L’Homme à l’Hispano/Chapitre VII

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Émile-Paul Frères (p. 49-61).

VII


Lady Oswill remercia sa femme de chambre et resta seule. Elle songeait à demain et à la promesse que, dans l’après-midi du jour qui s’achevait, elle avait faite pour demain. Avant de quitter Dewalter, après une heure passée avec lui dans la pâtisserie de miss Redge, il y avait eu entre eux un silence, un silence lourd, plein comme une graine qui va germer. Le même ravissement provoquait aux mains de l’homme une moiteur légère et, dans le regard féminin, un éclat plus fiévreux ; il les avait obligés à se taire pendant quelques minutes. L’amour était présent. Ils le savaient et la femme attendait ses ordres.

Enfin, comme le soir commençait à cendrer l’heure, elle avait dit :

— Il faut partir.

Dewalter soupira. Quitter Stéphane jusqu’à demain lui semblait déjà le supplice.

Elle dit encore :

— Demain, je serai libre…

Elle s’arrêta quelques secondes et continua sur le même ton :

— Demain, je serai libre… Vous viendrez me chercher vers dix heures avec votre voiture… Vous m’emmènerez déjeuner à Hendaye ou à Saint-Sébastien… et puis, pour le dîner, vous me ramènerez à Biarritz…

Il l’interrogea doucement :

— Votre amie vous accompagnera ?

Elle répondit, la voix unie, grise et claire à la fois comme le soir qui tombait :

— Non, je serai seule… Demain pour la première fois, je passerai toute la journée avec vous…

Et, de nouveau, quelques secondes extraordinaires disparurent. Elle regardait devant elle avec ses larges yeux sans mystère. Il se courba vers la main, sur la table, et elle sentit le baiser rapide et chaud jusqu’au plus profond de sa chair. Ils tremblaient.

Ils se levèrent. Il paya et, sans dire une nouvelle parole, ils remontèrent dans l’Hispano. Silencieuse, elle s’en allait sur la grande route avec la mollesse d’une barque. Deux fois, entre Saint-Jean-de-Luz et Biarritz, ils rencontrèrent d’autres voitures portant des amis de Stéphane. Elle ne se cachait pas.

Quand Dewalter la quitta, elle dit qu’elle irait le soir à Ciboure et qu’ils s’y retrouveraient.

— El puis, demain ?

Il l’interrogeait humblement. Elle répondit : « Oui », descendit sans se retourner et rentra chez elle.

Elle dîna dans sa chambre. Oswill était au bar basque. Avant de s’habiller pour Ciboure, après le bain, elle se contempla longuement et elle fut heureuse : elle savait qu’elle serait ainsi, demain, dans les bras de l’homme que, dix jours auparavant, elle ignorait. Elle n’avait aucune peur, aucun regret, mais un immense bonheur, une confiance sans limite en elle, en lui, et sans doute une impatience de se livrer.

Oswill, revenu du bar, avait dîné dans la salle à manger. Il voulait parler à sa femme et il demanda, par le téléphone privé, si elle pouvait le recevoir. Elle répondit qu’elle allait descendre et raccrocha l’appareil.

Pendant quelques minutes encore elle prolongea sa merveilleuse solitude. Deux lourdes perles suspendues à un fil jouaient de chaque côté de son cou. Son âme heureuse exaltait sa beauté. Elle se préoccupait à peine de l’entretien que son mari lui demandait. En tous les cas il serait court et sans importance. Une dernière fois, avant de quitter sa chambre, elle se contempla et elle descendit. Elle fit dire à Oswill qu’elle l’attendait dans le salon. Il y entra.

Déjà rempli de liqueurs, il conservait sur lui les bienfaits du sport et, dans son smoking impeccable, nul n’aurait pu voir qu’il était gris. Il l’était cependant, mais lucide, et enchanté de savoir que, le lendemain, il devait partir. Déjà ses malles étaient prêtes. Stéphane, courtoisement, lui sourit. Des lèvres, il effleura ses doigts. Ce n’était pas un geste anglais, mais Oswill était joyeux.

Par politesse, elle parut ne pas s’apercevoir de ce baise-main. Pourtant, le moindre contact de son mari la gênait. Il avait un cigare allumé et, sous des apparences polies, il la détaillait avec la désinvolture d’un propriétaire examinant une jument de course.

Il dit :

— Vous maigrissez. Vous buvez trop de thé et pas assez d’alcool. Et puis, vous ne dînez pas assez souvent avec moi.

Elle ne répondit point, indifférente, désireuse de ne pas ajouter une minute inutile à l’entretien.

Il continua :

— Je le regrette… La vue d’une jolie femme me creuse l’estomac. Je mange mieux quand vous êtes là.

Elle resta silencieuse. Alors il cessa les préliminaires :

— Je voulais vous parler.

Elle dit :

— Vous m’auriez vue demain.

— Ce n’était pas assez tôt. Il fallait vous prévenir ce soir.

Étonnée, elle le regarda sans l’interroger. Il avait pris un visage engageant et, de toutes ses dents courtes, il souriait.

— Je voulais vous prévenir que nous partons demain.

Elle continua à le regarder :

— Comment ?

— Nous partons demain. Nous allons au Maroc.

Comme ne comprenant point, elle demanda :

— Qui ça ?

Il répondit, bonhomme :

— Vous et moi. Nous allons au Maroc, à Tanger. J’ai reçu la lettre tantôt. On me propose des territoires…

Sans y penser, il fit le geste de les saisir. Il était Anglais. Il ajouta :

— Je veux acheter. Nous vivrons quinze jours là-bas.

Elle resta silencieuse quelques secondes. Quand elle fut bien en garde, elle dit avec politesse :

— Je suis désolée, mais vous irez seul au Maroc.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas envie de voyager.

De ses yeux plus aigus, il l’examina. Il faisait un effort pour dissimuler sa surprise et son sourire se rétrécissait.

— Vous n’avez pas envie de voyager ? Moi non plus. Mais c’est une affaire importante,

Elle répondit :

— Vous n’avez pas besoin de moi.

Oswill cessa tout à fait de sourire :

— Je n’ai jamais besoin de vous… mais, d’habitude, vous m’accompagnez quand je vous le demande.

— Eh bien, cette fois, ne me le demandez pas.

— Pourquoi ?

Elle articula avec calme :

— Parce que je vous le refuserais.

Entre ses dents, il serra si fort le havane qu’il le coupa. Il y eut un temps. Elle se leva tranquillement et, comme pour sortir, ramena son manteau sur les épaules. Il respirait avec force.

— Bien, murmura-t-il.

Il ajouta :

— Vous êtes parfaitement libre, vous le savez.

Hautaine, elle le regarda :

— C’est bien le moins !…

Il comprit ce qu’elle renfermait dans ces quatre mots, ses rancunes et ses dégoûts. Il savait qu’elle l’avait épousé sans le connaître, par surprise, et pour obéir à son père. Il resta impassible. Elle fit un pas vers la porte. Mais il la retint d’un geste, s’assit et continua :

— Vous dites : c’est bien le moins ? En tout cas, ce sont nos conventions, depuis que nous sommes redevenus étrangers…

Il souriait de nouveau, mais d’un sourire mauvais. Sous une influence inconnue, il venait de la sentir plus agissante qu’à l’ordinaire, moins passive et d’une hostilité qui croisait le fer. À son tour, il engagea l’épée. Il le fit méchamment, désireux de l’humilier, en même temps que d’exprimer sa pensée. Il parlait d’une voix massive :

— Quand je vous ai épousée, j’ai été très content… oui… Dans ce temps-là je voulais vous avoir et je savais que je ne pouvais pas faire autrement. Vous étiez honnête, irréprochable et, de plus, aussi riche que moi…

Il se targuait d’être un véridique. Amateur de femmes, il payait. Il avait regretté que la descendante vingt fois millionnaire des Coulevaï n’eût pas été la fille chaussée de sandales d’un résinier. La transaction eût été plus simple. Aujourd’hui, rageur devant le refus, il le disait crûment ;

— J’ai été très content, oui, mais je n’ai pas dit que j’étais amoureux de vous. Vous avez peut-être pensé que je le deviendrais ? Non. Je suis comme tout le monde : je n’aime que moi. Seulement, moi, je le dis ! Alors, vous avez été déçue… parce que vous êtes habituée aux fables depuis que petite fille…

Méprisante, elle l’écoutait sans daigner une syllabe. Il précisait encore :

— Quand je vous ai trompée, je vous ai demandé de ne pas divorcer… Je savais que, fatalement, vous seriez tombée sur un autre, aussi dégoûtant que moi-même, mais moins sincère. Je vous ai empêchée de partir. Alors, vous avez dit : « Je suis libre ». J’ai consenti…

Le dernier mot la fit sortir de son silence ; il l’insultait. À son tour, elle parla, frémissante, rendue plus sensible ce soir par le don d’elle-même, décidé pour demain :

— Ne confondons pas. Je n’ai pas dit : je suis libre… parce que vous aviez été infidèle. Non, mais pour autre chose. Ma mère a été trompée par son mari. Elle a pleuré et pardonné. Ils s’aimaient…

Il s’énerva brusquement ;

— Non, je vous assure. Il n’y a pas, dans le monde, plus d’amour que de bon Dieu. Je suis athée pour tout ça.

Elle répliqua, rapide :

— Pas moi.

Il ricana :

— Vous croyez en Dieu ?

D’un geste hautain, elle écarta :

— S’il vous plaît.

Et puis, durement :

— Je crois à l’amour.

— Depuis quand ?

Elle planta ses regards lumineux dans ceux d’Oswill :

— Depuis toujours et davantage aujourd’hui.

C’était net. Le mari reçut la phrase en pleine figure, Il resta sans un mouvement. Touché !… Stéphane était victorieuse, aux points.

Il se versa un verre de vin de Porto, et puis un second, et, coup sur coup, d’un trait, il les absorba. Il faisait passer la pilule. Calme et droite, elle le regardait. Il y eut un long temps, presque une minute, de répit. Il alluma un deuxième cigare. Tout ce qu’il avait bu dans l’après-midi et au dîner fut soudain ranimé par le vin et par la colère.

Il sentit sa griserie. Alors il s’observa. Il avait une telle habitude d’ingurgiter qu’il savait être ivre et ne pas le montrer. Mais son cerveau surexcité travaillait et l’intoxication de l’alcool lui donnait la lucidité, Enfin il ricana ;

— Alors, vous êtes prête à faire des bêtises ?

Stéphane sursauta :

— Qu’est-ce que vous dites ?

Il fit semblant de ne pas voir qu’elle s’indignait de la question, d’oublier qu’il n’avait plus aucun droit de la poser. Il continua :

— Croyez-moi : personne n’en vaut la peine.

— Vous sortez de nos conventions, dit-elle.

Pour ne pas le planter là et s’en aller, elle faisait un effort grandissant. Mais il avait pris un air paterne. Les conventions ? Il les connaissait bien ! Il répéta qu’elle était libre et que, seulement, il lui donnait un conseil. Alors, elle perdit sa sérénité et, nerveusement, lui répondit :

— Je vous conseille, moi, de me laisser tranquille. En trois ans de mariage, je n’ai appris de vous que la négation de tout. Je vous ai prévenu qu’un jour quelque chose en moi s’affirmerait.

Malgré lui, il se passionna ;

— Quoi, quelque chose ?… L’Illusion… je connais ça. Je l’ai écrit. Je l’ai étudié. La nature tend des panneaux. L’amour est un escamoteur : des roses, des colifichets, toutes sortes d’histoires… Mais, quand le tour de passe-passe est fini, c’est toujours le lapin qui sort et le cœur est comme un chasseur qui le voit f… le camp… Vous ne trouverez jamais un homme sincère !… Peut-être, avant, il le croit… Vous n’avez pas le droit, pour vous-même, de revenir bredouille de la battue. Alors, n’y allez pas.

Il baissa le ton et fit un pas vers elle. Avec une douceur feinte, un sourire d’autorité voilée, il dit :

— Je vous empêcherai d’y aller.

Elle se dressa :

— Vous m’empêcherez, vous ?

Elle n’avait pas crié. Mais la voix était telle, et l’intonation hautaine, qu’il comprit qu’il n’empêcherait rien.

Il est de ces minutes où l’homme dépossédé se brise en vain devant la femme qui le rejette. Il sentit la présence obscure de l’inconnu. Avec rage, dans un emportement rapide, il affirma :

— Il n’y a pas d’amour ! Quand vous aurez trouvé l’amour, l’amour vrai, sans chiqué… alors, je vous tirerai mon chapeau.

Elle lui jeta d’un trait :

— Vous pouvez vous découvrir.

Il y eut un temps. Ils étaient l’un devant l’autre, affrontés. Il regardait Stéphane et, mieux qu’à l’habitude, il voyait sa splendeur. À cette minute, il l’aurait achetée. Pourtant, il se sentit pauvre et sans armes. Alors il dissimula, rompit et changea la conversation. Il voulait se renseigner, en savoir plus. Il rassembla toute sa force pour s’obliger à l’indifférence et, dans le salon, il marcha.

Il demanda :

— Qu’est-ce que vous faites, ce soir ?

Elle répondit :

— Je vais à Ciboure, danser…

Elle ajouta, sans discerner si c’était par prudence ou par bravade :

— Je ne vous empêche pas de venir.

Il y avait entre les dents d’Oswill comme un petit bruit de vipère. Les yeux dans le vide, il sifflotait. Il insista, négligeant, sans la regarder :

— Qui y aura-t-il ?

Elle décida de ne rien taire. Elle dit :

— Il y aura Deléone, sa femme et un ami…

— Deléone, sa femme… et un ami…

Stupéfait, il s’arrêta, après avoir répété la réponse. D’un coup, comme se lève le rideau sur le théâtre de Polichinelle, la vérité lui apparaissait. Il en éprouva un éblouissement, une stupeur mêlée d’un sentiment énorme de comique. Il ne pouvait en croire ses oreilles.

Il répéta :

— Deléone… sa femme… et un ami ?… Ce n’est pas ce monsieur qui a une si belle voiture… une Hispano ?… Monsieur…

Elle articula avec calme :

M. Dewalter, oui. Eh bien, qu’est-ce que vous avez ?

Il avait l’air d’une bête, d’un énorme singe, et, tout secoué d’une sorte de joie épileptique, il la regardait méchamment. Elle le crut fou et se leva, peu désireuse d’assister aux ébats d’un ivrogne. Brusquement, il se calma et, dans un verre, il dit :

— C’est rigolo.

Elle était à bout de nerfs et tout son mépris, presque sa haine, sortait. L’hilarité d’Oswill et ses derniers mots lui inspiraient le dégoût. Elle y vit une insulte contre elle, contre son choix. Elle le toisa :

— Vous trouvez ?

Il répondit tranquillement :

— Oui, je trouve.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il était redevenu correct, mais sa marche était hésitante. Son accent britannique augmentait. Il dit avec un sourire exagéré :

— Ça ne veut rien dire. Et si ça voulait dire quelque chose, je ne vous dirais pas ce que ça veut dire… Ah ! vous allez à Ciboure avec Deléone… et un ami ?… Eh bien vous avez raison… Moi je vais au Maroc… oui, j’y vais… Quand je dis que je vais en Afrique… j’y vais…

Elle haussa les épaules, n’attachant plus aucun prix à ses paroles… Il avait bu… Lassée, elle sortit, du salon. Il la rejoignit avec un calme affecté. Il prit congé. Il ajouta correctement :

— Excusez-moi d’avoir voulu vous emmener à Casablanca. J’irai seul. Je pars demain. Oubliez cette discussion ridicule et faites ce que bon vous semble. Bonsoir…

Sans répondre, elle le regarda s’éloigner.

Devant la terrasse, au bout du jardin, la calme mer de septembre faisait un bruit d’argent avec les cailloux. Le phare prochain l’éclairait et sa lumière sur les eaux semblait faire naître des écailles par millions. Dans une villa voisine, un chien, sans raison, aboyait. L’heure avait la beauté éternelle de l’indifférence et, seule dans la splendeur tiède de la nuit, Stéphane, chargée de son amour, semblait éphémère et vivante.