L’Histoire de Merlin l’enchanteur/35

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Librairie Plon (1p. 120-123).


XXXV


Joseph, Josephé et leurs compagnons errèrent tant qu’ils parvinrent dans le royaume des Écossais. Et là, un soir, à souper, tous prirent place à la table du Graal, sauf Siméon et Chanaan qui n’en purent approcher. Alors ces deux-là désespérèrent et l’Ennemi leur entra au cœur et au corps. Quand tout le monde fut endormi, ils prirent des épées très tranchantes, puis Chanaan vint couper le cou à tous ses douze frères, tandis que Siméon frappait son cousin Pierron, mais sans le tuer, car son arme lui tourna dans la main. Et sachez qu’ainsi le voulut Notre Sire parce que c’est Pierron qui plus tard devait convertir le roi païen Orcan et en épouser la fille ; de lui descendent le roi Lot d’Orcanie et messire Gauvain.

« Siméon et Chanaan furent jugés et condamnés à être enterrés vifs. Mais, durant qu’on creusait leurs fosses, voici venir deux hommes vermeils comme la flamme, qui volaient par les airs aussi légèrement que des oiseaux et qui enlevèrent Siméon. Pour Chanaan, il fut enseveli vivant selon le jugement, et autour de lui on enterra ses frères, chacun d’eux avec son épée, comme il sied à de bons chevaliers. Or, le lendemain, on vit que la tombe de Chanaan flambait comme un buisson ardent, tandis que les douze épées de ses douze frères étaient dressées vers le ciel.

« Ensuite Josephé parcourut l’Écosse et l’Irlande, annonçant toujours la vérité des Évangiles et envoyant ses compagnons prêcher en tous lieux la sainte loi de Jésus-Christ. Enfin l’évêque retourna avec son père à Galafort où il retrouva Galaad, le fils de Nascien, qui avait quinze ans et qui venait de recevoir l’ordre de chevalerie. Et comme ceux du royaume de Hocelice, qui étaient alors sans seigneur, lui demandaient de leur donner un roi, il le leur désigna.

« Une fois qu’il avait chassé tout le jour, le roi Galaad le fort se trouva seul, ses chiens perdus, à la nuit tombante, dans une lande déserte où flamboyait, au loin, un grand feu solitaire. Quand il en fut proche, il entendit la flamme l’appeler par son nom.

« — Galaad, disait-elle, je suis Siméon, ton parent. C’est moi qui blessai Pierron et, à cause de ce forfait, je brûlerai jusqu’à ce que le neuvième de tes descendants me vienne délivrer : parce qu’en lui ne flambera pas le feu de luxure, sa présence éteindra ce bûcher. Mais, en nom Dieu et pour alléger ma peine, je te prie de faire bâtir ici une maison de religion. »

« Le roi promit, et, dès le lendemain, il manda maçons et charpentiers et fonda autour de la tombe de Siméon une abbaye de la Trinité, qu’il protégea toute sa vie. Après sa mort, il y fut enseveli avec son heaume, son épée et sa couronne, dans un cercueil d’or, sous une tombe que personne ne lèvera avant celui qui doit mener à bien cette aventure. Et sachez qu’il était tant aimé des hommes de sa terre, qu’à sa mort ils changèrent le nom de Hocelice pour celui de Galles, en souvenir de lui.

« Cependant, après avoir sacré et couronné Galaad, Josephé était reparti pour Galafort. Son père y trépassa du siècle au moment qu’il y arriva, et il en fut tout dolent et déconforté. Lui-même, il était très faible à force de veiller et de jeûner, de sorte qu’il fut averti que sa mort était prochaine. Avant d’expirer il voulut revoir le roi Mordrain.

« — Sire, lui dit le roi mehaigné, quand vous aurez quitté le siècle, il me faudra demeurer tout seul d’amis jusqu’à ma délivrance ; je vous prie, pour Dieu, de me laisser quelque souvenir de vous.

« Alors l’évêque fit de son propre sang une grande croix sur l’écu de Mordrain et lui annonça qu’elle demeurerait toujours fraîche et vermeille à travers les temps. Et le roi aveugle se fit mettre sur les lèvres l’écu qu’il ne pouvait voir et qu’il baisa en pleurant.