L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/03/1

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 219-226).
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3e partie, chap. III, I

CHAPITRE III

La philosophie Sānkhya.

I. Les sources.

L’apport de l’école Sānkhya au développement théosophique de l’Inde n’est guère moins considérable que celui du Védanta. Parmi les doctrines qui constituent en quelque sorte le patrimoine commun de toutes les philosophies et de toutes les religions de l’Inde, il en est d’importantes qui ont été, semble-t-il, sinon « inventées », du moins élaborées systématiquement et mises en valeur par Kapila et ses successeurs. Mais avant d’enregistrer brièvement les résultats obtenus par ces penseurs, il convient, pour les situer à la place qui leur appartient, de dire quelques mots des rapports du Sānkhya avec l’ensemble de la philosophie brahmanique.

Devons-nous voir dans le Sānkhya un système conçu indépendamment de la tradition sacerdotale, et rattaché d’une manière artificielle, et après achèvement, à l’orthodoxie dérivée des écritures védiques ? C’est là un problème qui ne comporte pas à l’heure qu’il est de réponse absolument certaine. Du moins est-il possible d’indiquer quelle en est la solution probable.

Tout d’abord, voici dans quelles conditions la question s’impose à notre examen.

Les textes authentiques sur lesquels nous pouvons fonder notre connaissance du Sānkhya sont tous relativement récents. Ce sont, pour ne citer que les plus importants[1].

1o La Sānkhya-Kārikā, un bref exposé, en 72 stances, des doctrines fondamentales du système ; auteur : Īśvara-kṛṣṇa ; date probable : le Ve siècle après Jésus-Christ. Cette Kārikā a été souvent commentée ; ses deux exégètes les plus fameux sont Gauḍapāda (VIIIe siècle) et Vācaspatimiśra (XIIe siècle).

2o Les Sānkhya-Sûtra, en quatre livres ; ils dateraient, d’après M. Garbe, des environs de l’an 1400[2]. Deux commentaires, œuvres d’Aniruddha (fin du XVe siècle) et de Vijñānabhikśu (fin du XVIe siècle), tous deux publiés et traduits par M. Garbe, sont d’une très grande valeur pour la connaissance du système.

Si les documents émanés directement de l’école ne nous amènent qu’au Ve siècle, nous sommes reportés à une date considérablement plus ancienne, pour peu que nous remontions la série des textes où nous percevons l’écho des enseignements du Sānkhya. C’est d’abord la grande épopée du Mahābhārata, dont il est impossible de faire descendre la rédaction définitive au dessous de l’an 400 de notre ère, et qui, dans son XIIe livre, a donné place à une exposition relativement détaillée du système. C’est aussi le code de Manou, qu’on ne peut raisonnablement placer à une date inférieure à l’an 200 après Jésus-Christ, et qui, dans son premier et dans son dernier livre, s’inspire surtout des doctrines du Sānkhya. D’autre part, le Buddhacarita, qui est, selon toute apparence, du Ier siècle après Jésus-Christ, parlant de l’enseignement reçu par le futur Bouddha à l’école du philosophe Arāda-Kālāma, résume un système qui ressemble beaucoup à celui qu’expose la Kârikâ. Les sūtra de Patañjali, le fondateur de l’école du Yoga, nous font remonter encore plus haut, au IIe siècle avant l’ère chrétienne probablement ; or, en tant que philosophie, le Yoga n’a guère fait qu’utiliser les doctrines du Sānkhya, pour étayer sur elles ses exercices et ses prétentions. Comme tout indique enfin qu’en fait de doctrines, le bouddhisme est à un haut degré le débiteur du Sānkhya et du Yoga, nous voici obligés de reporter au cinquième, et même au sixième siècle avant Jésus-Christ l’origine de cette philosophie, tout près par conséquent de ces anciennes Upaniṣad d’où le Védanta a pris naissance.

La nature et l’âge des documents dont nous disposons, écartent toute possibilité de reconstituer jamais l’enseignement du vieux Kapila, si tant est que ce nom soit celui d’un personnage réel. Il est du moins un point sur lequel on peut être hardiment affirmatif, c’est que, dès le principe, le Sānkhya fut un système réaliste et athée. On constate en effet que son accaparement par le brahmanisme fut de plus en plus complet. S’il n’avait pas été rationaliste à ses débuts, on ne s’expliquerait pas qu’il le fût devenu, comme il l’est par exemple dans la Kārikā, à une époque où il était pleinement avoué pour orthodoxe.

Mais de ce qu’il fut de tout temps réaliste, il ne suit pas nécessairement qu’il ait été aussi une philosophie autonome et spontanée, et qu’il faille par conséquent chercher son point de départ en dehors des cercles brahmaniques. Nous avons vu que les plus vieilles Upaniṣad n’étaient point encore inféodées à l’idéalisme pur ; d’autre part, le point de vue athée est aussi celui de la très orthodoxe et très ritualiste Mīmaṅsā[3]. Les tendances rationalistes du Sānkhya ne suffisent donc pas pour établir le caractère originellement non-brahmanique de cette école.

M. R. Garbe, qui est aujourd’hui, en dehors de l’Inde, la principale autorité en cette matière, a fait valoir un autre argument qui semble décisif à première vue. Il dit qu’à la différence des philosophies issues du Véda, le Sānkhya a distingué d’une manière absolue la matière et l’esprit. Il y aurait là, pense-t-il, une conception radicalement dualiste, qui ne peut avoir pris naissance dans des cerveaux formés à l’école des Upaniṣad.

Je crois que M. Garbe a accentué un peu plus qu’il ne convient la divergence qui sépare sur ce point le Sānkhya des autres systèmes de philosophie. J’essaierai de montrer qu’à la base du Sānkhya, il y a moins une opposition entre la matière et l’esprit, qu’une opposition entre l’Être (et ce qui est), d’une part, et le Devenir (et ce qui devient), d’autre part. Si telle fut en réalité la position fondamentale du Sānkhya, on ne voit pas pourquoi cette doctrine n’aurait pu prendre naissance dans le terrain préparé par les anciennes Upaniṣad, en réaction contre des tendances qui ont leur expression la plus complète dans le Védanta, mais qui sont bien plus anciennes que le système de ce nom. Comme on sait, il y a pour une doctrine plusieurs manières de dériver d’une doctrine antérieure, et c’est encore être influencé que de prendre le contre-pied de ce qui vous a précédé dans la carrière. Selon toute apparence, le Sānkhya est issu de la pensée brahmanique, mais comme on est issu de cela même qui irrite et de ce qu’on s’évertue à combattre. On a pu dire de la même manière que la monadologie de Leibnitz avait eu sa source dans le monisme de Spinoza, contre lequel elle a polémisé.

Dans ces conditions, on s’explique facilement la présence dans le Sānkhya de notions qui semblent avoir eu leur préhistoire dans la littérature brahmanique, la théorie des trois guṇa, par exemple, et celle des trois parties de l’appareil interne. S’il était démontré que cette école est de tous points indépendante de la tradition sortie du Véda, on devrait mettre à son crédit toutes les doctrines dont elle a été le principal interprète, ce qui ne laisserait pas de présenter d’assez graves difficultés. Nous verrons, en effet, que plusieurs des arrangements qui sont à la base des classifications du Sānkhya, sont extrêmement artificiels. Il est impossible d’expliquer ce caractère si le système est le produit homogène d’une pensée autonome. Rien de plus naturel, au contraire, si certaines doctrines sont plus anciennes que le Sānkhya, et si celui-ci les a recueillies et élaborées de telle manière que, grâce à lui, et sous la forme qu’il leur a donnée, elles sont devenues le bien commun de toutes les écoles.

L’histoire de cette philosophie s’étend sur une vingtaine de siècles. Il serait bien étrange que, pendant un laps aussi long, il ne se fût produit aucune espèce de flottement. Sans remonter jusqu’aux origines hypothétiques du Sānkhya, il suffit de passer de la Kārikā aux Sūtra, et de ceux-ci à leur commentateur Vijñānabhikṣu, pour constater, sur quelques points essentiels, des développements, des additions, parfois même des déviations.

Le nom du système, le but avoué, la méthode préconisée semblent autant de témoins des aspects différents que la doctrine a présentés successivement.

Le mot sānkhya signifie « nombre, compte » : Ce nom de compteurs, donné aux adeptes du Sānkhya, fut peut-être à l’origine un sobriquet imaginé pour ridiculiser les minutieux dénombrements dans lesquels ils se complaisent ; comme il est arrivé souvent, l’école s’en est ensuite parée ainsi que d’un titre de gloire[4]. Ce sont des raisonneurs, des penseurs très positifs que ce nom a certainement voulu caractériser.

D’autre part, la manière dont l’objet du Sānkhya est formulé, accuse des préoccupations qui ne peuvent avoir été les inspiratrices originelles d’un système strictement rationaliste. « Le but suprême de l’âme, c’est la cessation absolue de la douleur en ses trois formes », ainsi s’exprime le premier sûtra ; et la Kârikâ débute de même : « De l’oppression causée par la triple souffrance vient le désir de connaître le moyen de la supprimer. » La même note sert donc de prélude au Sânkhya, comme au Bouddhisme. Mais tandis que celui-ci est tout entier contenu en germe dans l’affirmation de la souffrance et dans la promesse de la guérison, il semble que le Sânkhya resterait encore essentiellement intact, même si on le dégageait tout à fait de ce pessimisme dans lequel nous le trouvons encadré. Il est donc probable que c’est après coup, et sous l’influence d’idées nées en dehors de lui, qu’on lui a assigné comme but, non pas, par exemple, la connaissance du monde et de l’âme et celle de leurs relations réciproques, mais la guérison du mal de vivre.

Il nous est encore plus facile de saisir l’action progressive d’agents extérieurs dans les règles de méthode posées par les documents que nous possédons.

Dans le principe, les procédés recommandés furent certainement ceux d’une dialectique dégagée de tout à-priori théologique. Comme il convient à un système sensualiste, ces procédés rappellent par bien des traits la méthodologie épicurienne. Des deux côtés, nous trouvons une confiance également robuste dans les données fournies par les sens[5], et l’idée que l’intelligence normale procède avec la sûreté d’un mécanisme. À qui objecte qu’il résulte du caractère subjectif de la perception que les intelligences qui perçoivent ne sont pas identiques, l’auteur des sûtra répond ; « De ce que les aveugles ne voient pas, il ne suit pas que ceux qui voient ne perçoivent pas » (1, 156), et son commentateur Vijñânabhikṣu ajoute : « Il n’est pas vrai qu’il n’y a pas de perception ; à défaut des fous, les sages ont les mêmes perceptions » (p. 72). C’est ainsi, ou il ne s’en faut guère, que Lucrèce raisonne au quatrième livre du De Rerum Natura.

Mais l’intellectualisme n’était plus de mise après que le système eut pris officiellement place dans le nombre des doctrines reconnues par le brahmanisme. Le brevet d’orthodoxie n’est accordé qu’aux enseignements qui se soumettent à l’autorité du Véda. Comment s’y prendront les docteurs du Sānkhya pour concilier l’indépendance de leur dialectique avec l’obéissance qu’ils doivent aux textes sacrés ? De la manière la plus simple. On s’empressera de déclarer que, pour être décisif, un raisonnement ne doit pas contredire les Écritures[6]. On aura soin, par conséquent, de mettre expressément la Révélation au nombre des normes de la connaissance[7]. On ira même jusqu’à invoquer l’autorité de la Śruti à l’appui de théorèmes que, jusque là, on avait fondés sur la seule raison. Ces concessions, il est vrai, furent purement nominales ; on ne voit pas que l’école ait abandonné une seule de ses positions par respect pour le Véda. Toujours est-il que le souci d’orthodoxie donne aux Sūtra un aspect théologique qui les différencie nettement de la Kārikā.

Reconnues par le brahmanisme, les doctrines du Sānkhya trouvèrent un accès facile partout où l’on se réclamait du Véda. L’école y a perdu, avec son autonomie, sa principale raison d’être. Elle est en pleine décadence au temps du commentateur Vijñānabhikṣu qui, pour démontrer l’opportunité de son livre, s’exprime en ces termes aussi fleuris que significatifs : « Cette doctrine du Sānkhya, que le soleil du temps avait desséchée, cette lune de connaissance dont il ne restait plus que la seizième partie[8], je vais par l’ambroisie de mes paroles lui rendre sa plénitude » (p. 1). Aujourd’hui, le nombre des disciples du vieux Kapila est, dit-on, fort réduit. L’intérêt de cette philosophie est donc historique, ce qui, d’ailleurs, n’est pas pour diminuer son importance aux yeux de quiconque étudie le développement de la pensée hindoue.

  1. J’emprunte les indications chronologiques au livre de M. R. Garbe, die Sāmkhya-Philosophie (Leipzig, 1894).
  2. Ce qui est certain c’est que le Sarvadarśanasangraha (Ve siècle), dans l’exposé qu’il fait « le la philosophie Sānkhya, ne cite jamais les sūtra, mais seulement la kārikā.
  3. Cet athéisme consiste à nier l’existence d’une âme universelle, qu’on l’appelle Brahman ou autrement, et à nier l’existence d’un dieu suprême, universel aussi, mais personnel, d’un iśvara. Comme la Mīmaṅsā et comme le bouddhisme, le Sānkhya admet l’existence de dévas, êtres finis et impermanents.
  4. On remarquera que ce mot, après avoir figuré dans la Śvetāśvatara-Upaniṣad, — ce qui suffirait à indiquer la date relativement récente de ce document, — ne se trouve ni dans les Yogasūtra, ni dans le Buddhacarita, ni dans Manou ; au contraire, le Mahābhārata parle du Sānkhya comme d’une « ancienne » doctrine.
  5. « On ne peut écarter par le raisonnement ce qui a été établi par la perception » (Sānkhya-S. II, 25). — « On ne peut nier ce qui est établi par la perception » (Anir., p. 26). — Ce qui n’est pas directement perceptible ne peut être connu que sur la base d’une perception antérieure. Voir p. ex. Vācasp., ad Kār. 5 et 30.
  6. Manu XII. 106 ; Vācasp. ad Kār. 51 : Vijñ. 35.
  7. « Perception, induction, la « parole adéquate », telle est la triple norme de la connaissance » (Kār. 4). — « On connaît par induction ce qui est au-delà de la portée de nos sens : quant à ce qui ne peut être atteint de cette manière, — c’est le parokṣa, le mystérieux, — on y arrive par la révélation traditionnelle (āgama) » (Kār. 6). La parole compétente peut d’autant mieux être traitée de la même manière que la perception, que, comme la perception, elle porte en elle-même sa démonstration, svataḥ pramāṇaṁ. Voir Vācasp. ad Kār. 5.
  8. C’est-à-dire un très mince croissant. La lune se nourrit d’ambroisie.