L’Histoire de Merlin l’enchanteur/34

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 117-120).


XXXIV


« Joseph repartit pour prêcher avec Josephé et sa parenté, et longtemps tout alla bien pour eux. Mais il advint que Dieu leur envoya toutes sortes de maux à cause d’un mauvais péché que faisaient beaucoup de leurs compagnons, et qui était luxure sans raison. Un jour, Joseph s’agenouilla devant le Graal et se mit à prier en pleurant. Lors, il entendit la voix du Saint-Esprit qui lui dit :

« — Joseph, souviens-toi que, chez Simon, quand je dis qu’avec moi mangeait et buvait celui qui me trahirait, Judas se retira un peu en arrière, et plus jamais il ne s’assit en compagnie de mes disciples. En souvenir de la Cène, tu dresseras une table et, les nappes mises, tu y placeras, au centre, le vase qui contient mon sang, que tu couvriras d’un linge. Tu t’asseoiras à la table et tu inviteras Josephé à s’asseoir à ta droite ; mais tu verras qu’il s’éloignera de toi de manière à laisser une place vide qui signifiera celle que Jésus-Christ occupa le jour de la Cène ; et elle demeurera vide jusqu’à ce que le Sauveur revienne la prendre, Lui-même ou bien celui qu’Il enverra. Convie ta parenté. Tu leur diras que s’ils ont bien cru au Père, au Fils et au Saint-Esprit, et observé les commandements, ils peuvent avoir part au repas. Sinon, ils ne pourront même s’approcher. »

« Ainsi fut fait et tout se passa comme la Voix l’avait dit : la table fut pleine, hors l’espace entre Joseph et Josephé. Et désormais ceux qui y purent avoir place chaque jour sentirent une douceur délicieuse et l’accomplissement de leur cœur ; mais les autres, qui étaient forcés de rester debout, n’éprouvaient rien que la faim : à quoi l’on connut qu’ils étaient les pécheurs.

« Or, parmi eux, il en était un, du nom de Moïse, faux, déloyal, décevant et luxurieux à merveille. Et il pleurait piteusement, jurant qu’il était sage et consciencieux, suppliant Joseph d’avoir pitié de lui et de permettre qu’il eût sa part à la grâce du Graal en s’asseyant à table. Alors Joseph se prosterna devant le saint vase et pria Jésus-Christ Notre Sauveur. Après quoi il dit :

« — Si Moïse est tel qu’il paraît, qu’il vienne : nul ne lui peut ôter la grâce. S’il est autrement, qu’il garde d’approcher. Car, lorsqu’un trompeur veut duper autrui, n’est-il pas réjouissant que le trompé dupe le trompeur ? »

« Mais Moïse répondit qu’il ne redoutait rien, et quand tous furent autour de la table, comme toutes les places étaient prises, il vint hardiment s’asseoir au siège périlleux. Aussitôt la terre s’ouvrit et l’engloutit comme traître ; puis elle se referma si étroitement qu’il ne parut plus qu’elle se fût écartée.

« Ainsi ceux qui étaient de bonne vie vécurent du Saint Graal, mais les autres se nourrissaient comme ils pouvaient. Un jour, la compagnie entra dans une contrée déserte et gâtée où ils ne purent rien découvrir à manger. Josephé dit à son plus jeune frère, Alain le Gros, d’aller pêcher dans un étang proche. L’enfant jeta le filet et ne prit qu’un seul poisson. Pourtant Josephé ne voulut pas qu’il recommençât : il s’agenouilla devant le Graal et y demeura longtemps en prières et oraisons. Alors Notre Sire fit un grand miracle, car le poisson foisonna de manière que tous ceux qui avaient faim purent se rassasier aussi bien que s’ils avaient eu devant eux les meilleures viandes du monde. Et, en mémoire de cela, Alain fut surnommé le Riche Pêcheur.