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L’Histoire du matérialisme de Lange/02

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L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME[1]



L’École d’Athènes.

Trois grands noms, Socrate, Platon, Aristote, représentent la réaction contre le matérialisme et le sensualisme dans l’antiquité.

Le matérialisme avait considéré tous les phénomènes de la nature comme réductibles à des lois générales et nécessaires : les philosophes de l’école d’Athènes opposèrent à la Nécessité une Raison imaginée à la ressemblance de celle de l’homme, introduisirent dans le monde la lutte de ces deux principes, et brisèrent le fondement même de toute science de l’univers. Ainsi, dans le Timée, l’Intelligence (νοῦς) et la Nécessité (ἀνάγϰη) sont à la fois les causes divine et naturelle du monde : « Supérieure à la Nécessité, l’Intelligence lui persuada de diriger au bien la plupart des choses qui naissaient, et c’est ainsi, parce que la Nécessité se laissa persuader aux conseils de la sagesse, que l’univers fut d’abord formé[2]. » Le matérialisme concevait la conformité au but, c’est-à-dire la capacité purement mécanique d’adaptation qui permet aux êtres d’exister, comme la fleur est l’épanouissement de la nature, sans rien sacrifier de l’unité de son principe d’explication ; la réaction combattit avec fanatisme en faveur d’une téléologie qui dissimule mal un « plat anthropomorphisme. » Enfin le matérialisme avait surtout cultivé les mathématiques et la physique, seul domaine où l’homme pût acquérir des connaissances d’une valeur durable ; la réaction spiritualiste sacrifia l’étude de la nature à celle de la morale, et lorsque Aristote, dans son œuvre encyclopédique, reprit en critique tous les vieux problèmes de la physique ionienne, ce fut pour les fausser à jamais par l’intrusion de l’éthique dans la physique.

Avec Lange[3], nous estimons que le « pas en arrière » n’est point douteux ; ce qui l’est, ce sont les progrès dont on fait honneur à l’école d’Athènes. À Socrate, on doit l’illusion des définitions, qui supposent un accord chimérique entre les mots et les choses ; à Platon, la méthode qui étaie hypothèses sur hypothèses et qui ne croit atteindre la plus haute certitude, la plénitude de l’être même, que dans les abstractions les plus vides, c’est-à-dire dans le néant ; à Aristote, enfin, la « fantasmagorie » de la chose en puissance et en acte et la construction artificielle d’un système clos et achevé une fois pour toutes, d’une encyclopédie renfermant en soi tout le savoir humain. On ne nie pas l’influence immense de l’école d’Athènes sur r éducation de la plus grande partie de l’espèce humaine, du siècle d’Alexandre à l’époque de Hegel. Cette influence a-t-elle été heureuse ou funeste pour la raison de l’homme ? Voilà ce que Lange a recherché.

Athènes était une ville sainte, Socrate un homme du peuple. Pour émancipé qu’il fût, sa conception des choses n’en était pas moins essentiellement religieuse. D’ailleurs, point de figure plus étrange. Deux mille ans ont passé sur ce masque de Silène aux gros yeux de taureau, au rictus énorme, et pas une ride n’a été effacée par les siècles[4]. Nous le voyons toujours, comme au temps d’Alcibiade, dans les gymnases et sur les promenades d’Athènes, dès le matin, sous les platanes de l’Agora à l’heure où elle est pleine de monde, le reste de la journée aux endroits les plus fréquentés de la foule. Qui voulait l’entendre, écoutait, car il discourait sans cesse et prouvait aux gens qu’à tort ils s’étaient crus bons, justes, vertueux, sans savoir seulement ce qu’étaient bonté, justice, vertu. Sous le méchant manteau troué qui le couvrait hiver comme été, on voyait un corps robuste et sain, assoupli par les exercices du gymnase. C’était un bon hoplite et un excellent citoyen que ce sage en plein vent. Souvent il s’arrêtait, immobile, au milieu du chemin, et semblait écouter des voix intérieures. Le bruit de la rue ou la fraîcheur du soir le tirait de son extase ; il rentrait dans sa pauvre maison, prenait un peu d’eau dans une amphore d’argile posée à terre, mangeait quelques olives, s’enveloppait de son manteau et se couchait sur un coffre. Ces voix, ce démon, ce dieu, qu’écoutait Socrate, n’étaient point sa conscience : la voix était réelle, et l’oreille seule pouvait l’entendre. En proie « à un mal divin », à ces « extravagances démoniaques » dont parle le décret d’accusation, les sens et l’esprit de ce grand halluciné créaient des conceptions délirantes qui, semblables à celles de Jésus ou de Mohammed, ont eu plus d’action sur l’humanité que les graves et doctes enseignements d’un Démocrite ou d’un Épicure. C’est que, dans son ensemble, notre espèce est plus près de la folie que de la raison. Socrate a été le révélateur du dieu de l’Occident.

La frivole croyance aux causes finales, la foi exaltée jusqu’au fanatisme en une constitution téléologique de la nature, voilà ce qui, bien mieux que la connaissance de soi-même, et la prétendue science des définitions, peut servir à caractériser dans Socrate l’adversaire des anciennes traditions de la philosophie grecque. On sait avec quelle amertume le Socrate du Phédon[5] raconte quelle fut sa désillusion lorsque, ouvrant les livres d’Anaxagore, « il vit un homme qui ne faisait aucun usage de l’intelligence, » τῷ μὲν νῷ οὐδὲν χρώμενον, qui ne donnait aucune raison du bel ordre de l’univers, ou plutôt lui donnait pour causes des airs, des éthers, des eaux, et beaucoup d’autres choses aussi absurdes. Il avait d’abord éprouvé une vive joie à l’idée qu’il allait lire dans Anaxagore que « l’Intelligence est la cause de tout, » τὸ τὸν νοῦν εἶναι πάντων αἴτιον. S’il en était ainsi, elle devait avoir ordonné et disposé toutes choses en vue du meilleur et du plus utile, et le but des investigations de l’homme dans la nature devait être de retrouver partout les traces de ce dessein. Après lui avoir dit que la terre est plate ou ronde, Anaxagore aurait dû lui en expliquer la cause et la nécessité en lui prouvant que cette forme était celle qui convenait le mieux à la terre. De même, si Anaxagore lui enseignait qu’elle était au milieu du monde, il fallait qu’il lui montrât que cette place était pour elle la meilleure possible. Bref, les explications de la physique ne devaient tendre qu’à faire connaître ce qui est le mieux pour chaque chose et le bien de toutes en commun. Rien ne montre mieux que la téléologie est d’origine éthique et se résout au fond en anthropomorphisme. L’architecte du monde est une personne intelligente et morale. L’univers est l’œuvre d’une intelligence conçue à la ressemblance de celle de l’homme. Le monde est expliqué par l’homme, et non pas l’homme par le monde. Socrate aperçoit dans les phénomènes naturels une pensée et des actions réfléchies, un plan et des intentions qui se réalisent, selon ce qu’il observe dans sa propre conscience[6]. D’abord un but ou une fin de chaque chose et de toutes choses, voilà la supposition nécessaire ; ensuite une matière et une force qui manifestent dans l’univers ce qui a été pensé et voulu. C’est déjà l’opposition aristotélicienne de la matière et de la forme avec la doctrine de la finalité. Sans s’occuper de physique, dit Lange, Socrate montre les voies où cette science entrera et demeurera si longtemps. Certes, la téléologie de Platon sera moins grossièrement anthropomorphique que celle de Socrate, qui croit que tout a été fait par une cause intelligente pour l’utilité de l’homme ; chez Aristote, le progrès est plus sensible encore, bien que, comme l’a remarqué Lange, un grand nombre de notions éthiques et empruntées à la nature humaine aient été introduites par lui dans l’étude et la conception du monde. Toutefois, à ces trois degrés de développement, la téléologie est également inconciliable avec la science véritable et désintéressée de la nature.

Jamais on n’a plus insisté que Socrate sur la distinction chimérique des choses divines et humaines. Il croyait que les dieux se révèlent à ceux qu’ils favorisent et il les interrogeait au moyen de la divination. Il va jusqu’à attribuer sa maladie (δαιμονᾷν) à ceux qui sont assez fous, dit-il, pour attribuer à la prudence humaine, et non à la volonté des dieux, des événements comme ceux-ci : « L’homme qui épouse une belle femme pour être heureux, ignore si elle ne fera pas son tourment ; celui qui s’allie aux puissants de la cité, ne sait pas s’ils ne le banniront pas un jour, » etc.[7]. Il discourait sans cesse « de tout ce qui est de l’homme ». Les relations, les devoirs, les actions et les souffrances des hommes, voilà l’objet favori de ses éternelles interrogations, de ses subtilités dialectiques, infiniment moins instructives que celles de ces sophistes chez lesquels il prétend combattre l’apparence et l’opinion du savoir sans la réalité. Et lui, que savait-il de la réalité ? Il avait commencé par bannir toute recherche sur la nature et l’origine de l’univers, sur les lois mêmes des phénomènes céleste : c’était là un domaine réservé aux dieux. Socrate faisait aux savants une objection qu’on entend encore tous les jours dans la bouche des paysans ignorants et grossiers : une fois instruits des lois des phénomènes, pouvaient-ils faire à leur gré les vents, la pluie, les saisons ? Que le savant fût satisfait de savoir comment se produisent les phénomènes sans prétendre les diriger, qu’il pût aimer la science pour la science, voilà ce que cet homme pratique n’imaginait même pas. En général, il envisage toutes les hautes questions scientifiques avec le bon sens étroit et borné des gens du peuple. Il approuvait l’étude de la géométrie jusqu’à ce qu’on fût capable de a mesurer exactement une terre ; » cela pouvait servir à vendre, acheter, diviser ou labourer des terrains ; pousser cette étude plus loin lui semblait un mal, car il n’en voyait pas « l’utilité. » L’astronomie ne lui paraissait bonne qu’à indiquer les divisions du temps ; mais il tenait pour « inutile, » et même pour sacrilège, l’étude des révolutions des planètes et des étoiles fixes, les spéculations sur leur distance relative et sur les causes de leur formation. La raison véritable qui, selon Socrate, devait détourner les hommes de l’astronomie considérée comme une mécanique céleste, c’est que « ces secrets sont impénétrables aux hommes, et qu’on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères qu’ils n’ont pas voulu nous révéler[8]. » À ses yeux, Anaxagore était un grand fol d’avoir voulu expliquer les mécanismes des dieux, τὰς τῶν θεῶν μηχανάς. Ainsi l’astronomie, la physique, toutes les sciences de la nature, n’importent qu’en tant qu’elles peuvent être appliquées aux arts et métiers. La science pure, les théories abstraites, les hypothèses cosmologiques, bref, ce qu’on a Jusqu’ici appelé la philosophie, Socrate dénonce tout cela comme autant d’entreprises impies contre les dieux ! Si l’homme veut sortir de sa sphère, s’élever au-dessus des connaissances de ses semblables, Socrate lui conseille de s’adonner purement et simplement aux pratiques surnaturelles, à la mantique, à la divination[9] ! On demeure confondu quand on songe que Socrate, contemporain de Démocrite, a été loué pour avoir pensé et parlé de la sorte. Voilà les textes mêmes qu’ont présents à l’esprit tous les historiens de la philosophie qui, depuis Cicéron, redisent à l’envi que Socrate a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre, voilà les titres fameux à la reconnaissance du genre humain qui ont fait donner le nom de « père de la philosophie » à ce petit esprit superstitieux, à ce bizarre lunatique, à ce plat philanthrope !

Pour être juste envers Socrate, qui le fut si peu envers tant de grands et profonds esprits, il faut uniquement le considérer comme un homme d’une originalité puissante, surtout comme un réformateur religieux. S’il est vrai de dire qu’il a façonné ses dieux sur le modèle humain en contemplant le mirage des causes finales, il convient d’ajouter qu’il a trouvé dans sa téléologie les preuves de sa démonstration de l’existence et de la providence des dieux. Ainsi, celui qui dès l’origine a fait des hommes, ὁ ἐξ ἀρχῆς ποιῶν ἀνθρώπους[10], leur a donné, « dans une vue d’utilité, » des oreilles pour entendre, des yeux pour voir, des narines pour sentir les odeurs, une langue pour éprouver les saveurs, des paupières, des cils et des sourcils pour protéger l’œil, des incisives pour couper, des molaires pour broyer, été. Les dieux, qui font briller la lumière du jour pour que nous puissions distinguer les choses, répandent les ombres sur la terre quand nous avons besoin de repos. Alors, au milieu des ténèbres, ils allument les astres qui nous indiquent les heures de la nuit ; outre les divisions de la nuit, la lune nous indique aussi celles du mois. Les dieux font sortir de la terre notre nourriture, ils nous donnent l’eau, le feu, l’air, les animaux. Ils aiment et chérissent l’homme ; ils veillent sur lui avec la plus grande sollicitude. « J’en suis à me demander, dit Euthydème, si l’unique occupation des dieux ne serait pas de veiller sur l’homme[11]. » Voilà l’œuvre des dieux ; c’est ainsi qu’ils se manifestent ; il suffit de contempler leur ouvrage pour les vénérer et les honorer sans attendre qu’ils se montrent à nous sous une forme sensible. « Quant à celui qui dispose et régit l’univers, dans lequel se réunissent toutes les beautés et tous les biens, et qui, pour notre usage, maintient à l’univers une vigueur et une jeunesse éternelles, qui le force à une obéissance infaillible et plus prompte que la pensée, ce dieu Se manifeste dans l’accomplissement de ses œuvres les plus sublimes, οὗτος τὰ μέγιστα μὲν πράττων ὁρᾶται, tandis qu’il reste inaperçu (ἀόρατος) dans le gouvernement du monde[12]. »

On le voit, Socrate est déjà monothéiste. Si c’est un mérite, il l’a tout entier, car le νοῦς d’Anaxagore n’a en réalité rien de commun avec le dieu socratique dont la terre et les cieux racontent la gloire, et dont la foudre et les vents sont les ministres[13], ainsi que dans les psaumes. Sans doute, le monothéisme de Socrate l’Athénien n’est pas exclusif comme l’a été celui des Juifs et des Arabes d’une certaine époque, puisqu’à côté de la divinité suprême il admet l’existence d’autres dieux qu’il fait seulement descendre à un rang inférieur. Ceux qui croient qu’il est d’une plus haute philosophie d’adorer un seul dieu que plusieurs ne sauraient, à cet égard, hésiter entre Socrate et les maigres enfants des déserts de l’Arabie : le dernier rabbi circoncis qui expliquait la Thorah dans les synagogues de Jérusalem l’emportait de beaucoup sur le maître de Platon. Mais si Socrate est encore éloigné du dogme de l’unité divine, il n’en est que plus pieux, puisqu’il paraît bien qu’il faut pour plusieurs dieux plus de religion que pour un seul. Qu’un tel homme ait néanmoins été accusé d’impiété, il n’y a rien là de très-étonnant. Dans tous les siècles, dit très-bien Albert Lange, ce sont les réformateurs religieux, non les libres penseurs, que l’orthodoxie a crucifiés ou brûlés. Or, le rationalisme religieux de Socrate qui, tout en conservant les pratiques extérieures du culte, interprétait à son sens les croyances antiques, constituait un attentat contre la religion nationale du peuple et contre les traditions sacrées des prêtres. Socrate était bien un réformateur religieux, un théologien hérétique : il devait périr comme périrent Jésus, Jean Huss et Jérôme de Prague.

Peut-être avons-nous plus insisté sur Socrate que Lange lui-même : c’est que le fondateur de l’école d’Athènes laisse déjà nettement paraître, avec une vérité et une naïveté bien rares, le caractère et les principes de la philosophie nouvelle, qui devait porter à l’ancienne les plus rudes coups, et qui lui dispute encore, dans l’Europe moderne, l’empire du monde. Il suffira donc d’indiquer l’attitude de Platon et d’Aristote dans la réaction contre le matérialisme antique. Ce sont surtout les germes d’erreur manifeste contenus dans la doctrine de Socrate qui devaient se développer chez Platon. Socrate est une manière de rationaliste ; Platon passe au contraire pour un mystique et un enthousiaste. À ce propos. Lange s’est efforcé de concilier Zeller, qui tient Platon pour un poète, et Lewes, qui, dans son Histoire de la philosophie, a combattu d’une manière assez originale cette opinion traditionnelle[14].

Aux sophistes qui, réduisant toute science aux impressions individuelles, déclaraient ne rien connaître en dehors du relatif et du particulier, Socrate avait opposé la notion du général déjà conçue dans un sens transcendant. Persuadé que les objets n’avaient point reçu arbitrairement leurs noms, il avait imaginé que les mots devaient répondre à la nature intime des choses. Or, Platon, tout pénétré d’abord de la philosophie d’Héraclite, de la doctrine de l’écoulement et de l’instabilité des phénomènes, associa cette doctrine avec l’idée du général, telle qu’elle se dégage des définitions socratiques. Le général présentant seul quelque chose de persistant et de stable, fut doué d’une existence réelle ; au contraire le particulier, les phénomènes, emportés dans un perpétuel devenir, n’eurent plus à proprement parler d’existence. La séparation absolue du général et du particulier eut pour premier résultat de faire attribuer à celui-là une vie propre en dehors et au dessus de celui-ci. Ainsi, ce n’est pas seulement dans les belles choses que réside le beau, ni le bien chez les hommes bons : le beau et le bien existent en soi, inaccessibles et éternels, au-dessus des êtres ou des choses qui passent en les reflétant un moment.

Ce n’est pas le lieu de parler de la doctrine platonicienne des idées. Il est trop évident que nous avons besoin du général et de l’abstraction pour construire la science et toute science. Pour être connu, tout fait particulier doit être élevé au-dessus du sens individuel. La science est supérieure à l’opinion. Toutefois, comme le remarque Lange, Socrate, Platon et Aristote ont été dupes des mots ; ils ont cru que l’existence d’un mot impliquait l’existence d’une chose, partant qu’un vocable général et abstrait, — beauté, vérité, etc. — correspondait nécessairement à quelque haute réalité. On est ainsi conduit dans le domaine des mythes et des symboles. L’individu se perd dans l’espèce et l’espèce dans un prototype imaginaire. On peut bien concevoir un type idéal du lion ou de la rose, mais l’idée platonicienne de ces êtres est toute autre chose : elle n’est pas visible, car tout ce qui est visible appartient au monde instable des phénomènes ; elle n’a point de forme dans l’espace, car elle ne saurait être étendue ; on ne peut même l’appeler parfaite, pure, éternelle, car tous ces mots impliquent quelque notion sensible : on n’en peut donc rien dire, non plus que du néant.

Cette idée est pourtant perçue par la raison, comme les objets sensibles le sont par les sens. Entre ceux-ci et celle-là l’abîme est insondable. Tandis que la raison conçoit ce qu’il y a de général et d’éternellement stable dans les choses, les sens n’atteignent que les apparences éphémères d’un monde qui fuit et s’écoule comme l’eau d’un fleuve. Aux noumènes on oppose les phénomènes. Or, dit Lange, en faisant un triste retour sur la fortune de ces doctrines, l’homme n’a point de raison, il n’a aucune notion d’une faculté qui, sans le secours des sens, percevrait le général et le suprasensible, il ne saurait connaître quoi que ce soit sans les sensations et les impressions qu’elles laissent dans les centres nerveux. Alors même qu’il soupçonne que l’espace avec ses trois dimensions, le temps avec son présent qui émerge du néant pour y retomber sans fin, ne sont rien de plus que des formes de son entendement, l’homme reconnaît qu’il n’est pas une seule des catégories de la raison qui ne soit l’œuvre de la sensibilité.

C’est chose reçue qu’à Platon on doit opposer Aristote, la spéculation a priori à l’expérience rationnelle. La vérité est que le système "aristotéUcien unit en soi, non sans contradiction, avec l’apparence de l’empirisme tous les défauts de la philosophie de Socrate et de Platon. Lange a emprunté ses principaux arguments au savant ouvrage d’Eucken[15] sur la méthode de l’investigation aristotélique. Nulle part, en effet, les vices de cette méthode ne sont mieux indiqués. Cependant si Aristote n’a guère fait de découvertes dans les sciences de la nature, Eucken l’attribue encore au manque d’instruments, comme si l’histoire ne nous montrait pas que le progrès des sciences dans les temps modernes a commencé, presque en tous les domaines de l’expérience, avec les mêmes moyens que possédaient déjà les anciens. Copernic, dit Lange, n’avait point de télescope ; il osa seulement briser avec l’autorité d’Aristote, et ce fut le pas décisif en astronomie comme dans toutes les autres disciplines de l’esprit humain.

On répète aussi qu’Aristote a été un grand naturaliste : on parle ainsi en songeant au nombre considérable de faits et d’observations naturels qu’on rencontre en ses livres. Mais il ne faut pas oublier que ces livres ne sont rien de plus que les parties d’une vaste encyclopédie du savoir humain à l’époque d’Alexandre. Des milliers de traités et d’observations existaient alors en Grèce sur les sciences de la nature : Aristote se les est appropriés, non pas sans doute à la manière d’un compilateur de basse époque, mais en philosophe de génie qui se sert des principes des sciences particulières pour construire la science au point de vue spéculatif. Démocrite avait embrassé et dominé toutes les sciences de son temps, et sans doute avec plus d’originalité et de profondeur qu’Aristote : seulement rien n’indique qu’il ait ordonné en un système les diverses théories scientifiques du cinquième siècle. Aristote cite souvent les auteurs qu’il suit ou discute, mais plus souvent encore il ne les cite pas. Rien de plus conforme, d’ailleurs, aux habitudes générales de l’antiquité. On serait même tenté de croire quelquefois à des observations originales, à des expériences personnelles, si les faits qu’Aristote rapporte avaient jamais pu exister. Ainsi, à l’en croire, les mâles auraient plus de dents que les femelles ; le crâne des femmes, contrairement à celui des hommes, aurait une suture circulaire et leur matrice serait bicorne ; à l’occiput l’homme aurait un espace vide et il ne posséderait que huit paires de côtes, etc., etc. Il semble pourtant qu’il n’eût pas été très-difficile de répéter ces prétendues observations et expériences avant de les croire véritables. Mais la grande curiosité scientifique n’était ni dans l’esprit du temps ni dans les traditions de l’école à laquelle appartenait Aristote. Il n’a vraisemblablement pas observé du tout et n’a parlé que sur la foi d’autrui. Quoi qu’en dise Pascal, il faut se représenter le Stagirite comme un maître et docteur, très-érudit, très-sûr de lui-même, et ne doutant point qu’il ne fût en état de répondre à toutes les questions sur la nature des choses. Là est le secret de sa grande fortune au moyen-âge. Il considérait déjà la science comme faite. De même qu’en morale et en politique, il s’en tient au monde hellénique et ne prend même pas garde aux prodigieux changements qui s’accomplissaient alors dans le monde ; il édifie son système, et en particulier sa philosophie zoologique, sur les faits et sur les observations des savants antérieurs sans paraître curieux de renouveler ou d’étendre ses connaissances à cet égard en profitant des conquêtes d’Alexandre. Non-seulement il n’a pas suivi le héros macédonien : il n’a reçu d’Asie ni plantes ni animaux. Ce qu’on a dit à ce sujet est un conte[16]. Cuvier a très-bien vu que ce n’était point d’après une observation personnelle, quoiqu’on pût le croire à la lecture, mais uniquement d’après Hérodote, qu’Aristote a décrit les animaux de l’Égypte.

Le système du Stagirite, si grand par son unité, n’est au fond que téléologie et anthropomorphisme. Chez l’homme qui veut construire une maison ou un vaisseau, l’idée, le but qui met en jeu son activité doit préexister à l’exécution. La nature n’agit pas autrement : elle réalise toujours quelque fin par la matière, la forme et le mouvement. Nature ou Dieu, c’est toujours l’homme qui sert de modèle. Et de fait, l’homme ne possédant d’autre connaissance immédiate que celle de ses états subjectifs de pensées et de volonté, il incline toujours à croire que la finalité apparente des choses implique dans l’univers l’existence d’une pensée et d’une volonté immanentes, ou transcendantes. Cette grande ombre, ce fantôme qu’il projette dans l’infini, il l’imagine bon et sage : voilà sur quoi repose l’optimisme des philosophes en général et celui d’Aristote en particulier.

Ueberweg a fort bien résumé la théologie d’Aristote : « Le monde a son principe en Dieu, non-seulement à la manière de l’ordre dans une armée, comme forme immanente, mais comme une substance existant en soi et pour soi, semblable à un général dans une armée. » La notion ontologique du dieu transcendant d’Aristote est née du besoin de rapporter le mouvement à une cause motrice, à un moteur immobile de l’univers, la matière étant incapable dans ce système de se mouvoir par elle-même. Cette conception quasi mécanique du monde est un progrès. Il s’en est fallu de peu qu’Aristote ne fût conduit au panthéisme. Cependant l’idée qu’il paraît avoir eue de la divinité est transcendante ; c’est naturellement à l’anthropomorphisme qu’il la doit. Après avoir posé en principe que la forme ou le but des choses est la vraie source du mouvement, il suppose que, de même que l’âme meut le corps, Dieu, forme et but du monde, est la cause première de tout mouvement.

On parle beaucoup de la matière dans ce système, mais ce qu’Aristote entendait par ce mot (ὕλη) est fort différent de l’acception vulgaire. Pondérable ou impondérable, constituée ou non par des atomes, nous imaginons la matière comme quelque chose d’étendu, d’impénétrable, de nature identique au fond de toutes les transformations. Chez Aristote, cette notion est essentiellement relative : la matière n’est telle que par rapport à ce qui doit sortir de son union avec la forme. Sans la forme, les choses ne pourraient être ce qu’elles sont ; grâce à la forme elles deviennent ce qu’elles sont en réalité, en acte ; leur possibilité seule est donnée par la matière. La forme que possède déjà la matière est inférieure, et, par rapport à ce qui doit être, indifférente. La matière n’est qu’en puissance (δύναμει ὄν), la forme est en acte (ἐνεργείᾳ ὄν ou ἐντελεχείᾳ ὄν). Le passage du possible au réel, voilà le devenir ou l’être. Avec la possibilité de devenir toute chose, la matière n’est rien en réalité. Il n’est donc point question d’un substratum matériel des choses possédant en soi l’existence et le mouvement.

La théorie aristotélicienne de la substance pourrait aussi induire en erreur à la suite des nominalistes. Fort différent de Platon à cet égard, Aristote appelle substance tout être et toute chose en particulier. Ce qui résulte de l’union de la forme et de la matière est une chose concrète, et le philosophe s’exprime parfois comme si la pleine réalité n’appartenait qu’à celle-ci. Voilà bien le point de vue des nominalistes. Mais Aristote admet encore une autre sorte de substance dans la notion générale d’espèce. Ce pommier est une substance ; l’idée des pommiers en tant qu’espèce en implique une seconde. Seulement la substance des pommiers en général ne réside plus au pays chimérique des idées d’où elle rayonnait dans le monde phénoménal : l’être, la substance générale du pommier existe dans chaque pommier particulier. Ainsi le « général » n’est plus qu’un nom pour Aristote. C’est la tendance, observée déjà chez Socrate et chez Platon, d’évoquer des mots les êtres et les substances et de perdre de vue ce qui est réel et particulier dans la vision subjective des concepts généraux. On commence par admettre que l’être ou la substance des individus réside dans l’espèce ; on infère ensuite que ce qu’il y a de plus essentiel dans l’espèce doit résider plus haut, dans le genre, et il n’y a plus de raison de s’arrêter. L’influence de Platon sur Aristote paraît ici avec une entière évidence. Partir de l’observation des phénomènes pour s’élever aux principes de la nature est une excellente méthode qu’Aristote connaissait bien, mais qu’il n’a guère pratiquée. Quelques faits isolés lui suffisent pour s’élever aux propositions les plus générales, à de véritables dogmes. C’est ainsi qu’il démontre qu’il ne peut rien y avoir en dehors de notre monde, qu’une matière doit se transformer en une autre, que le mouvement est impossible dans le vide, etc. La science qui convient le mieux à cette philosophie, comme à presque toute la philosophie grecque, c’est la mathématique, avec ses vérités d’ordre logique et ses méthodes déductives.

L’erreur fondamentale d’Aristote, c’est d’avoir introduit dans les choses la notion toute subjective du possible, du δυνάμει ὄν. Il n’y a point de possibilité dans la nature, dit Lange ; il n’y a que des réalités et des nécessités. C’est toujours l’éternelle confusion des idées et des faits, des formes de la pensée et des formes de l’être. Même fausse conception des choses dans la théorie aristotélicienne de la substance et de l’accident. Il n’y a rien de fortuit dans la nature. Le grain de blé n’est pas un épi en puissance ; ce n’est qu’un grain de blé. C’est seulement dans le domaine des abstractions qu’on peut opposer la substance à l’accident, le réel au possible, la forme à la matière. Dans l’investigation positive des choses on se trompera souvent si l’on oublie la valeur toute subjective de ces notions. Certains matérialistes tombent en sens contraire dans la même erreur qu’Aristote : ils considèrent la matière, qui pour nous n’est qu’une pure abstraction, comme la substance des choses et ils tiennent la forme pour un simple accident.

La psychologie d’Aristote repose aussi sur l’erreur que nous avons appelée fondamentale, sur l’illusion de la possibilité et de la réalité de l’être. Il définit l’âme la réalisation d’un corps organisé qui a la vie en puissance : a L’âme, dit-il, est la première réalité parfaite d’un corps naturel ayant la vie en puissance, d’un corps qui a des organes », ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσιϰοῦ ζωὴν ἔχοντος δυνάμει τοιούτου δὲ ὃ ἂν ἦ ὀργανιϰόν. Ainsi c’est du dehors que vient ce qui fait passer à acte ce qui n’était qu’en puissance dans le corps organisé. Ajoutez que, comme il n’y a dans la nature que des réalités, toute chose prise en soi est une entéléchie, si bien que parler d’une chose et de son entéléchie c’est commettre une tautologie. Au contraire c’est une théorie profonde que celle du Stagirite qui, considérant l’homme comme le terme le plus élevé de la série organique, voit réunie en lui la nature de tous les êtres inférieurs, des plantes (nutrition, âme et vie végétatives) et des animaux (sensation, mouvement, désir, âme et vie sensitives). Ce qui le distingue, c’est l’âme rationnelle, le νοῦς. Telle est l’origine de nos idées d’âme, d’esprit, de raison et de force vitale. La distinction des trois âmes de l’homme n’était évidemment que subjective chez Aristote. La forme de l’homme qui réunit en lui toutes les formes inférieures de la vie, voilà l’âme. Mais la doctrine du νοῦς immortel et séparable, — du νοῦς ποιητιϰός, — est devenue une source intarissable de vaines et dangereuses imaginations, entre autres du monopsychisme des Averroïstes et de la doctrine scholastique de l’immortalité de l’âme. On ne peut pourtant se flatter de connaître ici la pensée véritable d’Aristote. Les contradictions fort graves du Stagirite, dues certainement au mode de rédaction et de transmission de son œuvre, ont été relevées dès l’antiquité par tous les historiens critiques de la philosophie. Plus on connaît Aristote, mieux on se persuade que la doctrine d’une âme immortelle et d’un dieu transcendant tient à peine au système : on l’en pourrait détacher sans léser l’unité organique de la philosophie d’Aristote. Nous considérons en particulier comme n’étant pas authentique le xiie « livre de la Métaphysique.


Le Matérialisme en Grèce et à Rome. Épicure et Lucrèce.
L’école d’Alexandrie.

C’est une loi de la nature et de l’histoire que toujours l’action soit suivie d’une réaction, et qu’un monde, une civilisation, une forme de pensée ne s’élèvent un moment comme la vague sur l’océan des choses que pour retomber dans l’abîme sous l’écume de nouveaux flots. C’est dans le jeu éternel de ces vagues que l’homme a cru parfois découvrir une pensée, une harmonie, un progrès. Ces conceptions majestueuses n’ont jamais existé que dans son esprit. Il n’y a pas plus de progrès dans l’humanité que de conscience dans l’univers. Les oscillations de l’histoire sont certainement soumises à des lois mécaniques comme celles de la nature. Ce n’est pas à réaliser la justice et le beau que tendent les choses ; la fin du monde n’est pas plus l’avènement du « royaume de Dieu » que le règne de la raison et de la science. Il n’y a pas un seul de ces mots qui ne trahisse une origine purement humaine, qui ne soit né d’une illusion, et n’atteste avec une sorte d’ironie le néant de ce qu’il exprime. Quand une façon de penser, partant une philosophie, a dominé pendant une ou plusieurs générations humaines, elle disparaît pour faire place à une autre. Certains courants cachés apparaissent qui entraînent les esprits dans une direction contraire.

En Grèce, vers la fin du cinquième siècle, la réaction naissante du spiritualisme avait lutté contre le matérialisme expirant ; au quatrième et au troisième siècle, le matérialisme renaît, et c’est de l’école même d’Aristote que sortent un Théophraste, qui incline déjà à résoudre par la doctrine de l’immanence certains problèmes que le maître était peut-être plus porté à expliquer dans un sens transcendant ; un Aristoxène, qui réduisait l’âme à l’harmonie des éléments dont le corps est composé ; un Dicéarque, pour qui l’âme n’était plus qu’un vain mot, ne répondant à aucune substance, car rien n’existe pour lui que la matière, dont les parties sont arrangées de telle sorte qu’elle a vie, sentiment et pensée chez certains êtres ; enfin un Straton de Lampsaque, avec qui le péripatétisme se transforme en un naturalisme à peine distinct du matérialisme.

Pour le « Physicien, » comme on l’appelait, le νοῦς n’est plus que la conscience née de la sensation ; il conçoit l’activité de l’âme comme un mouvement matériel et dérive toute vie des forces immanentes de la nature. La nature est le grand artiste qui a fait spontanément et continue à produire tout ce qui existe. Il voyait, avec le véritable Aristote, dans l’éther cosmique la cause suprême de tous les phénomènes de l’univers éternel. En physiologie comme en psychologie, comme dans la physique du monde, Straton était arrivé à des vues d’une admirable justesse. Loin de placer dans le cœur le principe de la sensibilité, c’est dans le cerveau, entre les sourcils, qu’il situait le siège de la sensation et de l’entendement : là persistent les traces des impressions et des représentations sensibles sur lesquelles opèrent la mémoire, l’imagination et le jugement. Tous les actes de l’entendement humain sont des mouvements. Straton, qui ne considérait les pensées que comme des sensations transformées, établit parfaitement que, pour être perçues, les impressions de diverse nature, telles que la joie, la douleur, la crainte, la souffrance, etc., qui affectent nos sens, doivent être préalablement transmises à la « partie pensante, » et que, « si l’intelligence faisait défaut, la sensation ne pourrait absolument exister. » De ce principe, il tira non-seulement une théorie fort remarquable de l’attention ; à ce sujet aussi il fit quelques observations touchant les illusions des sens qu’on dirait empruntées à un Manuel de physiologie moderne : « Ce n’est pas au pied que nous avons mal, dit-il, quand nous nous le heurtons, ni à la tête quand nous nous la brisons, ni au doigt quand nous nous le coupons. Tout le reste de notre personne est insensible (ἀναίσθητα γὰρ τὰ λοιπά), à l’exception de la partie souveraine et maîtresse : c’est à elle que le coup va porter, avec promptitude, la sensation par nous appelée douleur. De même que la voix qui retentit dans nos oreilles mêmes nous semble être en dehors parce que nous confondons avec la sensation le temps qu’elle a mis pour parvenir de son point de départ jusqu’à la partie maîtresse, pareillement, s’il s’agit de la douleur résultant d’une blessure, au lieu de lui donner pour siège l’endroit où a été éprouvée la sensation, nous plaçons ce siège là où la sensation a son principe, l’âme étant entraînée vers ce point à l’instant qu’elle éprouve la douleur. C’est aussi pourquoi quand nous nous sommes heurtés, nous fronçons les sourcils, attendu que la partie maîtresse transmet vivement la sensation à l’endroit frappé. Toutefois nous retenons notre respiration, et si nous n’avons pas de liens pour serrer les parties qui souffrent, nous les comprimons fortement avec nos mains. Nous nous opposons ainsi à la transmission de l’effet produit ; nous cherchons à resserrer le coup dans les parties insensibles (ἐν τοῖς ἀναισθήτοις), afin qu’il ne se propage pas de proche en proche jusqu’à la partie pensante (πρὸς τὸ φρονοῦν) et que la douleur ne se produise pas[17]. »

Le système et l’école d’Épicure présentent le côté pratique de cette réaction contre l’école d’Athènes. Les stoïciens eux-mêmes inclinaient très-fort en physique vers la théorie matérialiste. Au premier abord, on serait tenté d’admirer la conséquence de leur matérialisme, car, à l’inverse de Platon, ils tenaient toute réalité pour un corps. Mais on reconnaît bientôt qu’il ne manque à ce matérialisme que d’admettre la nature purement matérielle de la matière, et la genèse de tous les phénomènes naturels par les lois générales du mouvement, c’est-à-dire le principe même du système. La matière des stoïciens ne devient telle que par son union avec la force. La force de toutes les forces est la divinité, qui rayonne dans l’univers et lui communique le mouvement. La force indéterminée et la divinité des stoïciens sont en présence comme la forme et le but suprême du monde et la simple possibilité du devenir chez Aristote, en d’autres termes comme Dieu et la matière. Sans doute les stoïciens n’ont point de Dieu transcendant ; point d’âmes incorporelles et indestructibles, car, bien qu’elles survivent au corps, c’est pour périr bientôt si, en raison de leur méchanceté, elles sont d’une matière impure et caduque, et si, par leurs vertus, elles ont mérité d’entrer au séjour des bienheureux, ce n’est jamais que jusqu’au retour périodique du grand embrasement de l’univers. La matière des stoïciens est animée, et non pas seulement mise en mouvement. Leur dieu est identique avec le monde, qu’il pénètre comme l’haleine ou le souffle, qu’il parcourt comme le feu en prenant toutes les formes, mais il est plus que la matière : il est raison, intelligence, providence ; il agit en vue de certaines fins et se détermine pour le meilleur. L’anthropomorphisme, la téléologie et l’optimisme dominent tout ce système qui doit être défini un véritable panthéisme. Comme l’a dit Zeller, le stoïcisme n’est pas seulement une philosophie : c’est aussi une religion, et cela dès l’origine. Plus tard, à l’heure où les vieilles religions nationales sombrèrent avec le monde antique, le stoïcisme a satisfait, comme le platonisme, le besoin de croyance qui tourmentait les meilleures âmes, et donné un appui à leur vie morale.

Zenon, le fondateur de la doctrine du Portique, était de Kittion, antique cité phénicienne de Cypre. Désormais la plupart des philosophes grecs seront originaires de contrées où les Hellènes étaient mêlés aux étrangers, surtout aux populations sémitiques. La fin de l’indépendance politique de la Grèce n’a pas été moins favorable à la liberté individuelle qu’à l’affranchissement, ou, si l’on veut, à l’autonomie locale des villes et des états du monde hellénique. Jamais il n’y eut plus de penseurs, je ne dirai pas originaux, mais singulièrement éveillés et actifs. Avec les disciples d’Aristote, les sciences naturelles sont nées une seconde fois ; à Alexandrie elles vont être étendues et approfondies par les plus rares génies qui aient paru chez aucun peuple. Toutefois la science de la nature commence à se séparer de la philosophie. Si l’antiquité n’a pas connu l’antagonisme qui a divisé ces deux sciences à notre époque, cependant les grands noms ne sont plus les mêmes dans les deux domaines. Les naturalistes se rattachent encore plus ou moins à une école philosophique ; les philosophes cessent d’être physiciens. Alors même qu’ils fondent leur doctrine, comme Épicure, sur les inductions scientifiques d’un Démocrite, ils ne s’occupent point de physique. Affranchir l’âme des doutes et des soucis qui la rongent, des angoisses et des folles terreurs qui l’épouvantent, l’élever audessus des superstitions populaires, procurer au sage qui contemple l’univers la sérénité et la paix bienheureuse, voilà l’unique but de cette philosophie morale, purement éthique, et qui au fond a tant d’affinité avec le quiétisme et l’ascétisme des religions bouddhique et chrétienne.

Certes, la philosophie d’Épicure est une résurrection du matérialisme véritable, j’entends de la philosophie de Leucippe et de Démocrite, de la conception purement mécanique du monde. On sait que, s’il ne fut pas tout à fait autodidacte, Épicure ne s’attacha à aucune des écoles contemporaines, et fit de Démocrite et d’Aristippe sa principale étude. Thèbes était détruite, Démosthène banni, on criait dans les rues d’Athènes, si j’ose dire, les bulletins de victoire d’Alexandre. Après avoir enseigné quelque temps dans les villes ioniennes, à Colophon, à Mitylène, à Lampsaque, Épicure revint à Athènes, acheta un jardin et y vécut au milieu de ses disciples d’une existence simple et modeste, tout à la méditation et aux doux soins de l’amitié. Il n’y a point d’exemple dans toute l’antiquité d’une vie aussi pure et aussi innocente. La fin vers laquelle nous devons tendre pour échapper à l’inquiétude et à douleur, la paix de l’âme, ce n’est pas le plaisir, la jouissance fugitive et vaine, les voluptés des sens, comme l’entendait Aristippe, qui peuvent nous la procurer. Les plaisirs de l’esprit, enseigne Épicure, valent mieux que ceux du corps, car l’âme ne jouit pas seulement dans le présent ; le passé et l’avenir lui font aussi goûter des joies sereines et élevées. Je crois avec Lange que, par l’importance capitale qu’il attribue à la vertu dans le bonheur, Épicure n’était pas très-éloigné de ses grands adversaires, Zénon et Chrysippe. Il faisait découler toutes les vertus de la sagesse ; on ne pouvait être heureux sans être juste et sage, mais qui était juste et sage ne pouvait être malheureux.

Ces doctes loisirs, ce détachement du monde, des devoirs et des passions vulgaires du citoyen, jamais Épicure ne les aurait trouvés dans les cités turbulentes, dévorées d’envie et de soupçons jaloux, oscillant sans cesse de la démagogie à la tyrannie, du monde grec antérieur à Alexandre et à Antipater. C’était le bon temps pour philosopher. Les républiques, les démocraties, ont toujours été hostiles au matérialisme, à l’étude abstraite et désintéressée de la nature. Les doctrines spiritualistes, avec leurs aspirations généreuses et un peu déclamatoires, avec leur foi dans l’idéal et leur enthousiasme naïf, sont bien plus du goût des foules. On oublie trop en France que, au témoignage même du baron d’Holbach, le matérialisme et l’athéisme « ne sont point faits pour le vulgaire ». Épicure ne scandalisa même point les simples qui croient si bien à leur manière. Il assistait sans affectation aucune aux cérémonies religieuses traditionnelles : c’était là une concession à ce qui avait existé de tout temps, et sans doute aussi un reste de douces habitudes d’enfance. D’ailleurs il n’était pas athée. Il lui fallait admettre, dans son système, que quelque chose, d’objectif répondit à l’idée presque universelle des dieux que les hommes portent en eux. Ne sachant que faire de ces ombres dans une explication mécanique de l’univers, il les considérait volontiers comme des êtres éternels, heureux et beaux comme des éphèbes, que l’on doit honorer pour leur perfection sans les rabaisser au point de croire qu’ils ont cure de nous ou de ce monde. Je ne sais si Lange ne va pas bien loin quand, après avoir affirmé que ce culte des dieux était tout subjectif pour Épicure, il ajoute que ce qu’il vénérait c’était l’idée divine considérée comme un élément de noblesse humaine, et non les dieux eux-mêmes en tant qu’êtres extérieurs et réels. Voilà, en tout cas, une religion dont s’accommoderaient nombre de « déistes » contemporains qui n’osent se dire athées.

La physique d’Épicure n’étant autre que celle de Démocrite, sur laquelle nous avons longuement insisté, nous n’en parlerons point. Cette science ne fit aucun progrès dans son école ; elle n’y fut que la servante de l’éthique. Le but de l’explication physique de la nature étant de nous délivrer de la crainte des dieux et des terreurs d’outre-tombe, toute recherche naturelle cesse dès qu’il est démontré que ce qui arrive dans l’univers est le résultat de lois générales et invariables. Entre les hypothèses que l’on propose pour l’interprétation des phénomènes, on peut choisir ; il n’importe, pourvu que l’explication soit naturelle. Il convient seulement de noter que les atomes d’Épicure, comme ceux de Démocrite, n’ont toujours point d’états internes que l’on puisse opposer à leurs mouvements et à leurs combinaisons externes. C’est le caractère propre de l’atomisme matérialiste, car admettre l’existence d’états internes dans ces éléments, c’est en faire des monades, ainsi que dans l’idéalisme et le naturalisme panthéiste. L’âme est pour Épicure un corps d’une rare ténuité répandu dans tout le corps comme une chaude haleine : dans un temps où l’on ne connaissait ni les propriétés des nerfs ni les fonctions du cerveau, l’âme matérielle d’Épicure était un véritable organe, apparaissant et se dissolvant avec les autres organes du corps.

Quand on songe au goût des Grecs pour la subtilité et la dialectique d’école, il faut louer le bon sens qui fit rejeter à Épicure la dialectique comme inutile et nuisible. Il n’usa d’aucun jargon scholastique et se servit de la langue des honnêtes gens. Il aimait la clarté en des matières où, je l’avoue, il est bien souvent permis d’être obscur. Lange, qui a toujours cultivé la logique, et qui l’a même choisie pour son dernier enseignement à Marbourg, signale comme un sujet d’étude trop dédaigné et assez mal compris la logique d’Épicure ; il la considère comme étant strictement sensualiste et empirique, claire et conséquente. Le fondement de toute connaissance était pour Épicure la perception sensible ; en soi celle-ci est toujours vraie ; l’erreur ne consiste que dans le rapport du sujet percevant à l’objet perçu, partant dans le jugement. Le critérium de la vérité de toute proposition générale est sa confirmation par la perception. Les propositions générales sont donc des opinions nées du commerce de l’homme avec les choses. C’est ainsi qu’on raisonne encore aujourd’hui quand on invoque les « faits ». Or la perception témoigne seule de l’existence de ces faits, du moins en dernière analyse, le fait élémentaire ne pouvant jamais être pour nous qu’une sensation.

La philosophie grecque proprement dite (car le néoplatonisme alexandrin n’a de grec que la langue) finit avec Épicure et son école, comme elle avait commencé avec les philosophes naturalistes de l’Ionie. Les développements futurs du génie hellénique dans l’investigation des choses appartiennent aux sciences positives de la nature.

Ç’a été une sorte de mode jusqu’en ces derniers temps de ne voir dans les savants d’Alexandrie que des pédants d’école, des érudits routiniers, des professeurs au jugement subtil et faux, ou de beaux esprits ennemis de l’observation et de l’expérience. Rien n’est moins vrai, et Lange a eu raison d’insister, comme Draper, sur l’importance capitale de l’école d’Alexandrie dans l’histoire des sciences. La philosophie grecque avait fini, nous le répétons, comme elle avait commencé, par le matérialisme. C’est ce qui a fait comparer son cours à celui d’un jour qui monte de la nuit à l’aurore et au jour, pour décliner bientôt vers le soir et s’éteindre dans les ombres. Naturellement c’est dans les sombres ténèbres de la nuit qu’on relègue les physiciens de l’Ionie et les disciples d’Épicure. Socrate, Platon et Aristote paraissent seuls en pleine lumière. Il vaut mieux noter que la doctrine d’Épicure, qui ne s’attarda pas aux imaginations poétiques d’un Empédocle, a formé la transition naturelle entre l’ancienne philosophie spéculative des Hellènes et l’époque des recherches fructueuses sur le terrain solide des sciences de la nature. C’est à Alexandrie qu’elles ont fleuri pour la première fois sur la terre ; c’est d’Alexandrie qu’elles sont venues dans l’Europe moderne comme des semences fécondes. Le grand présent que cette ville a fait au monde, c’est la méthode scientifique. Ce progrès décisif dans l’histoire de la civilisation s’étend à toutes les sciences et au reste de l’hellénisme : il est le trait commun de la haute culture grecque après l’ère de la philosophie spéculative. On le constate avec Aristarque dans les études de grammaire et de critique, aussi bien qu’avec Polybe dans l’histoire ou avec Euclide dans la géométrie. Archimède trouve dans la théorie du levier le fondement de toute la statique, et de lui à Galilée les sciences mécaniques n’ont point progressé. L’astronomie surtout qui, depuis les Thalès et les Anaximandre, avait été fort négligée, est proprement constituée par Hipparque : c’est ici le triomphe de la méthode inductive, reposant sur l’idée de l’existence de lois nécessaires dans la nature, notion féconde qui devait reparaître dans le monde avec Copernic et Kepler avant que Bacon en tirât la philosophie moderne, mais dont Démocrite avait eu le premier une très-claire conscience.

Le complément de la méthode inductive, l’expérience, fut aussi trouvée à Alexandrie. Avec Hérophile et Érasistrate, l’anatomie devint le fondement de la médecine ; on pratiqua certainement des vivisections[18]. Ce n’est pas le lieu d’esquisser un tableau du magnifique essor que présentent toutes les sciences dans cette capitale intellectuelle du monde, quelques siècles avant le grand naufrage de la civilisation antique, le triomphe du christianisme et des barbares : ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que la renaissance du seizième siècle ne fut qu’une restauration des idées et des principes de la culture alexandrine. Il y a toujours quelque légèreté à médire de la science des anciens. Ne parlons pas de la grammaire, de la logique, de l’histoire et de la philologie, dont on ne conteste point les résultats solides et durables. Même dans les sciences de la nature que les modernes ont portées à un si haut point de perfection ou de généralisation, les fondements qui supportent tout l’édifice sont grecs. Que l’on se souvienne d’où étaient partis les Hellènes, des conceptions naïves de la terre et du ciel qui suryvent encore à l’époque des épopées, de la foi universelle aux apparitions des dieux que l’on imagine derrière tous les phénomènes naturels, si bien que pas une feuille d’arbre ne remue, pas un rayon de lumière ne brille, pas une nuée ne s’élève dans l’azur sans qu’on y voie un signe divin. Il n’y avait certes alors ni astronomie ni m.étéorologie, et pas plus de physique ou de physiologie que de chimie. Le monde était un miracle perpétuel, comme il fut toujours en Judée ou en Arabie, et plus tard au temps de notre moyen âge. Le commencement et la fin de toute science, l’hypothèse était inconnue. Après quelques générations cependant, on observe, on découvre des uniformités naturelles dans le cours des choses, et l’on s’élève à cette notion de lois nécessaires et universelles qui est l’unique fondement des sciences. Dès que celles-ci ont une méthode, que ce n’est plus le hasard, mais l’induction et l’hypothèse qui président à l’observation, elles se séparent de la philosophie spéculative qui d’un coup d’aile prétendait s’élever aux premiers principes des choses. Enfin les progrès de la mécanique, l’invention des instruments de précision et la pratique des expériences donnent une portée et une solidité jusqu’alors inconnues à l’observation méthodique des phénomènes.

Le moyen de nier la haute perfection où parvinrent les mathématiques et la géométrie dans la patrie de Pythagore et de Platon, alors que les livres d’Euclide, après plus de deux mille ans, forment encore le fondement de cette discipline de l’esprit humain dans la patrie de Newton ? Les observations astronomiques des Hellènes ont été infiniment plus exactes que celles des anciens contemplateurs du ciel en Babylonie et en Égypte. Il n’y a pas jusqu’au principe du système copernicien, la position centrale du soleil, qui ne se trouve dans Aristarque de Samos. Avant et après Aristote, que de descriptions exactes du monde des plantes et des animaux, que d’investigations sagaces de la structure interne des corps organisés ! C’est à Alexandrie que les résultats scientifiques des conquêtes du héros macédonien furent appréciés et utilisés pour les premiers essais d’une morphologie comparée, s’élevant des organismes les plus inférieurs à l’homme. Déjà Pline l’Ancien a pu jeter un regard singulièrement pénétrant sur la place de l’homme dans l’univers. La physique expérimentale des anciens comprend les principes de l’acoustique, de l’optique, de la statique, et ceux de la théorie des gaz et des vapeurs.

La médecine scientifique, qui trouva dans Galien de Pergame sa plus haute expression, avait déjà découvert le rôle et l’importance des nerfs. Le cerveau, si longtemps considéré comme une masse inerte, d’une utilité aussi problématique que l’est encore la rate pour les modernes, fut élevé à la dignité de siège de l’âme et des fonctions de la sensibilité. Au siècle dernier, Soemmering trouva la science du cerveau presque au même point où l’avait laissée Galien. On connaissait aussi dans l’antiquité le rôle de la moelle ; des milliers d’années avant Magendie et Gh. Bell, on distinguait déjà les nerfs sensibles des nerfs moteurs, et Galien, au grand étonnement de ses contemporains, traitait une paralysie des doigts en agissant sur les parties de la moelle épinière où les nerfs des parties affectées ont leur origine. Voici à quelle occasion. Un individu, que Galien nomme le sophiste Pausanias, originaire de Syrie, était venu à Rome. Depuis trente jours, il avait perdu le sentiment des deux petits doigts et de la moitié du doigt du milieu de la main gauche, le mouvement étant demeuré intact. Galien l’interrogea ; il apprit qu’étant tombé de son char, le malade avait reçu un coup à la naissance du dos. Galien conjectura qu’à l’endroit où le nerf sort, après la septième vertèbre cervicale, quelque partie enflammée par suite du coup avait contracté une diathèse squirrheuse. « La portion inférieure du dernier des nerfs sortis du cou, écrit Galien, va aux petits doigts (nerf cubital) en se distribuant au derme qui les entoure et de plus à la moitié du doigt médius. Ce qui semblait le plus étonnant aux médecins, c’est que la moitié du médius paraissait affectée. Ce fait même me confirma dans l’idée que cette partie-là seule du nerf avait souffert, qui, se détachant du tronc à l’avant-bras, aboutit aux doigts indiqués. Faisant donc enlever le médicament appliqué sur ses doigts, je le déposai précisément à cette partie de l’épine où se trouvait l’origine des nerfs affectés. Et ainsi il arriva — chose qui sembla étonnante et extraordinaire à ceux qui la virent — que les doigts de la main furent guéris par les médicaments appliqués sur le rachis[19]. » Si vous connaissez le siège de la lésion anatomique, enseignait ce grand médecin, « vous ne tourmenterez plus les membres paralysés en négligeant le rachis, mais c’est en vous occupant de celui-ci que vous guérirez le lieu affecté. » Dans l’observation que nous venons de rapporter, Galien témoigne que « la faculté sensitive ne découlait plus dans les doigts, l’origine du nerf étant lésée à sa sortie de la moelle. » La « dissection » lui avait aussi appris que, « dans toutes les parties de l’animal inférieures au cou qui sont mues volontairement, les nerfs moteurs tirent leur origine de la moelle dite dorsale (τὰ ϰινητιϰὰ νεῦρα τὴν ἔϰρυσιν ἔχειν ἐϰ τοῦ ϰαλουμένου νωτιαίου). Les incisions transversales qui coupent entièrement la moelle privent de sensibilité et de mouvement toutes les parties du corps situées au dessous, attendu que la moelle tire de l’ancéphale la faculté de la sensation et celle du mouvement volontaire. »

Quelle part le matérialisme antique a-t-il eue dans ces conquêtes de la science et de la philosophie expérimentale ? Au premier abord, la réponse ne laisse pas d’être paradoxale. Si l’on excepte Démocrite, c’est à peine si un seul de ces grands inventeurs appartient à l’école matérialiste. On rencontre, au contraire, parmi les noms les plus considérables de la science grecque toute une lignée d’idéalistes et même d’enthousiastes. Platon est bien le père de ces puissants génies qui portèrent si haut la perfection des mathématiques. Tous ou presque tous les mathématiciens d’Alexandrie étaient de son école. Aristarque de Samos, le précurseur de Copernic, se rattachait aux vieilles traditions pythagoriciennes. Le grand Hipparque croyait à l’origine divine de l’âme humaine. Eratosthène s’en tint à la moyenne Académie. Pline, Ptolémée, Galien, sans avoir de système proprement dit, étaient attachés aux principes panthéistes. Naturellement ce n’est point sans raison que le naturalisme a eu si peu de part à l’invention des sciences. Il parait bien que les voies droites et claires ne conduisent guère aux découvertes. En maintes occasions le vol capricieux de la fantaisie et les mille détours d’une libre imagination ont mené plus vite à quelque vérité nouvelle que tous les efforts appliqués et méthodiques de l’intelligence. Certes l’atomisme antique était loin d’être le dernier mot de la science : il se rapprochait pourtant beaucoup plus de l’essence des choses, autant qu’il nous est donné de la concevoir, que la doctrine pythagoricienne des nombres ou celle des idées de Platon. Mais ces idées étaient en harmonie avec le goût étrange qu’apporte tout homme en ce monde pour les formes pures dans lesquelles il croit contempler les types ou les idées éternelles de tout ce qui passe et périt autour de lui. La tendance inconsciente et innée de l’âme vers l’ordre et la symétrie suscitait dans l’esprit les idées divinatrices des phénomènes. Dans l’histoire entière des découvertes et des inventions, on voit que c’est par son libre essor vers la sphère des rêves et des pressentiments que l’âme humaine a trouvé les lois principales qui régissent le monde.

Toutefois, cette divination subjective des lois et des raisons cachées des choses n’est qu’un succédané de l’instinct religieux qui créa les mythes. Il y a longtemps qu’on a constaté que la capacité scientifique d’une race est en raison directe de la richesse de sa mythologie. Sans les sévères méthodes de l’observation et de l’expérience, sans la vérification expérimentale, les hypothèses scientifiques ne seraient que de vaines fictions comme les idées morales et religieuses. C’est ici que le matériahsme reprend ses droits, et, par la méthode, agit indirectement, mais d’une manière toute-puissante, sur l’élaboration des synthèses supérieures de l’esprit humain. La méthode est distincte de l’invention, mais elle est la condition de tout savoir logique et systématique des choses. Rien ne serait plus facile que de vérifier à cet égard l’action de la philosophie de Démocrite sur les théories en apparence les plus contraires. Ainsi, la matière dont Platon n’a pu se passer pour construire son univers, se résout en corpuscules élémentaires doués de mouvement. Aristote, quoiqu’il s’oppose de toute sa force à l’hypothèse du vide et qu’il établisse comme un dogme la continuité de la matière, est bien forcé aussi de prendre en considération les idées théoriques de Démocrite sur le mouvement. Aujourd’hui ; depuis la constitution de la chimie, depuis la théorie des vibrations et la théorie mathématique des forces agissant dans les plus petites particules matérielles, l’atomisme est bien plus mêlé aux sciences positives. Pourtant, grâce à cette hypothèse scientifique, dès l’antiquité le monde se dégagea des nuages de la mythologie, et l’on vit les disciples d’un Pythagore et d’un Platon méditer sur les phénomènes naturels ou les soumettre à l’expérience sans confondre le monde des idées et des nombres mystiques avec les réalités de celui-ci. Cette confusion ne se produisit qu’assez tard, en pleine anarchie intellectuelle, quand la ruine de l’antique culture hellénique laissa le champ libre aux enthousiastes néo-platoniciens et néo-pythagoriciens. Nous croyons avec Lange, que le contre-poids qui avait retenu si longtemps les idéalistes grecs, qui les avait empêchés de tomber du côté où ils penchaient plus que de raison, ç’a été le matérialisme avec ses méthodes d’observation et de vérification. L’honneur en revient tout entier à Démocrite, car les épicuriens n’ont guère été que des moralistes. Si les idéalistes n’avaient pas assez le sentiment de la réalité et se détournaient trop vite de l’observation patiente des phénomènes, les matérialistes ont toujours été beaucoup trop enclins à s’en tenir aux vaines apparences des choses, et, au lieu de rien approfondir, à se contenter des explications les plus prochaines. Ce qu’on peut reprocher à Épicure et à son école, c’est de n’avoir point fait progresser la science antique, c’est de s’être complus et attardés aux explications multiples des phénomènes de la nature, c’est d’avoir négligé la physique pour la morale. Mais Épicure n’est pas seul responsable de cette décadence. Ceux qui, en Grèce, ont arrêté le développement de la physique, de l’astronomie et de toutes les sciences inductives, s’appellent Socrate, Platon, Aristote. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier. Ce qu’on prend d’ordinaire pour l’âge d’or de la philosophie est proprement le commencement de la scholastique.

Nous avons dit combien dans l’école d’Épicure, la plus fermée, la plus immobile de toutes, l’éthique l’avait emporté sur la physique. De même, quand Gassendi, au xviie siècle, remit eu lumière le système du doux penseur des jardins d’Athènes et l’opposa à celui du Stagirite, ce fut l’éthique qu’il mit encore en avant. On ne peut nier, après tout, qu’elle n’ait été une manière de ferment dans le développement de l’esprit moderne. Mais elle disparaît presque à nos yeux devant l’importance capitale de la physique de Démocrite : transformée de diverses sortes par des hommes comme Descartes, Boyle et Newton, la doctrine des atomes et de l’origine de tous les phénomènes cosmiques par le mouvement de ces atomes est devenue le fond même de toutes les sciences de la nature à notre époque.

Malheureusement l’œuvre du philosophe d’Abdère avait presque toute péri. Ce fut donc chez Épicure, mais surtout chez Lucrèce que, depuis la Renaissance, les peuples modernes ont dû puiser ce qu’ils savent des principes de la théorie atomiste. Lange a consacré un long chapitre au poème didactique de Titus Lucretius Carus Sur la Nature ; il l’analyse avec une sorte de prédilection. Nous ne pouvons le suivre ici, l’œuvre étant dans toutes les mémoires. Nous ne voulons relever qu’un ou deux traits particuliers à Lucrèce dans sa manière de comprendre le matérialisme.

C’est un lieu commun que le peuple le plus ignorant et le plus grossier du monde classique, le plus fermé aux sciences et aux arts, le plus entiché de ses coutumes, de ses institutions, de ses mœurs et de sa religion sans poésie, — le peuple romain, — a été précisément le plus spiritualiste. Ce peuple n’a guère pu entendre que le stoïcisme et l’épicurisme, deux systèmes dont la tendance pratique et la forme dogmatique devaient lui plaire. En tout cas, les matérialistes pratiques étaient fort nombreux à Rome dès le temps de Marins et de Sylla, et il paraît bien que la théorie ne les touchait guère. La haine toute de flamme dont Lucrèce poursuit la religion n’est qu’à lui seul. Certes, délivrer l’homme de la crainte des dieux et des vengeances divines d’outre-tombe était bien aussi pour Épicure la fin de la doctrine matérialiste ; mais, avec quelle sérénité souriante et finement ironique, il s’inclina devant les grandes ombres lumineuses de ces immortels impuissants ! Lucrèce ne montre de sérénité, d’apaisement, de résignation, que devant le cours éternel de la nature, et quand son regard s’abaisse sur les luttes éphémères de l’ambition et de la politique. Cette aversion, ce dédain à l’endroit de l’action en politique, est le caractère propre et général du matérialisme dans l’antiquité. In Epicuro quiescere. Cette doctrine fait volontiers l’éloge de l’obéissance passive : ce n’est pas le seul trait qu’elle ait en commun avec l’idéalisme, je ne dis pas avec le spiritualisme, dont les tendances généreuses et héroïques sont bien connues. En général on n’a pas assez remarqué que le plus grand poète matérialiste qui ait paru dans le monde a prêché une morale d’ascète, exhorté les hommes au renoncement et montré l’universelle vanité des choses. Ces vues morales sur la nature et sur l’homme ne sont pas nées de la fantaisie d’un penseur mélancolique : elles n’étaient qu’un reflet des théories physiques et physiologiques d’une doctrine que l’on considère bien à tort comme favorable aux goûts et aux appétits du vulgaire. La voie qui conduit à la paix suprême, placidam pacem, est âpre et abrupte comme le chemin de la Croix.

Aux atomes subtils de l’air, de la vapeur et de la chaleur qui constituaient l’âme de l’ancienne théorie matérialiste, Épicure et avec lui Lucrèce ont ajouté un quatrième élément sans nom d’une subtilité et d’une mobilité extrême, qui est en quelque sorte l’âme de l’âme. À ce propos, et contrairement à la théorie moderne de la conservation de l’énergie, Épicure paraît s’être figuré qu’en passant d’un corps plus léger à un corps plus lourd, l’énergie ou la puissance mécanique du choc augmentait, si bien que la somme du travail mécanique, au lieu de rester la même dans la nature, se multiplierait à l’infini. Ainsi, chez Lucrèce, l’élément le plus subtil de l’âme (le quatrième) met en jeu la chaleur, celle-ci le souffle vital, celui-ci l’air mêlé au sang, cet air le sang, et enfin le sang les particules solides des corps. Cette innovation, dit Lange, en parlant de cette quatrième essence matérielle de l’âme, était bien inutile. La question demeure éternellement la même : comment, du mouvement d’atomes en soi insensibles, une sensation peut-elle naître ? Soutenir que ce qui n’est pas dans les parties apparaît dans le tout, dans l’organisme, c’est créer sans l’avouer une entité métaphysique.

Touchant le mouvement des atomes, le matérialisme théorique de Lucrèce diffère aussi de celui de Démocrite. On sait que, d’après une loi de la nature, ces corpuscules étaient considérés comme entraînés dans une chute éternelle à travers l’infini du vide ; chez Démocrite, les plus lourds rebondissant sur les plus légers, produisent les mondes par leur rencontre. Mais Aristote avait démontré que ces collisions sont impossibles, parce que dans le vide tous les corps doivent tomber également vite ; il niait d’ailleurs, avec le vide, la possibilité du mouvement dans le vide. Épicure, expliquant par la résistance du milieu la rapidité différente de la chute des corps dans l’air et dans l’eau, trouva au contraire que dans le vide le mouvement doit être d’autant plus rapide qu’il ne rencontre point de résistance. Restait à montrer comment les atomes, tombant parallèlement dans le vide comme des gouttes de pluie, peuvent donner naissance à des tourbillons de matière cosmique capables de former éternellement des combinaisons nouvelles, c’est-à-dire des mondes. Sans doute, la plus petite déviation de la ligne parallèle doit au cours des siècles amener une rencontre, un choc d’atomes, et cela une fois accordé, on concevrait, avec la naissance des tourbillons, la possibilité de formation et de dissolution de mondes. Mais nous ne voyons pas où est la nécessité que les atomes s’écartent de la ligne droite. Paulum clinare necesse est corpora. Voilà une des lacunes du système d’Épicure. Lucrèce, en vrai Romain, tranche la difficulté : il invoque et transporte aux atomes les mouvements volontaires de l’homme et des animaux ! Du même coup, il explique la liberté humaine par la déclinaison des atomes ! On ne saurait rêver un plus curieux contraste avec le matérialisme de nos jours, qui ramène tous les mouvements de l’âme, spontanés, réflexes ou volontaires, à des processus purement mécaniques.

Les religions monothéistes et le matérialisme.

C’est encore un problème historique fort obscur que celui de la fin ou plutôt de la transformation du monde antique et de la conversion des peuples aryens d’une partie de l’Orient et de l’Occident à une religion monothéiste. Le stoïcisme, surtout depuis Tibère et Néron, avait été à Rome la philosophie, j’ai presque dit la religion des classes élevées. Mais un jour vint, où les âmes désabusées de l’effort moral et du vain orgueil du sage, se détournèrent de cette espèce de puritanisme étroit et fanatique qui a desséché l’âme d’Épictète et faussé le génie de Tacite. Tandis qu’à Rome, à Alexandrie, à Byzance, ce qui restait des grandes familles patriciennes périssait de consomption ou d’excès de tout genre, le néo-platonisme et le néo-pythagorisme, tout pénétrés de l’enthousiasme religieux de l’Orient et promettant l’union mystique avec l’Être ineffable, entraînaient aux saintes orgies tous ceux qui cultivaient encore les lettres et la philosophie. À force de réagir contre le matérialisme et le déterminisme scientifique, on en vint dans l’école de Platon à considérer la vérité comme une révélation et à préconiser l’extase et la théurgie !

Mais ce ne sont ni les patriciens ni les philosophes qui changent la face du monde. C’est bien plus bas, dans les couches inférieures ou moyennes du peuple, et par un travail obscur et lent, qu’ont lieu ces prodigieuses fermentations appelées révolutions sociales. Et de fait, l’avènement du christianisme et la décomposition de la civilisation gréco-romaine fut l’œuvre de la plèbe des villes et des campagnes. Les superstitions juives et syriennes, toujours méprisées par le païen d’une certaine culture, étaient depuis des siècles la source mystérieuse où se désaltéraient les pauvres et les esclaves des grandes villes. Si la religion de Jésus ou de Paul n’avait vaincu, une des nombreuses sectes du même genre qui pullulaient alors dans ce coin du monde l’aurait emporté. À ces foules d’affranchis ignorants et crédules, à cette tourbe d’esclaves, de soldats, de prolétaires, de petits marchands, presque tous indigents, mendiants, affligés, éternellement en lutte sourde ou déclarée contre la société, contre les maîtres, contre les riches, contre les heureux, à ces têtes exaltées par le jeûne et la misère, à ces esprits faibles tourmentés de visions et affamés de croyance, il fallait une religion d’amour et de charité, de purification et de renoncement, des symboles et des cérémonies très-simples qui de tous les malheureux feraient des frères, une foi inébranlable dans le salut, dans la délivrance prochaine de l’humanité souffrante par un Sauveur des hommes ! Ce fut là tout le christianisme primitif. La religion nouvelle avait vaincu depuis longtemps, que les empereurs lançaient encore des édits contre elle et que les philosophes essayaient d’en ruiner les fondements dogmatiques. Eh ! que peuvent contre la religion le droit public et la philosophie ? Ceux qui ont besoin de croire et d’aimer, s’inquiètent-ils de l’arsenal des lois et des arguments de l’école ? Qu’est-ce qu’un jurisconsulte et un métaphysicien pour le misérable esclave, pour le pauvre homme affligé, dédaigné de tous, replié sur lui-même, qui nuit et jour s’entretient de ses rêveries ou de ses hallucinations, et n’espère rien d’un monde qu’il n’a va que du dehors, avec l’effarement d’un sauvage ou l’horreur d’un moine de la Thébaïde !

Le monde devenu chrétien, il y aurait quelque naïveté à demander ce que devinrent la science et la philosophie. Un des mérites de Lange, c’est d’avoir bien montré que la science n’a pas eu de pires ennemis que les religions monothéistes, — le judaïsme, le christianisme, l’islam. Les études d’histoire et de critique religieuses sont jusqu’ici demeurées si étrangères à la plupart des historiens de la philosophie que, sous le nom de religion, on confond les concepts les plus différents, voire les plus contraires. Il est vrai que la religion des races aryennes n’a pas plus empêché dans la Grèce que dans l’Inde la croissance hâtive de l’un des plus prodigieux développements de la science et de la philosophie. Mais là où les religions sémitiques ont dominé chez les peuples de la même race, ou parmi les nations aryennes et touraniennes, subjuguées par le dogme ou par l’épée, partout l’ignorance, le fanatisme et le plus abject abaissement de la raison ont fermé les écoles des philosophes, dénoncé la science comme une hérésie, et brûlé tous les instruments du savoir humain. Rien ne saurait donner une idée de la haine féroce du juif contre la culture hellénique. Le vieux dogme israélite (non d’une très-haute antiquité pourtant) de la création ex nihilo de l’univers par un dieu placé hors du monde et conçu comme un monarque d’Orient, tout-puissant, ombrageux et jaloux, — ce dogme est précisément l’antithèse de la proposition fondamentale du matérialisme, et, ajoutons, de toute science : ex nihilo nihil.

Du moment que le monde a été créé, que ses lois ne résultent pas de la nature des choses, mais de la volonté arbitraire d’un être qui est intervenu et continue d’intervenir par des miracles et d’impénétrables desseins dans ce temple immense de l’univers, qu’il s’est construit pour s’y faire adorer, il n’y a plus ni astronomie, ni physique, ni physiologie, ni sociologie. C’est le règne delà grâce ; le plus ignorant de ce que nous appelons les lois de la nature, s’il plaît au maître, en sait plus long que toutes les Académies. Le dieu se révèle de préférence aux petits et aux humbles. Il s’incarne dans le sein de la pauvre femme d’un charpentier de Nazareth ; il découvre la marche de l’histoire à un pécheur ; volontiers il apparaît à des enfants, à de petites bergères, à de simples filles des champs ; il déroute toutes les connaissances des physiologistes en ressuscitant les morts, et humilie les médecins en guérissant avec l’eau d’une source les lésions les plus anciennes de la sensibilité et du mouvement, les désorganisations les plus avancées des cornes antérieures et postérieures de la moelle épinière. De là sa popularité. Qu’importe que quelques-uns des dogmes du christianisme aient été élaborés par des néo-platoniciens d’Alexandrie, par des docteurs d’une dialectique savante et subtile, capables de discuter avec Celse[20], ou avec Porphyre, et que, sous l’influence du génie aryen, la religion juive de Jésus et de Paul se soit peu à peu transformée en une sorte de polythéisme, en une mythologie compliquée qui rappelle l’Olympe ? Le christianisme, cent fois plus vivant aujourd’hui qu’au temps de Constantin, n’a tant de sève et de force que parce qu’il est resté la religion du peuple, la forme naïve de la conscience populaire éprise d’idéal, la grande école de la véritable fraternité, de la charité et du sacrifice.

Le triomphe du christianisme, c’est-à-dire d’une conception dualiste de l’univers, fut donc l’écueil où non-seulement le matérialisme, mais toute science et toute philosophie vinrent se briser pour des siècles. Rien ne pouvait inspirer plus d’horreur à des chrétiens, dit très-bien Lange, qu’une théorie qui suppose la matière éternelle et la tient pour le seul être de l’univers. Au premier abord, l’islam paraît avoir été plus favorable à la philosophie ancienne. Il y a beaucoup d’illusion dans l’opinion commune à cet égard. Ce qui fait paraître si brillante la civilisation arabe du moyen âge, c’est le contraste avec les lourdes ténèbres où était alors ensevelie l’Europe chrétienne. Les ouvrages de Dozy, d’Amari, de Schack, nous ont édifiés sur les merveilles d’art, d’élégance et de science créées par les Arabes de la Sicile et de l’Espagne. Devant les musulmans de nos jours, qui d’instinct haïssent la science et voient une impiété dans l’investigation de la nature, on se demande si ce sont bien là les descendants de ces rares génies qui trouvaient des théories sur la pesanteur de l’air et sur l’évolution des êtres organisés. Ce qui est vrai, c’est qu’au moyen âge rien n’était plus rare et plus mal accueilli chez les musulmans qu’un naturaliste, un physicien, un astronome. La medresseh était à la mosquée ce que l’école était à l’église. Les croyants, les pieux musulmans, qui dans l’espoir d’être sauvés donnaient leurs biens pour ces fondations, entendaient qu’on n’y enseignât que la parole d’Allah. Dans ces collèges richement dotés, on trouvait des exégètes du Coran, des professeurs de dogmatique, de droit, de grammaire et de rhétorique, — mais rien n’était moins commun qu’un écolâtre voué à l’étude de quelque branche des sciences de la nature. Il faut assez longtemps feuilleter les dictionnaires de biographie arabe avant que d’y rencontrer un naturaliste ou un mathématicien. Alors comme aujourd’hui, le mot science sonnait pour les musulmans comme théologie, grammaire, logique, rhétorique. Le Coran était, au même titre que la Bible, une véritable encyclopédie. Comment la science se serait-elle mieux accommodée du dogme à cette époque qu’aujourd’hui ?

Il est certain que les philosophes arabes se sont bien plus occupés que nos scholastiques des œuvres de science naturelle d’Aristote. Mais on sait que, durant toute la première partie du moyen âge, les chrétiens n’ont pas connu ces écrits du Stagirite, que les Arabes trouvaient à leur portée dans les versions syriaques. En outre, l’orthodoxie musulmane, plus étroite assurément que l’orthodoxie chrétienne, était plus ignorante, moins éveillée, moins savamment organisée : voilà comme on put parler chez les Arabes de l’éternité du monde et de l’unité de la raison. Dieu redevint le moteur immobile, ou mieux, l’éther cosmique d’Aristote. Il agissait aux confins de l’univers, sur le ciel des étoiles fixes, mais les phénomènes du monde terrestre dépendaient des lois naturelles et du mouvement des astres. Le monopsychisme, issu de la théorie aristotélicienne du νοῦς ποιητιϰός, supprimait l’immortalité individuelle de l’âme. L’intellect actif, unique pour tous les hommes, était considéré comme une sorte d’âme ou de raison universelle, objective et impersonnelle, qui éclaire tout homme venant en ce monde et pour laquelle tout est intelligible : telle avait été l’interprétation de la plupart des commentateurs grecs, d’Alexandre d’Aphrodisias, de Themistius, de Philopon. Les Arabes l’adoptèrent.

Les découvertes qu’ils passent pour avoir faites dans le domaine des sciences naturelles, en astronomie et dans les mathématiques comme en médecine, avaient également été préparées par les Grecs. C’est grâce à ces instituteurs païens qu’ils purent s’élever à la notion de l’uniformité des lois et. du cours régulier de la nature, et cela en un temps où, comme aux époques mythologiques, les chrétiens de l’Occident croyaient tout possible dans un monde livré à l’arbitraire d’une divinité capricieuse. La seule autorité spirituelle reconnue en fait par les philosophes arabes était Aristote. Malgré leurs résultats empiriques, l’alchimie et l’astrologie, d’où devaient naître la chimie et l’astronomie, étaient toujours subordonnées aux théories à priori du Stagirite. Enfin, dans ces écoles fameuses du mont Cassin, de Salerne, de Naples, d’où sont sorties toutes les écoles de médecine de l’Occident, leurs véritables maîtres étaient Hippocrate et Galien. À Salerne même les traditions médicales étaient plus anciennes que la présence des Arabes. L’Italie méridionale et la Sicile, contrées où règnent aujourd’hui l’ignorance et les superstitions, et qui, sous Frédéric II et sous les Arabes ont été le berceau de la libre pensée et de la tolérance, n’avaient jamais cessé d’être des pays grecs.

Chez les chrétiens d’Occident, c’est aussi Aristote qui est salué maître et docteur, mais si l’on considère de près les débats sans fin et toute la poussière que les écolâtres ont soulevée autour de l’œuvre et des idées de ce grand nom, depuis les Catégories et l’Introduction de Porphyre jusqu’à l’époque où, par les traductions de l’arabe et du grec, ils possédèrent toute l’encyclopédie aristotélicienne, si l’on va au fond de cette fameuse question des universaux, on s’aperçoit que c’est la conception platonicienne des notions de genre et d’espèce qui domine d’abord sans conteste, et qui, à la fin du moyen âge, l’emporte encore comme orthodoxe. Qu’est-ce que l’opposition de la forme et de la matière, sinon la même question des universaux sous d’autres noms, la forme ne pouvant être conçue que comme un être universel existant par soi en dehors de l’homme ? Quelque contraste que l’on rêve entre Aristote et Platon, l’empirisme du premier, grâce à ses contradictions, ramène toujours à l’idéalisme du second. Que dire encore des luttes séculaires des réalistes et des nominalistes sur le principe d’individuation ? En plaçant ce principe dans les individus, Occam est assez d’accord avec l’Aristote pour qui les individus sont des substances, mais il ne l’est guère avec l’Aristote des « substances secondes » et des formes substantielles. Or tel est l’Aristote, je ne dis pas seulement de la scholastique des Arabes et des anciens commentateurs, mais l’Aristote qui paraît être le véritable. Voilà pourquoi le nominalisme, surtout le nominalisme de la seconde période du moyen âge, peut être considéré comme marquant la fin de la scholastique. Une fois libres des entraves du néoplatonisme, et poussés vers la haute mer de l’aristotélisme, les écolâtres de l’Occident virent se dresser de tous côtés comme des écueils les dangers de la doctrine des universaux, c’est-à-dire des mots. Les premiers secours vinrent de la connaissance réelle des écrits du maître qui sortit de la première renaissance du xiiie siècle. L’averroïsme ne fut pas non plus sans exercer une heureuse influence, bien que ce ne soit qu’au point de vue de la libre pensée qu’on puisse voir dans ce système philosophique un précurseur du matérialisme. La philosophie arabe, en effet, abstraction faite de ses tendances naturelles, est essentiellement réaliste au sens de notre moyen âge, c’est-à-dire platonicienne, et son naturalisme même n’est pas exempt de mysticisme. L’averroïsme de Padoue, dont le mouvement s’étendit à toute l’Italie du nord, persista avec l’idolâtrie d’Aristote et tout l’arsenal de la scholastique jusqu’au xviie siècle. Bien que libre penseuse, Padoue bravait, ainsi qu’une « forteresse de la barbarie, » les humanistes et les naturalistes de l’Italie. Pierre Pomponat est le type achevé de ces philosophes qui, grâce à la double vérité, — sorte de tenue des livres en partie double, — conciliaient d’une étrange façon la théologie et la philosophie. « Pomponat, philosophe, ne croit pas à l’immortalité, mais Pomponat, chrétien, y croit. Certaines choses sont vraies théologiquement, qui ne sont pas vraies philosophiquement. Théologiquement, il faut croire que l’invocation des saints et l’application des reliques ont beaucoup d’efficacité dans les maladies ; mais philosophiquement, il faut reconnaître que les os d’un chien mort en auraient tout autant, si on les invoquait avec foi[21]. »

Toutefois, c’est d’un côté où on ne l’aurait pas attendu, de la logique byzantine, soutient Lange qui renvoie pour les preuves au livre de Prantl sur l’Histoire de la logique en Occident, c’est de cette logique ultra-formelle des écoles grecques du bas empire, que serait venue la première lueur d’une saine réforme de la philosophie. Répandue en Europe au xiiie siècle, cette discipline porta l’attention sur les mots, sur leur ambiguïté dans l’emploi ordinaire, et, en émancipant la pensée des anciennes formes de langage, elle produisit peu à peu une nouvelle langue philosophique d’une précision inconnue à l’antiquité. Tel est, par exemple, le premier mérite du nominalisme (on devrait dire terminisme) d’Occam, véritable précurseur à cet égard de Bacon, de Hobbes et de Locke. Cette révolution était nécessaire pour qu’une nouvelle science pût naître qui, au lieu de tout tirer du sujet, laissât parler l’objet, les choses, dont le langage est souvent si différent de celui des grammaires et des lexiques. Le nominalisme intéresse l’histoire du matérialisme, et par son opposition au platonisme et par l’attention qu’il a toujours accordée au concret. Il est bien remarquable que Occam est né dans cette grande Angleterre qui fut la terre d’élection, la vraie patrie de l’empirisme, du matérialisme et du sensualisme. En outre, le principe sceptique du libre examen, que représente le nominalisme, se dresse en face du principe d’autorité de la philosophie du moyen-âge. Puis, Occam n’est pas seulement anglais : il est franciscain, il appartient à ce terrible ordre de saint François, qui si souvent inquiéta la cour de Rome par son humeur frondeuse, son impatience de toute hiérarchie, son goût des nouveautés, ses audacieuses velléités de retour à la pauvreté évangélique de Jésus et des apôtres. Occam n’hésita pas à traiter les prétentions séculaires de l’Église dans le temporel avec le même radicalisme, la même conséquence de doctrine que la philosophie réaliste. Libre penseur à la manière anglaise, il s’en tint, au côté pratique de la religion et jeta par-dessus bord toute théologie spéculative, comme fit Hobbes, estimant indémontrables les propositions doctrinales de la foi. Il savait de reste que l’universel, et non le particulier, est la fin de la science ; il ne niait que les universaux comme tels. L’universel n’est qu’un nom. Est universale vox. Mais ce nom est le signe, l’expression d’un concept, d’une idée de l’entendement qui se résout en faits individuels ou particuliers. Bref, la proposition d’Occam, que la science n’a pas d’autre sujet en dernière analyse que les choses particulières perçues par nos sens, sert encore de fondement à la Logique de Stuart Mill.

Jules Soury.
  1. Voir la Revue philosophique, du 1er mai 1876.
  2. Tim. 48 Νοῦ δὲ ἀνάγϰης ἄρχοντος τῷ πείθειν αὐτὴν τῶν γιγνομένων τὰ πλεῖστα ἐπὶ τὸ βέλιστον ἄγειν, ταύτῃ ϰατὰ ταῦτά τε δι’ἀνάγϰης ἡττωμένης ὑπὸ πειθοῦς ἔμφρονος οὕτω ϰατ’ἀρχὰς ξυνίστατο τόδε τὸ πᾶν. Cf. 56 c. Le dualisme est encore plus expressément posé 68 e, où il est dit qu’il nous faut distinguer deux sortes de causes, l’une nécessaire, l’autre divine, δύ’αἰτίας εἴδη…, τὸ μὲν ἀναγϰαῖον, τὸ δὲ θεῖον..
  3. Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart, I, 38.
  4. Platon, Conviv. xxxii. Cf. aussi le Banquet de Xénophon, ch. IV et V.
  5. 97 c. — 99 d.
  6. On voit bien ici que la fameuse doctrine de l’identité de la pensée et de l’être plonge par ses racines dans la théologie : elle suppose que l’intelligence d’une âme du monde ou d’un dieu, — intelligence qui ne diffère qu’en degré de celle de l’homme, — a tout conçu et pensé selon une logique et des lois rationnelles identiques aux nôtres, si bien que, par un bon exercice de sa raison, l’homme peut concevoir et repenser l’œuvre divine.
  7. Xenoph., Memor., I, i., §8.
  8. Xenoph., Memor., IV, vii, § 6.
  9. Ibid., § 10. Συνεϐούλευε μαντιϰῆς ἐπιμελεῖθαι.
  10. Xenoph., Memor., I, iv, § 5.
  11. Ibid., IV, iii, § 9.
  12. Ibid., § 13.
  13. Ibid., § 14.
  14. Jeune, Platon a composé des vers, nous dit Lewes ; plus tard il a écrit contre la poésie. À lire ses Dialogues, on ne se le représente point comme un rêveur, comme un idéaliste, au sens vulgaire du mot : c’est plutôt un dialecticien très-fort, un penseur abstrait, un merveilleux sophiste. Sa métaphysique est à ce point subtile que les savants seuls n’en sont pas rebutés. Point de moraliste, de politique moins romantique. — Soit ; mais Lewes rabaisse plus que de raison l’artiste, le poète incomparable. Zeller, au contraire, l’exalte outre mesure. Lange intervient et déclare les deux façons de voir également vraies en un sens. Ainsi, Platon est incontestablement un artiste ; il n’est pas un mystique. L’âpreté de sa dialectique et l’inflexibilité de ses conceptions dogmatiques contrastent, il est vrai, avec la libre allure poétique de la pure spéculation. Il faut pourtant admettre chez Platon la coexistence de la plus haute poésie avec la dialectique la plus abstraite et la logique la plus impitoyable. Cette confusion de la science et de la poésie produira les plus étranges aberrations dans la philosophie des âges suivants. Certes, le platonisme a été très-souvent mêlé aux doctrines mystiques, et les néoplatoniciens, quelque éloignés qu’ils aient pu être du véritable esprit de Platon, n’en sont pas moins des représentants de la tradition platonicienne. Cependant la moyenne Académie, avec son bon sens sceptique, se rattachait à la même tradition.
  15. Die Methode der aristotelischen Forschung in ihrem Zusammenhang mit den philosophischen Grundprincipien des Aristoteles. (Berlin), V. la savante récension de M. Charles Thurot sur ce livre, dans la Revue critique (7e année, p. 77).
  16. Alexandre de Humboldt déclare que les écrits zoologiques d’Aristote ne témoignent en rien d’une influence scientifique des campagnes d’Alexandre. Si le livre de M. Martha sur le Poëme de Lucrèce, d’ailleurs écrit avec un rare talent, ne témoignait à chaque page du peu de critique historique de l’auteur et de sa religion pour les lieux communs oratoires de morale et de philosophie, on s’étonnerait d’y retrouver la légende absurde qui raconte que le héros macédonien avait mis aux ordres d’Aristote, avec des sommes immenses, tout un peuple de chasseurs, oiseleurs, pêcheurs, etc. (p. 246-7).
  17. Plut., Utrum animœ an corporis sit libido et œgritudo. 4.
  18. Galien cite (Des lieux affectés, III, iii) un traité de lui perdu, sur la dissection des animaux vivants.
  19. Cf. Galien, Des lieux affectés, I, vi. Cf. III, ii, iii, xiv. IV, v. Opéra, éd. G. C. Kühn (Lipsiæ), 1824), et la, trad. de ses Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales, par le Dr Ch. Daremberg. II, 500.
  20. Nous avons traduit les principaux passages du Λόγος ἀληθής, de Celse, conservés par Origène, relatifs à la polémique sur la place de l’homme dans la nature. V. la Revue philosophique de septembre 1876, p. 303 et suiv.
  21. E. Renan, Averroès et l’Averroïsme, p. 359-60.