L’Histoire de Merlin l’enchanteur/50

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Librairie Plon (1p. 173-176).


L


Et vers ce temps, comme le roi Artus était venu à Camaaloth, il eut nouvelles d’un géant qui ravageait le pays de la Petite Bretagne. Le monstre avait son repaire, disait-on, sur une montagne qui était entourée de mer et qu’on appelle maintenant le Mont Saint Michel au Péril de la mer ; et il ruinait tout le pays alentour, d’où les hommes et les femmes s’étaient enfuis : ils vivaient dans les bois comme des bêtes sauvages.

Un soir, le roi dit à Keu le sénéchal et à un chevalier qui avait nom Bédoyer de se préparer, et tous trois, s’étant mis en mer, arrivèrent sous un rocher, à quelque distance du mont, qu’ils gravirent hardiment. Ils n’y trouvèrent qu’une vieille femme, toute flétrie, qui pleurait et lamentait, assise sur une tombe fraîchement creusée, à côté d’un grand feu, dans la nuit.

— Ha, gentils chevaliers, dit-elle en les voyant, que venez-vous faire ici ? Si le géant vous découvre, il vous faudra mourir. Fuyez !

— Bonne femme, répondit le roi, laisse tes pleurs et dis-nous qui tu es et quelle est cette tombe.

— C’est celle d’une gente pucelle, Élaine, la fille de Lionel de Nantoël ; je l’allaitai de mes mamelles. Le géant nous a prises et il a emporté ma chère fille dans son repaire pour la violer ; mais elle était si jeune et si tendre qu’elle n’a pu supporter sa vue et qu’elle est morte d’horreur entre ses bras. Quand elle eut ainsi expiré, ce diable me garda pour éteindre sa luxure sur moi, et il m’a tant corrompue qu’il me faut souffrir sa volonté en dépit de moi-même ; mais Notre Sire m’est garant que c’est contre mon gré. Fuyez ! à cette heure le géant est sur le mont, là-bas, où vous voyez flamboyer un bûcher. S’il vient ici, vous êtes morts !

Mais le roi Artus et ses compagnons reprirent leur bateau et allèrent aborder au mont.

Sur le sommet, ils découvrirent en effet le géant assis devant la flamme, qui faisait rôtir de la viande embrochée à un grand épieu et la dévorait à peine cuite. Il les aperçut bien, quoiqu’il n’en eut pas fait semblant tout d’abord, tant il était déloyal et malicieux ; et soudain il sauta sur un tronc de chêne qui lui servait de massue, courut sus au roi Artus et voulut lui en asséner un coup qui l’eût réduit en fumée. Heureusement le roi était merveilleusement vite et léger : il évita le choc par un saut de côté et dans le même temps frappa si adroitement le géant entre les sourcils de sa bonne épée Marmiadoise, qu’il l’aveugla. Alors le monstre, jetant sa massue à terre, commença d’avancer en tâtonnant et en essayant de saisir son adversaire qu’il apercevait comme une ombre quand il passait sa main sur ses yeux pour en essuyer le sang. Vainement Artus se défendait à coups d’épée : le géant avait une cuirasse faite des peaux de certains serpents qui vivent dans l’Inde, et rien ne l’entamait. Il finit par saisir le roi et le serra de telle force qu’il s’en fallut de peu qu’il ne lui broyât l’échine ; en même temps il coulait la main le long de son bras pour lui prendre son épée. Mais Artus laissa choir Marmiadoise qui sonna en tombant et, au moment que le géant se baissait pour la ramasser, il lui donna un si rude coup de genou dans les parties sensibles que le méchant se pâma. Aussitôt le roi se dégage, ramasse son arme et, soulevant la cuirasse, perce le cœur du monstre et coupe l’horrible tête.

En revenant à Camaaloth avec ses compagnons, il trouva ses barons tout effrayés de son absence, qui se signèrent et s’étonnèrent beaucoup quand ils virent la tête pendue par les cheveux à l’arçon de la selle de Bédoyer, car jamais il n’en a été de si grande. Et c’est depuis ce temps que le rocher voisin du mont, où la fille de Lionel de Nantoël est enterrée, fut nommé la Tombe Élaine.