L’Histoire du matérialisme de Lange/03
L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME[1]
La Renaissance des sciences et du matérialisme.
Que fallait-il pour que le matérialisme, ou tout au moins sa méthode scientifique reparût dans le monde ? L’évanouissement progressif de l’ignorance et de la barbarie du moyen âge chrétien, la fin des vaines disputes de mots, la renaissance des sciences. Du milieu du xve siècle au milieu du xviie siècle, Lange discerne quatre moments du réveil de l’esprit humain. Dans le premier, c’est la philologie qui renaît, et bien avant le xve siècle en Italie, avec Pétrarque et Boccace, mais qui n’atteint sa haute signification philosophique qu’avec Érasme. Les humanistes comme Laurent Valla forment la transition entre la renaissance des lettres et de la critique et l’ère de cette théologie nouvelle qu’ils ont tant servie sans le savoir, et d’où est sortie la Réforme. La troisième époque est celle des sciences naturelles, des immortelles découvertes de Copernic, de Kepler et de Galilée. Enfin, dans la quatrième, la philosophie règne et domine sur le monde par Bacon et par Descartes, tandis que le matérialisme proprement dit, le matérialisme de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce, se reprend à vivre chez Gassendi et chez Hobbes.
Le première moitié du xviie siècle recueillit les fruits de cette culture étrange, un peu touffue et exubérante, mais d’une si puissante sève. Bacon et Descartes, que l’on a si souvent appelés les pères de la philosophie moderne, tiennent à certains égards de très-près au matérialisme. C’est Démocrite que Bacon regarde comme le prince des philosophes, et non ces maîtres sophistes qui ont nom Platon et Aristote. Si la lignée spirituelle de Descartes va de Spinoza, de Leibnitz, de Kant et de Fichte à Schelling et à Hegel, celle de Bacon, avec Hobbes et Locke, se continue au xviiie siècle par les matérialistes français et ne paraît pas encore près de s’éteindre dans l’Europe contemporaine. En fait, c’est un pur hasard si le nom de matérialisme ne se rencontre qu’au xviie siècle : ses destinées futures étaient déjà indiquées chez Bacon.
Descartes n’était pas ce qu’on nomme un atomiste ; mais les corpuscules ronds dont il remplit l’espace sont de véritables atomes, aussi inaltérables que ceux de Démocrite et qui ne sont divisibles qu’idéalement ; il remplace le vide des anciens atomistes par une matière subtile que l’on pourrait comparer à l’éther de nos physiciens, hypothèse qui ne supprime pas l’hypothèse du vide. Ce n’est rien objecter de valable contre celle-ci, en effet, que de rappeler qu’on ne connaît pas de vide absolu de la nature. Connaît-on mieux les atomes ? Où Démocrite imaginait du vide dans les interstices des corps, par exemple, ou dans les espaces infinis, on a découvert la présence d’une substance matérielle plus subtile que les corps pondérables, l’éther, qui remplit et feutre en quelque sorte l’étendue. Mais l’idée du vide ne nous paraît pas pour cela reléguée encore dans l’oubli où viennent dormir toutes les erreurs humaines. Ce que Démocrite disait du vide qu’il imaginait entre les atomes, on peut le dire de celui qui, par hypothèse, semble devoir exister entre les particules ultimes de Féther. En tout cas, le mouvement considéré par Démocrite comme un mode éternel de l’atome, le mouvement des dernières particules de la matière, est incompréhensible sans le vide. Descartes déclare nettement que le mouvement des particules matérielles, comme celui des corps, a lieu en vertu du choc qu’elles se communiquent réciproquement selon les lois de la mécanique. À la vérité, la cause universelle du mouvement est Dieu. Mais tout phénomène naturel, sans distinction de l’inorganique et de l’organique, ne consiste que dans cette communication du mouvement d’un corps à un autre. Lange aurait pu ajouter que Descartes n’attribue aucune force à la matière : il ne lui reconnaît d’autre propriété que l’étendue et les modes de l’étendue, si bien que, abstraction faite de la cause première du mouvement, l’univers s’explique ou doit s’expliquer par la pure mécanique, absolument comme chez Démocrite et les atomistes.
Il y aurait une étude pleine d’agrément et de solide instruction à écrire sur Gassendi. Qu’un prêtre catholique, un prieur, un chanoine ait pris Épicure pour son maître, et pour bréviaire la doctrine matérialiste, voilà qui est bien fait pour nous donner une idée des lumières du clergé au dix-septième siècle. Précurseur de Descartes, il a, indépendamment de Bacon, discerné celui de tous les systèmes antiques qui répondait le mieux à la tournure d’esprit de ses contemporains. On parle toujours des Cartésiens ; mais il y eut aussi des Gassendistes dans l’Université de Paris, et si les premiers, en dépit des vieux professeurs attachés à la philosophie d’Aristote, s’efforcèrent de ruiner la scholastique au nom de la raison, les seconds la battirent en brèche au nom de la physique expérimentale. En effet, la réforme de la physique et de la philosophie naturelle, attribuée d’ordinaire à Descartes, est aussi bien l’œuvre de Gassendi. Chez celui-là, c’est le géomètre qui domine, c’est le physicien chez celui-ci. Tandis que l’un, à l’instar de Pythagore et de Platon, se laissait emporter par la mathématique bien loin du domaine de l’expérience, l’autre demeurait fidèle à la méthode expérimentale, à l’induction, à l’analogie. Avec cela bon humaniste, excellent historien, et peut-être, dit Lange, le seul matérialiste qui ait été doué du sens historique.
On pourrait comparer ces deux grands ancêtres de la pensée moderne à deux fleuves qui coulent de conserve et dont les ruisseaux se sont souvent mêlés. Ainsi, Hobbes, matérialiste, ami de Gassendi, était partisan de la théorie corpusculaire de Descartes, alors que Newton se représentait les atomes à la manière de Gassendi. Plus tard les deux théories se confondirent, et, après un développement parallèle, les concepts d’atomes et de molécules en sont venus à coexister. Nul doute, en tout cas, que l’atomisme actuel ne soit sorti des idées de Gassendi et de Descartes, et partant ne plonge par ses racines jusqu’à Leucippe et à Démocrite.
Aussi bien il en est de cet esprit immortel comme du Dieu créateur de la matière et du mouvement chez Gassendi : ce sont choses tellement superflues dans le système qu’il est permis de n’en point tenir compte. Qu’en dépit de leurs affinités, le matérialisme ne soit pas l’athéisme, on l’a vu dans l’antiquité : Épicure sacrifiait aux dieux. Pourquoi Gassendi n’aurait-il pas dit la messe ? Puis, comme le remarque Lange, les naturalistes de cette époque (Descartes plus qu’aucun autre), à force d’habileté déliée et de compromis, avaient atteint une sorte de « virtuosité » dans l’art difficile de tout dire sans trop se compromettre aux yeux de l’orthodoxie religieuse. Bien qu’astreint peut-être à plus de ménagements que Descartes, Gassendi n’a pas poussé plus loin qu’il n’était nécessaire l’accommodement de sa doctrine avec celle de l’Église. Tandis que Descartes faisait de nécessité vertu et dissimulait le naturalisme de sa philosophie sous le manteau de l’idéalisme, Gassendi demeura naïvement matérialiste,. Pour tous ces hommes de science et de pensée, la création du monde selon la lettre de l’Écriture n’était qu’un symbole. On accordait que Dieu était la cause première qui avait mis en branle la grande machine universelle. À cela se bornait l’utilité du grand impresario ; en réalité, il n’avait point de rôle dans le drame de la nature, lequel ne commençait qu’avec les causes secondes. Du reste, l’audace de ces physiciens n’avait d’égale que leur respect pour la religion de l’État, les coutumes de la nation, les mœurs de leurs compatriotes. Ce que Gassendi a dit d’Épicure, pars haec tum erat sapientiae, ut philosophi sentirent cum paucis, loquerentur vero agerentque cum multis nous paraît bien mieux convenir à son temps, et surtout au nôtre, qu’à celui du sage des jardins d’Athènes.
On sait jusqu’à quel point Hobbes porta ce respect ou, si l’on veut, cette superstition des institutions politiques et religieuses de l’État. C’est à l’école nominaliste que ce matérialiste redoutable apprit la logique et la physique. Son esprit en garda un pli qui ne s’effaça jamais. Depuis les sophistes grecs, aucun philosophe peut-être n’a été plus pénétré du caractère relatif et subjectif de nos idées. Ce qu’il avait pu conserver de préjugés scholastiques et ecclésiastiques se perdit dans le commerce da monde où il vécut. C’est en France, où il fut en relations avec les personnages et les savants les plus célèbres, avec Mersenne, Gassendi, etc., que Hobbes lut pour la première fois, à quarante et un ans, les Éléments d’Euclide ; deux ans plus tard, il commençait aussi à Paris l’étude des sciences naturelles. C’est de ces deux disciplines, approfondies avec une ardeur et une solidité de génie admirables, que sortit pour lui une conception purement mécanique des choses, un matérialisme d’une rare conséquence et un sensualisme qui contient en germe celui de Locke. Pour Hobbes la philosophie est une science naturelle ; la transcendance en est bannie ; la fin en est toute pratique. C’est là du reste, Lange en a fait la remarque, une conception qui a chez les Anglais de bien profondes racines et dont témoigne assez le sens qu’ils attachent au mot philosophy. Hobbes est bien le sucesseur de Bacon.
Mais le père de la philosophia civilis connaissait mieux que Bacon les sciences naturelles dé son temps.
Hobbes n’aime pas Aristote ; il hait le pape. La théologie spéculative n’a pas eu de plus grand ennemi que ce contempteur de la philosophie d’école. Il repousse absolument, on le sait, la suprématie spirituelle et temporelle de l’Église. Point d’adversaire plus décidé de l’infaillibilité papale. Mais que la théologie continue à revendiquer le nom de science, que dis-je ? à soutenir qu’elle est la science par excellence et que toutes les autres disciplines de l’esprit humain ne sont que ses humbles servantes, voilà ce que Hobbes ne saurait admettre. La théologie spéculative n’est pas une science, car elle n’a point d’objet ou du moins cet objet est inaccessible. Penser, c’est calculer ; là où il n’y a rien à additionner, rien à soustraire, il n’y a plus de pensée, partant il n’y a pas de science. Si l’enchaînement des causes et des effets conduit à admettre un premier principe moteur, ce qu’est ce principe en lui-même demeure absolument inimaginable, et, en tout cas, contradictoire à tout entendement humain. Là commence le domaine de la foi religieuse. Les idées de Hobbes sur l’origine de la religion sont presque identiques à celles d’Épicure et de Lucrèce : c’est de la terreur de l’homme, tremblant et ignorant devant la nature, qu’est né le sentiment religieux ; en d’autres termes, c’est parce qu’il craint les esprits, ignore les causae secundae, adore ce qui l’épouvante et voit des présages dans de pures rencontres fortuites des choses que l’homme est un animal religieux. Le fond de la pensée de Hobbes sur ce sujet est tout entier dans ces mots du Leviathan que cite Lange en s’étonnant qu’on se soit souvent donné beaucoup de peine pour expliquer la théologie de Hobbes : Metus potentiarum invisibilium, sive fictae illae sint, sive ab historiis acceptae sint publice, religio est ; si publiée aeceptae non sint, superstitio. On n’a jamais marqué avec plus de dédain la limite tout arbitraire (elle est ici essentiellement politique) qui sépare la superstition du sauvage des grandes religions du monde civilisé. Ajoutez que l’État seul a décidé que telle croyance serait la religion. Ainsi, l’autorité de la Bible étant établi en Angleterre par la toute-puissance de l’État, Hobbes doit tenir, il tient pour vrais tous les miracles qui sont racontés dans ce livre et s’efforce de le faire accorder, ainsi que les articles de foi de l’Église anglicane, avec la science de son temps.
C’est que l’État est pour Hobbes la plus haute et même la seule réalité morale. Tant qu’il n’existe pas, il n’y a dans le monde ni bien ni mal, ni vice ni vertu. À l’état de nature, l’homme suit ses instincts de brute, ses appétits violents et sauvages, et il serait alors aussi insensé de lui faire un crime de ses actions qu’à la bête de proie qui égorge et déchire à belles dents les animaux plus faibles. Faire intervenir pour l’homme le libre arbitre serait risible. Vivre, voilà la loi suprême de tout ce qui existe et pour parvenir à cette fin les créatures doivent s’entredévorer. La nature est le théâtre de la lutte éternelle de tous contre tous ; c’est le règne de l’égoïsme implacable et des convoitises féroces, toujours inassouvies ; c’est le sombre empire de la faim et de la mort. C’est encore de l’égoïsme, mais d’un égoïsme raffiné et bien entendu qu’est sorti le besoin de protection mutuelle qui pousse les hommes, ainsi que d’autres animaux, à former des sociétés. Pour Hobbes, de même que plus tard pour Rousseau, il existe un contrat à l’origine entre les peuples et les fondateurs d’États ; à cet égard sa théorie politique est révolutionnaire au premier chef : il ne sait rien d’une hiérarchie sociale ou civile instituée de Dieu, du droit divin au trône, etc. Les principes du Leviathan conviennent mieux au despotisme de Cromwell qu’aux prétentions des Stuarts. Hobbes n’éprouve d’aversion que pour l’anarchie des démocraties et les désordres des sectes religieuses ou politiques tels qu’il avait appris à les connaître en Angleterre. Il sent donc la nécessité d’un gouvernement fort et il tient la monarchie pour le meilleur régime. L’hérédité dérive de l’utilité. La monarchie doit être absolue ; elle doit être assez puissante pour courber toutes les têtes et briser au besoin toutes les résistances. L’homme en effet n’est point porté de sa nature à subir la contrainte, à observer les lois, à obéir même aux institutions qu’il s’est données lui-même. Cette créature n’a jamais été le ζῶον πολιτιϰόν rêvé par Aristote ; ce n’est pas l’instinct politique, c’est le besoin de protéger sa vie et sa propriété qui l’a poussé à s’associer avec ses semblables, mais c’est la terreur du châtiment qui seule peut dompter ses instincts naturels. Avec l’État, avec la vie civile et sociale, a commencé la distinction pratique du bien et du mal, du vice et de la vertu ; car de distinction métaphysique absolue, il n’y en a pas. En face de l’égoïsme obtus et bas des multitudes, sorte de monstre indomptable dont les milliers de têtes aboient et hurlent, se dresse l’égoïsme supérieur de l’État, armé de sa verge de fer. De ces deux égoïsmes en présence, le meilleur est celui de l’État ; voilà pourquoi il faut qu’il triomphe, et sauve en quelque sorte les peuples malgré eux. Tout coup d’État, qui a le bien de la société pour fin, est donc justifié. C’est peu de dire que la force prime le droit : la force est le droit, et le droit est la force.
On admirera la rare conséquence de ce matérialisme, si fort enharmonie d’ailleurs avec la théorie scientifique de l’évolution. Il serait temps que ceux qui professent les doctrines darwinistes et matérialistes cessassent d’entretenir le monde de leur culte du droit, de la liberté et de la vertu, non pas à titre de simples phénomènes sociaux, mais en tant que réalités absolues, antérieures et supérieures aux faits. Si le citoyen a des droits et surtout des devoirs, l’homme n’en a pas. Mais, comme il serait puéril de supposer que la société puisse jamais triompher de la nature, et qu’il suffise de domestiquer et de brider une brute pour en faire un pur esprit, il suit que les devoirs et les vertus sont des nécessités sociales, et que le droit, d’individu à individu ou de nation à nation, n’est, en dernière analyse, que l’expression de la force. Sans aucun doute, cela revient à dire qu’il n’y a pas plus de bien et de mal dans la nature que de haut et de bas dans l’univers, que le droit est une.fiction, la liberté un mensonge et une hypocrisie.
Quand on cherche à se représenter avec quelque précision en quoi le matérialisme du xviie siècle a différé de celui du xviiie, on note tout d’abord l’attitude des matérialistes de ces deux époques devant la religion et la morale. Gassendi et Hobbes non-seulement ont vécu en paix avec l’Église et préconisé la morale chrétienne, mais, à l’exemple d’Épicure, ils ont pratiqué la religion de leur temps et de leur pays. Au contraire, la philosophie matérialiste du xviiie siècle s’est efforcée avant tout de ruiner les fondements dogmatiques et historiques de la foi religieuse, et, par antipathie pour la morale de Jésus, elle a célébré volontiers la morale d’Aristippe. Gassendi avait bien mis en relief le côté sérieux et profond de l’éthique d’Épicure. La Mettrie et les matérialistes du dernier siècle, en plaçant le souverain bien dans la volupté des sens, ont assez montré qu’ils n’entendaient pas mieux le maître et la doctrine que les Romains des derniers temps de la république. Épicure aurait désavoué ces disciples frivoles et superficiels. S’ils se sont laissé corrompre par l’épicurisme, c’est qu’ils l’avaient d’abord corrompu.
Cependant, et abstraction faite de l’action des principes de cette doctrine’sur le développement des méthodes et des hypothèses scientifiques, le matérialisme du xviie siècle a plus d’analogie avec celui du xviiie qu’avec celui du xixe siècle. Hobbes et Gassendi ont vécu dans les cours ou auprès des grands. La Mettrie fut le protégé et l’ami d’un roi. Quand les philosophes, de soumis qu’ils avaient été si longtemps, devinrent agressifs envers l’Église et les pouvoirs publics, c’est que l’aristocratie était devenue hostile au clergé et au roi. À notre époque le matérialisme n’a plus de protecteurs couronnés en Europe. Ce qui peut rester d’ancienne noblesse en France a trop perdu au triomphe des idées modernes, et la nouvelle aristocratie financière est en général trop ignorante ou trop insoucieuse des spéculations métaphysiques pour condescendre encore à soutenir de son crédit des doctrines mille fois dénoncées au monde entier par les églises, par les académies, par les universités. De nos jours, le matérialisme n’a d’autre appui, — en dehors de ce que Lange appelle son droit de parler selon sa conviction, et de ce que nous appellerons plus justement la tolérance des mœurs contemporaines, — que l’accueil d’un grand public toujours plus ouvert aux idées et aux généralités de la philosophie des sciences.
Lange a tracé d’après Macaulay et Buckle un tableau fort brillant de cette société anglaise du xviie siècle dont la frivolité élégante, la légèreté morale et le scepticisme religieux ont si fort favorisé les progrès du matérialisme. Toutefois la liberté des mœurs et de la pensée eut en Angleterre un destin tout autre qu’en France au siècle suivant. Le matérialisme aboutit chez les Français au culte de la volupté ; chez les Anglais, il mena à la pratique de l’économie politique, à la prospérité nationale et aux progrès des sciences industrielles. Enfin, dans l’Angleterre du xviie siècle comme dans celle de nos jours, dans la patrie de Robert Boyle et d’Isaac Newton comme dans celle de Darwin et de Faraday, on retrouve unies ou du moins coexistantes chez tous les penseurs éminents, les conceptions naturelles les plus décidément matérialistes et la vénération la plus profonde pour les dogmes et les habitudes de la tradition religieuse.
Les deux savants anglais de la période où nous sommes arrivés qui contribuèrent le plus à introduire dans les sciences de la nature les principes et les méthodes du matérialisme furent Boyle et Newton. Par Boyle et par Newton la philosophie de Gassendi et de Hobbes pénétra dans les sciences positives, et les découvertes de ces inventeurs assurèrent son empire. Aussi bien, c’est la méthode, c’est l’enquête dans le champ des recherches expérimentales qui passionnent ces deux grands esprits : ils s’écartent des questions spéculatives et se détournent des problèmes évidemment insolubles dans l’état de la science contemporaine. Tous deux sont des empiriques déterminés, bien qu’à considérer le génie de Newton pour les mathématiques et la portée de son principe de la gravitation, on puisse être tenté d’admettre chez lui une prédominance réelle des facultés déductives. Avec Boyle, la chimie entra dans une ère nouvelle ; la rupture avec l’alchimie et avec les idées d’Aristote fut enfin consommée.
Jamais peut-être on n’a poussé plus loin la méthode et le contrôle perpétuel de l’expérience dans les sciences. Boyle avait de l’essence des corps une idée purement matérialiste ; il l’avait en partie puisée dans le Compendium de la philosophie d’Épicure de Gassendi, qu’il loue fort et regrette d’avoir connu tard. Même éloge d’Épicure dans d’autres traités de Boyle, accompagné, il est vrai, des plus vives et des plus sincères protestations contre ses conséquences athées. Boyle compare l’univers à l’horloge de la cathédrale de Strasbourg : c’est pour lui un grand mécanisme mis en mouvement par des lois fixes et déterminées. C’est pour cela précisément qu’il doit avoir eu, comme la fameuse horloge, un auteur intelligent. Du matérialisme d’Épicure et de Lucrèce, il rejette surtout la théorie transformiste et évolutionniste d’Empédocle qui explique la finalité des organismes sans recourir à aucune prescience divine. Certes, il essaie de rendre raison de tous les phénomènes par les seules lois mécaniques du mouvement des atomes, mais ce mouvement, au moins quant à l’impulsion primordiale, il l’attribue, comme Newton, à Dieu, qui s’est même réservé la faculté d’intervenir par des miracles. Il admettait que les corpuscules matériels étaient impénétrables, mais il croyait à l’existence du vide, et il soutint même à ce sujet une polémique assez acerbe avec Hobbes, lequel estimait (ce que nous avons dit de sa théorie sur l’impossibilité d’une action à distance explique pourquoi) que là même où l’espace est vide d’air, il existe encore une sorte d’air plus raréfié. Les attributs de tous les corpuscules matériels sont, suivant Boyle, la forme, la grandeur et le mouvement, et, dès qu’ils se rencontrent, l’ordre et la situation dans l’espace. Les impressions différentes dont les corps affectent nos sens répondent, comme chez Démocrite, à la diversité des éléments. Boyle refuse partout d’entrer plus avant dans la psychologie. D’ailleurs, il compare volontiers les « corps des êtres vivants » à des machines curieusement travaillées, curiosas et elaboratas machinas, et, avec tous les atomistes de l’antiquité, il ne voit dans la naissance et la fin du monde inorganique et organique que l’agrégation et la désagrégation des corpuscules de la matière. Comme Épicure aussi, mais avec une grande supériorité scientifique, il s’en tient dans ses explications multiples des phénomènes à ce qui est possible ; cela lui suffit pour atteindre son but le plus prochain : bannir de la science les qualités occultes et les formes substantielles, et montrer dans le monde entier, aussi loin que s’étend notre expérience, l’enchaînement naturel des causes et des effets.
Moins variée, mais à coup sûr plus profonde a été l’action de Newton sur la conception du système mécanique de l’univers. Quand on parle aujourd’hui de l’attraction, on entend généralement je ne sais quelle « force essentielle de la matière » que l’on se représente entre ciel et terre, dans une sorte de nuage mystique, occupée à attirer les molécules et à les faire agir les unes sur les autres, non sous forme d’ébranlements propagés à l’infini et de communication immédiate du mouvement, mais à distance. Ce serait faire grand tort à Newton (si cela était donné à quelqu’un) que de lui attribuer une pareille imagination. Ennemi des systèmes, fidèle à l’esprit scientifique que nous venons d’indiquer chez lui comme chez Boyle, Newton a laissé complètement de côté la cause matérielle de l’attraction pour s’en tenir à ce qu’il pouvait démontrer : les rapports mathématiques d’un fait universel, d’une loi générale en vertu de laquelle les corps se comportent comme s’ils s’attiraient en raison directe de la masse et en raison inverse des carrés des distances. C’était au moins la troisième fois qu’on avait découvert la formule mathématique d’une loi avant d’en soupçonner l’explication physique. Le cas s’était déjà présenté pour Kepler et pour Galilée. Newton croyait comme tout le monde à une cause physique de la gravitation et de l’attraction. Il répète qu’il laisse de côté, pour des raisons de méthode, les causes physiques inconnues de la pesanteur, mais, encore une fois, il ne doute pas de leur existence.
L’hypothèse qui se présentait d’elle-même touchant cette cause, c’était le choc des corpuscules matériels dans l’espace. Mais on commençait à ne plus se contenter des simples possibilités de la physique d’Épicure. À cet égard, Galilée est supérieur à Descartes, comme Newton et Huyghens le sont à Hobbes et à Boyle, qui croyaient avoir assez fait lorsqu’ils avaient expliqué comment les choses pouvaient se passer. Néanmoins, la modification essentielle que Hobbes avait fait subir au concept de l’atome en soutenant qu’il pouvait exister des corps inconnaissables à force d’infinie petitesse, ne fut pas sans influence sur l’hypothèse scientifique d’un éther impondérable dont les particules en mouvement causeraient par leurs chocs innombrables le phénomène de la gravitation. La physique admit donc qu’on pouvait résoudre les éléments premiers de tous les corps en atomes pesants, c’est-à-dire soumis à la gravitation, et en atomes infiniment plus ténus, non pesants, bien que matériels et soumis aux lois générales du mouvement. C’est dans ces atomes impondérables que l’on chercha la cause de la pesanteur, et pas un seul physicien du temps n’eût songé à imaginer cette cause en dehors des lois mécaniques du mouvement propagé dans l’espace par le moyen de chocs corpusculaires.
On croit énoncer de nos jours le principe du matérialisme même en répétant comme un axiome : point de force sans matière. Mais c’est là une naïveté dont auraient souri les grands mathématiciens et physiciens chrétiens du xviie siècle. Ils n’auraient point compris ce que bien des savants et des philosophes contemporains entendent par le mot force, notamment quand ils parlent de l’attraction. Ils étaient encore de vrais matérialistes au sens antique : ils n’admettaient d’action d’un corps sur un autre que par communication médiate ou immédiate du mouvement des parties. Le choc des atomes ou leur traction imaginée au moyen de crochets, etc., simple modification du choc corpusculaire, demeurait le type de tout mécanisme. Newton eût surtout tenu pour absurde l’hypothèse d’une action à distance d’un corps sur un autre. En tout cas, attraction était pour lui synonyme d’impulsus, de choc.
Huyghens, le grand précurseur et le contemporain de Newton, Huyghens qui déclarait que dans la vraie philosophie les causes de toutes les actions naturelles devaient être expliquées per rationes mechanicas, disait de même qu’il ne pouvait croire que Newton eût considéré la pesanteur comme une propriété essentielle de la matière. Kant, dans son Histoire naturelle générale et théorie du ciel (1755), où avec la théorie de Newton il présenta l’hypothèse hardie que l’on connaît sous le nom de l’hypothèse de Kant et de Laplace, reconnut dans la Préface que sa propre théorie ressemblait fort au système de Leucippe, de Démocrite et d’Épicure. Mais, depuis bien des années déjà, une physique nouvelle était sortie de la grande découverte mathématique de Newton. On élimina la cause matérielle du phénomène de la gravitation, et la loi mathématique fut élevée au rang de cause physique. Le concept de choc corpusculaire des atomes se transforma en une vague abstraction cosmique qui régit l’univers sans se servir de la matière. Dès 1713, le mathématicien anglais Cotes, dans la préface qu’il mit à la seconde édition des Principes, de Newton, prononçait une philippique contre les matérialistes qui dérivent toute chose de la nécessité et ne laissent rien à la volonté du Créateur. À ses yeux, le plus grand mérite du système de Newton est qu’il permettait de tout rapporter à cette libre volonté. En effet, quelle meilleure preuve de la belle ordonnance et de l’harmonie providentielle de l’univers ! Voilà ce qu’était devenue, dans la tradition même de l’école newtonienne, cette « cause physique » de la gravitation et de l’attraction dont l’existence n’avait pas plus fait doute pour Newton que pour aucun des physiciens et mathématiciens instruits de son temps. Ce que dans l’œuvre de Newton la postérité a volontiers célébré comme la découverte de l’harmonie de l’univers, ce grand homme l’appelait une si grosse absurdité qu’à son sens aucune tête philosophique n’y tomberait jamais.
Dans les temps modernes ainsi qu’aux jours antiques, le sensualisme est issu du matérialisme par une sorte de développement naturel. Quand rien ne vient troubler ce développement de la pensée philosophique, on l’a souvent vu évoluer comme aux deux derniers siècles, où l’empirisme de Bacon, par exemple, conduisit au matérialisme de Hobbes, et celui-ci au sensualisme de Locke, d’où sont sortis comme des rameaux l’idéalisme de Berkeley, le scepticisme de Hume et le criticisme de Kant. L’écueil du sensualisme, c’est sa simplicité. Locke, en cherchant à fixer l’origine et les limites de la connaissance, est sans doute un précurseur de Hume et de Kant, et la critique du langage, à laquelle aboutit toute sa critique de l’entendement, a une bien autre portée que celle des sophistes. Dans la lutte qu’il soutient contre la doctrine des idées innées, il possède également une érudition inconnue aux anciens. S’appuyer sur l’exemple des enfants, des gens du commun et des idiots, pour prouver que nos propositions abstraites, loin d’être innées, n’apparaissent qu’à un moment du développement mental, ou n’apparaissent pas du tout, si certaines conditions viennent à manquer ; montrer que l’enfant sait que ce qui est doux n’est pas amer longtemps avant de connaître le principe logique de contradiction, en d’autres termes, que la connaissance du particulier précède celle du général ; établir savamment que toute connaissance a ses racines dans l’expérience sensible, et non-seulement nos idées simples de couleur, de son, d’étendue et de mouvement, etc., mais ce que nous appelons nos idées abstraites ; indiquer par quel artifice, pour avoir vu constamment paraître dans une certaine liaison des sons, des couleurs, etc., nous en venons à nous former l’idée composite d’une substance qui doit supporter ces apparences diverses ; enfin, reconnaître que les sentiments et les passions naissent aussi de la répétition et de la liaison des sensations simples, — c’était faire de la psychologie une étude comparée, exacte, expérimentale, partant une véritable science. Il est certes impossible d’admettre qu’il puisse y avoir dans l’entendement quelque idée ou notion qui n’y soit point née d’une sensation transformée. Mais l’esprit humain, quand on le considère tel que les siècles l’ont façonné, demande une explication moins radicale ou plus prochaine. Si l’expérience sensible est un élément de la connaissance, l’intellect en est un autre. C’est, on le sait, dans Aristote que se trouve l’image de la table rase sur laquelle rien n’est écrit actu ; chez Locke l’esprit est simplement donné comme « white paper. » Encore un coup c’est trop simple. Aristote au moins, appliquant à l’entendement la théorie de l’acte et de la puissance, n’est pas très-éloigné de ceux qui, avec Leibniz et Kant, croient que l’esprit apporte avec lui certaines formes qui concourent à la connaissance et déterminent la nature de toutes nos représentations subjectives.
Le matérialisme au XVIIIe siècle.
Quand les littérateurs parlent du matérialisme, ils songent d’ordinaire aux philosophes français du dernier siècle. C’est en France, il est vrai, que, pour la première fois depuis l’antiquité, cette doctrine fut ordonnée en système par le baron d’Holbach. Mais ce serait bien mal connaître les Français que de croire qu’ils aient jamais pu être matérialistes, surtout pendant un siècle ! Ils ont en général trop de légèreté et de fantaisie dans l’esprit pour s’accommoder d’une conception purement scientifique des choses. Le sens commun, qui chez eux a toujours le dernier mot, n’a pas de goût pour une philosophie qui prétend se passer de Providence, de causes finales, d’intuitions rationnelles a priori, de morale naturelle ou révélée, d’âme immortelle et de Dieu personnel. Le jour où les Français, avec leur génie géométrique, se résigneraient à perdre ces belles illusions, ils seraient bien prêts de devenir matérialistes ; mais seraient-ils encore Français ? La terre classique du matérialisme dans les temps modernes, ce n’est pas la France, c’est l’Angleterre, c’est la patrie de Roger Bacon et d’Occam, le pays de Bacon de Verulam, qui ne manqua que d’un peu de conséquence et de décision, et de Hobbes, qui ne manqua ni de l’une ni de l’autre, et qui doit certes autant aux traditions de la pensée anglaise qu’à l’exemple et à la doctrine de Gassendi. Ce pli de l’esprit britannique est si fort que le déisme même d’un Robert Boyle ou d’un Newton s’y concilie avec une conception mécanique et purement matérialiste de l’univers. Sans doute une telle manière de voir n’implique pas la négation d’une cause suprême intelligente, mais elle est encore plus éloignée d’exclure l’athéisme, et Laplace s’est chargé de tirer la conclusion véritable des principes de la physique de Newton.
Le commerce intellectuel de la France et de l’Angleterre commença surtout, on le sait, après le règne de Louis XIV. Tandis qu’auparavant les plus grands esprits de ce pays venaient souvent en France compléter leur instruction, les meilleures têtes françaises allèrent à l’école de la Grande-Bretagne ; on apprit la langue des Anglais, on voulut connaître leur littérature, on s’initia à leur philosophie. Le goût inné des Français pour les spéculations politiques fut surtout séduit par l’esprit libéral de la constitution anglaise, par les doctrines de la liberté civile et de l’inviolabilité des droits du citoyen. Le fruit de cet hymen étrange du matérialisme anglais et du scepticisme français fut la haine, chaque jour grandissante en France, du christianisme et des institutions de l’Église. En somme, cet embryon de philosophie tenait bien plus de l’humeur française que du tempérament anglais. Car ce n’est pas précisément à ce résultat qu’étaient arrivés Newton, Hartley ou Priestley. C’est donc une chose assez singulière, mais cependant fort explicable, que la philosophie de Newton ait servi en France de préparation à l’athéisme.
Quand cette philosophie fut introduite en France par Voltaire, les Cartésiens n’avaient plus guère de crédit, si ce n’est, est-il besoin de le dire’? à l’Académie et dans l’Université. Ce qui manquait surtout à la doctrine des tourbillons, c’était ce qui imposait à tous les bons esprits la théorie de la gravitation et de l’attraction, j’entends un vaste ensemble, un système magistral de preuves mathématiques. Aucun système n’était plus propre à frapper l’esprit exact et clair des Français, et non pas seulement un Maupertuis ou un d’Alembert, mais un Voltaire, un pur lettré, qui, malgré son beau zèle de physicien, de chimiste et de géomètre, ne dépassa jamais les éléments des sciences physiques et mathématiques. Ce n’est pas Voltaire qu’on prendra, comme Laplace, à tirer les dernières conséquences de la conception du monde de Newton. S’il ne fit pas sa paix avec l’Église comme ses maîtres d’au-delà de la Manche, il resta toujours fidèle aux deux grands principes de leur métaphysique. Le même homme qui ne respire que pour « écraser l’infâme », est grand partisan des causes finales et soutient avec plus de décision qu’un Clarke le dogme de l’existence de Dieu. Dieu est pour lui un artiste suprême qui a fait le monde avec sagesse et le dirige vers le bien. Si, après le tremblement de terre de Lisbonne, dit-on. Voltaire, jusque-là optimiste, devint pessimiste, et composa le prodigieux chef-d’œuvre d’ironie qui n’a d’égal dans aucune langue, rien ne demeura pourtant plus éloigné de sa pensée que d’imaginer l’univers comme un nuage de matière cosmique, passant par différents états de condensation et produisant tout ce qui existe sans but ni dessein. Voltaire tenait fort à n’être point matérialiste.
S’il a montré moins de fanatisme, de rage froide et sectaire que Rousseau, contre le Système de la nature, c’est qu’il n’était pas de Genève, et qu’il possédait infiniment d’esprit : mais il était homme à faire brûler cette « Bible de l’athéisme. »
Si Voltaire n’était guère mieux doué pour la philosophie première que pour les sciences naturelles, il ne manquait nullement de pénétration en psychologie, et il allait même ici plus loin que Locke. Il ne reculait pas devant ce fait d’expérience : La matière sent et pense. Il tenait donc volontiers « l’âme » pour une « abstraction réalisée. » Mais, avec Locke, il s’empressait d’ajouter qu’aussi bien ce serait une impiété de soutenir qu’il est impossible au créateur d’avoir pétri l’homme d’une manière pensante.
Croyait-il à l’immortalité de l’âme ? On ne le saurait dire. Il balançait entre les raisons théoriques, qui rendent cette croyance invraisemblable, et les raisons pratiques qui semblent l’affirmer comme une nécessité morale, nouveau trait qu’a Voltaire en commun avec Kant. Dans la philosophie morale, ce n’est plus Locke, c’est un disciple de Locke, Shaftesbury, que suit Voltaire. Il ne pouvait se faire à la doctrine de la relativité des notions de bien et de mal que Locke, après Hobbes, avait établie sur l’absence d’idées innées et sur les observations des voyageurs dans les différentes parties du monde. Le bon sens de Voltaire se révoltait à l’idée d’admettre que ce pouvait être une bonne action, selon les latitudes, de pardonner à son ennemi ou de le manger. Cela dérangeait la belle ordonnance des choses qu’il rêvait dans l’univers et contrariait son amour de la symétrie. Il s’en tenait donc à la doctrine aussi simple que superficielle de la distinction absolue du bien et du mal, en quelque lieu et en quelque temps que ce soit. Avec Rousseau, avec tous ceux qui surtout en France ont cultivé la philosophie oratoire. Voltaire invoque la conscience, et croit qu’en naissant chaque homme apporte avec soi un exemplaire tout relié de la loi morale.
Diderot a élevé jusqu’à l’enthousiasme cette foi en la vertu et en l’excellence de l’âme humaine. Avant la publication de l’Homme machine, Diderot n’était rien moins que matérialiste ; la société du baron d’Holbach, les écrits de Maupertuis, de Robinet, de La Mettrie, ont eu plus d’influence sur lui à cet égard qu’il n’en a exercée sur le matérialisme de son siècle. S’il n’avait rédigé des parties considérables du Système de la nature, on pourrait, sans inconvénient, ne pas même prononcer son nom dans cette histoire. À l’époque où il commença l’Encyclopédie, Diderot n’était rien encore de ce qu’on veut qu’il soit devenu. La Mettrie avait composé son Histoire naturelle de l’âme, qu’il en était encore au point de vue de Shaftesbury, d’accord en cela avec la plupart des philosophes et des libres penseurs français, qui, dans leur lutte contre la foi chrétienne, s’appuyaient volontiers sur les déistes anglais. En traduisant l’Essai sur le mérite et la vertu, Diderot tempérait l’audace de son auteur, et, dans les remarques, atténuait la force des propositions malsonnantes. Il croyait alors à l’existence d’un ordre providentiel dans la nature et malmenait les athées. Dans ses Pensées philosophiques (un an plus tard), il estime, en se rattachant à la téléologie anglaise dérivée des Principes de Newton, que les progrès des sciences de la nature ont porté le plus rude coup à l’athéisme et au matérialisme. Où la toute-puissance, l’industrie infinie du créateur se montre-t-elle avec plus d’éclat que sous le champ du microscope ! L’aile d’un papillon, l’œil d’une mouche, il n’en fallait pas plus pour écraser un athée.
Je ne puis douter que Diderot, avec le tour d’esprit et le genre d’humeur qu’on lui connaît, ne fût de très-bonne foi en parlant ainsi. Jamais on ne réussira, quelque peine qu’on se donne, à tirer un athée et un matérialiste de cet artiste enthousiaste, de ce poëte panthéiste, de cet esprit indécis et timide dans les choses de la pensée pure, et toujours religieux même lorsqu’il se monte au blasphème. Rosenkranz, qui a si bien étudié la vie et l’œuvre de Diderot, a noté que, même dans le Rêve de d’Alembert, règne une philosophie dynamique aussi contraire que possible au matérialisme. Les molécules sensibles et vivantes, dont l’ « apposition successive » constitue l’homme ou l’animal, possèdent un moi avant cette réunion : comment de tous ces moi, un moi, une conscience résulte-t-elle ? La difficulté n’est pas à proprement parler psychologique, car ce que nous savons du son, démontre qu’une perception unique pour la conscience est en réalité constituée par la somme d’innombrables sensations élémentaires. La contiguïté des atomes n’expliquerait pas ce phénomène ; il faut admettre la continuité, du moins chez certains êtres organisés. « La différence de la grappe d’abeilles continues et de la grappe d’abeilles contiguës, dit Bordeu dans le Rêve de d’Alembert, est précisément celle des animaux ordinaires, tels que nous, les poissons, et des vers, des serpents et des animaux polypeux. »
Cette question est traitée avec bien plus de suite et de profondeur dans un écrit de Maupertuis que Diderot crut devoir réfuter dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754). Je veux parler d’une très-curieuse dissertation que Maupertuis présenta au public, en 1751, comme une thèse latine soutenue par un prétendu docteur allemand, Baumann, et qui a été réimprimée dans ses œuvres sous le titre de Systeme de la Nature. Dans ce Système de la Nature, Maupertuis soutient que chacune des plus petites particules matérielles ou molécules, chaque élément ou atome, est doué de quelque propriété semblable à ce que nous appelons désir, aversion, mémoire[2]; il admet dans la matière, inorganique « quelque degré d’intelligence. » Il énumère trois théories touchant la formation des corps organisés : 1° les éléments bruts et sans intelligence, par le seul hasard de leurs rencontres, auraient formé l’univers ; 2° l’Être suprême, ou des êtres à lui subordonnés, distincts de la matière, auraient employé les éléments comme l’architecte emploie les pierres dans la construction des édifices ; 3º les éléments eux-mêmes, doués d’intelligence, s’arrangent et s’unissent pour remplir les vues du Créateur[3]. C’est la troisième hypothèse pour laquelle tient Maupertuis.
Cette vue est aussi celle. de J.-B. Robinet, dont le livre intitulé : De la nature, parut à Amsterdam en 1761 et dans les années suivantes. De l’ouvrage en lui-même, qui est assurément très-hardi pour l’époque, mais que défigurent trop d’hypothèses et de fantaisies extravagantes, nous ne dirons rien. On peut y voir une contrefaçon de la monadologie de Leibniz ou un prototype de la philosophie de la nature de Schelling : c’est plutôt une théorie matérialiste, ou mieux une sorte de naturalisme panthéiste. L*écueil inévitable du matérialisme antique, nous avons eu souvent occasion de le répéter, c’est qu’il attribue à une agrégation d’atomes en soi insensibles, homme ou animal, la sensation et la pensée ; il constate dans le tout des propriétés qui par définition n’existent point dans les parties. Peut-être en est —il réellement ainsi, mais l’entendement humain ne le saurait comprendre. Gassendi n’a pas plus réussi que Hobbes à lever la difficulté en identifiant avec la pensée un genre déterminé de mouvements corpusculaires. Tout le monde admet que la sensation et la pensée ne se manifestent jamais sans mouvements matériels, mais s’il est possible qu’il n’y ait là qu’un fait unique considéré sous deux aspects, interne et externe, il n’est pas impossible non plus que la chose soit plus compliquée. La seule solution consistait à douer du sentiment, comme d’une propriété essentielle, les particules » ultimes de la matière ou atomes : c’est ce qu’essaya de faire Robinet, après Diderot et Maupertuis.
La psychologie de Robinet, à ne la considérer qu’au point de vue des processus de l’organisme, rappelle parfois celle de certains physiologistes de notre temps. Ainsi, de même que les voUtions de l’âme dépendent des ébranlements des « fibres volitives, » tout ce qui existe dans l’entendement humain y a sa raison d’être dans le jeu des « fibres intellectuelles » du cerveau. « Une volition, dit-il, est pour le cerveau le mouvement d’un certain système de fibres ; dans l’âme c’est ce qu’elle éprouve en conséquence du mouvement des fibres : c’est une inclinaison à quelque chose. En effet, le propre du mouvement des fibres volitives est de faire vouloir l’âme, de la porter, de l’incliner à quelque chose. Ce quelque chose est une sensation ou une idée. Ce doit être ce qui produit le mouvement des fibres volitives : or elles ne sont mues que par l’action des fibres intellectuelles et des fibres sensitives. Le jeu des organes intellectuels et sensitifs est soumis à l’action des objets. Cela veut dire que la liberté est déterminée à l’acte par la volonté ; que la faculté de vouloir est elle-même déterminée par celles de sentir et de penser, et celles-ci par les impressions des objets sur les sens. »
Dans ce grand xviiie siècle qui, à en croire la renommée, aurait été en France le siècle de l’athéisme et du matérialisme, je ne trouve qu’un athée déclaré, le baron d’Holbach, et un franc matérialiste, La Mettrie. Diderot, nous l’avons vu, est une sorte de grand prêtre ivre de son dieu, la Nature ; si Lange le veut absolument, nous accorderons qu’il a traversé le matérialisme, mais comme Sainte-Beuve a traversé le romantisme. D’Alembert avait dépassé le point de vue du matérialisme vulgaire, d’un matérialisme qui n’est pas d’ailleurs celui de La Mettrie : il admettait que ce que nous appelons la nature n’est qu’un flux et reflux de vaines apparences sensibles et qu’en dehors de nous il n’y a rien qui réponde réellement à ce que nous croyons apercevoir. Buffon, Grimm, Helvétius inclinent bien vers le matérialisme, mais l’un était trop prudent, l’autre trop diplomate, et le troisième trop superficiel pour développer cette doctrine avec ampleur et conséquence.
Parlons d’abord de l’athée[4], nous parlerons ensuite du plus grand matérialiste de ce siècle, quoique l’Histoire naturelle de l’âme et l’Homme machine de La Mettrie aient précédé de bien des années le Système de la Nature.
Ce livre est tout allemand : la marche didactique de l’exposition, le langage un peu solennel, la rigueur et l’enchaînement des déductions, en font une œuvre austère qui ne pouvait être du goût de tous les Français de la fin du xviiie siècle. Paul Heinrich Dietrich von Holbach, riche baron allemand né en 1723 à Heidelsheim, dans le Palatinat, était venu fort jeune à Paris ; comme Grimm, il était presque devenu Français, mais au contraire de Grimm, il resta Allemand dans sa façon d’écrire et de penser. S’il y a de bonnes pages dans le Système de la Nature, elles sont de Diderot, de Lagrange et de Naigeon. Le baron d’Holbach n’en demeure pas moins l’auteur véritable de ce livre ; s’il n’a pas tout écrit, il a tout conçu et voulu. Il possédait dans des sciences naturelles une foule de connaissances très-réelles ; il avait particulièrement étudié la chimie. Bien qu’elle ne dépasse pas l’hédonisme antique, son éthique est pure et grave : il lui manque la belle harmonie, surtout la sérénité souriante de celle d’Épicure. Ainsi que ses contemporains français, Holbach méconnaît absolument la haute valeur morale et la part d’idéal que contiennent les institutions traditionnelles de l’État et de l’Église : Lange y voit la conséquence du tempérament peu poétique des Français.
Ce qui distingue le Système de la Nature des autres livres matérialistes, c’est la franchise avec laquelle l’idée de Dieu y est attaquée, ruinée, nettement niée. Toute la deuxième partie de l’œuvre, la plus considérable, est consacrée à cette lutte décisive dans l’histoire de la pensée. Presque aucun écrit matérialiste, soit dans l’antiquité, soit aux temps modernes, n’avait osé tirer cette conséquence des prémisses du système ; Lucrèce lui-même, qui a trouvé son génie dans la haine des dieux, et qui avant tout veut délivrer l’homme du joug de la religion, laisse encore, d’accord avec son maître, les vagues fantômes des immortels couler une existence bienheureuse dans quelque province de l’univers. Hobbes est certainement en théorie le philosophe le moins éloigné de l’athéisme qui se puisse imaginer ; dans un État athée il eût fait pendre tout citoyen qui aurait enseigné l’existence de Dieu : en Angleterre il crut tous les articles de foi de l’Église anglicane. Enfin La Mettrie, en dépit de son franc parler, a dissimulé en cette matière son sentiment véritable et ne s’est d’ailleurs occupé que de l’homme. Chez le baron d’Holbach la négation de Dieu est pour la première fois radicale et absolue.
Les chapitres où le baron d’Holbach a prouvé qu’il y a des athées et que l’athéisme est compatible avec la morale sont solides et bien pensés. Il s’appuie ici sur Bayle qui a montré le premier que les hommes n’agissent point d’après leurs principes, mais selon leurs passions et leurs appétits. « Ce ne sont point, a dit Bayle, les opinions générales de l’esprit qui nous déterminent à agir, mais les passions. » Autre question qui ne manque point d’intérêt : un peuple d’athées pourrait-il subsister ? Certes, si le matérialisme français se distingue par quelque caractère bien accusé du matérialisme anglais, c’est par son esprit révolutionnaire, par ses tendances démocratiques, niveleuses, radicales. On ne dira pas que le baron d’Holbach fût moins révolutionnaire que La Mettrie ou Diderot, lui qui était à peu près exclu des salons de l’aristocratie parisienne. En outre, il n’a pas fait comme tant d’autres écrivains, comme Voltaire, par exemple, qui, tout en travaillant de toute leur force à jeter bas ce qui restait debout dans l’État et dans la société, se comportaient en aristocrates, méprisaient les paysans et déclaraient tout net qu’il fallait un Dieu pour les gens du commun, sinon que les rustres cesseraient d’apporter au château leurs redevances. Holbach, cependant, n’a pas hésité à écrire que « l’athéisme n’est point fait pour le vulgaire, ni même pour le plus grand nombre des hommes. »
C’est que l’athéisme, en tant qu’il repose sur la connaissance des lois et des phénomènes naturels, ne peut être le fait de la grande masse des hommes qui n’ont ni le loisir ni le goût d’approfondir cette matière. D’autre part, le Système de la Nature n’indique point aux simples la religion comme un succédané de la philosophie. La multitude paraît d’autant plus à plaindre que la doctrine matérialiste n’a point d’idéal esthétique à lui proposer. En effet, ainsi que l’a noté Lange, le matérialisme, par la négation d’un ordre, d’une intelligence, d’une finalité consciente de l’univers n’est pas seulement l’irréconciliable ennemi de la religion : il est aussi plus ou moins hostile à la poésie et à l’art. S’il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature, le beau et le laid n’existent, comme le bien et le mal, que dans notre esprit. Le vrai, ou ce qui nous paraît le moins éloigné de la réalité, reste seul sur les ruines du beau et du bien considérés comme idéals transcendants ou innés selon les écoles. Dans la critique d’art, le matérialiste insistera sur la vérité de la nature dans l’art ; il aura peu de goût pour la recherche de l’idéal et du beau proprement dit. L’idéal s’évanouit ; le beau est subordonné au vrai. Mais nous estimons que c’est précisément dans cette subordination nécessaire du beau et du bien au vrai qu’est le signe infaillible du triomphe définitif de l’athéisme et du matérialisme. Sans doute, l’idéal du vrai, l’idéal de la science, n’est aussi qu’un mirage ; du moins est-il causé par quelque être réel ou objectif, par cet ensemble de choses que nous appelons la nature, et dont notre intelligence étudie curieusement les rapports constants. Mais le bien et le beau sont de pures illusions subjectives, de véritables hallucinations, qui n’apparaissent que chez certains êtres organisés d’une durée éphémère dans l’évolution des mondes.
La Mettrie est presque le seul matérialiste authentique de cette époque. De plus, par une bonne fortune bien rare, il est arrivé à ceux qui s’attendaient à rencontrer un auteur de trouver un homme. Toute une littérature vient de se former autour de ce philosophe, que Diderot appelait si plaisamment « l’apologiste du vice et le détracteur de la vérité. » S’il eut au dernier siècle quelque célébrité, ce fut celle d’un libertin cynique qui ne croyait à rien, pas même aux médecins et aux philosophes de son temps. Une étude attentive de l’homme et de son œuvre a rendu la postérité plus équitable. Il n’y a qu’une voix en Allemagne et en France sur La Mettrie, et c’est l’estime, c’est l’intérêt, c’est la sympathie qui dominent dans les jugements autorisés de Lange, de Jules Assézat[5], de Nérée Quépat[6] et de Du Bois-Reymond[7].
Les Français ont réhabilité l’homme et le philosophe, les Allemands, le médecin et le naturaliste. Maupertuis, il est vrai, avait déjà rendu publiquement justice au bon cœur de son compatriote dans une lettre excellente qu’il adressa, comme président de l’Académie de Berlin, au célèbre physiologiste Haller. On sait à quelle occasion. Haller, membre de l’Académie, avait cru devoir protester et contre la dédicace que La Mettrie lui avait faite de l’Homme machine et contre une brochure où le fantasque Malouin, se piquant au jeu, osait se donner pour l’ami, pour le disciple, pour le compagnon des parties fines du vieux et respectable professeur ! La vérité est que La Mettrie n’avait jamais vu Haller et qu’il n’était jamais allé à Gœttingue. Maupertuis en convient, car son ami le lui avait dit cent fois. Pourquoi donc dédier un livre tel que l’Homme machine à un savant dont les principes religieux étaient bien connus ? Pourquoi ? Maupertuis le dit à Haller : « Il ne vous avait mis dans ses ouvrages que parce que vous étiez célèbre, et que les esprits qui coulaient au hasard dans son cerveau avaient rencontré les syllabes de votre nom. » J’ai rappelé ce trait, où il y a plus de gaieté que de malice, d’abord parce que c’est le seul qu’on pourrait être tenté de blâmer dans toute la vie de La Mettrie, ensuite parce que cette piquante facétie nous fait en quelque sorte toucher au vif le point vulnérable de cet esprit où presque rien ne manquait, pas même le grain de folie sans lequel on ne saurait passer grand homme.
Lange a pris le meilleur parti pour rendre à La Mettrie ce qui est à La Mettrie : il a établi par la chronologie que La Mettrie n’est pas plus un disciple de Condillac que du baron d’Holbach, par cette raison bien simple que l’Histoire naturelle de l’âme est de 1745, et que le premier ouvrage du célèbre abbé, l’Essai sur l’origine des connaissances humaine, parut en 1749. Il faut donc espérer qu’on cessera de répéter que le matérialisme français est sorti du sensualisme de Condillac. Quant à l’autre erreur, elle tombe d’elle-même,’ dès qu’on connaît, sans parler des dates, l’opinion des encyclopédistes sur La Mettrie. Si l’on excepte Montesquieu et Voltaire, La Mettrie précède dans le temps tous les philosophes du xviiie siècle, Rousseau, Diderot, Helvétius, Condillac, d’Alembert, d’Holbach, qui l’ont plus ou moins copié. Buffon commença en 1749 la publication de sa grande Histoire naturelle (les trois premiers volumes), mais il ne développa que dans le tome quatrième l’idée de l’unité de plan manifestée dans la diversité des organismes, pensée que l’on retrouve bien dans le Système de la nature (1751) de Maupertuis et dans les Pensées (1754) de Diderot sur l’interprétation de la nature, mais qui était déjà très-clairement exprimée dans l’Homme plante (1748), ouvrage que La Mettrie écrivit à l’occasion du livre de Linné, Classes plantarum. La Mettrie cite Linné ; mais lui, aucun de ceux qui ont écrit après l’avoir lu ne l’a cité. C’est ainsi que Lange a commencé par établir solidement la primauté de La Mettrie dans l’histoire de la pensée au dernier siècle.
Lange s’est visiblement complu à étudier l’homme chez le philosophe : il le regarde vivre. Que La Mettrie fût une plus noble nature que Voltaire et Rousseau, cela ne fait point doute pour l’historien allemand. Aussi bien la tradition sur ce point est vieille en Prusse. « M. La Mettrie, a écrit Frédéric le Grand dans l’Éloge qu’il composa pour son ami et qui fut lu en séance publique de l’Académie de Berlin, M. La Mettrie était né avec un fond de gaîté naturelle intarissable ; il avait l’esprit vif et l’imagination si féconde, qu’elle faisait croître des fleurs dans le terrain aride de la médecine. La nature l’avait fait orateur et philosophe ; mais un présent plus précieux encore qu’il reçut d’elle, fut une âme pure et un cœur serviable. » Que l’on rapproche ces paroles, qui ne sont pour ceux qui connaissent La Mettrie que l’expression de la plus exacte vérité, des injures et des calomnies haineuses de Voltaire, de Diderot et des encyclopédistes ! Il y avait plus qu’un satirique impitoyable et un franc contempteur des préjugés dans cet Aristippe du matérialisme moderne : il y avait aussi un apii ingénu et sincère de la vérité scientifique. Une âme vulgaire se serait inclinée devant l’orthodoxie de la Faculté de médecine de Paris ; il n’aurait point perdu des années entières à traduire Boerhaave pour les Français, lesquels ne pouvaient qu’être indisposés contre les idées d’un étranger. Mais La Mettrie était un de ces prodigieux entêtés de la race de Maupertuis, de Broussais, de Lamennais, de Chateaubriand ; il allait de l’avant et ne se mettait guère en peine de l’opinion, pourvu qu’il put suivre en toute liberté les inspirations de sa nature primesautière : c’est celle-ci qui de gaîté de cœur lui a fait commettre toutes les fautes imaginables, du moins aux yeux du monde. Jamais on ne fut moins habile homme, moins entendu, plus dédaigneux de l’estime des sots et des pharisiens, partant du grand nombre. Malgré tout, et en dépit des peintures un peu crues de ses livres, « on ne connaît pas une seule mauvaise action de La Mettrie », dit très bien Lange, qui ajoute : « Il n’a pas mis ses enfants aux Enfants trouvés, comme Rousseau ; il n’a pas trahi deux fiancées, comme Swift ; il n’est pas convaincu de concussion, comme Bacon, ni soupçonné d’avoir altéré des documents, comme Voltaire. Dans ses écrits, le crime est excusé comme étant le fait d’une maladie ; nulle part il n’est conseillé comme dans la célèbre Fable des abeilles de Mandeville. C’est à bon droit que La Mettrie a combattu la brutale dureté de la législation, et quand il veut mettre le médecin à la place du théologien et du juge, s’il se trompe, du moins il ne cherche pas à diminuer l’horreur du crime… Répétons-le : il est en fait bien étonnant qu’en dépit de l’immense colère qui s’éleva partout contre La Mettrie, pas une seule accusation positive n’ait été formulée contre sa vie. »
Les écrits de La Mettrie, voilà l’origine des déclamations qui retentissent encore parmi nous sur la corruption de ses mœurs et la perversité de sa nature. La morale de ce philosophe, dont il existe tant de caricatures, renferme déjà dans le Discours sur le bonheur tous les principes essentiels de celle qui parait ordonnée en système chez Holbach et chez Volney. L’absolu y fait naturellement place au relatif, ainsi que chez Hobbes et chez Locke. Ce qui appartient en propre à La Mettrie, c’est une théorie du plaisir, son art de jouir, devenu chez ses successeurs la doctrine de l’utile et de l’égoïsme bien entendu, et l’influence considérable qu’il attribue à l’éducation sur la morale, en particulier touchant la notion du remords. Ce sont là des opinions personnelles qui peuvent s’expliquer par le tempérament de l’homme et par les illusions généreuses que le philosophe partageait avec ses compatriotes. Sa théorie du remords, au contraire, me parait profonde : « Les méchants peuvent être heureux, a écrit La Mettrie dans l’Anti-Sénèque, s’ils peuvent être méchants sans remords. J’ose dire plus : celui qui n’aura point de remords vivra dans une telle familiarité avec le crime, que les vices seront pour lui des vertus… Tel est le merveilleux empire d’une tranquillité que rien ne peut troubler. toi qu’on appelle communément malheureux, et qui les en effet vis-à-vis de la société, devant toi-même tu peux donc être tranquille. Tu n’as qu’à étouffer les remords par la réflexion (si elle en a la force) ou par des habitudes contraires plus puissantes. Si tu n’avais été élevé dans les idées qui en sont la base, tu n’aurais point eu ces ennemis à combattre. Ce n’est pas tout, il faut que tu méprises la vie autant que l’estime et la haine publiques. Alors en effet, je le soutiens, parricide, incestueux, voleur, scélérat, infâme et juste objet de l’exécration des honnêtes gens, tu seras heureux cependant. »
La Mettrie a voulu prouver dans cette thèse philosophique, comme il l’a dit lui-même, que « les remords sont des préjugés de l’éducation et que l’homme est une machine qu’un fanatisme absolu gouverne impérieusement. » Il est bien évident qu’il ne s’inquiète pas et qu’il n’a pas à s’inquiéter des conséquences pratiques de pareilles doctrines. Il lui suffit qu’elles soient vraies ou vraisemblables[8] : « Toutes ces questions peuvent être mises dans la classe du point mathématique qui n’existe que dans la tête des géomètres et de tant de problèmes de géométrie et d’algèbre dont la solution claire et idéale montre toute la force de l’esprit humain, force qui n’est pas ennemie des lois, théorie innocente et de pure curiosité, qui est si peu réversible à la pratique qu’on n’en peut faire plus d’usage que de toutes ces vérités métaphysiques de la plus haute géométrie. » Dans la pratique, La Mettrie prend la peine d’avertir les gens que les lois civiles et politiques sont infiniment moins faciles que sa philosophie. Quand le malfaiteur échapperait à ses remords, il n’échapperait pas aux bourreaux et aux gibets : « Grains-les plus que ta conscience et les dieux ! » s’écrie La Mettrie dans un de ces accès d’humour dont il ne peut se défendre. C’est précisément cette fantaisie fougueuse, ce sarcasme acéré, impitoyable à tous, et ce manque de gravité doctrinale, d’hypocrisie professionnelle, qui scandalisaient si fort la coterie des encyclopédistes. Ce n’est pas que ceux-ci ne partageassent ses idées ; on a vu qu’ils avaient appris à pense ? dans ses livres. Mais, ainsi que tous les partis qui aspirent à s’emparer de l’opinion et qui se sentent surveillés, épiés par des adversaires habiles à profiter de la moindre faute, ils se tenaient bien, prenaient des attitudes correctes et volontiers faisaient étalage d’une morale austère, de mœurs incorruptibles. Du Bois-Reymond a mis le doigt sur le mal avec une habileté de praticien consommé. « On sait, dit-il, quelle importance exagérée le siècle dernier et la philosophie française surtout accordaient à la morale. Chez les peuples les plus divers la corruption des mœurs a presque toujours été en proportion directe du nombre des discours sur la vertu. C’est dans la France de Louis XV qu’éclatent les hymnes des encyclopédistes à la morale, vides et monotones comme le coassement des grenouilles dans une mare fangeuse. Les prix Monthyon sont un signe du même temps que les Liaisons dangereuses[9]. »
Ce qui avait nui si fort à La Mettrie chez ses compatriotes devait le servir à Berlin. Ce n’est donc pas sans raison qu’il jouit en Prusse de la faveur de Frédéric le Grand. « Le titre de philosophe et de malheureux, a dit le royal écrivain de cet honnête homme et de ce savant médecin, comme il l’appelle, le titre de philosophe et de malheureux fut suffisant pour procurer à La Mettrie un asile en Prusse avec une pension du roi. Il se rendit à Berlin au mois de février de l’année 1748 ; il y fut reçu membre de l’Académie des sciences. » Le roi était plus capable d’apprécier la personne que les écrits de La Mettrie ; il a rendu justice à son esprit et à son cœur. Après avoir tendu la main à l’homme le plus mal famé de son siècle, il l’a défendu en ami devant la postérité. La verve intarissable, l’imagination charmante et désordonnée, l’enthousiasme et l’éloquence à la Broussais de ce philosophe trop sincère, avait de suite conquis Frédéric. Il lui permettait tout, comme à un favori. Devant le roi, La Mettrie se jetait et se couchait sur les canapés, et, lorsqu’il faisait chaud, il ôtait sans façon son col, déboutonnait sa veste et jetait sa perruque sur le parquet.
Si pour être poète il faut naître sous certains astres, il a souvent suffi d’un accès de fièvre chaude pour devenir philosophe ; c’est du moins le cas de La Mettrie. Au siège de Fribourg, où il était en qualité de médecin militaire, il eut une affection de ce genre qui lui permit d’observer sur lui-même l’influence du cours du sang sur la pensée. Il en arriva à se persuader que la matière suffit à tout et que la pensée n’est qu’une suite de l’organisation de notre machine. Il travailla durant sa guérison à expliquer, au moyen de l’anatomie, les fonctions de l’entendement, et publia ses recherches sous le titre d’Histoire naturelle de l’âme (1745)[10]. C’est l’œuvre capitale de La Mettrie. Il y prend tout d’abord, vis-à-vis de la philosophie et de la science, l’attitude qu’il a conservée jusqu’à la fin. Il est sceptique, hostile même à l’endroit de celle-là, mais il connaît les limites de celle-ci et ne tombe pas à cet égard dans le réalisme naïf de la plupart de ses confrères. « Ce n’est, dit-il, ni Aristote, ni Platon, ni Descartes, ni Malebranche qui vous apprendront ce que c’est que votre âme. En vain vous vous tourmentez pour connaître sa nature ; n’en déplaise à votre vanité et à votre indocilité, il faut que vous vous soumettiez à l’ignorance et à la foi : l’essence de l’âme de l’homme et des animaux est et sera toujours aussi inconnue que l’essence de la matière et des corps. Je dis plus, l’âme dégagée du corps par abstraction ressemble à la matière considérée sans aucunes formes : on ne peut la concevoir. » Les seuls guides, ou du moins les plus sûrs que doit suivre celui qui veut connaître les propriétés de l’âme, ce sont les sens. « Voilà mes philosophes », dit La Mettrie. Si nous trouvons dans le corps un principe moteur qui fait battre le cœur, sentir les nerfs et penser le cerveau, c’est à ce principe que nous donnerons le nom d’âme. Jusqu’ici le point de vue de La Mettrie est empirique ; il n’est pas matérialiste.
Touchant la matière, il ne croit pas que l’étendue en soit la seule propriété essentielle ; il y faut joindre, selon lui, deux autres attributs, le mouvement et la faculté de sentir. Ce qui lui importe, comme autrefois à Straton, c’est de pouvoir se passer d’un primum movens immobile, du dieu aristotélicien ou chrétien qui du dehors communique au monde le mouvement. Par la forme la matière devient telle ou telle substance ; mais d’où lui est venue la forme ? D’une autre substance de nature matérielle ; celle-ci vient d’une autre, et ainsi à l’infini. Ce qui signifie que nous ne connaissons la forme qu’unie à la matière. Il existe, ainsi que les anciens l’ont reconnu, une énergie intrinsèque, un mouvement spontané au dedans de la substance des corps. Si, avec Descartes, on admet que Dieu est la seule cause efficiente du mouvement des corps, si l’on suppose un agent extérieur capable d’imprimer du mouvement à la matière, La Mettrie demande quel il est et qu’on lui donne des preuves de son existence : si l’on n’en a pas la moindre idée, ce n’est pas même un être de raison. Il en faut dire autant de la faculté de sentir dont les cartésiens, avec leur « système absurde » sur l’automatisme des animaux, ont tout fait pour dépouiller la matière. Si les animaux n’ont pas figure humaine, l’anatomie comparée nous montre que les organes des sens, à quelques modifications près, sont absolument les mêmes chez l’homme et chez les animaux. En somme, conclut La Mettrie, « nous ne connaissons dans les corps que de la matière, et nous n’observons la faculté de sentir que dans ces corps. » La matière a-t-elle en soi cette faculté ou n’y parvient-elle que dans les formes organiques ? Même en cette hypothèse, la sensation, comme le mouvement, existerait au moins en puissance dans la matière.
Ces prolégomènes sur la philosophie première, ou, comme on disait au dix-huitième siècle, et comme on doit continuer de s’exprimer, sur la métaphysique, paraîtront superflus aux uns et étonneront les autres. Non-seulement il est admis aujourd’hui dans le public que le matérialisme peut se passer de métaphysique, mais on est même convenu parmi les philosophes de traiter des sensations et de la conscience sans s’occuper de l’essence et des propriétés de la matière. C’est tout au plus si l’on ne croit pas perdre son temps en accordant quelque attention à la structure et au jeu des organes dont on se propose d’étudier les fonctions. Les philosophes du dernier siècle, élevés à la forte école des anciens, pensaient tout autrement, et ce n’est qu’après avoir spéculé sur les attributs de la matière dont est formée notre machine, que La Mettrie arrive au cœur de son sujet, à l’étude des sens et des sensations. « Lorsque les organes des sens, dit-il, sont frappés par quelque objet, les nerfs qui entrent dans la structure de ces organes sont ébranlés, le mouvement des esprits (qui coulent dans la cavité des nerfs) modifié se transmet au cerveau jusqu’au sensorium commune, c’est-à-dire jusqu’à l’endroit même où l’âme sensitive reçoit la sensation à la faveur de ce reflux d’esprits qui par leur mouvement agissent sur elles. » En d’autres termes, toute sensation est liée à des mouvements et peut n*être rien de plus. Quant au rapport du sujet percevant à la chose perçue, La Mettrie sait très-bien « que les sensations ne représentent point du tout les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, puisqu’elles dépendent entièrement des parties corporelles qui leur ouvrent passage. » Ainsi, non-seulement les qualités secondes des corps, les couleurs, le goût, les températures, etc., sont, non des propriétés des corps, mais de pures sensations subjectives ; on ne conçoit pas mieux les qualités premières des corps : « Les idées de grandeur, de dureté, etc., ne sont déterminées que par nos organes. Avec d’autres sens, nous aurions des idées différentes des mêmes attributs, comme avec d’autres idées nous penserions autrement que nous ne pensons de tout ce qu’on appelle ouvrage de génie ou de sentiment. » L’âme n’est pas inétendue comme le prétend Descartes. Dans son système l’âme ne peut agir sur le corps. Or il est impossible de concevoir aucun être sans étendue. Le siège de l’âme, le lieu où elle est répandue est situé dans la « moelle du cerveau. » Ce qui sent et pense en nous est par conséquent matériel. Mais comment concevoir que la matière puisse sentir et penser ? La Mettrie avoue qu’il ne le conçoit pas. Mais si la mémoire, l’imagination, les passions, de même que la volonté, la liberté, la réflexion et le jugement s’expliquent, comme il le fait dans cette Histoire naturelle de l’âme, par ce que l’anatomie et la physiologie lui découvrent dans la moelle, qu’ai-je besoin, se demande-t-il, de forger un être idéal, une âme ? Une saine philosophie doit avouer qu’elle ne connaît pas « cet être incomparable qu’on décore du beau nom d’âme et d’attributs divins. » La foi seule peut fixer notre croyance sur la nature d’une âme raisonnable et immortelle, qui serait seule capable de s’élever jusqu’aux idées intellectuelles, « quoiqu’elle jouisse peu de cette noble prérogative dans la plupart des hommes[11] »
Dans le dernier chapitre de l’Histoire naturelle de l’âme, La Mettrie a réuni un choix d’observations piquantes à l’appui de sa théorie, comme font les médecins à la suite de leurs traités.
L’ouvrage de La Mettrie peut se résumer, comme.il l’a fait, en ces propositions : Point de sens, point d’idées. — Moins on a de sens, moins on a d’idées. — Peu d’éducation, peu d’idées. — Point de sensations reçues, point d’idées : l’âme dépend essentiellement des organes 4u corps avec lesquels elle se forme, croit et décroît.
L’Homme machine est un tout autre livre que l’Histoire naturelle de l’âme. On en parle davantage sans le mieux connaître d’ordinaire ; je le regrette un peu pour La Mettrie, car ce dernier écrit est conçu d’une façon beaucoup plus méthodique. Je regrette aussi qu’un esprit si fin et si délicat que Jules Assézat, d’un jugement si sûr, ait étudié à fond l’Homme machine plutôt que l’Histoire de l’âme. Là, pour hardi qu’il fût, La Mettrie s’entourait encore de certaines précautions, avançait avec prudence et ne dédaignait point les distinctions subtiles de la métaphysique aristotélicienne. Ici, ce n’est plus un ouvrage didactique savamment divisé en chapitres et paragraphes : c’est un fleuve, un torrent d’éloquence ; c’est une arme de polémique, une machine de siège destinée à faire brèche. Il ne s’agit presque plus d’apporter des preuves physiologiques et d’asseoir la nouvelle théorie sur une large base scientifique. Les faits et les hypothèses, les arguments et les déclamations, tout cela roule pêle-mêle comme les eaux d’un fleuve débordé et ne tend qu’à emporter de haute lutte la conviction. Bref, c’est un livre de vulgarisation. « Il ne suffit pas à un sage d’étudier la nature et la vérité, s’écrie avec emphase La Mettrie, il doit oser la dire en face du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser. » C’est par ces paroles que s’ouvre le livre.
La Mettrie réduit à deux les systèmes des philosophes sur l’âme humaine. Le premier et le plus ancien est le matérialisme ; le second est le spiritualisme. Locke a eu tort de demander si la matière peut penser ; les Leibniziens, avec leurs monades, ont produit une hypothèse inintelligible. Descartes et Malebranche ont admis chez l’homme l’existence de deux substances distinctes, « comme s’ils les avaient vues et bien comptées. » L’expérience et l’observation, telles doivent être nos seuls guides : « elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été philosophes, et non dans les philosophes qui n’ont pas été médecins… Eux seuls, contemplant tranquillement notre âme, l’ont mille fois surprise et dans sa misère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l’un de ces états que l’admirer dans l’autre. » C’est donc en médecin, ou, pour parler comme Aristote, en physicien, que La Mettrie rappelle comment, dans les maladies, tantôt l’âme s’éclipse, tantôt redouble d’intensité, si bien que la convalescence d’un sot peut faire un homme d’esprit et l’imbécillité succéder au génie.
La Mettrie, qu’on a si souvent accusé d’ignorance, était l’homme du monde le mieux renseigné sur l’état de la science à son époque : il a étudié dès leur apparition les traités de Willis sur l’anatomie comme ceux de Linné sur la botanique ; il connaît l’importance des circonvolutions cérébrales, les différences résultant du développement relatif des diverses parties du cerveau chez les animaux supérieurs et inférieurs, chez les hommes, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons. Après avoir noté les différences de forme et de quantité, il insiste tout particulièrement sur la qualité de la substance cérébrale et il entre dans des détails d’anatomie pathologique touchant la coloration et le ramollissement des « stries » du cerveau chez les imbéciles, les fous, les paralytiques et les enfants, a Les vices de leur cerveau, dit-il en parlant des fous, ne se dérobent pas toujours à nos recherches. » Il est évident que La Mettrie n’admettait point de trouble fonctionnel de l’intelligence sans lésions matérielles.
Qu’était l’homme quand il ne parlait pas encore ? Un animal qui était ail singe ce que celui-ci est aux autres animaux. Le langage seul distingue l’homme du singe. Or, comme le mécanisme du langage n’est pas particulier à l’homme, La Mettrie aurait voulu — et c’est là une des idées fixes qui ne l’ont jamais quitté — qu’on essayât d’apprendre à parler à un anthropoïde d’après la méthode alors appliquée par Amman à l’enseignement des sourds-muets. Toute connaissance se laissant ramener à des signes ou symboles comme éléments constitutifs, dès que les signes des choses pénètrent en nous par les sens, le cerveau les compare et observe leurs rapports avec la même nécessité que voit l’œil bien organisé. Toutes nos idées sont donc liées aux mots. De là, je le répète, l’infériorité des animaux. À ceux qui soutiennent que l’homme diffère encore des bêtes par la connaissance qu’il possède du bien et du mal moral, La Mettrie objecte que pour décider si les animaux qui ne parlent point ont reçu la loi naturelle, il faut s’en rapporter à ces signes sensibles et extérieurs que l’on observe chez les hommes dans des circonstances analogues. Or, le chien qui a mordu son maître qui l’agaçait paraît bien s’en repentir le moment suivant : on le voit triste, fâché, humilié et rampant. C’est exactement la conduite que tiendrait un enfant dans les mêmes conjonctures. Si l’on admet que l’enfant se repent, il faut nécessairement que l’animal soit dans le même cas. Alors que devient la loi morale ?
Cette loi morale subit aussi d’étranges éclipses chez certains malades qui ne peuvent s’empêcher de voler, par exemple, pendant la grossesse, qui égorgent leurs enfants, etc. La boulimie peut éteindre tout sentiment humain : ce n’est, dit La Mettrie, qu’une manie d’estomac qu’on est forcé de satisfaire. Cependant, parmi ces femmes malades dont il rappelle le cas, l’une a été rouée et brûlée, l’autre enterrée vive. Devant de tels crimes commis au nom de la loi, La Mettrie s’émeut et s’indigne. « Ici encore, a dit Du Bois-Reymond, il devance son siècle en indiquant les rapports étroits qui unissent le crime et la folie, et en ne voyant dans certains criminels que des infortunés qu’il faut empêcher de nuire, mais ne pas rendre responsables[12]. » Aussi souhaitait-il qu’il « n’y eût pour juges que d’excellents médecins. » Il faut plaindre les « vicieux » sans les haïr : ce n’étaient à ses yeux que des hommes contrefaits. C’est précisément parce que le crime porte avec soi son châtiment que l’enfer des religions est inutile. La Mettrie n’oublie pourtant pas que la coutume émousse et peut-être étouffe les remords comme les plaisirs. Mais, comme il y a en lui tout le contraire d’un froid théoricien, il s’échappe à dire : « Il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnaître celui qu’on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant et généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus) que je tiens pour assez puni quiconque a le malheur de n’être pas né vertueux ! » Le sentiment est plus sincère que chez Rousseau ; mais c’est le même ton. Une autre phrase de l’Homme machine rappelle le Discours de Rousseau couronné en 1750 par l’académie de Dijon : « Nous n’avons pas originairement été faits pour être savants ; c’est peut-être par une espèce d’abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus… La nature nous a tous créés uniquement pour être heureux. »
Comment définir la loi morale naturelle ? La définition commune (ne point faire à autrui, etc.) est insuffisante. Elle remplace un instinct, c’est-à-dire un raisonnement inconscient, par une maxime de morale. La Mettrie fait cette remarque profonde que ce sentiment n’est sans doute qu’une sorte de crainte ou de frayeur aussi salutaire à l’espèce qu’à l’individu. Il nous compare à ces « Ixions du christianisme qui n’aiment Dieu et n’embrassent tant de chimériques vertus que parce qu’ils craignent l’enfer. » Le sentiment dont nous parlons est donc un fait d’ordre biologique ; il a ses racines dans les profondeurs de l’organisme et se vérifie chez les polypes et même chez les plantes comme chez l’homme.
La Mettrie, on l’a dit, était frappé de l’uniformité et de l’unité de plan des organismes, — de l’analogie du règne animal et végétal, de l’homme à la plante. « Peut-être même y a-t-il des plantes animales, c’est-à-dire qui, en végétant, ou se battent comme les polypes, ou font d’autres fonctions propres aux animaux. » Il appelle le développement de l’embryon une « végétation frappante. » Du Bois-Reymond, qui admire fort « les connaissances étendues et profondes » que possédait La Mettrie en anatomie, en physiologie et en médecine, et qui estime que la philosophie de l’Histoire naturelle de l’âme et de l’Homme machine est celle qui se professe tous les jours dans les universités allemandes sous le nom de monisme, Du Bois-Reymond a dit que La Mettrie avait sur la génération des vues, à tout prendre, fort raisonnables. La Mettrie avait tenté, lui aussi, d’écrire une histoire de la création où l’on eût vu que la mer et la terre ont produit des êtres de plus en plus parfaits. Le règne organique était pour lui un tout dont les parties étaient sorties les unes des autres en vertu d’un pur mécanisme. Voilà pourquoi, après avoir un peu médit de Descartes dans l’Histoire de l’âme, il fait une « authentique réparation à ce grand homme » dans l’Homme machine. Descartes a connu la nature animale ; il a démontré le premier que les animaux, et partant l’homme, étaient de pures machines. Grand aveu ! s’écrie La Mettrie, qui s’est persuadé que, quoi que Descartes ait « chanté » sur la distinction des deux substances, ce n’était qu’un tour d’adresse « pour faire avaler aux théologiens un poison caché. » Du fait qu’il n’y a dans l’univers qu’une substance diversement modifiée, il suit que la machine humaine ne diffère pas plus essentiellement de celle du singe que de tout autre organisme : « L’homme est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que le pendule planétaire de Huyghens est à une montre de Julien le Roi, » ou ce que le flûteur de Vaucanson est à son canard. « Le corps n’est qu’une horloge dont le nouveau chyle est l’horloger, » a dit encore La Mettrie. Il est inutile de rechercher ce que devient dans ce système l’hypothèse que l’on considère comme le plus sûr fondement de la morale, la liberté, le libre arbitre. Ces questions d’école n’étaient point faites pour arrêter un médecin instruit. La Mettrie admirait fort qu’on fît tant de bruit sur le prétendu empire de la volonté, car, « pour un ordre qu’elle donne, elle subit cent fois le joug. » Encore faudrait-il reconnaître qu’elle ne donne jamais d’ordre, comme l’ont démontré les belles recherches anatomiques de Luys et comme l’admet Vulpian.
Sur l’existence d’un être suprême, La Mettrie, fidèle aux traditions de l’école matérialiste, inchne volontiers à croire que « le plus grand degré de probabilité » est pour cette hypothèse. Ce n’est pas la loi. morale qui prouve l’existence de Dieu, car si la religion ne suppose pas l’exacte probité, l’athéisme ne l’exclut pas. La présence de l’homme sur la terre n’est pas plus favorable à cette supposition : La Mettrie compare l’apparition de l’espèce humaine sur cette planète « à ces champignons qui paraissent d’un jour à l’autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles. » Diderot avait dit que, loin qu’il soit besoin du poids de l’univers, il suffit de l’aile d’un papillon ou de l’œil d’un ciron pour écraser un athée : La Mettrie réplique que nous ne connaissons pas assez la nature pour nier que les causes qui agissent en elle aient pu tout produire. Le polype de Tremblay contient en soi les causes qui donnent lieu à sa reproduction. Pourquoi ne pas supposer qu’il existe « des causes physiques dont l’ignorance absolument invincible nous a fait recourir à un Dieu, » qui n’est pas même un être de raison ? Ainsi, montrer l’impuissance et le néant du hasard dans la genèse des choses, ce n’est pas prouver l’existence d’un être suprême, puisqu’il peut y avoir autre chose qui ne soit ni le hasard, ni Dieu, — la nature.
C’est ici que La Mettrie a écrit sur les causes finales une page éloquente, et qui mériterait de devenir classique. « Si nous écoutons les naturalistes, ils nous diront que les mêmes causes qui, dans les mains d’un chimiste et par le hasard de divers mélanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la nature ont fait l’eau pure, qui en sert à la simple bergère ; que le mouvement qui conserve le monde a pu le créer ; que chaque corps a pris la place que la nature lui a assignée ; que l’air a dû entourer la terre, par la même raison que le fer et les autres métaux sont l’ouvrage de ses entrailles ; que le soleil est une production aussi naturelle que celle de l’électricité ; qu’il n’a pas plus été fait pour échauffer la terre et tous ses habitants, qu’il brûle quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains qu’elle gâte souvent… ; qu’enfin il se pourrait bien faire que Lucrèce, le médecin Lamy et tous les épicuriens anciens et modernes eussent raison lorsqu’ils avancent que l’œil ne voit que parce qu’il se trouve organisé et placé comme il l’est ; que, posées une fois les mêmes règles de mouvement que suit la nature dans la génération et le développement des corps, il n’était pas possible que ce merveilleux organe fût organisé et placé autrement. » « On le voit, dit Du Bois-Reymond, qui a reproduit tout ce passage dans son Éloge de La Mettrie, ce sont les mêmes idées qui agitent si vivement la science de nos jours. Après cent vingt ans des plus profondes recherches, ces idées ont naturellement revêtu une meilleure forme et reposent sur une base expérimentale plus large et plus solide. Le génie de M. Darwin s’est élevé à une synthèse qui écarte le plus sûrement les causes finales en les rendant inutiles. » Dans un autre mémoire sur les Travaux scientifiques de Leibnitz, que nous avons déjà cité, ce savant a déclaré aussi que la science moderne proteste contre la conception des causes finales et qu’elle tente de la déraciner des esprits. La Mettrie rapporte, non sans malice, le pour et le contre, et il affecte de ne point prendre parti. Mais on voit bien quel parti il prend,’car il met tout aussitôt cette phrase dans la bouche d’un pyrrhonien de ses amis : « L’univers ne sera jamais heureux, à moins qu’il ne soit athée. » Et les raisons que donne de son opinion cet « abominable » homme composent une sorte d’hymne où tous les bienfaits de l’athéisme sont célébrés. La Mettrie dit de l’immortalité de l’âme ce qu’il pense de l’idée de Dieu.
Ce qui a surtout nui à La Mettrie, c’est sa mort. Il n’est pas seulement parti trop tôt de ce monde (à quarante-trois ans), où il ne fait pas bon de n’appartenir à aucune église, à aucune école, à aucune secte : il a eu le tort, au moins en apparence, de périr d’une indigestion, — car, en réalité, il paraît bien que c’est lui-même qui s’est tué, ou laissé tuer par ses confrères, en se faisant saigner huit fois en trois jours et en prenant des bains pour une indigestion ! C’était peu de réhabiliter le savant, le philosophe et l’homme dans La Mettrie. Il restait à montrer au grand nombre qu’un matérialiste peut avoir des entrailles de père, qu’un voluptueux sceptique, un commensal de Frédéric le Grand, pouvait à l’occasion pleurer comme une femme sur la perte d’un enfant, d’un fils, à peine venu au monde. C’est encore à M. Jules Assézat que l’on doit de pouvoir considérer La Mettrie sous cet aspect inattendu : il a naguère publié une longue lettre, tout entière de la main du philosophe, qui est conservée au musée de Saint-Malo ; elle a été envoyée de Berlin en France (1749) par La Mettrie à sa sœur, qui lui avait mandé la mort de son enfant. La Mettrie s’était marié en 1746 ; il avait eu un fils, auquel il adressa même les Conseils placés en tête de la Politique du médecin de Machiavel : cet enfant venait de mourir, à l’âge de deux ans, d’une pleurésie. Tous ceux qui liront cette épître avec quelque pratique de la langue et des habitudes de style du dernier siècle, discerneront bien vite sous le pathos et la rhétorique verbeuse de l’époque l’angoisse, la souffrance poignante, l’accent déchirant d’une douleur véritable. Rien n’est, d’ailleurs, plus naturel, et nous regrettons presque que cette lettre ait fait prendre un instant le ton de l’apologie aux sincères admirateurs de La Mettrie. Quand La Mettrie, au lieu d’être un matérialiste, eût été un ascète et un saint, il n’en aurait pas moins pleuré son fils. Les religions et les philosophies sont trop tard venues dans le monde pour rien changer au vieux fonds de la nature humaine, aux habitudes, inconscientes et héréditaires de nos lointains ancêtres. Pour n’être plus guère que des actions réflexes chez des hommes devenus presque uniquement intelligents, l’amour et la pitié ne se manifestent pas moins encore d’une manière irrésistible. C’est un vieux rouage qui s’use, mais qui fait encore partie de la machine.
- ↑ Voir la Revue philosophique du 1er novembre.
- ↑ Cf. pourtant la LXIe proposition du Système.
- ↑ Ibid., p. 168.
- ↑ Nous y reviendrons bientôt avec plus de développement dans une publication spéciale.
- ↑ V. l’Introduction de J. Assézat à l’Homme machine. Paris, 1865.
- ↑ Essai sur La Mettrie, sa vie et ses œuvres. Paris, 1873.
- ↑ La Mettrie. Rede in der œffentl. Sitzung der Kœnigl. Preuss. Akademie der Wissenschaften zur Gedaechtniasfeier Friedrichs II. Berlin, 1875.
- ↑ À ce propos, je me permettrai de reprocher à M. Nérée Quépat, dont l’élégant Essai est, d’ailleurs, si instructif, et a été loué en termes si flatteurs par Du Bois-Reymond, je me permettrai de lui reprocher de parler ici de flétrissure et de réprobation des honnêtes gens. Qu’ont de commun les savants et les philosophes avec les « honnêtes gens ? » Que chacun en ce monde cultive son jardin ; cela suffit. « Un livre de physique doit être lu avec l’esprit d’un physicien, » a dit Frédéric dans l’Éloge de La Mettrie.
- ↑ Rede, 27-28.
- ↑ Œuvres philosophiques de La Mettrie (Berlin, 1796), I, 65 et suiv.
- ↑ Ch. XIV, p. 192 et suiv.
- ↑ Rede, 29-30.