L’Histoire de Merlin l’enchanteur/49

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Librairie Plon (1p. 171-173).


XLIX


Alors le roi Artus donna congé à ses barons, après leur avoir fait de grandes largesses. Puis il revint à Logres où il mena bonne vie durant quelque temps.

Un jour qu’il était à son haut manger avec ses prud’hommes, une demoiselle d’une grande beauté entra dans la salle, qui tenait dans ses bras le nain le plus contrefait qu’on eût jamais vu : car il était maigre et camus, les sourcils roux et recoquillés, les cheveux gros, noirs et emmêlés, la barbe rouge et si longue qu’elle lui tombait jusques aux pieds, les épaules hautes et courbes, une grosse bosse par devant, une autre par derrière, les jambes brèves, l’échine longue et pointue, les mains épaisses et les doigts courts.

— Sire, dit au roi la demoiselle, je viens à vous de bien loin pour réclamer un don.

— Demoiselle, demandez ce qu’il vous plaira : je vous l’octroierai, si ce n’est chose qui aille contre mon honneur et celui de mon royaume.

— Sire, je vous prie et requiers d’armer chevalier ce franc damoisel, mon ami, que je tiens dans mes bras. Il est preux, hardi et de gentil lignage, et, s’il l’eût voulu, il eût été adoubé par le roi Pellès de Listenois ; mais il a fait serment de ne l’être que par vous.

À ces mots, tout le monde se mit à rire et Keu le sénéchal, qui était moqueur et piquant en paroles, s’écria :

— Gardez-le bien, demoiselle, et tenez-le près de vous de peur qu’il ne vous soit enlevé par les pucelles de madame la reine !

Mais à ce moment on vit entrer dans la cour du palais deux écuyers, montés sur des bons roussins ; l’un portait une épée et un écu noir à trois léopards d’or couronnés d’azur, et l’autre menait en laisse un petit destrier fort bien taillé, dont le frein était d’or et les rênes de soie ; un sommier les suivait, chargé de deux beaux et riches coffres. Ils attachèrent leurs chevaux à un pin, ouvrirent les malles et en tirèrent un minuscule haubert et des chausses à doubles mailles d’argent fin, puis un heaume d’argent doré, qu’ils apportèrent à la demoiselle. Elle-même sortit de son aumônière deux petits éperons d’or, enveloppés dans une pièce de soie. Keu le sénéchal les prit et feignit de vouloir en chausser le nain, déclarant qu’il le ferait chevalier de sa main.

— S’il plaît à Dieu, nul ne le touchera sinon le roi Artus, dit la demoiselle. Seul, un roi peut mettre la main sur un si haut homme que mon ami.

Artus chaussa donc l’un des éperons au pied droit du nain, tandis que la demoiselle lui bouclait l’autre ; puis il le vêtit du haubert, lui ceignit l’épée et lui donna la colée en lui disant selon sa coutume :

— Dieu vous fasse prud’homme !

— Sire, demanda encore la demoiselle, priez-le d’être mon chevalier.

À quoi le roi consentit encore.

— Je vous l’octroie, demoiselle, dit le nain, puisque le roi le veut.

Là-dessus il fut enfourcher son petit destrier qui était de toute beauté et bien armé de fer ; la demoiselle l’y aida, puis elle lui pendit l’écu au col, monta elle-même sur sa mule, et tous deux, suivis de leurs écuyers, s’en furent par la forêt aventureuse.