L’Homme à l’Hispano/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères (p. 13-23).

III


Sir William Meredith Oswill, quand il s’éveillait, avait l’habitude d’ouvrir d’abord un œil et de ne plus le refermer. Il restait quelques minutes ainsi, sans ouvrir l’autre. Et, tout de suite, il avait l’air d’un animal féroce. Un chasseur, d’instinct, aurait murmuré : « Le beau coup de fusil ! »

Les magnifiques cheveux gris, lourds et rudes comme de vrais poils de bête et, tout le jour, lissés sur le crane en souple carapace d’argent, étaient emprisonnés dans un mouchoir de soie verte. Le corps de l’animal se mouvait à l’aise dans des pyjamas excentriques. Il en avait un jeu complet, cinquante-deux. Seuls en surgissaient les pieds et les mains, longs, minces, vraie signature de la vieille race. Sir William Meredith Oswill connaissait l’histoire détaillée de ses ancêtres depuis Guillaume le Conquérant.

Certaine fois, à l’auberge de ce nom, devant Cabourg, il n’avait point manqué de le rappeler rudement au maître d’hôtel qui lui servait du gin d’une assez piètre qualité :

— Ça, du gin ?… avait-il crié. Du pipi de vache !

Et, comme le serviteur protestait, il l’avait interrompu sans lui permettre trois syllabes :

— Pipi de vache ! Je dis pipi de vache… de ces vaches dont l’un de mes grands-pères, et non le meilleur, page du roi Guillaume en 1065, coupait la tête gélatineuse, dans la prairie, pour faire rigoler son maître avant de f… le camp en Angleterre !

Tandis que le maître d’hôtel, ahuri, gagnait du large, Oswill gravement avait continué son discours, expliquant aux inconnus voisins que le grand-père en question, coupeur de têtes de vaches, n’avait plus jamais quitté l’Angleterre à cause du mal de mer.

Ayant dit et puis ayant bu la moitié de la bouteille de gin, Oswill s’en était allé tranquillement perdre ou gagner quelques milliers de louis au casino, sans même se douter qu’une fois de plus il n’était point passé inaperçu.

À Biarritz, quand il s’approchait, Cinégiak, toujours perché sur un tabouret de bar, ne manquait point, pour résumer ses impressions, de murmurer à Laberose :

— Tu parles d’un zèbre !

À quoi Laberose répondait invariablement :

— Quel perroquet !

C’était un rite. En vérité, l’animal tenait plutôt du sanglier.

L’œil surtout, cet œil qu’il ouvrait tout d’abord le matin, — toujours le droit, l’autre étant de forme pareille, mais d’une couleur différente, ce qui dotait le regard d’une force bizarre, d’une espèce d’ironie dure, — mobile comme une mouche, était sans contredit l’œil authentique d’un pachyderme. Et, dans le quart d’heure qui suivait le réveil, tandis que le baronnet rassemblait ses idées pour la journée, — c’est-à-dire cherchait ingénument comment il réaliserait les excentricités que son cerveau avait élaborées toute la nuit, en bonne mécanique inconsciente, apte à fabriquer de l’imprévu, — l’œil reprenait possession de l’appartement et des objets. Il n’avait pas grand travail à faire : la chambre de sir William Meredith Oswill était vaste, claire et presque nue.

Le lit en était le seul luxe. Immense sans nécessité, son habitant, depuis trois années, l’habitait seul. Celle qui aurait dû y dormir, lady Oswill, ne s’en souciait plus et même, obstinément s’y refusait. Il était bas, placé sur une marche que formait le front d’une estrade. Le tout était un amoncellement de fourrures d’un grand prix. Bien des hommes, dans toutes les rudes parties du monde où l’on chasse en risquant sa vie — après forêts canadiennes, solitudes du pôle, gigantesques humidités tropicales, déserts d’Afrique — avaient lutté pour conquérir les dépouilles sur lesquelles Oswill frottait avec allégresse ses pyjamas extravagants. Le linge était usé comme il sied. Sans trop de peine, on aurait fait passer les draps dans un bracelet fermé, par exemple dans l’une de ces grosses chaînes que le dormeur portait au bras gauche. C’étaient deux chaînes scellées au poignet, de platine et d’or, aux maillons pareils à ceux des gourmettes des chevaux de selle. Les oreillers, comme ceux des femmes, étaient encadrés de dentelle. Dans les nuits chaudes, William Meredith, les membres étendus, pesait lourdement sur ces trophées de chasse et ces toiles exquises. Alors apparaissaient sur son corps robuste, dégraissé par la pratique constante du sport, les arabesques bleues d’un tatouage. Oswill était tatoué du col aux genoux. C’était, sur lui, comme une tunique à manches courtes ; les dessins s’arrêtaient à chaque bras au-dessus du coude. Une récente Majesté, l’un des plus grands monarques du monde, avait eu la fantaisie de s’orner le torse d’une chasse au renard. L’animal entrait au terrier. Sur le dos et au tournant des hanches galopaient de rudes chevaux. Oswill, lui, était agrémenté d’oiseaux et de papillons. Quelques-uns s’épousaient. Le tatouage indestructible, d’un bleu sombre sur la peau halée et cuivrée par le grand air, donnait au personnage, au moment du bain, l’air précieux d’un bronze chinois. Au cours d’un voyage en Amérique australe, le baronnet s’était offert cette résille.

Elle affirmait l’une de ses manies les plus étonnantes : Oswill faisait des expériences physiologiques, et il les faisait sur les coléoptères. Parlant d’ordinaire le français, il avait une façon joviale et péremptoire de dire « mes expériences physiologiques » avec l’accent anglais ; il appuyait longuement sur le premier des deux mots ; il jetait le second avec une prodigieuse rapidité. Il semblait, par la désinvolture, vouloir s’excuser d’être supérieur. Il avait un orgueil maladif des curiosités de son cerveau. Quelquefois, au lieu de dire « physiologiques », il disait « psychologiques », ayant étendu le domaine de ses expériences.

« Expériences… » — Il arrondissait le mot, le gonflait dans sa gorge et entre ses dents. C’était une dilatation. À l’ordinaire maître de lui, d’une impeccable correction d’allure qui contrastait avec la verdeur du langage, excentrique et inquiétant, il ne devenait ridicule que lorsqu’il parlait de sa manie. On eût dit qu’il s’en rendait compte. Entre ses dents, la psychologie, la physiologie, — ces deux mots-là — sifflaient comme des vipères ; en même temps, il souriait d’un sourire figé, contraint, avec l’air de savoir qu’il s’exposait aux railleries. Mais toujours, dans le haut du visage, le regard dur, le regard fixe aux deux couleurs, rappelait que la manie pouvait devenir dangereuse. Il s’agissait d’un homme qui, vers trente ans, aux Indes, attachait aux joncs des rivages, et tranquillement, les jeunes indigènes à chair fraîche ; au coin des sentiers qui descendent vers l’eau, ils attiraient l’alligator ; ils appâtaient le seigneur tigre. Oswill était bon fusil. Deux fois, cependant, les fauves avaient dévoré les enfants. Il devint nécessaire d’appeler un régiment et des canons. Le gouverneur de la province dut prier le baronnet d’aller plus loin — en Indochine française — continuer ses chasses. Oswill avait obéi, souriant, mais les dents serrées. Quand il racontait l’aventure, il ne manquait pas d’ajouter :

— Beaucoup d’histoire pour deux gosses hindous croqués. Ils étaient maigres comme des chats de White Chapel. En voilà une affaire ! C’est curieux… Les Anglais d’aujourd’hui donnent dans la pitié russe… les Anglais qui ont eu Hobbes !… Ça me dégoûte vraiment. Ce n’est pas l’esprit national.

S’il avait rencontré une bouteille de gin et s’il pensait alors à Tolstoï ou à Dostoïewski, il devenait furieux. Le premier surtout, qu’il appelait le mangeur de carottes, lui donnait l’envie de vomir. L’histoire de la Maslowa lui semblait répugnante, il avait puisé dans ses « expériences » la certitude que l’amour est une maladie de l’esprit comme l’agoraphobie ou la folie furieuse. Il ne niait pas qu’il y eût des amants, mais comme il y a des opiomanes. Son rêve était de les enfermer. Il professait d’ailleurs que de tout petits établissements, avec bains, douches, camisoles, eussent été suffisants. Il disait :

— Des malades de ce genre, des vrais, il y en a très peu. Les autres, presque tous sont des simulateurs. Il n’y a pas d’amour. C’est de la blague. On possède et on s’en va. Sinon, c’est l’intérêt qui parle : argent, vanité, sens pratique. Ou bien on est fidèle, comme on est sédentaire, parce qu’on est cul-de-jatte ou qu’on n’a pas d’argent pour prendre un billet. Ceux qui insistent sont des escrocs. L’amour, c’est la réussite de l’abus de confiance.

Une joie profonde, celle du requin dans l’eau, se coulait en lui quand il se plongeait dans cette négation passionnelle. Il riait d’un rire cuivré, montrant ses dents courtes et solides. À chacun des traits lancés, sa jubilation augmentait. Peut-être l’attitude de sa femme y était-elle pour quelque chose. Il niait la passion, mais il faisait profession de la haïr. Étrange anomalie ! Comment peut-on haïr ce qui n’existe pas ?

Quand Oswill découvrit cette contradiction, il apprit subitement beaucoup d’autres choses sur lui-même.

Lady Oswill était faite de telle façon que bien des hommes volontiers l’eussent volée à son mari ; partout, à Paris, à Londres, à Rome, voire à New-York, elle eût passé pour proie enviable et mieux encore dans ces rendez-vous de plaisirs faciles et d’excitations courtes que sont les villes d’eaux à la mode. Combien de ces aventures dorées ? N’ayant point de lendemain, elles ont souvent un surlendemain : les amoureux s’en vont, se dispersent, mais reviennent de saison en saison, comme des oiseaux de passage. Les grandes habituées de l’adultère, libres et mariées, indépendantes et sensibles à un bijou qui marque une date et un souvenir, deviennent l’un des attraits les plus puissants de la station où elles exercent leur fantaisie. William Meredith avait toutes les chances d’être un mari sans restrictions. Mais lady Oswill, dans une société aussi ouverte, restait la plus scellée de toutes les femmes. Nul jamais ne l’avait vue se baigner sur la plage resserrée où, ruisselant et nu dans le maillot collant, parmi les hommes, également exhibés, le tout Biarritz féminin s’étale au soleil comme un troupeau. Cela déjà était remarquable ; mais bien d’autres choses encore : jamais on ne l’avait rencontrée sur la route de la Barre, ou vers Hendaye, ou ailleurs, à l’heure où l’on est chez sa couturière. Oncques ne se rappelait-on l’avoir surprise, se cachant. Elle était parfaitement pure, et seul, le mari tatoué, le gentleman aux yeux bicolores, savait ce qu’elle était au lit. Encore, pour le savoir, fallait-il qu’il eût de la mémoire ; il y a longtemps, bien longtemps, que la chambre de l’épouse lui était fermée et plus longtemps encore qu’il ne l’avait étendue sur les fourrures parmi lesquelles, présentement, il venait d’ouvrir son œil gauche. Jeune fille, et dédaigneuse d’imaginer, elle s’était mariée, quatre années auparavant, sur le conseil impérieux de son père. Oswill était de grande maison. Quand il le voulait, sa puissance n’était pas sans charme ; mais, destructeur, il s’était lui-même détruit. Lady Oswill, maintenant, l’ignorait.

Tandis qu’il dormait encore, le domestique était entré, puis ressorti. Il avait laissé, près du lit, le déjeuner habituel, à côté d’un verre à soda et de deux bouteilles. L’une contenait l’eau d’Évian, l’autre une poudre blanche, connue de ceux qui boivent trop de vin de Champagne, la nuit, et qu’on appelle Eno’s Fruit Salt. Il y avait aussi le thé bouillant, des citrons en quantité et un melon d’eau. Grâce à ces eaux, à cette poudre et à ces fruits, sir Oswill — après le bain froid et le bouchonnage — pouvait se mettre en route aussi dispos que s’il n’avait, quelques heures auparavant, absorbé assez de Pomery, de gin, de vieille fine, assez de mixtures de toutes sortes pour foudroyer un chimpanzé.

Depuis longtemps, ce jour-là, — deux heures de l’après-midi comme à l’ordinaire, — sir Oswill ne finissait pas de remuer l’œil gauche et de lancer rapidement son regard dans toutes les directions. Il avait rêvé, en les déformant, à des aventures d’autrefois, grâce auxquelles il était mieux pour lui de ne plus vivre en Angleterre. Il n’y était point déshonoré, mais, à force d’extravagances, indésirable. Il avait rêvé. Il s’était revu au centre de l’institut modèle qu’il avait créé, à deux minutes d’Hyde Park, dans le fameux but d’étudier l’amour chez les coléoptères. En songe, il venait de parcourir le temps en marche arrière. Furieux de se réveiller à Biarritz, il prolongeait sa déconvenue en faisant d’affreuses grimaces. Il avala sa quatrième tranche de melon d’eau et, sur le plateau, tant à côté de l’Eno’s Fruit Salt, il aperçut une lettre. Il ouvrit alors son œil droit, le noir, s’assit commodément, alluma une cigarette et décacheta la lettre. L’ayant lue, il siffla deux ou trois minutes, sonna le valet, et allègre, soudain dispos et frais comme un homme à jeun, il se mit en devoir de s’habiller pour le golf. Un second valet l’accompagna dans la salle de bains. Le premier valet resta seul ; il débarrassa le lit et lut la lettre déployée. C’était, venant de Casablanca, l’offre d’un courtier en terrains. Il proposait l’achat d’une espèce de territoire. Le valet hausse les épaules et s’en alla. Dehors, le temps était beau. Un air léger de mai circulait sur la mer. On entendait au loin, vers l’hôtel du Palais, les grandes autos souples prendre leur vol, Oswill revint.

Sa tête, rouge, était nette. Les joues luisaient Comme brossées au scrubbs. Sur la culotte bouffante, les bas voyants, rose et vert mélangés, le chandail épais et souple, il avait endossé un grand manteau de laine claire, bourrue et sèche à la fois, un manteau ample de Barclay. Autour du col, une grande écharpe jaune s’enroulait avec une lourde désinvolture. Le Dunhil au bec, avec ses cheveux collés, plats et blancs comme des ventres de soles, il avait l’air d’un lion de mer.

Il descendit. En bas, devant le perron de la villa, la torpédo frémissait. Il hésita une seconde. Il demanda :

— Madame est-elle dans la salle à manger ou chez elle ?

On lui répondit qu’elle était sortie. Une fumée plus épaisse jaillit de la Dunhil. Il prit le volant. Au démarrage, il dit :

— Préparez les malles pour un mois.

Et puis, sans précaution, comme une brute, il s’élança vers le golf, dans la direction de Saint-Jean-de-Luz. Les links de Biarritz lui semblaient aujourd’hui trop proches. Il avait besoin de vitesse.