L’Homme aux quarante écus/XIII

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L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 359-360).
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XIII. — SCÉLÉRAT CHASSÉ.


La réputation qu’avait acquise M. André d’apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l’œil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis.

« Quels sont vos ennemis, lui dit M. André, et qui êtes-vous ?

— Hélas ! dit-il, j’avoue, monsieur, qu’on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient : Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m’accuse d’avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il échappe souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu’on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l’on qualifie de mensonges impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes le mépris et l’exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire.

« Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l’Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j’ai intitulé Antiphilosophique[1]. Je n’avais que de bonnes intentions ; mais personne n’a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l’ai présenté l’ont jeté dans le feu, en me disant qu’il n’était pas seulement antiraisonnable, mais antichrétien et très-antihonnête.

— Eh bien ! lui dit M. André, imitez ceux à qui vous avez présenté votre libelle ; jetez-le dans le feu, et qu’il n’en soit plus parlé. Je loue fort votre repentir ; mais il n’est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d’esprit qui ne peuvent être vos ennemis, attendu qu’ils ne vous liront jamais.

— Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me réconcilier avec les parents de feu M. de Montesquieu, dont j’ai outragé la mémoire pour glorifier le révérend P. Routh, qui vint assiéger ses derniers moments, et qui fut chassé de sa chambre ?

— Morbleu ! lui dit M. André, il y a longtemps que le révérend P. Routh est mort ; allez-vous-en souper avec lui. »

C’est un rude homme que M. André, quand il a affaire à cette espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mérite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison, comme on avait chassé Routh de l’appartement du président de Montesquieu[2].

On ne peut guère tromper M. André. Plus il était simple et naïf quand il était l’homme aux quarante écus, plus il est devenu avisé quand il a connu les hommes.


  1. C’est le Dictionnaire antiphilosophique, dont il est parlé dans l’Avertissement de Beuchot en tête du tome XVII.
  2. Il s’agit ici du jésuite Paulian, qui envoya un mauvais dictionnaire de physique à M. de Voltaire, en lui écrivant qu’il le regardait comme un des plus grands hommes de son siècle, et fit l’année d’après un dictionnaire antiphilosophique digne de son titre, dans lequel M. de Voltaire était insulté avec la grossièreté d’un moine et l’insolence d’un jésuite. Il n’est pas rigoureusement vrai que Routh ait été chassé de la chambre de Montesquieu mourant : on ne l’osa point, parce que les jésuites avaient encore du crédit ; mais il est très-vrai qu’il troubla les derniers moments de cet homme célèbre, qu’il voulut le forcer à lui livrer ses papiers, et qu’il ne put y réussir ; peu d’heures avant que Montesquieu expirât, on renvoya Routh et son compagnon ivres morts dans leur couvent. (K.) — Le P. Paulian est auteur d’un Dictionnaire de physique, 1761, trois volumes in-8o, et dont la dernière édition est en cinq volumes, ainsi que d’un Dictionnaire philosophothéologique portatif, dont Voltaire a parlé (Dictionnaire philosophique, troisième section du mot Julien). Mais c’est Chaudon qui est l’auteur du Dictionnaire antiphilosophique, dans la première édition duquel on trouve la Lettre du R. P. Routh, jésuite, à monseigneur Gualterio, nonce de Sa Sainteté à Paris, sur les derniers moments de Montesquieu : voyez l’Avertissement de Beuchot, en tête du tome XVII.