L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/04/2

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 300-302).
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3e partie, chap. IV, II
II. Le sens du mot yoga.

Le mot yoga est un de ces termes que leur imprécision prédestine à jouer un rôle important dans la langue des métaphysiciens et des mystiques. Dérivé d’une racine dont le sens est « joindre », « atteler »[1], il a signifié tout d’abord, semble-t-il, l’action de tenir en bride quelqu’un ou quelque chose. Appliqué aux exercices spirituels, il désigne la discipline de l’esprit qui, maintenu fermement dans une direction donnée et canalisé en quelque sorte, grandit énormément en force et en action. C’est dans cette acception qu’il faut l’entendre en quelques-uns des passages où on le rencontre le plus anciennement. Ainsi on lit dans la Kāṭhaka-Upaniṣad : « Le ferme contrôle des sens, voilà ce qu’on regarde comme le yoga ; l’esprit est alors exempt de distraction » (6, 11). Ajoutons qu’il ne s’agit pas toujours d’un effort intellectuel ; dans la Bhagavad-Gitā, où ce mot se rencontre sans cesse et dans les sens les plus divers, yoga désigne souvent la discipline pratique, par opposition à la connaissance théorique, qui est alors le Sānkhya. De la notion d’acte accompli au prix d’un effort soutenu à celle d’acte surnaturel, il n’y a qu’un pas. Dans la Bhagavad-Gitā, le yoga est quelquefois la puissance miraculeuse, celle de Dieu particulièrement.

Comme la racine yuj signifie aussi joindre, on voit de bonne heure une autre idée s’introduire dans le mot yoga, et même l’emporter sur celle d’ascétisme spirituel ou pratique ; c’est l’idée toute mystique d’un rapport qui s’établit entre l’individu et l’Être absolu. La Maitrāyaṇiya-Upaniṣad semble vouloir combiner les deux interprétations, mais en donnant le pas à la seconde : « Puisque, disent les Écritures, on joint ainsi au prāṇa et à om tout l’univers dans sa diversité, la tradition donne à cette opération le nom de yoga. Unifier le prāṇa, l’esprit et les sens, et abandonner toute existence individuelle, s’appelle également yoga » (6, 25). La Bhagavad-Gitā parle souvent du yoga comme d’une fixation de la pensée en Dieu, d’une méditation intense dirigée vers la divinité. Finalement, dans les grandes sectes théistes des Pāñcarātra et des Pāśupata, ce qu’on appelle yoga, c’est l’aspiration vers Dieu, la connaissance de Dieu, l’union avec Dieu. C’est cette dernière acception qui prévaut dans l’Inde actuelle.

Ce sont là les emplois usuels du mot qui nous occupe. Si nous envisageons son sens technique, comme terme d’un système philosophique, nous le trouvons défini de deux manières différentes par les Yogasūtra : « Le yoga, dit Patañjali, c’est la suppression de l’activité de l’organe pensant[2]. » Cette définition toute négative, et d’ailleurs directement dérivée du Sānkhya, doit s’entendre, cela va sans dire, comme marquant, non pas le but à atteindre, mais la méthode pour atteindre ce but, qui est ici, comme dans tous les systèmes orthodoxes, le salut. La deuxième définition, plus conforme à l’étymologie, pose aussi le yoga comme une méthode spirituelle : « Le yoga est l’application de la pensée à l’essence unique[3]. »

En tant que système de philosophie, le Yoga est la théorie des procédés employés pour la production artificielle de l’extase et des pouvoirs magiques. C’est un recueil de recettes pratiques plutôt que l’étude raisonnée de faits relevant de la psychologie religieuse.

  1. Latin jungere : ζευγύναι.
  2. citta-vṛtti-nirodha, Y.-S. I, 2.
  3. eka-tattva-abhyāsa, Y.-S. I, 32.