L’Homme à l’Hispano/Chapitre IV

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Émile-Paul Frères (p. 25-31).

IV


Le même jour, à la même heure, miss Redge, dans sa pâtisserie-chapelle, avait vu, avec ravissement, revenir l’homme à l’Hispano. Lointain, et comme regardant en lui-même, il attendait. L’endroit était à peu près désert, discrètement fleuri de quelques jasmins et de roses artificielles. Sur les tables, les sages petits gâteaux semblaient les frères de Poucet. Mais point d’ogre : les deux seuls consommateurs — hors Dewalter — étaient juchés sur les tabourets du bar. Ils regardaient gravement l’homme préposé à ce travail confectionner leurs porto-flips. C’étaient Laberose et Cinégiak qui tuaient le temps. Au dehors, les feuilles des platanes découpaient sur la blancheur du sol de sombres mains, frissonnantes au moindre vent.

Georges Dewalter, autour de lui, ne voyait rien. Il ne vit pas entrer Oswill. Il revenait du golf. Il avait joué les dix-huit trous sans perdre une balle, avec la rapidité des oiseaux. Il avait soif. Tandis que, brutalement, il arrêtait sa voiture, en descendait et, du dehors, à travers la vitre, inventoriait de l’œil la pâtisserie, Cinégiak et Laberose, l’apercevant, s’étaient mis à rire et, tout de suite, à le blaguer ; ils le faisaient avec ce mélange de rosserie et de déférence qu’un tel gentleman imposait. Plus retors qu’un Normand, Oswill, les voyant s’agiter, s’était senti sur le tapis. À travers la vitre, il leur fit une grimace de sympathie et, dès l’entrée, se dirigea vers eux. Cordial, il prit l’épaule de Laberose :

— Vous parliez de moi, je suis sûr !

Cinégiak rit franchement :

— Oui, du pari…

Il faisait allusion à une histoire, vieille de dix ans et connue de tout Biarritz. C’est à la suite de cette histoire qu’Oswill avait dû quitter Londres et qu’il s’était installé sur la côte basque.

Il rit à son tour, jovial :

— Le pari ? Rigolo, hein ?

Il ajouta gravement :

— Ils ne sont pas très intelligents en Angleterre… J’avais parié que le son de la voix humaine est le meilleur moyen physique pour avoir une femme. Je disais : le seul certain. Alors j’avais loué un ténor qui avait une voix extraordinaire… très belle… et je le menais chez mes amis…

Ils se rigolèrent tous les trois. Il ajouta froidement, d’un ton enchanté :

— Chez le duc de Greeland, ça a fait un drame… avec sa sœur ! Alors on m’en a un peu voulu.

Ce qu’il ne disait point, c’est qu’en effet la sœur du duc de Greeland — trente ans, pas belle, prude et sage jusque-là — s’était éprise du ténor. Le ténor d’abord en avait vécu. À la fin, la noble vieille fille en était morte : scandale énorme. Oswill criait à tue-tête, dans Londres entière, qu’il avait gagné son pari ; que le prestige physique de la voix humaine était définitivement établi ; que la sœur du duc de Greeland, son ami, était, grâce à lui, décédée utilement, martyre de la science expérimentale.

D’y repenser, il jubilait :

— On m’en a un peu voulu… Ça m’est égal, vous savez… Je suis ici, mais mon charbon, il est toujours là-bas, dans ma mine. Alors, à Biarritz, je peux mettre beaucoup de bois dans ma cheminée.

Il disait vrai. Il était propriétaire de houillères sur lesquelles vivaient en servage deux ou trois milliers de familles nombreuses. Depuis des générations, elles étaient courbées sous toutes les fatalités du travail… le libre travail, qui est aux travaux forcés ce que la croix de Jésus est à celle de Barrabas, c’est-à-dire très exactement le même instrument de supplice.

Il se tourna vers le barman :

— Donnez-moi un gin, voulez-vous ?

— Vous êtes un numéro, proclama Laberose.

Oswill le regarda gentiment de son œil de sanglier :

— Le destin est une loterie, mon ami. Nous sommes tous des numéros. Seulement, il y a beaucoup de zéros !

Il lui tapa le coude et consentit à ajouter avec bonhomie :

— Je ne dis pas ça pour vous.

On ne sait ce qu’il allait encore proférer quand, brusquement, il s’arrêta. À l’autre extrémité de la pâtisserie, il venait d’apercevoir Dewalter qui, à moitié tourné et toujours pensif, ne s’était pas rendu compte qu’un nouveau consommateur pérorait. Oswill, dès qu’il le découvrit, resta immobile comme un chasseur qui voit le gibier.

Il murmura :

— Oh ! par exemple ! Eh bien, je suis étonné…

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda Cinégiak.

— Rien, répondit Oswill.

D’un geste, il désigna au barman la table devant laquelle était assis Dewalter :

— Vous servirez mon gin là-bas.

Sans plus s’occuper d’eux, il s’avança vers celui qui semblait ainsi le distraire. Cinégiak et Laberose haussèrent les épaules. Oswill était derrière Dewalter et si proche de lui qu’en étendant le bras il aurait pu lui faire le coup du père François.

— Allo ! dit-il. Bonjour… Eh bien, c’est comme ça que vous êtes au Sénégal ?

Dewalter s’était retourné. Encore mal sorti de ses pensées, il contemplait avec étonnement le personnage.

Oswill souriait, l’air engageant :

— Vous avez l’air stupéfait. Moi aussi… Vous me reconnaissez, j’espère ?

La phrase tombait juste. Une seconde plus tôt, elle eût été prématurée. Sous l’accoutrement de golf, Dewalter avait eu besoin de quelques instants pour retrouver en Oswill le voyageur avec lequel, dans le train, il avait fait le trajet, huit jours auparavant, de Paris à Bordeaux. Maintenant, il le revoyait autrement vêtu, dans l’angle du wagon, avec, à la place de la pipe, un long cigare interminable. Oswill souriait toujours, la main tendue.

Dewalter courtoisement se leva. Il dit, pour dire quelque chose :

— Excusez-moi, je m’attendais si peu…

— Moi non plus, répondit Oswill. Vous voulez que je m’assoie avec vous ?

— Je vous en prie.

Le barman apporta la consommation. Oswill expliqua :

— C’est mon gin…

Il s’était installé et il continuait, jovial :

— Eh bien, vous devez ressembler à votre grand-père ? Je ne le connais pas… Mais j’imagine qu’il était un Français comme vous… et qu’il ne savait pas voyager ? Quand je pense à notre conversation et que je vous vois ici… Vous êtes un blagueur, alors ?… Je suis étonné, car je n’aurais pas cru.

— Je ne suis pas un blagueur, articula Dewalter. Je pars vraiment pour le Sénégal.

Oswill sourit :

Tant mieux… parce que… je me rappelle… Vous m’aviez dit des choses très intéressantes et qui m’avaient… je peux dire… attaché… Alors, comme je ne suis jamais attaché, je trouverais ennuyeux que, pour une fois que je l’étais un peu, ce soit pour les chats ! Ah ! vous partez pour le Sénégal ?… C’est un drôle de chemin !

Il le regarda, le trouvant très chic. Il demanda :

— Et vous êtes toujours très pauvre ?

— Oui, dit Dewalter, et même un peu plus que quand je vous ai vu…

— Il y a huit jours, précisa Oswill flegmatiquement.


Un chauffeur entra, portant une impeccable livrée blanche. Il s’approcha de la table, ôta sa casquette et attendit. Oswill l’interrogea :

— Qu’est-ce que c’est ?

Le chauffeur désigna Dewalter :

— Je veux parler à mon patron, monsieur…

— Oh ! murmura Oswill, je suis vraiment très intéressé. Je vous dérange, peut-être ?

— Oh ! non, monsieur, dit le chauffeur… c’est pour les pneus…

Il se tourna vers Dewalter :

— C’est parce qu’ici je connais le marchand. J’ai besoin de pneus de rechange… Si monsieur reste encore un quart d’heure, je peux aller les acheter…

— Allez-y, ordonna Dewalter, sans broncher.

Le chauffeur demanda quinze cents francs. Il expliqua qu’il prendrait deux pneumatiques et qu’il ferait le plein d’essence.

Dewalter sortit son portefeuille ; ses mains tremblaient légèrement. Il donna l’argent demandé ; le chauffeur s’éloigna.


— Alors ? sourit Oswill, impassible… vous disiez que vous êtes toujours très pauvre ?…

— Encore un peu plus, vous voyez, répondit Dewalter.

Il avala un verre de gin.

— Vous êtes nerveux, ricana Oswill, vous buvez comme un Anglais.

De loin, Cinégiak, l’appela :

— Vous venez ?

— Non, cria-t-il… Je suis avec un ami. Je reste un peu. Bonsoir.

Cinégiak et Laberose haussèrent les épaules. On entendit les mots rituels sur la porte :

— Tu parles d’un zèbre !

— Ah ! mon vieux, quel perroquet !

Ils sortirent. Oswill et Dewalter furent seuls.