L’Histoire de Merlin l’enchanteur/16

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Librairie Plon (1p. 55-60).


XVI


C’était au début de mai, au temps nouvel, quand les oiseaux chantent clair et en paix, et que toute chose flambe de joie ; quand les bois et les vergers sont fleuris et que les prés reverdissent d’une herbe neuve et menue, tout entremêlée de fleurs qui ont suave odeur, et que les douces eaux reviennent en leurs lits, et que l’amour réjouit les pucelles et les valets, qui ont le cœur joli et gai pour la douceur du temps nouveau. Gauvain, Agravain, Guerrehès, Gaheriet, Galessin chevauchaient de bon matin sur leurs palefrois, comme damoiseaux jeunes et tendres qui veulent éviter la lourde chaleur de midi, chapeaux de fer en tête, toutefois, et l’épée à l’arçon, car le pays n’était point sûr ; et ils étaient suivis d’une troupe d’écuyers, tous jouvenceaux de première barbe, et de garçons à pied, menant leurs destriers couverts de fer et les sommiers chargés du bagage.

Galessin, qui était très amoureux, se mit tout à coup à chanter merveilleusement un air nouveau, et sa voix faisait retentir au loin les bois et les prés très plaisamment. Puis il pria Gaheriet de chanter avec lui. Et, quand ils furent las, il demanda à ses compagnons :

— Ores me dites, si vous teniez une belle pucelle, ce que vous en feriez.

— Qu’Agravain réponde d’abord, répliqua Guerrehès : il est mon aîné.

— Par Dieu, fit Agravain, si le cœur m’en disait, je lui ferais l’amour malgré qu’elle en eût.

— Par Dieu, fit Gaheriet, je n’agirais pas ainsi : je la mènerais en sûreté. Et vous, Guerrehès, qu’en feriez-vous ?

— J’en ferais m’amie, s’il lui plaisait, mais je ne la forcerais point, car le jeu ne serait pas beau, s’il ne lui agréait aussi bien qu’à moi.

— Gaheriet a dit le mieux et Agravain le pis, s’écria Gauvain, car celui qui la verrait attaquer, ne la devrait-il pas défendre à son pouvoir ?

Et Guerrehès a parlé en prud’homme, quand il a déclaré qu’il n’attendrait rien que d’amour et courtoisie ; ainsi ferais-je pour ma part.

— Dieu m’aide ! dit Agravain, il n’en coûterait pourtant à la demoiselle ni un membre, ni la vie.

— Non, mais l’honneur, dit Gauvain.

— Je ne donnerais pas un bouton d’un homme qui respecte une femme, dès qu’il la tient seul à seule : s’il la laisse aller, il n’en sera jamais aimé, et l’on ne fera que se moquer de lui, sans qu’il en soit plus prisé.

Comme ils devisaient ainsi, ils aperçurent au loin des fumées et un grand nuage de poussière, et bientôt ils rencontrèrent des paysans qui s’enfuyaient effrayés.

— C’est un parti de Saines, dirent les vilains. Ils emmènent des chevaliers prisonniers, les pieds liés sous le ventre de leurs propres chevaux, en les battant cruellement à coups de bâtons, et ils escortent un convoi de sommiers et de charrettes qui portent des vivres et du butin. Ils boutent le feu aux villages et tuent tout ce qu’ils rencontrent.

— Mais où est le roi Artus ? demandèrent les enfants.

— Il est parti pour le royaume de Carmélide depuis la mi-carême, après avoir bien garni les marches et les forteresses de sa terre.

— Aux armes, francs écuyers ! crièrent les damoiseaux sans en demander plus. Qui preux sera, on le verra !

Et pendant qu’ils descendaient de leurs palefrois et resanglaient leurs destriers, Gaheriet dit à son frère :

— Agravain, souvenez-vous d’être aussi terrible aux Saines que vous le fûtes aux pucelles ce matin.

— Et vous, Gaheriet, leur donnerez-vous trêve comme aux dames ?

— Sire, vous êtes mon aîné : quand nous en serons aux mains, faites du mieux que vous pourrez.

— Je serais bien couard si je ne faisais mieux que vous ! Et je compte aller en lieu où vous ne me suivriez qu’au prix d’un de vos membres.

Alors Gaheriet se mit à rire et lui dit sans se fâcher :

— Eh bien, allez devant !

Et après s’être fait connaître des paysans, les cinq damoiseaux se dirigèrent vers le convoi, suivis de leurs gens et d’un bon nombre de vilains armés.

Il était midi et il faisait grand chaud, si bien que la poussière du charroi empêchait les Saines de voir à un jet de pierre devant eux. Aussi plièrent-ils d’abord, surpris par la charge furieuse des enfants. Agravain, de son premier coup de lance, perce un paien et le jette mort. Gaheriet fait de même. Mais rien n’égale Gauvain qui brise et rompt tout comme carreau d’arbalète : de la hache qu’il tient en main, il pourfend ses adversaires jusqu’au séant. Et Guerrehès et Galessin l’aident de telle sorte que les Saines s’enfuient bientôt, criant que ce ne sont hommes, mais diables qui les attaquent, et maudissant le jour et l’heure où ils sont nés.

Et tandis que les enfants et leurs gens délivraient les captifs et rassemblaient le convoi, Gaheriet dit encore à Galessin :

— Demandez maintenant à mon frère Agravain s’il désire toujours de rencontrer une pucelle.

— Gaheriet, répondit Agravain en le regardant de travers, vous aviez moins envie de plaisanter, tout à l’heure, dans la mêlée.

— Mais vous-même, si la plus belle femme de la terre vous eût alors prié d’amour, vous ne lui eussiez dit mot pour rien au monde, il me semble.

Là-dessus Agravain furieux s’empare d’un tronçon de lance et frappe Gaheriet sur le heaume jusqu’à ce que le bois vole en pièces ; en vain s’efforce-t-on de le retenir. Et son cadet ne lui rend pas les coups !

— Si vous le touchez encore, malheur à vous ! s’écrie Gauvain.

Agravain de dégaîner aussitôt : il décharge un tel revers sur le heaume de son frère que des étincelles en jaillissent. Mais Gaheriet, encore, ne riposte pas à son aîné.

— Vous êtes trop orgueilleux, ribaud ! crie Gauvain.

Et du pommeau de son épée il frappe Agravain sur l’oreille si rudement qu’il le fait tomber de son cheval tout étourdi. Puis, tandis que Galessin s’empresse auprès de la victime et l’aide à se remettre en selle :

— Maintenant, rassemblez les sommiers, commande-t-il aux valets.