L’Histoire de Merlin l’enchanteur/15

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Librairie Plon (1p. 51-55).
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XV


Comme le roi Nantre, le roi Lot s’en était allé en sa cité, qui avait nom Orcanie, et où on lui avait fait grande fête, à lui ainsi qu’à ses barons, parce que les coureurs saines se montraient aux environs. De la fille aînée du duc de Tintagel, il avait quatre fils nommés Gauvain, Agravain, Guerrehès et Gaheriet ; Mordret, le cinquième, qu’il croyait de lui, avait été engendré par Artus, voici comment.

Au temps, dit le conte, que les barons du royaume de Logres étaient assemblés à Carduel pour élire le successeur d’Uter Pendragon, Antor et ses deux fils, Keu et Artus, logeaient dans la même maison que le roi Lot. Celui-ci, apprenant qu’Antor et Keu étaient chevaliers, les pria à sa table, et il les fit coucher tous deux dans la salle, tandis qu’Artus les servait et avait son lit dans un coin, comme il convient à qui n’est encore qu’écuyer.

Or, il était joli valet et bien enjoué. Il s’éprit de la femme du roi Lot, qui était belle et grasse, mais qui ne semblait pas faire attention à lui. Une nuit pourtant que le roi était sorti secrètement, sans éveiller la reine, pour quelque affaire, Artus se coula hardiment dans la chambre de la dame, puis dans son lit ; mais là, il n’osa rien faire de plus. Comme il se tournait et retournait, la reine, à la façon d’une femme à demi endormie, le prit dans ses bras, croyant que c’était son seigneur ou peut-être feignant de le croire. Ainsi il eut d’elle son plaisir et il lui en donna beaucoup. Puis, dès qu’elle se fut rendormie, il se glissa doucement dehors.

Le lendemain, au manger, comme en la servant il restait à genoux un peu longuement, elle lui dit :

— Levez-vous, sire damoisel, c’est assez demeurer agenouillé.

— Ha ! dame, comment vous pourrais-je rendre grâce des bontés que vous avez eues !

— Et lesquelles ?

— Jurez sur votre foi que vous ne le direz à personne et qu’il ne m’adviendra par vous nul mal ni blâme.

Et quand elle eut juré, il lui conta comment il avait couché avec elle. La dame en eut grand’honte et rougit beaucoup ; mais personne n’apprit jamais d’elle leur aventure. Et ainsi Artus eut Mordret de sa sœur sans savoir qu’elle l’était.

Un jour donc, peu après le retour du roi Lot, son père, à Orcanie, Gauvain revenait de la chasse, vêtu d’une robe de bureau fourrée d’hermine, tenant les laisses de trois lévriers et tirant deux chiens couchants après lui. C’était un beau jouvenceau. Et il faut dire ici qu’il avait reçu un don singulier : car en se levant, le matin, il avait la force d’un bon chevalier ; à tierce, sa valeur doublait ; à midi, elle quadruplait ; puis elle redevenait ce qu’elle était au lever ; et à none, elle recommençait de croître jusqu’à minuit. Il entra dans la salle où sa mère était assise auprès d’un clair et grand feu qui flambait dans la cheminée. Et, en le voyant, elle se mit à soupirer.

— Dame, qu’avez-vous ? demanda le valet.

— Las ! beau doux fils, je vous vois, vous et vos frères, user le temps en folies, quand vous pourriez être déjà chevaliers à la cour du roi Artus, votre oncle. Les barons, qui devraient le servir et l’aimer, ne veulent par orgueil le reconnaître pour leur seigneur, et il paraît bien que cela ne plaît à Dieu, car ils y ont jusqu’ici plus perdu que gagné, et voilà maintenant les Saines en ce pays. Je vous le dis : vous êtes bien à blâmer de rester ici à faire courre des lévriers au lieu de chercher à mettre en paix votre père et votre oncle !

Ainsi parlait la dame parce qu’elle gardait en son cœur un tendre souvenir du valet devenu roi.

— Dame, dit Gauvain, par la foi que je vous dois, je n’aurai l’épée ceinte au côté ni le heaume lacé en tête, devant que le roi Artus m’ait fait chevalier !

À ce moment entraient ses trois frères, et quand ils surent pourquoi leur mère pleurait :

— Certes, Gauvinet, dit Agravain, vous êtes plus à blâmer que tout autre, car vous êtes notre aîné, et vous auriez dû nous mener déjà au roi Artus. Ici, nous ne faisons que nous amuser, et peut-être serons-nous pris comme oiseaux au piège, car les Saines ne sont pas loin.

Les quatre frères convinrent donc qu’ils partiraient dans la quinzaine et leur mère leur fit secrètement préparer des armes et des chevaux et appareiller tout leur harnais. Sur ce, arriva le messager de Galessin : joyeux de trouver que leur cousin avait eu la même idée qu’eux, ils furent le prendre au rendez-vous qu’il leur avait fixé dans la forêt de Broceliande ; et tous les cinq, sans le congé de leurs pères, ils se mirent en route de compagnie pour Londres en Bretagne, la maîtresse ville du royaume de Logres, bien armés, bien montés et bien accompagnés, comme il convient à des fils de roi.