L’Histoire de Merlin l’enchanteur/26

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Librairie Plon (1p. 89-95).


XXVI


Le lendemain, Merlin vint au roi Artus.

— Sire, lui dit-il, vous savez que, de par l’Ennemi qui m’engendra, je connais les choses allées, faites et dites. Notre Sire Dieu, qui est tant doux et débonnaire, m’a octroyé de savoir également les choses à venir, et par là j’ai échappé aux diables qui me voulaient tenir. Je vous révélerai donc ce que Dieu veut que vous fassiez.

« Au temps que Notre Sire était de ce monde, ceux de Rome avaient mis au pays de Judée un bailli du nom de Pilate. Ce Pilate avait à son service un chevalier appelé Joseph d’Arimathie, qui était connétable de sa maison et qui, ayant rencontré Jésus-Christ en plusieurs lieux, l’aima de tout son cœur, mais sans oser l’avouer à cause des autres juifs. Car Notre Sire avait beaucoup d’ennemis et peu de disciples ; encore, parmi ceux-ci, s’en trouvait-il un, Judas, qui était moins bon qu’il eût fallu ; et les autres ne l’aimaient guère, car il n’était pas bien gracieux ; ni lui ne les aimait davantage.

« Judas était sénéchal de la maison de Jésus-Christ, et, à ce titre, il avait droit certains jours à la dîme du revenu de Notre Seigneur. Or, un de ces jours-là justement, Madame Sainte Marie se mit à oindre de parfum les cheveux de son Fils. Judas en fut très courroucé, car il calcula que cet onguent valait bien trois cents deniers et que par conséquent Madame Sainte Marie lui faisait tort de trente. Pour les recouvrer, il résolut de s’aboucher aux ennemis de Dieu.

« Sept jours avant la Pâque, ceux-ci s’assemblèrent chez un homme qui s’appelait Caïphas pour examiner comment ils pourraient se saisir de Jésus-Christ. À ce conseil Judas se rendit. En le voyant, ceux qui étaient là se turent ou changèrent de propos, car ils le croyaient très bon disciple ; mais il leur dit que, s’ils voulaient, il leur vendrait Notre Seigneur pour trente deniers. Ils répondirent qu’ils l’achèteraient volontiers et, comme l’un d’eux avait les trente deniers, il paya. Alors Judas leur expliqua comment ils pourraient prendre son Maître, et il leur recommanda de ne pas le confondre avec Jacques qui lui ressemblait beaucoup, pour ce qu’il était son cousin germain.

« — Mais, sire, comment reconnaîtrons-nous Jésus-Christ ? dirent-ils.

« Il répondit :

« — Celui que je baiserai, saisissez-le.

« Or Joseph d’Arimathie était à ce conseil, si bien qu’il entendit ces paroles et toute l’affaire, et il s’en chagrina très fort.

« Le jeudi suivant, Notre Sire Jésus-Christ vint chez Simon le lépreux avec Monseigneur Saint Jean Évangéliste, et, quand ils y furent, Judas le fit savoir aux ennemis de Dieu qui se précipitèrent à grande force dans la maison. Alors le félon baisa Jésus-Christ et, tandis que les méchants le saisissaient, il s’écria :

« — Tenez-le bien, car il est très fort !

« Ainsi fut pris Notre Sire. Le lendemain, les juifs le menèrent devant le bailli ; mais ils ne purent trouver nulle bonne raison pour établir qu’il devait recevoir la mort.

« — Que répondrai-je, leur dit Pilate, si messire Tiberius, l’empereur de Rome, me demande de justifier la mort de Jésus ?

« — Sur nous et sur nos enfants soit répandu son sang ! s’écrièrent les juifs.

« Alors Pilate demanda de l’eau pour se laver les mains et, comme il n’y avait pas de vase, un juif lui donna une écuelle qu’il avait prise dans la maison de Simon le lépreux et qui était celle justement où Notre Sire avait mangé et fait son sacrement le jour de la Cène.

« Quand Joseph d’Arimathie eut appris la mort de Jésus-Christ, il fut très triste. Il vint à Pilate et lui dit :

« — Sire, je t’ai servi longuement, moi et mes chevaliers, et jamais tu ne m’as rien donné pour ma solde.

« — Joseph, demandez et je vous donnerai ce que vous voudrez.

« — Grand merci, sire. Je demande le corps du prophète qu’ils ont supplicié à tort.

« — Je pensais que vous me demanderiez davantage, dit Pilate. Je vous donnerai ce corps bien volontiers.

« — Sire, cent mille mercis !

« Joseph voulut donc prendre le corps sur la croix ; mais les juifs qui le gardaient refusèrent de le livrer, disant :

« — Vous ne l’aurez point, car ses disciples ont assuré qu’il ressusciterait, et autant de fois ; ressuscitera-t-il, autant le tuerons-nous.

« Joseph revint conter à Pilate ce que les juifs lui avaient répondu. Le bailli en fut très courroucé : il appela un homme à lui, nommé Nichodemus, et lui commanda d’aller avec Joseph ; puis, se ressouvenant du vase que le juif lui avait donné, il dit à son chevalier :

« — Joseph, vous aimiez beaucoup ce prophète ? J’ai un vase qu’un juif, qui l’avait pris dans la maison de Simon, m’a remis. Je vous en fais don en souvenir de ce Jésus.

« Joseph fut content et remercia fort. Il alla avec Nicodème emprunter à un artisan des tenailles et un marteau ; puis tous deux déclouèrent le corps de Notre Sauveur malgré les juifs. Joseph le prit entre ses bras, le descendit à terre, le lava et, voyant les plaies qui saignaient, il recueillit dans le vase que Pilate lui avait donné le sang qui coulait du côté, des pieds et des mains. Enfin il enveloppa le corps dans un riche drap qu’il avait acheté et l’ensevelit sous une pierre qu’il avait fait appareiller pour sa propre tombe.

« Cependant les juifs étaient en grand courroux contre Joseph et Nicodème ; et lorsqu’ils apprirent que Jésus-Christ était ressuscité, ils tinrent conseil et décidèrent de s’emparer d’eux, la nuit, pour les mettre en un lieu tel qu’on n’en entendit plus jamais parler. Nicodème avait des amis qui l’avertirent, de sorte qu’il put s’enfuir ; mais Joseph fut pris, et ils le murèrent dans un pilier de la maison de Caïphas, qui semblait massif, mais qui était creux. Et quand Pilate vit qu’il avait disparu, il fut dolent, car il n’avait pas d’aussi bon ami, ni de plus loyal chevalier, et qui l’aimât davantage.

« Mais Celui pour qui Joseph souffrait ainsi ne l’oublia pas ; il vint à lui à travers le pilier. Quand Joseph vit la Clarté, il si émerveilla et demanda :

« — Qui êtes vous ? Vous êtes si clair que je ne vous puis voir.

« — Or, entends bien ce que je te dirai, répondit la Clarté. Je suis Jésus-Christ, fils de Dieu, qui ai voulu naître de la vierge Marie, parce qu’il fallait que le monde qui avait été perdu par une femme fût par une femme sauvé. Et voici le précieux vase qui contient mon sang.

« Ce disant, Notre Sire montra à Joseph l’écuelle que celui-ci, pourtant, croyait avoir cachée en un lieu que personne ne connaissait.

« — Tu dois conserver ce vaisseau au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit Notre Sire, et après toi ceux à qui tu l’auras confié. Et ta solde et récompense seront que jamais on n’offrira le sacrifice sans que ton œuvre soit rappelée : car le calice signifiera le vase où tu recueillis mon sang ; la patène posée sur lui, la pierre dont tu couvris mon corps ; le corporal, le suaire dont tu m’enveloppas. Et je ne te ferai pas maintenant sortir d’ici ; mais ne crains rien, car tu ne mourras pas dans cette prison et tu en seras délivré sans mal ni douleur ; et jusque-là tu verras toujours cette clarté et tu seras toujours en ma compagnie.

« Les apôtres et ceux qui firent les Écritures ne disent rien de ces paroles ni de la prison de Joseph d’Arimathie parce qu’ils en avaient seulement entendu parler et qu’ils ne voulurent rien mettre en écrit qu’ils n’eussent vu et ouï. Mais tout cela est écrit au grand livre du Graal.