L’Histoire de Merlin l’enchanteur/43

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Librairie Plon (1p. 145-151).


XLIII


Durant huit jours, le roi Artus mena bonne vie avec sa femme à Carohaise ; le neuvième, il dit à ses barons de se préparer au départ. Alors, les rois Ban et Bohor lui demandèrent congé de retourner dans leurs terres.

— Beaux doux amis, dit le roi, vous ferez votre volonté, mais jamais je ne retrouverai de si prud’hommes que vous êtes. Pourtant, si vous voulez me quitter, je le dois souffrir.

— Beau sire, dirent-ils, il nous faut regagner nos royaumes.

Et les deux rois s’en furent, bien dolents de le laisser. Merlin, qui les aimait chèrement, voulut leur faire conduite, et c’est ainsi qu’au soir de leur premier jour de voyage, ils arrivèrent de compagnie devant un château, le plus fort et le mieux fait qu’ils eussent encore vu. Il était tout entouré de larges marais et muni de deux paires de murs bien crénelés ; le donjon en était si haut qu’à peine d’un trait d’arc en eût-on pu atteindre la cime, et il n’avait qu’une seule entrée où l’on parvenait en suivant une longue et étroite chaussée. Celle-ci aboutissait, du côté de la terre ferme, à un petit pré où se dressait un immense pin, lequel portait, pendu par une chaîne d’argent à l’une de ses basses branches, un cor d’ivoire plus blanc que neige nouvelle.

— C’est le château des Mares, dit Merlin, qui appartient à un chevalier preux et de grand renom : Agravadain.

— Par ma foi, dit le roi Bohor, voilà un homme bien logé ! Je coucherais volontiers chez lui.

Et, saisissant le cor, il y souffla comme un homme de bonne haleine, si fort que malgré la distance le son courut sur l’eau, et d’écho en écho entra dans la salle du château, où Agravadain l’entendit.

— Mes armes ! cria-t-il.

Mais, durant qu’on l’en revêtait en hâte et qu’il enfourchait son haut destrier pommelé, trois fois encore le son parvint à ses oreilles : car le roi Bohor sonnait coup sur coup, craignant, tant le marais était large, qu’on ne l’ouït point au château. Le Sire des Mares, impatienté, parut sur la chaussée, l’écu au col et la lance au poing.

— Quelles gens êtes-vous ? cria-t-il.

— Sire, nous sommes des chevaliers qui vous demandons l’hospitalité pour cette nuit.

— À qui êtes-vous ?

— Nous tenons nos terres du roi Artus.

— En nom Dieu, vous avez un bon seigneur ! C’est le mien. Suivez-moi et soyez les bienvenu.

— Grand merci !

Ils s’en furent derrière le seigneur des Mares l’un après l’autre, car la chaussée était si étroite qu’on n’y eût pu chevaucher à deux de front. Leur hôte les conduisit à travers les cours jusqu’au logis, où des valets et des écuyers les vinrent aider à descendre ; puis, prenant Ban et Bohor par la main, il les fit entrer dans une chambre basse, et là, après qu’on les eut désarmés, vinrent trois pucelles qui leur mirent au col des manteaux d’écarlate fourrés d’hermine noire, toutes trois belles et gracieuses à regarder, mais surtout la fille d’Agravadain.

— Heureux, pensa Merlin, qui avec une telle pucelle pourrait dormir ! Si je ne sentais un si grand amour pour Viviane ma mie, je la tiendrais cette nuit dans mes bras. Je dois la faire avoir au roi Ban : l’enfant qui naîtra d’eux aura de grands destins.

Alors il jeta un enchantement et, sur-le-champ, le roi et la pucelle s’aimèrent éperdument.

Au souper, Agravadain plaça Ban et Bohor entre lui et sa femme, qui était belle et de bon âge, car elle n’avait pas trente ans ; les chevaliers de la suite s’assirent à d’autres tables. Quant à Merlin, sous l’apparence d’un jouvenceau de quinze ans aux cheveux blonds et aux yeux verts, vêtu d’une cotte mi partie de blanc et de vermeil, ceint d’une cordelière de soie où pendait une aumônière d’or battu, il tranchait à genoux devant le roi Ban. Les gens du château le prenaient pour un valet de leurs hôtes, et ceux-ci pensaient qu’il appartenait au château ; mais il était si beau que les pucelles ne pouvaient s’empêcher de le regarder, hormis la fille d’Agravadain, toutefois, qui ne quittait pas des yeux le roi Ban et changeait de couleur à chaque instant, car tantôt elle souhaitait d’être toute nue dans ses bras et tantôt elle se demandait comment une telle pensée pouvait lui venir. Et Ban, de son côté, la désirait éperdument ; mais en même temps il songeait à sa belle et jeune femme, qu’il ne voulait trahir, non plus que son hôte, en sorte qu’il n’était pas moins angoissé qu’elle.

Les nappes ôtées et, quand les convives eurent lavé leurs mains, ils furent s’appuyer aux fenêtres et s’oublièrent à admirer le château et le pays environnant qui étaient beaux à merveille, jusqu’à ce que le temps fût venu d’aller reposer. Les pucelles avaient préparé pour les deux rois, dans une chambre voisine de la salle, des lits tels qu’il convenait aux princes qu’ils semblaient être. Et, dès que tout le monde fut couché, Merlin fit un nouvel enchantement, grâce à quoi un sommeil si pesant s’empara de tous les gens du château, qu’ils ne se fussent pas réveillés quand même le plafond eût croulé sur leurs têtes. Seuls, Ban et la fille d’Agravadain veillaient et soupiraient, chacun à part soi.

Alors Merlin alla dans la chambre de la pucelle et lui dit :

— Venez, belle, à celui qui tant vous désire.

Enchantée comme elle était, elle se leva sans sonner mot, vêtue seulement de sa chemise et de son pellisson, et il la mena droit au lit du roi Ban qui lui tendit les bras en dépit de lui-même, car il craignait Dieu. Mais elle ôta ses vêtements et se coucha près de lui. Et le conte dit qu’ils se firent aussi belle chère et beau semblant que s’ils eussent vécu depuis vingt ans ensemble, et qu’ils n’eurent aucune honte ni émoi : ainsi Merlin l’avait ordonné. Ils furent de la sorte jusqu’au jour ; et, quand le matin parut, le roi Ban ôta de son doigt un bel anneau d’or, orné d’un saphir où étaient gravés deux serpenteaux :

— Belle, dit-il, vous garderez cet anneau et mon amour.

Mais elle prit la bague sans répondre.

Lorsque Merlin sut qu’elle était revenue à son lit, il défit son enchantement et chacun s’éveilla. Les sergents et les écuyers préparèrent les armes, sellèrent les chevaux, troussèrent les coffres et les malles. Puis les deux rois prirent congé. Comme la fille d’Agravadain baissait tristement la tête :

— Demoiselle, lui dit le roi Ban en lui serrant la main, il m’en coûte de partir, mais où que je sois je demeurerai votre chevalier et votre ami.

Elle murmura en soupirant :

— Sire, si je suis grosse, Dieu m’en donne plus grande joie que je n’en eus de vous, car jamais si tôt amours ne s’éloignèrent. Mais puisqu’il vous faut partir, je me réconforterai du mieux que je pourrai, et, si je vois mon enfant, il me sera miroir et souvenance de vous.

La-dessus, elle remonta dans sa chambre avec ses pucelles. Et les deux rois recommandèrent leurs hôtes à Dieu.

Ils passèrent la mer avec Merlin et chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent en la cité de Benoïc où chacun leur fit fête et où leurs femmes leur montrèrent grand amour. Si bien que, dans la nuit même, la reine Hélène conçut du roi Ban un enfant qui plus tard eut nom Lancelot.

Quant à Merlin, ils le festoyèrent durant huit jours entiers. Mais, au neuvième, il prit congé et fut voir Viviane, sa mie, en la forêt de Brocéliande.