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L’Homme à l’Hispano/Chapitre XIII

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Émile-Paul Frères (p. 133-143).

XIII


Deux jours après ils prirent la route qui va de la frontière d’Espagne à l’hôtel Ritz, place Vendôme, par Bordeaux, Tours, et Orléans. Seule, Pascaline apprit de Stéphane l’escapade qu’elle avait imaginée. Georges dit à Deléone qu’il avait modifié ses projets et n’allait pas au Sénégal, rappelé d’urgence à Paris.

Deléone en fut satisfait. Sa femme, plus ingénieuse et moins distraite qu’à l’habitude, le retenait sur la Côte d’Argent : le retour de Dewalter fournissait à l’Hispano un pilote jusqu’à la rue Marbeuf. Rue Marbeuf, il y avait le poulailler. Ainsi Deléone désignait l’hôtel qu’il avait offert, quelques mais auparavant, à Mlle Florinette Soinsoin, de son vrai nom Chouan, Yvonne Chouan. Deléone pria son ami de lui téléphoner dès son arrivée dans le seizième arrondissement. Georges répondit qu’il en chargerait le garage. Il était au regret que la belle voiture, souple et rapide comme un oiseau, ne fût pas à lui, parce qu’elle plaisait à Stéphane, Il songea qu’il faudrait la remplacer.

Octobre, tout proche, lui fournissait le prétexte à vouloir un véhicule fermé. Il décida de louer une automobile pour le service de lady Oswill. Il savait qu’elle y monterait sans y prendre garde, comme au saut du lit on entre dans ses mules ; il savait aussi qu’il ne pouvait plus ne pas avoir un chauffeur devant la porte pendant les quelques semaines qu’il allait vivre avec elle. Il était préparé à jouer son rôle jusqu’au bout, à cacher sa pauvreté, comme ces ouvriers qui, malades et sans ressources, cèlent leur faiblesse et fardent leur visage pour ne pas être chassés des ateliers ; et aussi comme les gens bien élevés qui ne parlent jamais de leurs maux.

Maintenant il en arrivait à sourire lui-même de sa folie. Il se disait :

— C’est l’engrenage. Ce qui commence dans la pensée finit dans l’action. J’ai été tenu pour riche, alors j’ai feint la richesse. Aujourd’hui j’ai les gestes de la richesse. Demain…

Arrivé là, il ne se disait plus rien,

Il avait pris le parti de fermer les yeux. Il savait que, dans un mois, Stéphane devrait retourner chez elle et qu’alors il les rouvrirait. Et peut-être était-il comme la plupart des hommes : ils fuient en avant et renoncent à se défendre parce qu’ils attendent le miracle.

Ils étaient depuis huit jours à Paris. Tout s’était passé très simplement et aucun des actes de Dewalter n’avait pu étonner Stéphane. Elle était descendue à l’hôtel Ritz, comme elle avait accoutumé. Sa femme de chambre, qu’elle avait décidé de mettre au courant, l’avait rejointe par le train. C’était une fille basque, très dévouée à sa maîtresse et qui détestait Oswill à la façon de la vieille Antoinette. En arrivant devant l’hôtel, Stéphane, fatiguée, dit à Georges de venir la chercher vers huit heures.

L’après-midi commençait. Quand son ami fut parti, lady Oswill sourit en songeant qu’elle avait oublié de lui demander son adresse et qu’il n’avait point pensé à la lui donner. Elle eut envie de lui téléphoner et consulta en vain le Tout-Paris et l’Annuaire des abonnés. Ne trouvant rien, elle s’amusa à se dire qu’il pourrait ne jamais revenir et qu’il était vraiment si simple qu’il en devenait mystérieux. Elle s’endormit et se réveilla vers sept heures. Elle se para. À huit heures, le concierge de l’hôtel lui téléphona que M. Georges Dewaller était en bas. Elle ordonna de le faire monter dans son salon particulier. Il était exigu et tranquille, et devant un petit jardin.

Georges n’avait pas oublié d’indiquer son adresse puisqu’il n’avait plus d’adresse. En route, silencieusement, il avait réfléchi et tous ses gestes furent précis. Il conduisit au garage l’Hispano dont il ne devait plus se servir. Il loua pour un mois une voiture fermée et paya d’avance la quinzaine. Cela lui coûta deux mille francs. Il se fit conduire dans une agence de la rue Royale. On lui indiqua, dans les Champs-Élysées, un appartement meublé disponible. Il le visita. Cinq fenêtres ouvraient sur l’avenue et sur une voie transversale. Les locaux étaient vastes ; un tapissier expert les avait ornés avec goût pour un Américain épris des siècles passés. On avait, en entrant, l’impression d’une demeure somptueuse et l’Américain sous-louait, soudain lassé de Paris. Dewalter se rappela les richesses d’Oloron et celles de Biarritz. Ce qu’on lui proposait restait modeste en somme et tout juste digne de Stéphane. On lui demanda sept mille francs. Il les paya. L’Américain laissait en partant son domestique, un vieil homme habitué aux maîtres fugitifs. Le linge était fourni. On ne sentait pas la froideur des appartements de passage. L’employé de l’agence complimenta Dewalter et lui dit qu’il profitait d’une occasion. Il fit sur le champ l’inventaire avec le valet, tandis que le nouvel occupant s’ingéniait à donner aux choses un aspect familier. Il ordonna que des fleurs fussent apportées. On lui proposa une cuisinière fameuse, en service dans la maison. Il la prit et, comme il lui restait une heure avant de s’habiller, il descendit et acheta quelques objets qui lui parurent nécessaires. Il n’avait plus la notion exacte de ce qu’il faisait et préparait tout avec joie pour recevoir lady Oswill. Il n’avait qu’une pensée ; ne pas la détromper.

Déjà il travaillait à lui laisser un souvenir.

Peut-être ne se rendait-il pas un compte exact de l’adoration qu’il avait pour elle, une adoration simple, puissante, et qui le poussait au martyre ? Ingénument, il y marchait. Faut-il croire que ceux qui y marchent, soutenus par l’exaltation de l’idée, ne perçoivent plus la souffrance ? Il ne souffrait pas. Qui l’aurait conseillé ? Personne. Il était certainement l’un des hommes les plus isolés de la terre. Il ne connaissait désormais qu’un vieil ami de sa famille, un pauvre notaire de province, Me Montnormand, dont l’étude était à Saint-Germain-en-Laye. C’était un vieillard tendre et candide et le seul être avec qui Dewalter fût en correspondance. Il y avait aussi cet inconnu du train, l’excentrique retrouvé à Biarritz ? Dewalter, quelquefois, avait l’impression qu’il le reverrait. Mais il pensait à lui avec répulsion.


Oswill n’était pas resté au Maroc aussi longtemps qu’il le projetait. À peine fût-il sur la mer qu’il regretta de s’être éloigné. Il fumait ses courtes pipes rageusement et, s’il avait été sur un yacht de plaisance et non sur un paquebot, sans doute aurait-il donné l’ordre au capitaine de virer de bord. Pour se distraire, il parcourait le pont en examinant les voyageurs et il cherchait leurs tares sur leurs visages. Il vit un couple. C’étaient des jeunes mariés qui faisaient leur voyage de noces. Il leur parla. Il s’efforçait de discerner dans leurs réponses la différence de leurs natures et de prévoir comment et dans combien de temps, ils seraient pour la première fois désunis. Elle était languide, disposée sans doute à être bientôt lasse et désenchantée. Lui, c’était un homme de la terre, naïvement épris et sensible. Oswill conclut qu’elle le rendrait triste. Leur bonheur était visible, mais sans doute l’épouse ne tarderait-elle pas à amener la neurasthénie dans le ménage et le mari, pour la lutte de la vie, perdait quelques-unes de ses armes. Le maniaque se complut à le prévoir et il s’en réjouit, comme s’ils eussent été des ennemis. Avec une sombre habileté, une odieuse bonhomie, il s’efforçait de les troubler d’avance et il leur disait des choses aptes à faire naître entre eux une différence d’opinions quand, ensemble, ils en reparleraient, Ils ne sentaient pas le poison et s’amusaient de ses paradoxes. Pourtant, il eut la félicité à deux reprises de s’apercevoir, à un geste de la femme, à une réflexion de l’homme, qu’il leur avait fourni une matière à discussion. Ils l’écoutaient gentiment, assis et serrés l’un contre l’autre, et, le navire glissait dans la nuit limpide. Ils voyaient dans l’ombre son visage narquois, le petit incendie de son brûle-gueule et la braise chaude de ses yeux méchants. Mais il les faisait rire et disait des mots dangereux qu’ils n’oublieraient plus et dont un jour, l’un contre l’autre, ils pourraient se resservir pour s’en frapper. Les paroles restent. Il le savait.

Quand il fut dans sa cabine, occupé à frotter ses tatouages au gant de crin, il jubilait, certain d’avoir jeté, au hasard, pour rien, de mauvaises graines dans leur champ. Mais la pensée de Stéphane lui revint. Cela lui arrivait quand il entrait au lit. Il déboucha un flacon de gin et il but à plusieurs reprises, tout en sifflant comme un aspic. Il devint furieux parce que, tout d’un coup, il eut la sensation de s’inquiéter de ce qu’elle faisait à cette heure exacte. Il grommela son éternel « c’est rigolo », et, tout en se tournant dans ses draps, comme un cachalot dans la vague, il se demanda avec colère s’il n’était pas en train de devenir aussi bête qu’un autre mari. Mais des voix traversèrent la cloison mince et, dans la cabine voisine, il entendit le jeune couple. Ils parlaient d’une réflexion qu’il leur avait faite sur l’éducation des femmes arabes. Aux bribes des répliques qui traversaient les bois légers, il eut la joie de comprendre qu’il était l’objet d’un dissentiment. Il s’endormit, — peut-être pour ne pas avoir l’ennui d’entendre que la querelle tournait court, et la réconciliation.


À Casablanca, il s’était promis de faire la noce, de courir les bars et de chercher dans les quartiers aventureux, dans les maisons des courtisanes africaines, de nouveaux objets de méditations. Il n’en fit rien. Il agissait, au contraire, à la façon d’une personne pressée et qui veut en hâte retourner chez elle. Les courtiers des terrains à vendre, il les houspilla comme des nègres. Ils galopèrent sur les pistes quand l’auto devint impossible. Il vint, il vit et il acheta. Il n’était qu’à un jour de Fez. Il négligea de visiter cette merveille où les fleurs et les fontaines se cachent derrière les murs lépreux. Il trouva le prétexte qu’on était en septembre et qu’il reviendrait au printemps. En vérité, il ne pensait qu’au pays basque. Cela l’étonnait et il se l’expliquait à lui-même ; c’était, se répétait-il, pour savoir comment Mme Oswill « saquerait » Georges Dewalter. C’était pour jouir en pensée de sa déconvenue. C’était pour se régaler d’avance de la mésaventure de ces deux niais… Il n’admettait point qu’il fût simplement exaspéré d’être parti et de leur avoir laissé le champ libre. Il repoussait l’idée d’être inquiet ou simplement préoccupé.

De retour à la côte et ayant deux heures à perdre avant de se réembarquer, — tout de suite, tout de suite, — il s’en fut chez une fille que lui indiqua le portier d’hôtel. Elle était belle et vigoureuse, avec un accent qu’il connaissait bien, l’accent de la frontière espagnole. Elle était venue, voilà trois années, des bords de la Nivelle, à la suite d’un fils de famille, mort quelques mois plus tard aux environs de Marrakech. Depuis, elle faisait fortune et se vendait avec simplicité en attendant d’avoir de quoi se marier quand elle retournerait au pays. Elle accueillit l’Anglais avec une déférence complaisante et s’apprêtait à lui obéir de son mieux. Mais il la regarda et brusquement il songea que ce corps majestueux n’était pas fait pour le distraire. Il l’interrogea pour connaître si elle avait vécu à Biarritz. Elle lui répondit qu’elle avait servi chez des personnes qu’elle nomma. C’était des cousins des Coulevaï. Il l’interrogea derechef et, sans transition, il l’injuria. Il lui dit que toutes les femmes étaient insensées, qu’il les méprisait, et qu’il admirait un bouvier qu’il avait vu reconduire la sienne à la maison à grand renfort de pied au cul. Il ajouta que tout le sexe ne méritait pas d’occuper un homme, à moins qu’il ne fût, cet homme, tout à fait gâteux. Il commanda à la Basquaise de lui verser un verre de fine. Nue et tremblante, elle servit la liqueur. Il lui jeta cinq cents francs et s’en alla rempli d’une colère incompréhensible. Il était déjà sur le bateau et pestait d’attendre l’appareillage, qu’elle demeurait encore ahurie de l’incohérence de son client. Enfin, il lui sembla qu’elle avait compris et, le soir, elle raconta l’histoire à un colon de ses fidèles :

— Mon petit, finissait-elle, ce type-là, il en tient ! Sûr qu’il est cocu, — et qu’il le sait.

Pendant la traversée, Oswill ne se montra pas. Il se sentait d’humeur à proférer des choses excessives et se cachait. Chose notable : il oubliait de boire. Il lui venait une haine de lady Oswill et il pensait que, volontiers, il lui ferait du mal. Il cherchait. Il se dit soudain qu’il avait sur elle un titre de propriété, qu’il lui verserait un narcotique et qu’il userait de ses privilèges, comme un mari impitoyable. Il examina ce projet pendant que le navire roulait sur la mer nombreuse.

Il en comprit la vanité.

Alors il résolut l’impossible : il résolut d’obtenir, après trois années, le consentement d’autrefois. Soudain, il le voulut avec fermeté, Il ne voulut plus que cela. Il se revoyait aux heures du mariage, et, dans son cerveau abîmé, toujours apte à détruire, l’image de Stéphane et celle de la prostituée de Casablanca se confondaient. Il se dit qu’également elles étaient à lui, et que, de l’une ou de l’autre, il avait le droit d’exiger. Pourtant il avait l’intention de dissimuler sa frénésie et de tenter une expérience. Il se le formula ainsi :

— Sa résistance est un morceau de sucre. Dans quel mélange le ferais-je fondre ?

Il fabriqua d’avance un mélange de fourberie et de volonté, à base de flatterie, avec un soupçon de magnétisme. Il fut enchanté, ne douta pas de réussir, sauta du bateau dans sa voiture, roula sans arrêt jusqu’à Biarritz : quand il arriva chez lui, son domestique lui dit que lady Oswill était partie depuis une semaine et qu’elle n’avait indiqué aucune direction.

Alors il erra dans la ville, et il cherchait quelqu’un avec qui faire un assaut de boxe. Il était secoué de colère et, pendant trois jours, il ne cessa plus de boire. Il insultait les serviteurs. À la fin, il s’endormit comme un enfant après une correction. Quand il se réveilla, il était redevenu lucide. Il décida de se venger et il examina la situation avec méthode. Il ne doutait plus de la victoire complète de l’amant. Il était persuadé que lady Oswill connaissait tout de lui, jusqu’à sa misère. Il pensait qu’elle l’avait suivi pour l’en tirer, et qu’elle était pareille, dans sa richesse, à ces pauvresses de la nuit, qui se consolent de leurs dégoûts en payant les joies de leur cœur. De jour en jour, son visage s’éclairait et sa fureur devenait calme, parce qu’il savait qu’il allait nuire. Mais ce qu’il ignorait encore, c’est de quelle façon il nuirait.

Pendant ce temps, Georges Dewalter tenait, comme on dit au combat. Mais peu à peu, ainsi que le héros de la Peau de chagrin, il voyait son bonheur se rétrécir. Son angoisse renaissait. Et Stéphane, dans l’éblouissement de son amour, vivait simple et souveraine. Chacune de ses heures était remplie de joie. Elle ignorait les sentiments célés de ces deux hommes.