vous blesser de leurs attraits.

Quoiqu’elle déguisât sa volonté, je connus bien où elle voulait tendre, et lui donnai tant d’assauts qu’à la fin elle se rendit et me confessa qu’elle aurait pour moi la bienveillance que je la suppliais d’avoir pour un autre. Bien que je n’eusse point de passion pour elle, comme pour Fleurance, trouvant une occasion de jouir d’un contentement très précieux, je me chatouillai moi-même et, me faisant accroire qu’elle était plus belle qu’elle ne m’avait toujours semblé, me blessai le cœur pour elle de ma main propre.

Je la poursuivis de si près, que, me trouvant un soir tout seul avec elle dans sa chambre, elle permit que je la baisasse, que je la touchasse et que je lui montrasse enfin combien était judicieuse l’élection qu’elle avait faite de moi pour être son serviteur. Depuis, quand nous eûmes le temps de recommencer ce doux exercice, nous l’employâmes avaricieusement.



Si quelque réformé m’entendait, il dirait que j’étais un perfide, de jouir ainsi de celle dont j’avais promis à Clérante de gagner la volonté pour lui ; mais quelle sottise eussé-je faite, si j’eusse laissé échapper une si rare occasion ! J’eusse mérité d’être moqué de tout le monde : mon plaisir ne me devait-il pas toucher de plus près que celui d’un autre ?

Vous pensez, je m’assure, que la jouissance que j’avais de Luce m’empêchait de songer davantage à sa gentille suivante ; mais vous êtes infiniment trompé. J’avais encore autant de passion pour elle que l’on saurait dire, et en quelque lieu que je la trouvasse je ne cessais de le lui témoigner. Son humeur rétive fut vaincue par mes soumissions et par des présents que je lui fis en secret. Néanmoins, elle ne pouvait trouver, ni moi aussi, la commodité de me rendre content ; car elle ne bougeait d’auprès de sa maîtresse.

Le ciel voulut, pour mon bonheur, qu’un jour Luce devisait dans sa chambre avec quelques-unes de ses parentes qui ne la devaient pas quitter de longtemps. J’étais entré au logis, et, ayant trouvé Fleurance sur les degrés, qui me fit monter à sa garde-robe, où je la baisai tout à mon aise. Je la jetai sur son lit et fis tant d’efforts que j’entrai en un lieu serré et étroit, où je pense qu’il n’y avait encore que ses doigts qui eussent marqué mon logis. Mais la chance se tourne, et le destin se montre incontinent notre adverse partie. Luce, ayant envie de pisser, sort de sa chambre et s’en vient à la garde-robe où nous étions, dont elle ouvre la porte avec un passe-partout, cependant je suis fort fâché d’être contraint, par cette surprise, de retirer le mien de la serrure de l’honneur de Fleurance que je crochetais. Luce étant entrée, voit sa demoiselle qui, en ravalant sa cotte, saute de dessus le lit ; un vermillon naturel couvre ses joues, autant pour la chaleur qu’avait excité la véhémence de notre action que par la peur qu’elle avait ; ses cheveux étaient tout désordonnés. Luce, en la regardant, lui demanda si elle venait de dormir. En achevant la parole, elle tire un rideau du lit pour chercher le pot de chambre, et m’aperçoit à la ruelle comme je rattachais mon haut-de-chausse ; elle me demande ce que je fais là, et je lui réponds, sans m’étonner, que je venais de faire recoudre un pli de mon haut-de-chausse par sa demoiselle.

— Vous deviez allez plus au jour qu’en ce lieu-là, dit-elle, et à d’autres ! À qui vendez-vous vos coquilles ?

D’un autre côté, elle voit sa demoiselle qui a le sein tout découvert et le collet tout détaché, parce que j’avais voulu baiser son téton : cela lui fit reconnaître entièrement notre forfait.



— Comment ! petite effrontée, dit-elle à Fleurance, vous faites ici entrer des hommes pour prendre vos ébats ! vous déshonorez ma maison ! Ah ! qu’il vous faudrait bien frotter !

— Mademoiselle, répondit résolument Fleurance étant en cette extrémité, si l’on punit pour ce péché-là, vous avez mérité un aussi grand supplice que moi ; et, s’il déshonore les maisons où l’on le commet, vous avez autant que moi déshonoré la vôtre : je n’en veux rien dire da, car il ne m’appartient pas, et ce n’est pas à moi à songer comme tout va céans. Je n’ai rien fait toutefois que vous ne m’ayez donné l’exemple de faire ; et, au pis aller, tout ce que vous sauriez dire, c’est que, n’étant pas de si grande qualité, il ne m’est pas licite de prendre les mêmes libertés que vous.

— Et quand est-ce, dit Luce, que tu m’as vue baiser par des hommes, petite louve ?

— Et là ! répondit Fleurance, je ne vous ai vue baiser voirement ; mais dernièrement, comme j’entrai dans votre chambre, je sais bien que vous étiez sur votre lit avec Monsieur que voilà. Et je voyais remuer la couche si fort que je m’imagine qu’il vous livra une escarmouche bien plus violente que celle dont il m’a assaillie ; car nous ne nous donnions pas tantôt des secousses si fortes. Moi qui suis votre servante, je ne pouvais moins que de caresser celui que vous avez daigné aussi caresser par une humble courtoisie.

Cette hardie réponse rendit Luce toute peneuse[1] ; et m’ayant regardé de travers, elle sortit de la garde-robe dont elle referma rudement la porte. Je ne laissai pas malgré sa jalousie de venir encore une fois aux prises avec Fleurance, et ne la quittai qu’une heure après. Sa maîtresse depuis ne l’osa crier, de peur qu’elle ne découvrît qu’elle était coupable du crime dont elle accusait les autres.

Clérante, qui m’importunait autant que jamais de la solliciter par quelque manière que ce fût, de bailler du remède à son amoureuse passion, me contraignit de lui écrire une lettre plus passionnée que la première ; mais je n’osai pas la lui donner moi-même, je la lui fis tenir d’une autre main. Pensant retirer de moi une notable vengeance, elle récrit à Clérante, avec les paroles les plus courtoises du monde, qu’elle reconnaîtrait son affection par des faveurs signalées ; et de fait, quelques jours après, l’ayant été voir, il jouit d’elle à son souhait, de quoi je fus plus aise qu’elle n’avait pensé.

Je ne pouvais mettre entièrement mon amour en pas une dame, parce que je n’en trouvais point qui méritât d’être parfaitement aimée ; et si presque toutes celles qui s’offraient à moi me charmaient la raison, encore qu’au jugement de tout le monde elles eussent fort peu de beauté. Si quelque ami me disait, me voyant regarder une fille : « Vous êtes amoureux de celle-là », je le devenais le plus souvent tout à l’heure, bien qu’auparavant je n’eusse pas seulement songé si elle était attrayante. L’inclination que j’avais ainsi à l’amour me faisait chérir des plus galants de la cour, qui étaient fort aises d’avoir mon avis pour gouverner leurs passions.

Je semais parmi eux, le plus qu’il m’était possible, les enseignements de ma nouvelle philosophie, dont je vous ai déjà parlé. Quelques esprits y prenaient du goût ; et ne s’en fallait guère qu’ils ne désirassent de la pouvoir suivre. Mais d’autres, barbares et stupides, lui faisaient un si mauvais accueil, que j’eusse voulu ne leur en avoir jamais parlé. Même, comme c’est l’ordinaire de la bêtise des hommes, ils vinrent à m’accuser de folie : ce qui me fâcha tant que je me résolus de tenir comme un trésor caché ce que je savais, puisqu’il n’y avait personne qui eût la volonté de s’en servir. « Il ne m’importe, ce dis-je, en moi-même. Les hommes refusent leur bien, que je leur présente ; ils en porteront la peine ! Il est vrai que j’en pâtirai quelque peu. Mais quoi ! il faut s’accommoder au temps ! La mort viendra bientôt me délivrer de ces angoisses. »

Clérante, qui sait ma maladie et son origine, essaye de tout son pouvoir de me consoler, et me mène aux champs, à une belle maison qu’il a. Nous fîmes là une vie qui me contraignit d’oublier ma tristesse.

— Par la mort, ce me disait Clérante, je retrancherai quelque chose de l’estime que votre mérite m’a jusques ici obligé de faire de vous, si vous ne mettez peine à vous réjouir. Vous vous fâchez du désordre du monde ; ne vous en souciez point, puisqu’on n’y peut remédier. Vertu-nom-de-Dieu ! en dépit de tous les hommes, vivons tout au contraire d’eux. Ne suivons pas une de leurs sottes coutumes ; quant à moi, je quitte pour jamais la cour où je n’ai goûté aucun repos. Si nous voulons passer nos jours parmi les délices de l’amour, nous trouverons en ces quartiers-ci des jeunes beautés dont l’embonpoint surpasse celui de toutes les courtisanes, qui sont toutes couvertes de fard et qui usent de mille inventions pour relever leur sein flasque. Je me souviens d’avoir couché avec quelques-unes si maigres que j’eusse autant aimé être mis à la géhenne. Et, à propos, dernièrement cette Luce, je connus que sa beauté vient plus d’artifice que de nature : son corps n’est composé que d’os et de peau.

L’humeur franche de ce seigneur me plaisant, je lui accordai ce qu’il voulut. Il avait laissé sa grandeur à la cour, sans en retenir seulement la mémoire, et, se rabaissant jusqu’à l’extrémité, allait danser sous l’ormiau, les dimanches, avec le compère Piarre et le sire Lucrin. Il jouait à la boule avec eux pour le souper et se plaisait à les voir boire d’autant, afin qu’ils contassent après merveilles. Lorsqu’il était en humeur plus sérieuse, il faisait venir les bonnes vieilles gens et leur priait de raconter tout ce qui était en leur mémoire du temps de leur jeunesse. Oh ! quel contentement il sentait, lorsqu’ils venaient à discourir des affaires d’État, dont ils parlaient selon leurs opinions et celles de leurs grands-pères, donnant toujours quelque blâme aux seigneurs qui avaient approché le plus près de la personne des rois ! Pour moi, de mon naturel, je ne me plais guère à toutes ces choses-là ; car je n’aime pas la communication des personnes sottes et ignorantes. Néanmoins, afin de lui agréer, je m’efforçais tant d’y prendre du plaisir, que je puis assurer que j’en prenais quelque espèce, quand ce n’eût été que de voir qu’il en retenait, d’autant que mon principal soin était de le faire vivre joyeusement.

Je me portai même jusqu’à prendre le dessein d’une galanterie que fort peu de personnes voudraient entreprendre. On nous avait dit qu’il y avait, à trois lieues de là, dedans une ferme, la plus belle bourgeoise du monde. Je m’avisai de m’habiller en paysan et de porter un violon, dont je savais jouer, afin d’entrer plutôt chez elle. Ce qui me faisait plutôt prendre cette délibération, c’était que l’on m’avait appris que la mignarde aimait passionnément à rire et avait des rencontres fort plaisantes. Or j’espérais de lui tenir des discours si facétieux, que ce serait un plaisir des plus grands d’ouïr notre entretien. Le bon était qu’il y avait une noce en son village, le jour que j’avais délibéré d’y aller. Clérante, voulant s’égayer aussi, pour m’accompagner fit provision d’une cymbale, parce que c’est un instrument dont le jeu n’est guère difficile : il ne faut que battre dedans avec la verge de fer à la cadence des chansons.

Nous sortons, un matin, avec nos vêtements accoutumés, faisant accroire que nous allions à douze lieues loin, et ne menons que mon homme de chambre que j’avais rendu un fin matois. Étant à deux lieues de la maison, nous entrâmes dans un bois fort solitaire, où nous vêtîmes des haillons. Clérante fit bander son visage à moitié et noircir sa barbe qui était blonde, de peur d’être reconnu par quelqu’un. Quant à moi, je mis seulement un emplâtre sur l’un de mes yeux et j’enfonçai ma tête dans un vieux chapeau dont j’abaissais et haussais le bord à ma volonté, comme la visière d’un armetwkt, parce qu’il était fendu au milieu.

En cet équipage, nous marchâmes jusqu’au village où se faisait la noce. Mon valet mit nos chevaux en une hôtellerie, en attendant que nous en eussions affaire. Nous allâmes droit chez le père de la mariée, bon pitaut[2], à qui je demandai s’il n’avait point affaire de mon service. Il me dit qu’il avait déjà retenu un ménétrier, à qui il avait baillé seize sols d’arrhes, sur et tant moins d’un écu qu’il lui avait promis pour sa journée.

— Je ne vous demande qu’un demi-écu pour moi et pour mon compagnon, ce dis-je ; et si nous ferons la cuisine, à quoi nous nous entendons des mieux, parce que nous avons été des premiers marmitons de Monsieur le Prince.

Nous trouvant à si bon marché par l’avis de sa femme, qui ne voulait pas faire grande dépense, il s’accorda à nous prendre. L’autre ménétrier vint incontinent, et n’y eut pas une petite dispute entre lui et moi. Il disait qu’on avait parlé à lui dès le soir précédent et qu’il était venu d’une lieue de là ; moi, je dis que je venais de huit lieues tout exprès, et qu’il y avait quinze jours qu’un certain homme, passant par mon village, m’avait retenu. Ma cause, en ce point, fut trouvée la meilleure ; et, ses arrhes lui demeurant, il s’en alla néanmoins tout déconfortéwkt.

Nous nous mîmes à travailler à la cuisine, et Clérante, qui quelquefois voulait savoir de ses gens comment l’on accommodait toutes les entrées de ses repas, eût fait de très bonnes sauces s’il eût eu de la matière : nous nous contentâmes d’apprêter tout à la grosse mode[3], selon le conseil d’un superintendant qui venait nous voir de fois à autre. En dressant les potages et le ris jaune[4], je mis dedans une certaine composition laxative que j’avais apportée.

Chacun étant revenu de la messe, l’on s’assit pour dîner et la table fut couverte. La bourgeoise était là des plus avant, parce que c’était la fille de son vigneron qui se mariait. J’eus la commodité de la regarder attentivement ; je vous confesse que je n’ai guère vu de plus belles femmes. Le repas fini, le marié et la mariée se mirent devant une table chargée d’un beau bassin de cuivre ; à chaque pièce que l’on leur apportait, comme en offrande, ils faisaient une belle révérence pour remerciement, en penchant la tête de côté. Ceux qui donnaient deux pièces d’argent étaient si convoiteux de gloire, qu’afin que l’on les vît ils les faisaient tomber l’une après l’autre. La bourgeoise présenta une couple de fourchettes d’argent ; une certaine femme du village en présenta de fer, à tirer la chair du pot, où il y avait une cuiller au bout ; une autre, des pincettes et des tenailles : si bien qu’en tout ceci il y avait la figure des cornes, ce qui était un présage très mauvais pour le pauvre Jobelinwkt. Il fut là avec son épouse un quart d’heure, après que l’on lui eût fait tous les dons, pour attendre s’il n’y en avait point encore à faire. S’étant retirés, ils comptèrent ce qu’ils avaient dépensé ; et, voyant qu’ils perdaient beaucoup à leur noce, se mirent à pleurer si démesurément, que moi, qui étais auprès d’eux, je fus contraint d’essayer de les consoler.

Le père vint dire que le seigneur lui avait accordé que toute la compagnie vînt danser à son château, et qu’ils marchassent les premiers avec le violon. J’accordai mon instrument et, jouant la première fantaisie qui me vint à l’esprit, fut le conducteur de toute la bande. Le son des cymbales ne plaisant pas à chacun, Clérante fut contraint de laisser les siennes inutiles. En marchant devant moi, il faisait des pas et des postures si agréables que, si je ne l’eusse point connu, je l’eusse pris pour le plus grand bateleur du monde. Étant dans la cour du château, je jouai les branles que presque toute la compagnie dansa. Après cela, je jouai des gaillardes et des courantes que les pitauts[5] dansaient d’une telle façon que j’y recevais un extrême plaisir, qui m’empêchait d’avoir du regret de m’être si prodigieusement métamorphosé. D’ailleurs, j’étais infiniment aise d’entendre les discours de quelques bonnes vieilles assises auprès de moi : elles disaient que les parents des mariés étaient bien chiches, qu’ils n’avaient pris qu’un violon et qu’ils ne leur avaient pas fait assez bonne chère.

— Par mananda ! ce disait l’une, quand je mariai ma grande fille Jacquette, il y avait tant de viande de reste, que le lendemain, qui était un jeudi, il fallut prier notre curé de nous venir aider à la manger, de peur qu’elle ne se gâtât en la gardant pour le dimanche ! Encore fallut-il au soir en faire des aumônes à tous les pauvres du village ! Et si la grande bande des cornets était à la noce !

Les autres tenaient de pareils propos, sans songer à la danse. Ce qui m’était encore bien plaisant à entendre était le discours qu’un jeune badaud tenait à une servante du logis du seigneur. Il l’était venu accoster avec un ris badin, une révérence en tortillant les fesses, en tortillant le bord de son chapeau, et disant :

— Comment vous en va, Robaine ? vous faites là la sainte sucrée ; je cuide que vous êtes malade.

— C’est votre grâce, dit la servante.

— Hé bien ! vous voilà une fille à marier, reprit le villageois. Ne serez-vous pas prise bientôt comme les autres ? La gelée est forte cette année-ci, dame, tout se prend.

— Ha ! gardez que cettui-ci nous veut jargonner, repartit la servante. Oui, ils sont pris s’ils ne s’envolent. Il a plus de caquet que la poule à ma tante, il n’aura pas ma toile !

Le manant fila doux alors, d’autant qu’il l’honorait fort, et qu’un demi-ceint d’argent qu’elle avait était une puissante chaîne pour attirer son cœur à son service ; car il faut que vous sachiez que, depuis qu’une servante porte sur les reins ce bel ornement, il n’y a valet ni pauvre artisan qui ne lui jette plus d’œillades que n’en jette un matou sur la viande qui est pendue au croc. Il lui dit donc, avec une façon si hors de propos, que je ne savais s’il pleurait ou s’il riait :

— Hen ! ma mère m’a parlé de vous.

Et voyant qu’elle ne lui répondait point, il lui répéta ces mêmes mots quatre ou cinq fois, en lui tirant la main pour les lui faire entendre, croyant qu’elle dormît ou qu’elle ne songeât pas à lui.

— Je ne suis pas sourde, dit-elle, je vous entends bien.

— C’est à cause de vous que j’ai mis une aiguillette de var de mar à mon chapiau ; car ma couraine[6] m’a dit que c’est une couleur que vous raimez tant, que vous en avez usé trois cotillons. Ce darnier jour, en allant aux vaignes, je me détournis, par le sangoi, de plus de cent pas pour vous voir, mais je ne vous avisis point ; et si toute la nuit je n’ai fait que songer de vous, tant je suis votre serviteur. Par la vertigué, j’ai voulu gager plus de cent fois, contre mon biau-frère Michaut Croupière, qu’à une journée de la grande haridelle de sa charrue, il n’y a pas une fille qui soit de si belle regardure que vous, qui êtes la parle du pays en humidité et en doux maintien.

— C’est qu’ou vous moquez, reprit la servante ; cela vous plaît à dire.

— Ho ! non fait, lui dit le paysan.

— Ho ! si est, répondit-elle.

— Ho bien ! reprit-il, revenant toujours à ses moutons, ma mère, hen ! ma mère m’a parlé de vous, comme je vous dis ; si vous vous voulez marier, vous n’avez qu’à dire.

Jamais il n’expliqua plus clairement ses intentions ; mais, pour montrer la grande infection qu’il lui portait, il la mena danser une gaillarde, où il haussait les pieds et démenait les bras et tout le corps de telle façon qu’il semblait qu’il fût désespéré ou malade de Saint. Je vis encore faire là d’autres badineries qui seraient trop longues à réciter. Qu’il vous suffise que je voyais pratiquer tout un autre art d’aimer que celui que nous a décrit le gentil Ovide.

Tandis que Clérante regardait avec attention tout ce qui se faisait ; et, à l’arrivée de beaucoup de noblesse qui se rendit dedans la salle du château, sans regarder la noce, il s’y en alla aussi, parce que la bourgeoise y était entrée pareillement.

— Or çà, compère, lui dit le seigneur en prenant garde au bandage de sa tête, qui est-ce qui a voulu rompre le coffre de ton entendement ?

— C’est une personne qui n’en a guère, répondit-il en contrefaisant sa voix le plus qu’il pouvait ; j’ai une si méchante femme, que je pense qu’elle a le diable au corps. Ha ! messieurs, le cœur me crève, tant j’en ai de douleur. Dieu sait combien j’ai tâché de fois à la rendre bonne, en la battant dos et ventre ; mais je n’en ai pu venir à bout, encore que l’on dise que celles de son sexe soient de l’humeur des ânes et des noyers, de qui l’on ne tire point de profit qu’en les battant fort et ferme. Je suis tonnelier de mon état et je ne joue de mes cymbales que les bonnes fêtes.

« Dernièrement, ne la pouvant faire cesser de me dire des injures, je la mis à l’aide d’un mien valet dans un de mes grands tonneaux, dont je fermai après l’ouverture avec des douveswkt, de sorte qu’elle n’avait plus d’air que par le trou du bondonwkt. Je pris mon poulain et dévalai ainsi le vaisseau jusqu’en ma cave ; je le remontai et le redévalai encore par plusieurs fois, le plus vite qu’il m’était possible, afin qu’elle fût si tourmentée là-dedans, qu’elle se repentît de m’avoir offensé. Mais, tout au contraire de ce que je pensais, elle mettait quand elle pouvait, sa bouche près de la petite fenêtre de sa loge et me disait des vilenies insupportables. Enfin, je fus contraint de la laisser là passer sa colère. Sur le soir, il me vint une maudite envie de prendre avec elle mon plaisir ordinaire, auquel je m’étais tellement accoutumé, que je ne m’en pouvais passer une seule nuit sans souffrir autant de mal que si l’on m’eût brûlé à petit feu. Néanmoins, je ne la voulais point tirer du tonneau, craignant qu’elle ne me fît quelque outrage, comme elle avait déjà fait plusieurs fois pour moindre occasion :

— Baisez-moi par le trou, ma mie, lui dis-je, et puis nous ferons la paix.

— Non, non ! répondit elle, j’aimerais mieux l’amitié des démons d’enfer que la tienne.

— Je ne te ferai plus rien, ma foi, lui repartis-je : je veux dire que je ne te battrai plus. Car, pour la petite chosette, je continuerai toujours à te la faire et, si tu veux, dès maintenant nous la ferons sans que tu sortes de là ; et dès que nous aurons achevé, je te promets que je te délivrerai de ta prison.

Cette offre lui toucha les sentiments ; elle s’accorda à ce que je voulais, et je me délibérai de me mettre en devoir d’éteindre seulement l’ardeur de mon désir, pour la laisser toujours après dans le tonneau. Je pense qu’elle approchait alors la partie qui était nécessaire, le plus proche du trou du bondon qu’elle pouvait ; mais quant à moi, je ne sus faire passer jusques à elle le morceau qu’elle demandait, car son enflure était trop grosse. Cela me faisait enrager pour vous le bien dire. Je fus forcé de tirer ma femme hors du lieu où elle était ; mais elle ne m’eut pas sitôt rendu incapable de l’embrasser de long temps, qu’elle recommença à me quereller et me dire qu’elle voyait bien que j’avais fait part ce jour-là à quelqu’une de ses voisines de ce qui n’appartenait qu’à elle, d’autant qu’encore que je le lui eusse fait six fois cette nuit-là, il lui semblait qu’il y avait de la diminution en ma puissance, et que j’avais accoutumé d’aller ordinairement un plus grand train.

« Le soleil, en se levant, vit notre castillewkt et fut témoin comme elle me jeta un pot à pisser à la tête, dont elle me blessa ainsi que vous me voyez. Et si je vous assure qu’il m’est à voir que je n’étais point coupable. »

La fable de Clérante fit rire toute la compagnie et même la bourgeoise, qui lui fit plusieurs demandes bouffonnes. Un gentilhomme de la troupe lui commanda de chanter quelque chanson. Il touche ses cymbales aussitôt et en dit une des plus paillardes. Étant convié d’en dire encore d’autres et n’en sachant point, il dit qu’il me fallait appeler et que j’en chanterais des plus plaisantes du monde. La noce demeura sans violon, pour le contentement du seigneur du village, vers lequel je me transportai incontinent. Mon instrument et ma voix s’accordèrent ensemble pour dire plusieurs chansons les plus folâtres que l’on ait jamais ouïes, et que j’avais composées le plus souvent le verre à la main, pendant mes débauches. Je faisais des grimaces, des gestes et des postures dont tous les bouffons de l’Europe seraient bien aises d’avoir de la tablature pour en gagner leur vie.

Clérante, cependant, s’était approché de deux vieillards qui n’adonnaient pas du tout leurs esprits à écouter la musique ; ils devisaient sérieusement ensemble d’une chose qui le touchait, non pas en la qualité de joueur de cymbales, mais en celle de grand seigneur. Il faisait semblant de ne les point ouïr, afin qu’ils ne cessassent point de parler si haut, et ne les regardait pas seulement, encore qu’il ne dût point craindre qu’ils se retinssent de dire devant lui tout ce qu’ils pensaient, parce que, le prenant pour un badin, ils ne le jugeaient pas même capable de comprendre leurs raisons.

— Clérante a été en ce pays-ci quelques jours, à ce que l’on m’a appris, disait l’un, mais il s’en est déjà allé ce matin. J’en suis fort aise, car je l’aimerais mieux en Turquie qu’ici. Je l’ai toujours haï depuis que je le connais. Il est extrêmement vicieux, il est du tout adonné au vin et aux femmes, et fait quelquefois des actions qui dérogent grandement à sa qualité. Je prise plus mon fermier, qui vit en bon et loyal paysan comme le ciel l’a fait naître, que lui, qui ne vit pas en grand seigneur combien qu’il le soit d’extraction.

— Il ne vous déplaira plus guère longtemps, répondit l’autre. Je vous apprends en ami, avec la prière d’être secret, que ceux qui ont maintenant toute la faveur du roi Henri II qui nous régit, se sont délibérés de se défaire de sa personne sans bruit, maintenant qu’il est hors de la cour. Ils avaient envoyé ici un homme avec ce dessein-là ; mais il n’a pu éxecuter leur intention. Je ne sais s’il en aura meilleur moyen sur les chemins où il le trouvera.

Encore que celui-ci dit ces paroles plus bas que toutes les autres qu’il avait tenues auparavant, Clérante les entendit bien ; et, pour dissiper la fâcherie que lui donnait la mauvaise entreprise que l’on machinait contre lui, il alla prier un valet de lui verser à boire et dit qu’il avait de telle façon écorché sa gorge à force de chanter, qu’il était perdu s’il ne l’adoucissait en faisant pleuvoir tout du long jusqu’au réceptacle de ses boyaux. L’on lui en donna tant qu’il voulut ; et, s’étant retiré à un coin, il tira d’un bissac quelques reliquats de la noce, dont je lui arrachai goulûment de bonnes nippes. En les allant manger auprès de la fenêtre, je vis dans la cour la plus plaisante chose du monde.

C’est que la drogue que j’avais mise dans le potage, ayant fait alors son opération, tous ceux de la noce étaient contraints d’aller se décharger, le plus près qu’ils pouvaient, d’un fardeau qui ne pèse guère et qui est pourtant le plus difficile à porter de tous. Il y en avait qui entraient dans les écuries en serrant les fesses ; d’autres, n’ayant pas le loisir d’aller si loin, se vidaient dessus le fumier à l’endroit où ils se trouvaient. En mon absence, la jeunesse avait voulu danser aux chansons : la plupart sortaient de la danse pour obéir au fâcheux tyran qui le leur commandait. Mais la pauvre épousée, qui souffrait d’aussi violentes tranchées que les autres, parce qu’elle avait trop mangé de ris, était en une peine extrême. Elle ne croyait pas qu’il fût bienséant à elle de quitter ceux qui la tenaient par la main ; si bien qu’elle laissa couler jusqu’à terre une certaine liqueur dont l’odeur mauvaise, parvenant à la fin au nez de ceux qui dansaient, et qui avaient marché dessus par plusieurs fois, les fit regarder en terre et émut en eux une grosse dispute sur ce point épineux, savoir qui c’était qui avait fait la vilenie. Les hommes se tirèrent du pair, d’autant qu’ils alléguèrent que leurs hauts-de-chausses étaient assez larges pour contenir les excréments de plus de deux semaines sans qu’ils fussent contraints de les jeter ainsi en bas devant tant d’honnêtes personnes. Mais, chacun souffrant un même mal et se trouvant honteux de lâcher ses ordures dans la cour du seigneur, que j’avais appelé aux fenêtres avec toute la compagnie pour voir cette plaisante chose, tous ceux de la noce s’en retournèrent en leur logis l’un après l’autre, non sans recevoir force gausseries de ceux qui les voyaient danser d’autres courantes que celles que j’avais jouées de mon rebec. Chacun donna son avis là-dessus, et presque tous concluaient que l’occasion de leur dévoiement d’estomac était qu’ils avaient mangé beaucoup de chair au lieu qu’ils n’avaient accoutumé de manger que du pain.

La bourgeoise même ne fut pas exempte de cette maladie, qui la surprit à l’improviste, comme elle se moquait de ceux qui en étaient tourmentés. Aussitôt, craignant de commettre une faute pareille à celle de la mariée, elle sortit hâtivement de la salle et, ne sachant où se décharger, elle allait d’un côté et d’autre. Enfin elle rencontra un laquais, à qui elle demanda quasi tout hors d’elle-même où étaient les privés : il les lui montra du doigt. Mais, comme elle troussait sa cotte pour y présider, un jeune gars, aussi pressé qu’elle, s’y voulut placer. Ils eurent une contestation à qui s’y mettrait le premier. Cependant la mère du marié, qui était une grosse résolue de paysanne, vint occuper le lieu ; de sorte qu’ils furent tous deux contraints de laisser tout couler à l’endroit où ils se trouvèrent. La bourgeoise étant de retour, eut encore un ajournement personnel pour aller au même lieu, où elle fit ses affaires plus à son aise qu’au premier coup. Lorsque je la vis, je dis aux gentilshommes que je pensais que leur compagnie ne lui était pas agréable, et qu’elle ne faisait autre chose que s’en retirer et marchandait à la quitter tout à fait. Ayant entendu que je me voulais gausser d’elle, elle tâcha de me donner quelque attaque, et pour sonder la subtilité de mon esprit, me dit :

— Or çà ! ménétrier, quelle corde est la plus malaisée à accorder de toutes les vôtres ? Est-ce la chanterellewkt ?

— Nenni-da, Madame, ce dis-je, c’est la plus grosse : je suis quelque fois plus de deux heures sans en pouvoir venir à bout. Néanmoins, je m’assure que, si vous l’aviez seulement touchée du doigt elle se banderait toute seule autant qu’il le faut. Quand vous voudrez vous en verrez l’expérience ; elle rendra une harmonie qui vous ravira les esprits jusqu’au ciel, j’entends le ciel de votre lit.

L’on entendit bien de quelle corde je voulais parler, et les risées que l’on fit invitèrent de plus en plus la bourgeoise à chercher les moyens de me donner quelque bon trait, pour avoir sa revanche.

— Je veux bien un autre musicien que vous, dit-elle. Il m’est facile à juger que vous ne faites rien qui vaille puisque vous ne sauriez quelquefois accorder votre instrument sans le secours d’autrui.

— Par la vertugoy ! lui répondis-je, je n’en suis pas à dépriser pour cela, j’ai la volonté fort bonne. » Puis, sans donner à mes paroles une double signification, je continuai ainsi : « Je ne sais de quelle humeur je suis : le violon ne me plaît point, encore que ce soit mon gagne pain. Je voudrais avoir un instrument qui fût tout d’une pièce ou au moins qui eût ses parties si bien collées ensemble, que toutes n’en fissent qu’une. Celui-ci veut avoir un certain nombre de chevilles qui ne doivent point tenir dedans leurs trous : cela m’ennuie. Une flûte me serait plus agréable ; elle a des trous tout aussi bien et si, l’on n’y boute point de chevilles. Vous ressemblez à mon rebec, vous autres femmes ; voilà pourquoi votre présence m’ennuie plus qu’elle ne me délecte, je ne vous le cèle point. Vous n’êtes point en votre perfection, et n’y à pas moyen de vous mettre en bon accord si l’on ne fourre des chevilles dedans vos trous. Pourquoi diable ne tâchez-vous pas de ressembler à la flûte, qui n’est point si difficile à accorder ? Alors vous auriez gagné mes bonnes grâces.

— Hé, viens çà ! Dis-moi ignorant, reprit la bourgeoise, les trous de la flûte demeurent-ils toujours sans être bouchés quand l’on en joue ?

— Madame a bonne raison, dit incontinent un gentilhomme, et la comparaison est belle de la femme à la flûte ; car l’on bouche tout de même les trous de la femme par compas, l’un après l’autre : celui de derrière en la pressant sur un lit, celui de devant en embrassant comme vous m’entendez bien, et celui de la bouche en la baisant. Pendant le jeu, tantôt un trou et tantôt l’autre se débouchent, selon la cadence que l’on observe, avec les mouvements qui y sont nécessaires.

— Pour moi, dit le seigneur, je trouve cette similitude là fort cornue, si vous ne dites qu’il faut souffler dans le cul de la femme comme l’on souffle dans la flûte.

— Rien moins, répondit le premier. L’on peut souffler par un autre endroit plus net que celui-là, quand ce ne serait que par la bouche.

— Il me semble, interrompis-je, que ni vous ni Madame ne dites rien à l’avantage des femmes, en croyant parler pour elles. Car l’on ne bouche les trous des flûtes qu’en mettant les doigts dessus : elles seraient bien étonnées si l’on ne voulait point boucher les leurs que de cette façon, vu qu’elles désirent que l’on n’applique pas seulement ses membres dessus les ouvertures, mais que l’on les pousse si fort que l’on les fasse entrer jusqu’au fond. Il n’y a pas jusqu’à la langue qui ne soit tenue de servir de clôture à leur bouche : si bien que leur âme ne peut s’envoler tandis, si ce n’est que par le trou de boyau culier, lorsqu’elles le débouchent en haussant un peu le derrière à cause du mouvement.

Il n’y eut personne qui me pût repartir là-dessus ; je demeurai le vainqueur. Alors Clérante se levant de sa place un verre à la main, roulant les yeux à la tête, commença de contrefaire l’ivrogne si naïvement que j’eusse cru qu’il l’était, n’eût été que je savais sa portée de vin, et qu’il n’avait pas bu la moitié de ce qu’il en fallait pour lui troubler le cerveau. Mais tout le reste de l’assistance avait une autre pensée que moi. Il chancelle à tous coups, bégaye en parlant et dit des rêveries étranges. Il fait semblant de vouloir essayer si le vin à bon goût et, ayant trempé son petit doigt dans son verre, il suce son pouce au lieu. En buvant, il répand la moitié de son vin sur lui et tire le devant de sa chemise hors de sa brayette pour essuyer sa bouche ; de manière qu’en écarquillant les jambes il montre à la bourgeoise tout ce qu’il porte de plus secret. Pour faire la Sainte Nitouche, en s’écriant elle couvre soudain ses yeux avec sa main, dont elle entr’ouvre néanmoins ses doigts finement, hypocrite qu’elle est, pour voir, sans que l’on s’en aperçoive, s’il est aussi bien fourni de ses membres qu’il s’est vanté. Ayant là découvert un embonpoint qui lui plaisait infiniment, elle faisait prière à Vénus qu’elle lui départît le bonheur de goûter d’une si douce chose. Clérante, continuant de faire des extravagances et la trouvant toute droite au milieu de la salle, s’approcha d’elle pour pisser, comme si elle eût été une muraille ou une statue. En tenant sa main dans ses chausses pour en tirer le robinet de sa fontaine, il se laissait déjà aller la tête pour s’appuyer à elle, lorsqu’elle se recula en arrière ; enfin l’on me conseilla de le mener reposer. Je le conduisis au logis de la bourgeoise où étaient les courtines du mariage. Comme elle fut revenue, elle le fit coucher dans une petite chambre auprès de la porte et me demanda si je croyais que la raison lui revînt bientôt. Elle me parlait de cela avec une façon qui me donnait à connaître qu’elle n’était guère joyeuse de le voir ainsi assoupi, et qu’elle eût mieux aimé lui voir seulement un peu de gaillardise : voilà pourquoi je lui répondis que dans une heure il ne paraîtrait pas qu’il eût bu. Elle avait vu une bonne partie de son corps, étant entrée au lieu où il était couché, et ne cessait de me louer sa bonne mine, que l’on remarquait facilement, encore qu’il eût le visage à demi couvert de linge : ce qui me mit en la fantaisie qu’elle était beaucoup portée à lui vouloir du bien. Je le contai après à Clérante qui en fut très aise. Véritablement je ne me trompai point : car elle eut un si grand désir de voir si celui n’était point plus large que celui du bondon, qu’après que tout le monde se fut retiré chez elle, et qu’elle m’eut fait coucher dans une chambre à part, elle s’en alla sans chandelle se glisser dans le lit de Clérante, s’imaginant qu’elle prendrait son plaisir avec lui le plus secrètement du monde, parce que lui même ne pourrait savoir avec quelle personne il serait, n’ayant point de lumière ; et ayant encore alors l’esprit un peu troublé, il croirait le lendemain, possible, que ce serait un songe que tout ce qui lui serait arrivé.



Elle ne l’eût pas sitôt embrassé, qu’il reconnut qui elle était, et essaya de l’assouvir des plaisirs après lesquels elle soupirait tant. Sur les onze heures, l’on heurta à la porte ; incontinent elle se lève et s’y en va. Elle demande qui c’est qui veut entrer ; c’est son mari qui lui répond et qui la prie de lui ouvrir vitement, parce qu’il est fort las, étant venu de la ville tout d’une course.

— Mon Dieu ! dit-elle, ayant ouvert la porte, il vient de sortir d’ici un homme qui vous cherche partout : je lui ai dit que vous étiez à la ville, il en a pris le chemin. Il veut vous parler d’une chose bien pressée, et qui vous importe grandement, à ce qu’il dit. Ne l’avez-vous point rencontré ?

— Non, dit le mari, je suis venu par des chemins extraordinaires.

— Retournez-vous-en donc le long du grand chemin, je vous en supplie, répliqua la bourgeoise ; et vous le ratteindrez infailliblement.

Le mari, bien empêché à songer qu’est-ce qu’on lui veut, pique son cheval et s’en va. La bourgeoise, très aise que sa tromperie a réussi, va passer le reste de la nuit avec Clérante, qui avec son bâton charnel frappa mieux dedans ses cymbales qu’il n’avait fait le jour dedans les siennes, avec la vergette de fer. Mais avant que l’aurore fût levée, elle le quitta. Le jour étant venu tout à fait, son mari arriva au logis, qui dit qu’il n’avait point eu de nouvelles de l’homme qui le demandait, combien qu’il se fût enquis de lui sur les chemins et dans la ville où il avait passé la dernière partie de la nuit, ce qui le mettait bien en peine.

Ayant pris congé de notre bourgeoise, nous nous en allâmes allègres et joyeux, et passâmes par devant l’hôtellerie d’où mon valet de chambre nous aperçut et partit incontinent pour nous suivre plus loin. Nous nous remîmes en la mémoire tout ce qui nous était arrivé. Clérante me conta ce qu’il avait entendu dire aux deux vieillards, dont je conjecturai que c’était son génie qui l’avait porté à se déguiser pour découvrir une si grande trahison. Je m’en réjouis grandement, joint qu’il avait eu le bonheur de coucher avec une beauté pour laquelle je ferais bien à pied cent lieues de chemin, et me transformerais en toutes sortes de façons, s’il était nécessaire.

Que ceux qui prendront pour une friponnerie ce voyage-ci de Clérante considèrent qu’il ne devait pas aller faire l’amour à la bourgeoise en ses habits ordinaires, d’autant qu’il eût fait tort à sa qualité : il valait bien mieux faire comme il fit. Il usa d’une subtile invention, en racontant l’histoire mensongère de sa femme ; car en disant qu’il venait les nuits plus de six fois aux prises avec elle, il fit venir l’eau à la bouche de la bourgeoise et lui donna des désirs en quantité. En toutes les autres choses il se comporta aussi prudemment.

Au reste, il n’y avait rien qui fût capable de lui donner du plaisir comme de s’être déguisé. Premièrement, parce qu’il avait vu des actions populaires qu’autrement il ne pouvait voir qu’avec beaucoup de difficulté ; et d’ailleurs à cause qu’il était bien aise de changer pour un petit de temps de manière de vivre et voir comment l’on le traiterait s’il eût été vielleux. Lorsque les grands se veulent donner du plaisir dans une comédie, ils n’ont garde de prendre d’autres personnages que les moindres. Leur contentement est d’éprouver, au moins par fictions, ce que c’est que d’une condition la plus éloignée de la leur. Que nous sert-il de nous tenir si fermement dans la majesté des grands états, sans se résoudre à faire une démarche ? La fortune nous tire le plus souvent malgré nous hors des pompes royales qui nous environnaient et nous jette entre la gueuserie, nous réduisant à vivre sous des cabanes de boue. Il n’est que de s’accoutumer de bonne heure à être petit compagnon. Néron avait quelque chose de galant, quoique dise le vulgaire. Il s’étudiait à jouer de la guiternewkt, afin d’en gagner son pain, s’il était quelque jour dépossédé de son trône. D’un autre côté, ce n’est pas une mauvaise leçon pour les grands seigneurs que d’apprendre comment sont contraints de vivre les pauvres, pour ce que cela leur donne de la compassion du simple peuple, envers lequel ils témoignent après une humanité qui les rend recommandables.

Clérante et moi, nous eûmes toutes ces considérations-là dessus le chemin ; et quand nous fûmes arrivés au bois où nous avions pris nos méchants habits le jour précédent, nous les quittâmes pour reprendre les nôtres ordinaires, que mon valet nous baillât après qu’il nous eut atteints. Clérante, étant arrivé chez lui, mande un conseiller de ses amis, à qui il apprend que l’on a ouï dire à un vieil gentilhomme de la contrée qu’il y a un homme aux environs de son château en délibération de le tuer. Le conseiller va trouver ce vieillard qu’il lui nomma, et lui assure qu’il faut qu’il dise tout ce qu’il sait de cette affaire, et que l’on l’a déjà ouï parler comme une personne qui n’en est pas ignorante. Tout ce que l’on pu tirer de lui, c’est que tout ce qu’il en a dit n’est fondé que sur le bruit commun. L’on l’interroge avec plus d’opiniâtreté et l’on apprend à la fin le lieu où pourrait être alors celui qui s’était délibéré de commettre l’assassin, dont il dépeint la façon, la stature et le vêtement. L’on y envoie, mais en vain ; ne trouvant point d’occasion de faire son coup, il s’en était allé par aventure plein de désespoir.

Le conseiller était d’avis que Clérante prît vengeance du vieillard, qui avait été si méchant que de ne lui pas découvrir les entreprises que l’on brassaitwkt-3 contre lui ; mais il n’en voulut rien faire et se douta bien que lui et son compagnon, qui avait témoigné de lui porter tant de haine, avaient reçu quelque tort à son sujet. En quoi il ne se déçut point certainement ; car, comme il apprit de son secrétaire, ses fermiers, sous son autorité, les avaient frustrés par fraude et par chicanerie d’une certaine petite somme qui leur était due, ce qui leur était infiniment sensible à cause qu’ils étaient nécessiteux. Il fit incontinent tirer de son coffre l’argent qu’il leur fallait, et le leur envoya avec prière d’être désormais ses amis. Cette courtoisie gagna entièrement leur volonté. Depuis ils n’ont fait paraître que toute affection au service de ce brave seigneur.

Étant en repos de ce côté-là, il se remit en mémoire sa bourgeoise dont il eût bien voulu jouir encore une fois. L’amour exerçant sur lui un empire bien sévère, il fut forcé de se résoudre à tâcher de voir cette mignonne en quelque façon que ce fût. Le changement d’habits ne lui sembla pas à propos. Nous sortons avec fort petite compagnie de gens qui tiennent des oiseaux sur leur poing ; ils les laissent voler aux endroits où nous apercevons la proie, et nous donnons ainsi en chassant jusqu’à la maison aimée. Clérante y envoie un de ses gens heurter à la porte du jardin, pour faire accroire qu’il y est volé un de nos oiseaux, qu’il veut ravoir. Au nom de son maître, l’on lui ouvre courtoisement, lui disant néanmoins que l’on ne croit pas qu’il soit entré là aucun oiseau de proie. Il appelle longtemps et regarde partout, quelque chose que l’on lui dise. Enfin Clérante descendant du cheval, et moi aussi, entra au lieu où il était, pour lui demander s’il n’avait point trouvé l’oiseau. La bourgeoise, voyant ce seigneur chez elle, s’en vint lui témoigner sa courtoisie et le pria de prendre un peu de repos dans sa salle, en attendant que l’on eût rencontré ce qu’il cherchait.

Pour prendre l’occasion qui s’offrait, il lui répondit que son honnêteté n’était pas de refus, et qu’il avait beaucoup de lassitude. Nos voix étaient bien différentes de celles que nous avions prises à la noce par fiction, et nos visages bien polis ne lui étaient pas reconnaissables. Quand nous n’eussions pas eu l’artifice de les déguiser en faisant le personnage de ménétrier, elle n’eût pas alors jugé que nous étions ceux-là mêmes qu’elle avait vus depuis peu de jours sous de méchants haillons et sa raison eût plutôt démenti ses yeux. Qui est-ce qui eût été si subtil que de s’imaginer la vérité d’une telle chose ? Nous étant assis, et elle pareillement, Clérante dit que l’humeur de son faucon, qui s’était égaré, lui était extrêmement désagréable, qu’il était le plus volage et le plus infidèle qu’on vît jamais. Je repartis que, quand il serait perdu, ce ne serait pas grand dommage, et que l’on en trouverait assez de meilleurs. Ainsi nous tînmes plusieurs discours en souriant, sur le faucon et la fauconnerie, faisant toujours quelque mignarde allusion sur les gentils oiseaux des dames, qui savent attraper tant de proie : ce qui fit connaître à la bourgeoise que nous étions de bons compagnons. Néanmoins elle n’osait pas encore nous donner de si libres reparties que nous l’eussions incitée à ce faire.

— Madame, lui dit Clérante en quittant mon entretien, il n’en faut point mentir : c’est plutôt le désir de vous voir que de ravoir mon faucon, qui m’a fait entrer céans.

Elle répondit qu’il lui pardonnât, si elle ne pouvait croire qu’il eût voulu prendre tant de peine pour un si maigre sujet.

— Vous vous imaginez donc, reprit-il, que je fais plus d’état de mon faucon que de vous ? C’est vous abuser excessivement ; car j’ai bien plus de raison de vous chérir que lui, vu qu’il est croyable que vous n’êtes pas si mauvaise que de frustrer votre chasseur du plaisir de la proie que vous ravissez.

— Ce qu’il y a de plus, monseigneur, interrompis-je, c’est que l’on remarque une grande différence entre les faucons et les dames, à laquelle vous ne prenez pas garde.

— Quelle est-elle ? dit Clérante.

— C’est que les uns fondent de violence sur la proie, et les autres se tiennent finement dessous et néanmoins ne manquent jamais à la prendre.

La bourgeoise qui se voit attaquée si vivement, dit pour se défendre que, par sa foi, l’on ne saurait autant priser la valeur de son sexe comme elle vaut, et que ce qui empêche que l’on n’en ait des preuves notables, c’est que tous leurs ennemis sont si faibles, qu’il n’y a pas grande gloire à les surmonter.

— Quelle apparence y a-t-il aussi, Madame ? Vous avez des armes fées et enchantées comme celles qui donnait Urgande aux chevaliers errants ses favoris. Votre écu à une grande fente où nous ne cessons de fourrer nos lances et si, nous ne nous offensons point ; au contraire nous perdons toute force et notre bois, qui au commencement avait été plus roide qu’une branche de chêne, se ploie comme une branche d’osier.

— Voilà les ordinaires excuses des vaincus, qui s’imaginent toujours que leurs vainqueurs ont usé de tromperie en leur endroit, dit la bourgeoise ; vous pensez colorer votre couardise, mais vous travaillez inutilement. Hé ! pauvres guerriers, que feriez-vous si nous avions des armes offensives aussi bien que nous en avons de défensives, dont nous nous contentons pour abaisser votre orgueil ?

— Par aventure, nous serions toujours les vainqueurs, repartit Clérante. Car, en songeant à nous offenser d’un côté, vous perdriez le soin de vous défendre d’un autre, tellement que vous ne gagneriez pas la bataille. Les choses étant au même état qu’elles sont, nous aurions bien la même victoire si nous la désirions et si vous méritiez la peine qu’il faudrait prendre à combattre votre mutinerie, qui vous fait plutôt subsister qu’un généreux courage. L’on en voit maintenant des preuves, en ce que vous êtes si opiniâtre que vous vous essayez de tenir tête au combat de la langue à deux champions qui peuvent facilement surmonter par la justice de leur cause, encore que vous ayez plus de fard en votre éloquence qu’eux. Pour moi, je n’aime point à combattre de paroles, j’aime mieux chamailler avec de bonnes armes et montrer de vrais effets. Si vous voulez, je vous jetterai mon gant, selon l’ancienne coutume de chevalerie, pour vous donner promesse de venir, à tel jour qu’il vous plaira, éprouver ma valeur contre la vôtre ; je prends Francion pour le juge du camp.

— Vous faites un pas de clerc, cavalier d’amour, lui répondit la bourgeoise. Vous vous rendez indigne de la profession que vous faites, puisque vous n’en savez pas garder les statuts ; vous méritez d’être châtié par votre roi, qui vous a donné l’accolade. N’avez-vous pas appris qu’il ne faut point de juge aux combats que vous désirez entreprendre, lesquels ne se doivent faire qu’en cachette ? Ne verra-t-on pas bien, par l’état auquel vous vous en retournerez, si vous serez le vainqueur ou non ?

— Vous êtes infiniment raisonnable, lui dis-je alors. Battez-vous tant que vous voudrez, je ne me viendrai point mêler de juger des coups ; l’heure vous est, ce me semble, fort propice pour vous joindre ; adieu, je m’en vais voir si notre faucon est retrouvé. Commencez quand il vous en prendra envie ; je donne au diable qui vous vient séparer.



En disant ceci, je leur fais la révérence avec une façon bouffonne, et, ayant fermé la porte après moi, m’en retourne vers nos gens, avec qui je m’amusai à chasser. Clérante, suivant le bon conseil que je lui avais baillé, se met tandis à caresser sa guerrière et lui demande si elle est en résolution de venir aux prises. Elle, qui n’avait tenu tout le discours précédent que par galanterie, se trouva du commencement bien étonnée de voir que l’on la voulait assaillir tout à bon.

— Non, non, dit-elle, je n’aurais point d’honneur à vous vaincre maintenant : vous n’avez pas eu assez de terme pour mettre vos armes en bon ordre.

— Vous me pardonnerez, répondit Clérante : elles sont en meilleur état que vous ne pensez.

Là-dessus, il la conduit dans une chambrette prochaine et s’apprête à lui montrer sa vaillance. Alors, faisant semblant de n’entendre point raillerie, elle lui dit que, s’il la touche, elle criera et qu’elle appellera son mari.

— Hé ! madame, répondit-il, ne vous souvenez-vous plus que vous avez dit tantôt qu’il ne faut point de juge en notre combat ?

— Je ne songeais pas à la malice, et vous y songiez, répliqua-t-elle.

— Cela est passé, n’en parlons plus, dit Clérante ; mais songez seulement à ceux qui viendront ici, me trouvant enfermé avec vous, croiront que, par une malice signalée, vous criez quand l’affaire est faite comme si elle était à faire, afin de donner bonne opinion de vous. Ainsi vous serez entièrement diffamée et accusée d’hypocrisie, et recevrez beaucoup de peine sans avoir goûté aucun plaisir. Au reste je sais fort bien que votre mari n’est pas céans : on me l’a appris quand je suis entré.

— Hélas ! s’écria-t-elle, vous êtes bien mauvais. J’ai pensé parler avec gaillardise, pour faire trouver le temps moins long, et cependant vous usez de trahison envers moi.

— Ah Dieu ! dit Clérante, les ordonnances dont vous m’avez tantôt parlé ne valent rien ; car je vois qu’il est très nécessaire d’avoir un juge en quelque combat que ce soit ; car, si nous en avions un, il serait témoin oculaire, comme je ne vous trahis aucunement en ce combat-ci et ne me sers d’aucune supercherie. Non, ma mignonne, continua-t-il en lui donnant un baiser, ce n’est pas une trahison que de vous assaillir par le devant et comme j’essaye de faire.

Nonobstant ces paroles, elle continua à lui résister, ce qui le convia à lui dire qu’elle avait tort de lui refuser un bien qu’il savait qu’elle avait départi peu de jours auparavant à un joueur de cymbales.

— Vous ne me le pouvez nier, poursuivit-il ; c’est un bon démon qui m’a rapporté ces nouvelles. Il m’a dit même que ce qui vous induisit le plus à cette chose, était que vous vous imaginiez que l’affaire serait extrêmement secrète. N’est-ce pas être d’une étrange humeur ? Vous vous plaisez à ce jeu, et n’y a point de doute que vous croyez que ce n’est pas mal fait que de s’y occuper ; et si, vous ne vous y voulez adonner que si secrètement que vous désiriez même que celui qui est de la partie n’en sache rien. Cela est fort difficile à faire ; contentez-vous de la promesse que je vous fais, de ne découvrir jamais rien de ce qui se passera entre nous deux.

La bourgeoise fut bien étonnée d’entendre ce que Clérante savait de ses amourettes, et crut qu’indubitablement il avait un esprit familier. Songeant alors à sa bonne mine et aux bienfaits qu’elle pouvait recevoir de sa part, elle se résolut de ne lui être point rigoureuse. Toutefois, elle lui dit encore :

— Vous m’accusez d’une faute que je n’ai point commise, ni ne veux point commettre à cette heure ; car la pièce que vous me demandez appartient à mon mari, j’ai promis de la lui garder.

— J’y mettrai plus que je n’en emporterai, répondit Clérante : nous devons-nous fâcher, quand un autre ensemence notre terre de son grain propre ?

— Mon mari est consciencieux, repartit la bourgeoise ; il ne voudra pas retenir les fruits qui y seront produits.

— Hé bien ! mon amie, dit Clérante, envoyez-les-moi, ils seront en bonne main.

Après ce propos, il ne trouva plus de résistance et fit d’elle tout ce qu’il voulut. Ils passèrent ensemble deux heures avec les plus savoureux plaisirs du monde ; et comme je regardais voler nos oiseaux dans une grande prairie, je vis ouvrir la porte du jardin. Je courus aussitôt vers cet endroit et arrivai lorsqu’ils s’entredisaient adieu.

— Hé bien ! madame, monsieur est-il valeureux ? ce dis-je.

— Oui, certes, répondit-elle. Toujours la victoire sera balancée entre nous deux ; et tant que nous vivrons, d’heure en heure nous reprendrons de nouvelles forces, si bien que tantôt l’un et tantôt l’autre aura l’avantage.

Nous prîmes congé d’elle, ayant eu cette gentille conclusion, et ne cessâmes tout du long du chemin d’admirer son esprit, dont Clérante me donna encore beaucoup de preuves, me racontant tous les propos qu’elle lui avait tenus en mon absence. Je rendis grâce au ciel de la bonne fortune qu’il avait eue.

Quelque temps après, l’on lui manda des lettres pour le faire venir en cour. Il fut contraint d’y aller, malgré les serments qu’il avait faits de n’y plus retourner, et, voyant que c’était une nécessité qu’il y demeurât, je fis ce que je pus pour la lui faire trouver agréable.

Il était d’un naturel fort ambitieux, et le dessein qu’il avait eu de mener une vie privée ne dérivait que de ce qu’il n’avait pas la puissance de se mettre bien avant dans les affaires de l’État. Voilà pourquoi, ayant acquis les bonnes grâces du roi autant que pas un, il ne se soucia plus guère d’être en son particulier, et, n’aspirant qu’aux grandes charges, chérit plus la cour qu’il ne l’avait haïe ; de sorte que je me vis à la fin délivré de la peine de la lui faire paraître plaisante.

Il procurait tant qu’il pouvait mon avancement, et m’avait rendu agréable au roi, qui me connaissait dès longtemps. J’avais aidé à l’entreprise, en tenant ordinairement à ce monarque des discours où il remarquait une certaine pointe d’esprit qui lui donnait beaucoup de délectation. Pensez-vous que je fusse plus glorieux et que je m’estimasse davantage, pour approcher tous les jours près de sa personne ? Je vous jure que cela m’était tout à fait indifférent. Je ne suis pas de l’humeur de ces bons Gaulois, dont l’un se vantait qu’il avait approché si près de son roi, en une certaine cérémonie, que le bout de son épée touchait à son haut-de-chausse ; et je ne ressemble pas aussi à un autre, qui allait montrant à tout le monde, avec beaucoup de gloire, un crachat que Sa Majesté avait jeté dessus son manteau en passant par une rue. Une telle simplicité ne me plaît pas : j’aime encore mieux la rudesse de ce paysan, à qui son compère disant qu’il quittât vite son labourage s’il désirait voir le roi qui allait passer par leur bourg, répondit qu’il ne démareraitwkt-3 pas d’une enjambée et qu’il ne verrait rien qu’un homme comme lui.

Je recevais donc les faveurs que Sa Majesté me faisait, avec un esprit qui toujours se tenait en un même état et ne s’enflait point orgueilleusement par boutades. En sa présence, je donnais le plus souvent des traits fort aigus à plusieurs seigneurs qui le méritaient bien. Néanmoins leur ignorance était si grande, que, pour la plupart, ils n’en étaient point piqués, ne les pouvant ordinairement entendre ou bien s’en prenant à rire comme les autres, parce qu’ils avaient opinion, tant ils étaient sots, que ce que j’en disais n’était pas tant pour les retirer de leurs vices que pour leur bailler du plaisir.

Il est bien vrai qu’il s’en trouva un, nommé Bajamond, qui eut plus de sentiment que les autres, non pas pourtant plus de sagesse. Il était mutin et querelleur, et ne pouvait pas tourner en raillerie les attaques que l’on lui donnait, encore que, les ayant ouïes, il ne s’efforça pas de s’abstenir de tomber aux fautes dont il était repris. Toutes les satires que l’on composait à la cour n’avaient quasi point d’autre but que lui ; car il donnait tous les jours assez de sujet aux poètes d’exercer leur médisance. Cela lui avait fait jurer que le premier qui parlerait de lui en moquerie serait grièvement puni, s’il le pouvait connaître.

Un jour que j’étais dans la cour du Louvre, je devisais de diverses choses avec quelques-uns de mes amis, et vins à parler sur les panaches : les uns en louaient l’usage ; les autres, plus réformés, le blâmaient. Pour moi, je dis que je le prisais grandement, comme toutes les autres choses qui apportaient de l’ornement aux gentilshommes, mais que je ne pouvais approuver l’humeur de certains badins de courtisans qui se glorifiaient d’en avoir d’aussi grands que ceux des mulets de bagage, comme s’ils eussent voulu s’en servir de parasol, et qui continuellement regardaient à leur ombre s’ils avaient bonne grâce à les porter et en croyaient charmer les courages des filles les plus revêches.

— Dernièrement, j’ai appris l’histoire d’un certain amoureux qui dépensait autant en cette parure qu’en tous ses habillements, et qui néanmoins n’eut pas le bonheur d’adoucir la fierté de sa maîtresse.

Aussitôt que j’eus dis cela, tous ceux de la compagnie, ayant opinion que je ne récitais jamais d’histoire qui fût fade, me supplièrent d’un commun accord de dire celle que je savais. Je repris ainsi la parole :

— Il faut donc, messieurs, que je vous conte le conte d’un comte de qui je ne fais guère de compte.

Incontinent, Bajamond, qui était derrière, et qui portait toujours un grand plumache[7], et qui avait aussi une comté, s’imagina que je le voulais mettre sur le tapis ; il s’approcha de nous pour entendre le reste, que je dis en cette sorte :

— Celui dont je vous parle devint naguère amoureux de la fille d’un médecin de cette ville-ci ; car il n’a jamais eu le courage de porter ses désirs en un lieu éminent. Je le trouvais tous les jours dans les églises où elle allait à la messe et à vêpres, et passait ordinairement par devant sa porte, afin d’avoir le moyen de la voir. Enfin il s’avise de se loger en chambre garnie vis-à-vis de sa maison, pour se contenter davantage. Un de ses laquais eut le commandement d’aborder la servante, feignant d’être amoureux d’elle ; il l’exécuta donc et gagna en peu de temps ses bonnes grâces, si bien que le comte fut d’avis qu’il lui découvrît l’affection qu’il avait pour la fille du médecin et qu’il tâchât de l’induire à l’assister. Cette affaire réussi merveilleusement bien : la servante, qui avait beaucoup de familiarité avec la fille du logis, qui gouvernait tout depuis la mort de sa mère, lui apprit l’amour que son voisin avait pour elle. Elle en fut criée plus qu’elle ne s’était imaginée, d’autant que sa maîtresse s’offensa de ce qu’elle favorisait la recherche d’un homme, qui vu sa grandeur, ne désirait pas lui faire l’amour pour l’épouser. Outre cela, il lui fut défendu de prendre dorénavant de tels messages à faire.

La servante fut infiniment marrie de ne pouvoir rien exécuter pour celui qui lui avait promis de grandissimes récompenses. Néanmoins, pour tirer quelque argent de lui, elle lui fit accroître qu’il était passionnément aimé de sa dame. Il ne lui fallut pas user de beaucoup de serments pour lui mettre cela en la fantaisie ; car il avait plus de vanité que pas un de notre siècle. Quand il passait dans la rue, il se tournait de tous côtés pour voir si l’on le regardait ; et, si l’on jetait les yeux sur lui, en s’étonnant quelquefois de sa mauvaise mine, il s’imaginait que l’on entrait en admiration de la belle proportion de son corps ou de la richesse de ses habits. Si l’on disait quelque mot sur un autre sujet, ne l’ayant entendu qu’à demi en passant, il le prenait pour soi et l’expliquait à son avantage. Quand il était regardé d’une fille, il croyait fermement qu’elle était amoureuse de lui. On m’a dit qu’étant un jour entré dans la maison d’une dame, y trouvant un de ses amis qui la servait, il en ressortit incontinent ; l’autre, l’ayant rencontré peu de jours après, lui demanda quelle rancune il avait contre lui, pour ne vouloir point demeurer aux lieux où il le trouvait. Notre comte lui répondit :

— Vous expliquez très mal mes actions. Je ne sortis de chez votre maîtresse que pour vous faire plaisir, ayant reconnu, par la louange qu’elle donna d’abord à ma chevelure bien frisée, qu’elle avait plus d’affection pour moi que pour vous ; j’avais peur que ma présence ne l’empêchât de vous départir les faveurs que vous pouviez souhaiter.

Ceux qui m’ont raconté l’histoire de ce vain personnage, qu’ils connaissent bien, m’ont rapporté de lui une infinité de semblables sottises. La fille du médecin, sans le pratiquer, remarqua dans peu de temps de quelle humeur il était. Toujours les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes, lorsqu’il faisait quelque chose où l’on pût s’apercevoir de sa somptuosité. Cela fut cause qu’elle le prit plutôt en haine qu’en amour, et qu’elle conta toutes ses sottises à quelques-unes de ses plus grandes amies, qui vinrent un soir dedans sa chambre pour avoir leur plaisir des simagrées de son badelori[8] de serviteur, qui se mit à la fenêtre aussitôt qu’il la vit à la sienne. De fortune il y avait avec lui un gentilhomme qui touchait fort bien un luth : il le prie d’en prendre un, et le fait cacher derrière lui, pour jouer quelques pièces dessus, tandis qu’il en tiendrait un autre avec lequel on croirait que ce fût lui qui jouât, ayant opinion qu’il entrerait d’autant plus aux bonnes grâces de sa maîtresse s’il lui faisait paraître qu’il était doué de cette gentille perfection. Mais le grand malheur pour lui : il y avait une des compagnes de la fille du médecin qui savait bien jouer de cet instrument, et, voyant qu’il ne faisait que couler les doigts sur les touches du sien, elle reconnut que ce n’était pas lui qui faisait produire l’harmonie. Mais elle en fut plus certaine, après avoir monté un étage plus haut, d’où elle aperçut l’autre qui jouait. Alors, pour gausser monsieur le comte, elle prit la hardiesse de lui dire, tantôt que son luth n’était pas bien accordé, et tantôt qu’il en pinçait les cordes trop rudement, ou qu’il avait rompu sa chanterelle ; toutefois la musique dura encore longtemps.

Quand elle fut cessée, se souvenant d’avoir lu dans les romans que de certains amoureux s’étaient souvent pâmés en voyant leurs maîtresses, pour montrer qu’il était excessivement passionné, il se délibéra de feindre qu’il entrait en une grande faiblesse, et, en fermant les yeux et entr’ouvrant un peu la bouche comme pour soupirer, il se laissa doucement tomber sur une chaise qui était derrière lui ; puis l’on ferma les fenêtres. Incontinent sa dame, reconnaissant sa badinerie, afin de se moquer de lui, envoya un laquais en sa maison pour savoir par bienséance quel mal lui avait pris si subitement, vu qu’il semblait qu’il se portât bien lorsqu’il avait joué du luth à sa fenêtre.

— Mon ami, dit-il avec une voix faible à ce laquais qu’on avait fait entrer jusques en sa chambre, rapportez à votre maîtresse que je n’ai point de mal qu’elle ne m’ait causé.

Lorsque ceci lui fut redit, elle eut encore beau sujet de rire. La servante, voulant faire quelque chose pour notre comte, lui dit, peu de jours après, qu’elle lui donnerait moyen de discourir avec sa maîtresse et de passer plus outre par aventure, si le médecin, qui la tenait de court, allait quelque jour aux champs. Le comte, s’étant représenté que possible ce médecin serait toujours à la ville s’il ne l’en faisait sortir par quelque invention, tellement qu’il serait forcé de longtemps attendre, se résolut de prendre dans Paris quelque gueux qui fût malade et, l’ayant fait mener à une sienne seigneurie, de prier son voisin de l’aller visiter, lui faisant accroire que c’était un sien valet de chambre qu’il chérissait fort. Il trouva prou de bêlitres en délibération d’endurer que l’on les pansât de leurs maux, et choisit entre eux celui qui lui plut davantage. La chose se passa comme il se l’était figurée ; car l’espoir du gain, et l’occasion de prendre l’air, contraignirent le médecin à quitter sa maison ; c’était à la servante à jouer son rôlet de sa part. Elle dit à sa maîtresse :

— Vous avez tort, mademoiselle, quant à cela, de ne faire point de cas de ce beau monsieur, qui vous regarde tous les jours si piteusement. Hé ! que savou[9] s’il ne s’accordera pas à vous épouser, encore qu’il soit plus riche que vous n’êtes ? Possible voudrait-il bien vous tenir toute breneusewkt, en peine de vous torcher le cul. Permettez-lui qu’il vous entretienne en l’absence de monsieur ; vous verrez ce qu’il a dans le ventre.

Sa maîtresse voulant tirer du plaisir du comte, ne cria pas sa servante à cette-fois-ci, mais lui assura qu’elle ne serait pas fâchée d’avoir la conversation de son amant. Elle le lui fit donc savoir par son laquais, et le voilà en un moment arrivé au logis de sa dame, qu’il trouva en la compagnie de celles qui l’avaient vu se pâmer. Après les paroles de courtoisie, ils vinrent à d’autres qui ne lui plurent guère, parce que l’on lui donnait toujours quelque plaisant trait, auquel il ne pouvait point répondre. Notez que, quand il allait en compagnie, il apprenait par cœur quelque discours qu’il tirait de quelque livre, et le récitait, encore que l’on ne tombât aucunement sur le sujet ; ce qui le rendait fort ennuyeux. Je vous laisse à juger s’il avait manqué à feuilleter tous les livres d’amour de la France pour y recueillir de belles fleurs oratoires ; mais pourtant il demeurait court presque toujours, lorsque l’on le mettait en une matière sur laquelle il n’avait point auparavant fait des recherches. Quant est de sa passion, il n’eut pas le moyen d’en parler beaucoup à sa maîtresse et si, jamais il ne put avoir d’elle que des réponses fort froides, tellement que la peine qu’il avait prise à éloigner son père fut quasi entièrement perdue. Peu de jours après le médecin mena sa fille à une petite maison qu’il avait achetée à une demi-lieue de Paris ; et, sa vacation ne lui permettant pas d’y prendre longtemps son plaisir, il s’en retourna dès le lendemain à la ville.

La servante, ayant plus d’envie que jamais d’assister le comte, se trouvant avec sa maîtresse, lui demanda si elle n’eût pas été bien aise, à cette heure-là qu’elle était seule, d’avoir son serviteur auprès d’elle. Elle lui répondit qu’oui, entendant parler d’un brave jeune homme de sa condition, qui lui faisait l’amour ; mais la servante ne le prit pas de ce biais-là et fit tant qu’elle avertit notre pauvre amant sans parti que celle qui l’avait vaincu souhaitait passionnément sa présence. Il ne faillit pas à venir au village sur le soir ; et la servante, l’ayant fait entrer par la porte du jardin, le mena jusqu’au grenier, où elle le pria de se cacher sous de méchantes couvertures, de peur d’être vu de quelqu’un, lui promettant que, dès qu’il serait nuit, elle le viendrait querir pour le mener à sa maîtresse. En après, elle s’en alla vers elle et lui dit en riant :

— Hé bien ! il est venu, je l’ai fait cacher là-haut sous ces couvertures qui y sont.

La jeune demoiselle se douta bien de qui elle voulait parler et se délibéra de prendre vengeance de la hardiesse qu’il s’était donnée de se venir cacher chez elle, comme pour ravir son honneur. Afin que la servante ne nuisît point à son dessein, sans avoir répondu que par un signe de la tête à ce qu’elle lui venait d’apprendre, elle lui donna un message à faire tout au bout du village. Quand elle fut partie, elle appela le vigneron et son fils et, leur ayant fait prendre à chacun un bon bâton, les mena dedans le grenier. Le comte, pour se donner de l’air, avait toujours eu la tête découverte, mais, au bruit, qu’ils firent en montant, il la cacha tout à fait. Étant entrés, la fille du médecin commanda à ses gens de frapper tant qu’ils pourraient sur les couvertures, afin d’en ôter la poussière. Le vigneron dit qu’il fallait donc les ôter de là et les porter à la cour pour les secouer. Mais sa maîtresse lui répondit qu’elle ne voulait pas qu’ils y touchassent seulement d’autre façon qu’avec leurs bâtons. Ayant dit cela, elle s’en retourna dedans sa chambre. Cependant, les paysans commencèrent à frapper de toute leur force sur les couvertures, qui étaient assez minces, pour ne pas garantir le comte de sentir les coups qui tombaient dru comme la grêle. Ce jeu ne lui plaisant pas, il se résolut d’y mettre fin, et, s’étant levé promptement, il jeta le fils du vigneron à terre d’un coup de poing, puis après il prit le chemin de la montée et s’en courut jusqu’au lieu où il avait laissé ses laquais, plus vite qu’un cerf poursuivi. Depuis, il n’a su à qui s’en prendre, de la servante ou de la maîtresse, et, se voyant ainsi moqué, a changé en dédain tout son amour, s’est logé loin de son ingrate et a fui davantage sa rue que le chemin du gibet. On m’a dit même que l’autre jour, étant à la suite du roi, qui allait passer par là, il prit congé d’un prince qu’il s’était offert d’accompagner jusqu’au rendez-vous ; ce qui le fit estimer grandement incivil, parce que l’on n’avait pas connaissance de ses affaires.

Voilà l’histoire que je racontai. Elle ne fut pas sitôt achevée, que chacun me supplia instamment de dire le nom du comte ; je n’en fis rien, car je vous jure que ceux de qui j’avais appris cette nouvelle ne me l’avaient pas voulu apprendre.

Le comte Bajamond, ayant écouté une partie de mon discours en me regardant d’un œil sévère, de quoi je ne me pouvais imaginer la cause, s’était retiré de là. Un de la troupe, y ayant pris garde et sachant qu’il était de l’humeur vaine dont j’avais parlé, dit en riant qu’il avait quelque opinion que ce fût lui. Pour moi, j’eus à la fin une même croyance, et pourtant ne le divulguai pas. Nous ne nous trompâmes aucunement, car c’était lui à la vérité. Il me le fit paraître depuis, par la vengeance qu’il voulait tirer de moi, croyant que j’avais tort d’avoir raconté une histoire que je ne croyais pas lui appartenir.

Un soir que je venais de discourir avec une certaine dame, je fus abordé par son valet de chambre, que je ne connaissais pas pour tel, lequel me dit qu’il y avait, au coin d’une rue prochaine, un gentilhomme de mes amis qui désirait parler à moi. Voyez comme un traître sut bien prendre son temps : j’étais à pied et n’avais qu’un petit Basque de nulle défense à ma suite, d’autant que je venais d’un lieu où, pour n’être pas connu de tout le monde, je n’avais pas voulu aller en grand équipage.

Je ne me défiai point de lui, et marchai en sa compagnie en discourant de plusieurs choses et recevant beaucoup de témoignages qu’il était d’un bon naturel ! En passant par un carrefour, où était une lanterne selon la coutume de la ville, il jeta les yeux sur mon épée et me dit :

— Mon Dieu ! que vous avez là une garde de bonne défense ! Sa lame est-elle d’aussi bon assaut ? Que je la tienne, je vous en prie !

Il n’eut pas sitôt achevé la parole, que je la lui mis entre les mains. Il la tira du fourreau, pour voir si elle n’était point trop pesante : et, comme il en disait son avis, nous arrivâmes en une petite rue fort obscure, où je vis de certains hommes cachés sous des portes, auxquels il dit : « Le voici, compagnons, ayez bon courage ! » Incontinent ils tirent leurs épées pour m’assaillir ; et moi, qui n’avais pas la mienne pour leur résister, je donne à mes jambes la charge du salut, sans avoir le loisir de bander un pistolet que j’avais en ma pochette. Je courus si allègrement, qu’il leur fut impossible de m’attraper et me sauvai dans la boutique d’un pâtissier, que je trouvai ouverte. Quant à mon laquais, il s’enfuit tout droit chez Clérante, d’où il fit sortir les gentilshommes, les valets de chambre et les laquais pour venir à mon secours ; mais ils ne me purent trouver, ni ceux qui m’avaient assailli. Craignant d’être reconnu par mes ennemis, j’avais pris tout l’équipage d’un oublieux et m’en allais criant par les rues : « Où est-il ? » Je passai par devant une maison que j’avais toujours reconnue pour un bordel ; l’on m’appela par la fenêtre, et cinq ou six hommes, sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d’entrer pour jouer contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston et, par courtoisie, ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que je ne leur dusse que six mains d’oublies. Ils me jurèrent qu’il fallait que je dise la chanson pour leur argent ; j’en chantai une des meilleures qu’ils n’avaient jamais ouïe. Après cela, il y en eut un qui me demanda si je voulais rejouer l’argent que j’avais gagné ; je lui dis que je le voulais bien. Tandis que nous remuions le dé, j’entends un drôle qui dit à une garce :

— Nous n’avons rien exécuté ce soir d’une entreprise que nous avons faite pour le comte Bajamond, contre un autre que nous ne connaissons point ; il s’est échappé le plus malheureusement du monde, après nous avoir été amené par ce galant homme qui vient de sortir d’ici.

Par ces paroles, je connus que j’étais avec mes assassins, qui étaient des coupe-jarrets qui pour de l’argent s’en allaient tuer un homme de sang-froid. Je fus très aise d’avoir appris qui était celui qui avait voulu me faire tuer avec une trahison si peu convenable à un homme qui porte le titre de noblesse. Ayant perdu mon argent, pour n’avoir pas songé à mon jeu tandis que j’écoutais ce qui se disait, je sortis de cette maison et pris le chemin de l’hôtel de Clérante, que j’espérais bien réjouir en paraissant devant lui en l’équipage où j’étais et lui contant les hasards dont j’étais miraculeusement sorti. Je heurtai bien fort à la porte, qui était fermée, parce que tous ceux qui avaient été à ma quête s’étaient retirés. Le suisse, à demi ivre et à demi endormi, s’en vient et demande qui c’est ; je ne lui réponds qu’à grands coups de marteau.

Madame l’a fendu que l’on fasse du bruit céans, a mal à son tête, dit-il. Si vous ne fous arrêtez pas, moi vous baillerai de mon libarde[10] dans le triquebille[11]. Pardi que demande-vous toi ?

En achevant ce beau discours, il m’ouvre la porte et je lui dis :

— Laissez-moi entrer, je suis Francion.

Ne me reconnaissant point, et croyant que je lui dise que je demandais Francion, il me parla ainsi :

— Francion n’a que faire de vous ni de vos oublies, il n’est pas céans.

Incontinent il referma la porte et s’en alla sans me vouloir entendre davantage ; tellement que, de peur de faire trop de bruit vu que la femme de Clérante se trouvait mal, ayant soufflé ma chandelle, je m’en allai faire la promenade dans les rues, songeant en quelle maison je me pourrais retirer. Car il y avait beaucoup d’hommes devant qui je n’avais garde de paraître, sachant bien qu’ils s’imagineraient que je m’étais déguisé pour faire quelque tour de friponnerie, et ne manqueraient pas à inventer là-dessus mille choses qu’ils publieraient à la cour.

J’étais profondément enseveli dans cette pensée, lorsque je fus arrêté par les archers du guet, qui me demandèrent où j’allais et qui j’étais.

— Vous voyez qui je suis à mon corbillon, leur dis-je ; au reste, je m’en retourne chez moi, après avoir perdu au jeu toutes mes oublies.

Nous étions proches d’une lanterne des rues, qui leur fit voir mon visage, auquel ils remarquèrent je ne sais quoi qui ne sentait point son oublieux. Voilà pourquoi ils me soupçonnèrent de quelque méchanceté, avec ce que je n’avais point de chandelle allumée. Ils fouillèrent dans mes pochettes, où ils trouvèrent mon pistolet qui leur donna une mauvaise opinion tout à fait.

— Vous êtes un coquin, dirent-ils ; vous vous êtes ainsi déguisé pour faire quelque vol ou commettre quelque meurtre. L’on nous a avertis de prendre garde à des gens qui usent du même artifice que vous : vous viendrez tout à cette heure en prison.

Ayant dit cela, ils me prirent tous et me firent marcher vers le Grand Châtelet. Je n’osai pas dire que j’étais Francion, encore que je susse bien qu’ils me laisseraient aller sitôt que je l’aurais dit ; j’aimais mieux sortir de leurs mains par une autre sorte. J’avais mis ma bourse entre ma chair et ma chemise ; cela avait été cause qu’ils ne l’avaient pas encore trouvée, bien que ce soit la première chose qu’ils fassent que de la chercher. Je leur demandai permission de la prendre et leur départis tout ce qui était dedans ; ils me remercièrent de ma libéralité et, sans davantage s’enquérir de mes affaires, consentirent que je m’en allasse où je voudrais.

Je m’avisai qu’il ne serait pas mauvais de m’en retourner chez le pâtissier ; et, quand j’y fus, je repris mes vêtements ordinaires, n’ayant plus de crainte de mes ennemis, qui ne me guettaient plus au passage. Je m’en allai derechef à l’hôtel de Clérante où je heurtai si fort que le suisse s’en réveilla, et, ayant bien juré, m’ouvrit la porte, si bien qu’il me reconnut mieux qu’à l’autre fois, les fumées de son vin étant déjà dissipées. Sans faire aucune résistance, il me laissa donc entrer, et je portai mes pas vers le lieu où je faisais ma demeure. Mes gens qui, considérant la mauvaise fortune qui m’était advenue, ne pouvaient dormir tant ils me portaient d’affection, furent diligents à me venir aider à me mettre au lit, où l’on n’eut que faire de me bercer : je fus assez tôt pris par le sommeil.

Quand le jour fut venu, je m’en allai saluer Clérante et lui contai tout ce qui m’était arrivé. Cela lui donna beaucoup de haine pour Bajamond ; tellement qu’il me demanda si je voulais qu’il suppliât le roi de me faire rendre raison. Je lui fis des remerciements de sa bonne volonté, laquelle je le priai de ne point employer pour ce sujet, ne voulant point que Sa Majesté ouït parler de mes querelles. Seulement je fus d’avis de me tenir sur mes gardes et de ne marcher plus qu’avec beaucoup de suite, puisque Bajamond me faisait attaquer par tant de gens.

L’ayant rencontré à quelque temps de là, je lui dis :

— Comte, avez-vous oublié les vertus qu’un homme comme vous, qui fait profession de noblesse, doit suivre ? Comment ! vous voulez faire assassiner la nuit vos ennemis par des voleurs ? Ne savez-vous pas bien qui je suis, et qu’il ne me faut pas traiter en cette façon ? Quand je serais même le plus infâme de tout le peuple, le devriez-vous faire ? Si nous avons quelque querelle, nous la pouvons vider ensemble, sans nous aider du secours de personne.

Bajamond, se sentant piqué parce que je lui reprochais son crime, et voulant témoigner qu’il avait une âme généreuse, me repartit que, quand je voudrais, je lui ferais raison de l’avoir offensé tout présentement, et encore bien plus grièvement que par le passé. Je lui dis que ce serait le lendemain hors de la ville, en un lieu que je lui désignai.

Il me fâchait fort de combattre contre ce traître, qui avait donné des marques d’une âme lâche et poltronne, et m’était avis que je n’acquerrais pas grand honneur à le vaincre. Toutefois je me trouvais sur le champ, de grand matin, ayant grand’hâte de sortir de cette affaire. Enfin, il arriva avec un gentilhomme, qui était autant mon ami que le sien, et qui pourtant n’employa point ses efforts pour nous accorder, d’autant qu’il avait une âme toute martiale et qu’il était infiniment aise de nous voir en état de nous battre, espérant qu’il saurait lequel avait le plus de vaillance de nous deux. Bajamond l’avait amené, croyant que j’eusse aussi quelqu’un pour me seconder ; mais, trouvant que je n’avais personne, il fut contraint de le prier seulement d’être spectateur de notre combat, que nous commençâmes dès l’heure même avec une ardeur que vous vous pouvez mieux imaginer que je ne vous le puis décrire.

Je presse mon ennemi le plus qu’il me fut possible, et lui tire tant de coups d’épée qu’il a fort à faire à les parer tous. Comme je lui en voulais donner un, son cheval, se cabrant, le reçut dessus les yeux, qui furent incontinent offusqués de sang ; ce qui le mit en telle fougue, qu’il perdit le soin d’obéir davantage à l’éperon et à la bride. Son maître a beau se servir de son industrie, il le mène nonobstant en un lieu plein de fange, où je le poursuivis de si près, que si j’eusse voulu, je l’eusse tué ; mais je ne désirais pas le frapper par derrière. Je lui crie qu’il se retourne. Enfin il a tant de puissance sur son cheval qu’il le fait approcher et en même temps me perce le bras gauche. Incontinent après qu’il m’eut frappé, son cheval le secoua si vivement à l’impourvu qu’il le jeta dans une fosse pleine de boue où, pour me venger de ma plaie, je lui en eusse fait cent autres mortelles si j’en eusse eu le désir. Je me contentai de lui mettre la pointe de mon épée sous la gorge et de lui demander s’il ne confessait pas qu’il ne tenait qu’à moi que je lui ôtasse la vie. Lui, qui ne se pouvait tirer du lieu où il était, fut contraint de m’accorder tout, et puis son ami lui vint aider à se relever.

— Si vous eussiez eu un tel avantage sur moi, que celui que j’ai eu sur vous, je ne sais, lui dis-je, si vous ne vous en fussiez point servi. Mais, enfin que vous ne disiez point maintenant que je ne vous ai pas surmonté, et que vous n’attribuiez point votre fuite à votre cheval, et que notre querelle ne demeure point indécise, recommençons le combat, s’il vous plaît, puisqu’il n’y a que vos habits qui aient reçu du mal en la chute.

— Non, non, me dit le gentilhomme qui nous accompagnait, vous avez assez donné de preuves de votre valeur ; il ne faut point que ceci se termine par le trépas. Il suffit que vous ayez montré, comme j’en suis témoin, que vous avez eu la puissance de tuer Bajamond.

Quoique le comte l’eût confessé lui-même, la nécessité l’y forçant, il enrageait de voir qu’un autre le jugeait et eût été tout prêt à se battre derechef, sans l’incommodité qu’il recevait, ses habits étant si crottés qu’il n’osait se remuer. Son ami le mena à un petit village pour le faire dévêtir, et moi, je m’en retournai cependant à Paris pour faire panser ma plaie.

Je rapportai ce qui m’était advenu à Clérante, qui le publia au désavantage de Bajamond et dit même la bonne cause que j’avais, vu que ce comte m’avait voulu faire assassiner par la plus méchante trahison du monde pour un sujet fort petit. Le roi même en sut des nouvelles et en fit beaucoup de réprimandes à Bajamond. Il n’y eut pas jusqu’à notre fou de Collinet qui ne lui dit qu’il avait un extrême tort.

D’un autre côté, l’on fit beaucoup d’estime de moi (je le puis dire sans vanterie) et l’on admira la courtoisie dont j’avais usé envers mon ennemi, ne le voulant pas tuer lorsque je le pouvais faire, encore que les offenses que j’avais reçues de sa part m’y conviassent ; aussi fallait-il certes que j’eusse beaucoup d’empire alors sur mon âme pour l’empêcher de se laisser mener par les impétuosités de la colère.

Le roi m’affectionna plus que jamais pour cette occasion, et prisa davantage ce qui venait de moi que ce qui venait des autres.

Il trouvait très bons les discours que je faisais en sa présence, et me donnait la licence de parler, soit en bien ou en mal, de qui je voudrais, sachant bien que je ne blâmerais personne qui ne méritât de l’être. Je fis une fois courir une satire que j’avais faite contre un certain seigneur dont je n’y mettais pas les qualités ni le nom. Il y en eut un autre qui s’imagina que c’était pour lui et en fit des plaintes à Sa Majesté, qui me dit en riant ce qu’on lui avait rapporté de moi.

— Sire, lui dis-je en particulier, il est aisé à voir que celui qui se plaint que j’ai médit de lui est extrêmement vicieux ; car s’il ne l’était pas, il ne s’irait pas figurer que ces vers piquants fussent contre lui. Je ne songeais pas seulement qu’il fût au monde en composant ma satire ; et néanmoins, parce qu’il a tous les vices du monde, je n’en ai pu reprendre pas un qui ne soit en son âme. Voilà le sujet de sa fâcherie, qu’il aurait beaucoup plus d’honneur à celer craignant qu’il ne soit cause lui-même que l’on sache ses façons de vivre par toute la cour. Au reste, quand j’aurais composé ma pièce tout exprès pour lui, s’il était sage, il ne devrait pas faire semblant de s’en émouvoir. Il me souvient que dernièrement un autre seigneur fit battre un mauvais poète pour l’avoir diffamé par ses vers. Qu’en arriva-t-il, pensez-vous, Sire ? Bien pis qu’auparavant, certes ; car chacun sut que le rimeur avait reçu des coups de bâton sur son dos, par mesure et par rime aussi bonne que celle de ses vers. L’on voulut savoir pourquoi, et l’occasion en fut bientôt divulguée, si bien que l’on reconnut qu’il fallait que le seigneur eût commis les fautes qu’il lui avait attribuées ; car qu’importerait-il à un soleil si l’on l’appelait ténébreux ? Toutes les compagnies n’eurent plus d’autre entretien que celui du seigneur et du poète ; et tel n’avait pas vu la satire qui eut une extrême curiosité de la voir.

Ces raisons-là furent trouvées si équitables par mon grand monarque, qu’il confessa que le seigneur n’en avait point de se plaindre à moi. Et, de fait, la première fois qu’il le vit, il lui fit savoir ce que je lui avais répondu ; de quoi il fut entièrement satisfait, et me prit en une singulière amitié.

Une autre fois, je fis une réponse au roi qui lui plut infiniment. L’on discourait devant Sa Majesté de la gentillesse, de la courtoisie et de l’humilité. Le roi demanda qui c’était que l’on estimait le plus humble de toute sa cour : un poétastre, qui approchait fort près de sa personne, va nommer un certain seigneur, lequel disait-il, avait des compliments nonpareils dont il se défendait si bien qu’il n’était jamais vaincu en humilité.

— Vous avez raison, dit le roi, je l’ai remarqué bien souvent ; que vous en semble, Francion ?

— Quelle est la personne si hardie, Sire, lui dis-je, qui osât dire qu’elle fait un autre jugement que vous, dont l’esprit égale l’autorité.

— Je connais bien, répondit le roi, que vous n’avez pas un même sentiment que le mien ; je vous donne la permission de le dire.

— Bien donc, Sire, lui répliquai-je. Votre Majesté saura que j’estime celui que l’on vient d’appeler humble le plus orgueilleux de tout le monde ; et voici ma raison : les compliments qu’il fait à ceux qui l’accostent ne procèdent point d’une connaissance qu’il ait de ses imperfections, mais d’un ardent désir qu’il a de paraître bien disant. C’est sa vanité qui le rend dans l’âme orgueilleux outre mesure, à cause que sa présomption, étant forcée de se captiver étroitement, se rend plus grande qu’elle ne serait, si elle se manifestait par les discours. Si l’on pouvait lire dans son cœur, l’on verrait bien comment il se moque de ceux au-dessous desquels il s’est abaissé, et de quelles louanges il se persuade que l’on le doit honorer pour son éloquence. Au reste, l’on peut remarquer qu’il ne prise ceux qui devisent avec lui, et ne se déprise aussi, qu’afin de les inviter à lui rendre le change et l’élever jusqu’aux cieux, ce qui le comble d’une joie infinie. Qui est-ce qui pourra nier que ce ne soit orgueil, que cela ?

Il y en eut qui me voulurent répliquer, mais le roi leur ferma la bouche, disant qu’ils parleraient inutilement contre une chose si vraisemblable, et me faisant l’honneur de préférer mes raisons à celles des autres.

Je passai heureusement beaucoup de mois, recevant toujours de lui quelques faveurs, et ne me suis point éloigné si longtemps de sa personne, comme j’ai fait depuis que je suis devenu amoureux de Laurette. Voilà, Monsieur, la partie principale de toutes mes aventures. Je voudrais qu’il me fût possible de savoir les vôtres, sans vous donner la peine de les raconter ; c’est pourquoi je n’ose vous importuner de me les dire.

— C’est une maxime, monsieur, répondit le seigneur bourguignon, qu’il n’arrive de belles aventures qu’aux grands personnages qui, par leur valeur ou par leur esprit, font succéder beaucoup de choses étranges. Les hommes qui sont du vulgaire, comme moi, n’ont pas cette puissance-là. Il ne m’est jamais rien advenu qui mérite de vous être récité. Assurez-vous-en, et ne croyez pas que je dise ceci pour m’exempter de quelque peine ; car il n’y a rien de si difficile que je n’entreprenne pour vous.

— Je crois qu’il ne vous est rien arrivé d’extraordinaire, puisque vous me le dites, reprit Francion ; mais j’ai opinion que c’est une marque de la félicité que le ciel vous a départie, ne vous envoyant aucunes traverses de même qu’à moi, et un témoignage de votre prudence, qui vous a gardé d’entreprendre beaucoup de choses dangereuses.

Ce discours fini, le seigneur mit Francion sur ses jeunesses, et, lui ayant parlé de Raymond qui lui avait dérobé son argent, lui dit qu’il avait su d’un de ses gens qui il était, et qu’il ne demeurait pas loin de son château, si bien qu’ils le pourraient aller visiter aisément quand ils voudraient.

— Ne me parlez point de lui, répondit Francion. Mon Dieu, je n’ai garde d’aller voir cet homme-là. Puisque, dès sa jeunesse, il s’est accoutumé à dérober ; il est d’un très mauvais naturel ; je n’ai que faire de lui, ni de sa fréquentation.

— C’est moi qui suis Raymond, dit le seigneur en se levant tout en colère ; et, par la Mort, vous vous repentirez de ce que vous avez dit !

Achevant ces paroles, il sortit de la chambre et ferma rudement la porte. Francion, qui ne l’avait point reconnu fut bien marri des propos qu’il lui avait tenus, et s’étonna néanmoins comment il se fâchait pour si peu de chose.

Le maître d’hôtel de Raymond vint quelque temps après lui faire apporter son dîner, et lui dit que son maître était tellement en courroux contre lui que, vu son naturel sévère, il devait craindre étant au désuwkt de tout le monde dedans son château, qu’il ne prît une grande vengeance des offenses qu’il lui avait faites.

Francion ne cessa tout du long du jour d’avoir une infinité de pensées là-dessus, et attendait avec grand impatience que l’on lui rapportât quelle résolution Raymond avait prise touchant ce qu’il ferait de lui. Le maître d’hôtel lui promit de lui en dire le lendemain de certaines nouvelles. Il ne manqua donc pas à le venir retrouver, selon qu’il avait promis, et lui assura que son maître avait conçu une plus forte haine contre lui depuis le jour précédent, pour quelque avertissement qu’il avait eu soudain ; de sorte qu’il s’imaginait qu’il avait résolu de le faire mourir. Francion se mit longtemps à songer quelle offense il avait pu faire à Raymond, et, n’en trouvant point, il fut le plus étonné du monde. La plaie de sa tête était entièrement guérie, il n’y avait que son âme qui souffrît du mal. Il se voulait lever pour aller savoir de Raymond quel tort il lui avait fait et pour lui dire que, s’il voulait avoir raison de lui en brave chevalier, il était prêt à sortir à la campagne pour le combattre. Mais ses habillements n’étaient point dans la chambre, et si, l’on lui dit qu’on avait charge d’empêcher qu’il ne sortît. Il fut donc contraint de se tenir encore au lit jusqu’au jour suivant, que le maître d’hôtel vint dès le matin le voir avec un valet de chambre de Raymond, qui lui dit qu’il lui venait aider à se vêtir. Francion répondit qu’il n’en devait point prendre la peine et qu’il n’avait qu’à faire venir son homme. Mais l’on lui répliqua que Raymond ne voulait pas qu’il parlât à lui.

FIN DU SIXIÈME LIVRE

  1. ndws : mot non trouvé dans les dictionnaires de référence ; probablement penaude selon l’éd. Roy, t. II, p. 165. L’édition de 1626, t. II, p. 453, donne honteuse.
  2. ndws : terme injurieux qu’on dit des gens rustres grossiers et incivils, qui ont des manières de paysans, cf. Furetière, op. cit, t. II.
  3. ndws : par ironie : mal fait, à la hâte, de mauvaise grâce, cf. Oudin, op. cit., p. 350.
  4. ndws : ris de veau, cf. éd. Roy, t. II, p. 178.
  5. ndws : terme injurieux qu’on dit des gens rustres grossiers et incivils, qui ont des manières de paysans, cf. Furetière, op. cit., t. II.
  6. ndws : « Couraine. Mot inconnu. Il serait facile de corriger en cousaine (cousine), comme plus loin humidité en humilité. Mais la correction n’a été faite dans aucune des éditions, et, tout compte fait serait douteuse. », cf. éd. Roy, t. II, p. 182. On peut vérifier dans les éd. 1626, p. 480 et éd. 1646, p. 485.
  7. ndws : plumet ou plumart, cf. éd. Roy, t. II, p. 209.
  8. ndws : synonyme de badeault, niais, dans Rabelais, cf. éd. Roy, t. II, p. 212.
  9. ndws : abréviation rustique de sçavez-vous, cf. éd. Roy, t. II, p. 214.
  10. ndws : hallebarde, cf. éd. Roy, t. II, p. 223.
  11. ndws : les testicules, cf. Oudin, op. cit., p. 552.