L’Homme à l’Hispano/Chapitre XII

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Émile-Paul Frères (p. 127-132).

XII


Quand la réception fut terminée et que, sur presque toutes les routes de la région, il y eut, dans une auto, plusieurs personnes qui parlaient du salon de lady Oswill, de ceux qu’on y avait vus ce jour-là, et particulièrement de ce monsieur : — Vraiment assez chic. — Comment déjà s’appelle-t-il ?… Lewal… Dewal… ah ! oui… Dewalter… — Il a de la race… — Mais c’est ce garçon dont on nous a parlé et avec qui Stéphane ne cesse plus de sortir ?… Tiens… tiens… et le mari est au Maroc ! — et de cent autres choses… pendant ce temps, Pascaline resta seule auprès de Stéphane. L’attitude de son amie l’avait mise dans la stupeur.

— J’ai vu Georges quitter le salon sans me baiser la main, dit Stéphane en riant. Il est Parisien et mes gens de province paraissent l’amuser bien peu. Tout de même, je lui dirai qu’il a eu tort de ne pas prendre officiellement congé. Quand on fait cela chez une femme, on a l’air d’aller se cacher dans la pièce voisine, en attendant que tout le monde soit parti.

Elle paraissait très heureuse et n’avoir aucun souci du départ prochain de son amant.

— Mais il s’en va… et tu l’aimes, dit Pascaline.

— Biarritz est un village ; on y est à l’étroit, répondit Stéphane.

Elle se tut pendant quelques secondes et continua gravement :

— Oui, je l’aime, Pascaline. Je l’aime de toutes les forces de mon cœur ! Un ami l’appelle, a-t-il dit ? Combien ils sont rares, ceux qui savent répondre à l’appel de l’amitié !…

Pascaline comprit à quelle hauteur elle avait placé Georges dans son esprit et qu’elle ne discutait pas ce qu’il affirmait. S’il avait annoncé qu’il devait partir, c’est qu’en effet il le devait. Tout de même, elle fut étonnée : Stéphane s’était résignée vite à leur séparation. Maintenant, quand reviendrait-il à Biarritz ? Lady Oswill ne disait mot de tout cela. Mme Rareteyre ne jugea plus convenable d’insister et elles parlèrent d’autre chose.

Georges Dewalter, en arrivant au Palais, avait demandé sa note et dit qu’il prendrait le lendemain le train du matin. Il était monté dans sa chambre et il avait commencé à remplir lui-même ses valises, sans avoir recours à un serviteur. Mais, depuis son arrivée sur la Côte d’Argent, il avait fait beaucoup d’achats et il n’avait plus la possibilité de tout emporter dans les seuls bagages à main qu’il possédait, les malles étant restés à Bordeaux. Devant cette difficulté à laquelle il n’avait point songé, il s’arrêta dans son travail et, soudain lassé de tout, il se jeta sur le lit. Les frissons du crépuscule entraient par la fenêtre ouverte. En bas, on entendait l’orchestre.

Il pensait :

— « Je suis ici, à Biarritz, pour la dernière fois de ma vie. Jamais plus je ne reverrai ces lieux frivoles et agités où, pendant deux semaines, j’ai mis mon cœur en souffrance. Deux semaines ! Elles sont disparues comme l’eau s’évapore. Elles garderont pour moi une existence métaphysique. Que seront-elles pour Stéphane ?… Hélas ! je l’ai constaté tout à l’heure… »

Il demeurait stupéfait de l’indifférence qu’elle avait eue. Ainsi, sans le lui dire, et sans même en connaître la véritable raison, elle avait prévu son éloignement prochain ? Si elle ne l’avait point prévu, comment en aurait-elle accueilli la nouvelle si facilement ?

Il sentit entrer dans son cœur un vide aigu comme un couteau. Et il fut comme quelqu’un dont le sang coulerait et qui irait s’affaiblissant. Une détresse vraiment physique l’accabla. Il ne faisait pas un mouvement et dans ces artères une fièvre circulait. Il lui sembla qu’il avait le délire et qu’il était déjà couché sur le sol du Sénégal. Il avait dans son cerveau des images qu’il se créait de ce pays, des apparitions de forêts humides, de mornes étendues, des ombres dures et lourdes sous un soleil blanc de chaleur et une solitude effrayante. Et il se mit à souffrir avec tant d’acuité dans son corps et dans son esprit qu’il devint incapable d’un mouvement. Il ne savait plus qu’il n’était pas, déjà, là-bas, affalé comme un noir sur les dunes, mais au troisième étage du palace de l’impératrice Eugénie. Les yeux ouverts, il ne voyait plus les objets véritables qui l’entouraient et il resta longtemps ainsi et sans lumière, longtemps, longtemps, bien après que la nuit fut montée. Quand l’idée de Stéphane lui revenait, il ne la revoyait pas telle que tout à l’heure, dans un salon, mais ainsi qu’il l’avait tenue dans ses bras. C’était comme une apparition de sa maîtresse perdue. Alors, une angoisse physique, une douleur de bête malade le faisait geindre, se plaindre doucement sans en avoir conscience. Il haletait, déchiré de regrets, de souvenirs, déjà de nostalgie…

Et quand elle entra, quand il la vit vraiment et qu’elle posa sa main, sa main véritable sur son pauvre front, il se dressa, comme éveillé d’un cauchemar, et cria de joie. Il cria à la façon des bêtes bouleversées de tendresse qui revoient leur maître. Il se souleva vers elle et la serra âprement contre lui et des pleurs jaillissaient de ses yeux. Elle lui rendit ses caresses, fière et surprise de cette frénésie qu’elle ne comprenait pas.

Quand elle l’eut calmé, consolé longtemps encore, elle l’apaisa. Elle le câlinait dans l’ombre avec des douceurs infinies et, de ses lèvres chaudes, elle goûta les dernières larmes de son visage. Elle semblait chercher son âme dans un baiser et, silencieuse et toute puissante, elle pressait contre son sein cette tête chérie pour en faire sortir la douleur inconnue. Enfin, elle sentit qu’il était guéri. Alors, elle lui parla.

Il répondit que l’idée de leur séparation était la cause de son chagrin, qu’il avait été frappé de l’indifférence qu’elle lui avait montrée et qu’il avait cru devoir partir sans la revoir. Il eut la force de mentir encore et d’ajouter que, même pour bien peu de temps, la pensée d’être privé d’elle lui paraissait insupportable.

Elle rit avec une tendre allégresse et, longuement, après avoir ri, elle garda ses lèvres. Et puis, contre son oreille, elle dit :

— Notre séparation ? Privé de moi ? Quand donc as-tu pensé que tu partirais seul ?

Il la regarda à son tour, sans la comprendre.

Mais elle continuait :

— Moi-même, Georges, j’avais fait le projet de partir et de te donner sans contrainte, et mieux qu’ici, quelques jours entiers de ma vie. Un amour comme le nôtre, emportons-le. Dans ce pays, trop d’habitudes et d’obligations me prennent à toi. J’ai rêvé que tu m’emmènes un peu, ailleurs… Je voulais t’en parler. Mon mari est en voyage et Dieu sait quand il reviendra. J’ai ce temps-là de liberté. Je pensais à Rome que tu voulais revoir. Mais Paris ne vaut-il pas tous les pèlerinages du monde ? Puisqu’un ami t’y appelle, j’irai avec toi quelques semaines… Grand fou qui m’a cru indifférente quand mon cœur bondissait de plaisir. Et il pleurait ! Ô coupable, coupable qui a douté de moi…

Elle était devenue d’une beauté plus rare, plus spirituelle, comme éclairée par son âme charmante. Alors Georges Dewalter ne consentit plus à raisonner. Tout à l’heure, il avait vérifié l’état de son portefeuille. Il y restait encore cinquante billets de mille francs. Il se disait qu’il ne fallait plus être sage, qu’un dieu favorable veillait sur lui, que, quelques semaines, c’était peut-être toute la vie. Chancelant de joie, il avait pris les mains de Stéphane retrouvée et il les couvrait de baisers.