L’Homme de neige/10

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 223-275).



X


Johan était à coup sûr le confident, peut-être un des acteurs de ce drame. Il avait voulu savoir à quel point maître Christian Waldo, en qualité de chroniqueur ambulant, pouvait avoir été initié à ce mystère. Christian avait adroitement jeté dans son esprit le soupçon d’une indiscrétion de la part des laquais du château, et il avait assez heureusement, jusqu’à nouvel ordre, retiré du jeu son épingle et celle de M. Goefle.

Nous le laisserons vaquer philosophiquement au soin de recharger son âne, et nous dirons ce qui s’était passé pendant son entretien avec le majordome. Nous reprendrons les choses au moment où M. Goefle, favorisé par le lever de la lune et le retour de l’aurore boréale, était reparti pour le Stollborg, marchant rapidement sur le lac, chantonnant et gesticulant un peu malgré lui.

Pendant ce temps, on avait servi le souper aux hôtes du château neuf, et le splendide gâteau de Noël, qui, selon l’usage norvégien, devait rester sur la table et n’être attaqué que le 6 janvier, faisait, par sa dimension et par son luxe, l’admiration des dames. Ce chef-d’œuvre de pâtisserie représentait, par un singulier mélange de la galanterie du siècle avec la pratique religieuse, le temple de Paphos. On y voyait des monuments, des arbres, des fontaines, des personnages et des animaux. La pâtisserie et le sucre cristallisé de toutes couleurs imitaient les matériaux les plus précieux, et se prêtaient aux formes les plus fantastiques.

Le baron avait confié à une vieille demoiselle de sa famille, personne très-versée dans la science domestique et parfaitement nulle à tous autres égards, le soin de faire les honneurs du souper, pendant qu’il prendrait le temps de lire quelques lettres et d’y répondre. En réalité, le baron, qui ne manquait pas de prétextes pour se retirer quand il avait quelque préoccupation d’esprit, était en ce moment enfermé dans son cabinet avec un homme pâle qui se donnait le nom de Tebaldo, et qui n’était autre que Guido Massarelli.

Ce n’est pas sans peine que Guido avait obtenu ce tête-à-tête. Johan, très-jaloux de l’oreille du maître, avait tâché de lui tirer son secret pour s’en donner les gants ; mais Massarelli n’était pas homme à se laisser surprendre. Il avait insisté, et, après avoir erré tout le jour dans le château, il obtenait enfin l’entrevue dont il avait escompté le résultat en se targuant auprès de Christian d’être l’ami de la maison. L’entretien, qui eut lieu en français, commença par un étrange récit auquel le baron ne sembla prêter qu’une attention ironique et dédaigneuse.

— Voilà, dit-il enfin à Massarelli, une très-énorme aventure, je dirais une révélation très-importante, si je pouvais ajouter foi à ce que je viens d’entendre ; mais j’ai été si souvent trompé dans les affaires délicates, qu’il me faudrait d’autres preuves que des paroles. Vous m’avez raconté un fait bizarre, romanesque, invraisemblable…

— Que M. Stenson a reconnu fort exact, répondit l’Italien, et qu’il n’a pas même essayé de nier.

— Vous le dites, reprit froidement le baron ; par malheur, je ne peux m’en assurer. Si j’interroge Stenson, que votre récit soit véridique ou imaginaire, il niera certainement.

— C’est probable, monsieur le baron ; un homme capable d’une dissimulation qui vous en a imposé pendant plus de vingt ans ne se fera pas faute de mentir encore ; mais, si vous trouvez le moyen d’épier un entretien entre lui et moi, vous surprendrez la vérité. Je me charge bien de la lui arracher encore une fois et en votre présence, pourvu qu’il ne se doute pas que vous l’entendez.

— Il ne serait pas difficile, avec un homme aussi sourd, de se glisser dans son appartement ;… mais… puisque, selon lui, la personne est morte, que me fait, à moi, le passé du vieux Stenson ? Il a nécessairement agi à bonne intention, et, bien qu’il m’ait fait grand tort en laissant, par son silence, d’odieux soupçons peser sur moi… comme le temps a fait justice de ces choses…

— Pas tant que M. le baron paraît le croire, reprit l’Italien, qui savait, aussi bien que le baron, s’envelopper d’un calme audacieux. C’est la légende du pays, et Christian Waldo l’a certainement ramassée sur son chemin en venant ici.

— Si cela était, reprit le baron laissant percer une secrète rage, ce bateleur n’eût certes pas eu l’impudence d’en faire publiquement et devant moi le sujet d’une scène de comédie.

— C’était pourtant bien la représentation du vieux donjon… J’ai vu la localité aujourd’hui, et Christian Waldo, qui demeure au Stollborg, a pu la voir aussi. Les Italiens… c’est très-hardi, monsieur le baron, les Italiens !

— Je m’en aperçois, monsieur Tebaldo. Vous dites que ce Waldo demeure au Stollborg ? Il aurait donc fait ce tableau tout exprès et d’après nature ? Si promptement ! ce n’est pas probable. La ressemblance de son décor avec le donjon est une chose fortuite.

— Je ne le pense pas, monsieur le baron ; Waldo a une grande facilité, et il peint comme il improvise.

— Vous le connaissez donc ?

— Oui, monsieur le baron.

— Quel est son vrai nom ?

— C’est ce que je dirai à M. le baron, si la somme que je lui ai demandée ne lui paraît pas exorbitante.

— De quel intérêt peut être pour moi de savoir son nom ?

— Un intérêt immense… et capital

La manière dont le prétendu Tebaldo prononça ce mot parut faire quelque impression sur le baron.

— Vous dites, reprit-il après une pause, que la personne est morte ?

— Stenson l’affirme.

— Et vous ?

— J’en doute.

— Christian Waldo le sait peut-être ?

— Christian Waldo ne sait rien.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr.

— Mais vous voulez me donner à entendre que cet homme est précisément celui…

— Je n’ai pas dit cela, monsieur le baron.

— Alors vous voulez dire et ne pas dire ; vous voulez être payé d’avance pour une révélation chimérique.

— Je ne vous ai rien demandé, que votre signature, monsieur le baron, dans le cas où vous serez content de moi.

— Je ne signe jamais. Tant pis pour qui doute de ma parole.

— Alors, monsieur le baron, je remporte mon secret ; celui qu’il intéresse au moins autant que vous l’aura pour rien.

Et Tebaldo allait résolument sortir du cabinet, lorsque le baron le rappela. Il se passait quelque chose d’assez naturel chez ces deux hommes. Ils avaient peur l’un de l’autre. Le premier n’avait pas encore touché le bouton de la serrure pour sortir, qu’il s’était dit : « Je suis fou, le baron va me faire assassiner pour m’empêcher de parler. » Le second s’était dit, de son côté : « Il a peut-être déjà parlé ; lui seul peut me faire savoir ce que j’ai à craindre. »

— Monsieur Tebaldo, dit le baron, si je vous apprenais que j’en sais plus long que vous ne pensez ?

— J’en serais charmé pour vous, monseigneur, répondit l’Italien avec audace.

— La personne n’est pas morte ; elle est ici ou du moins elle y était hier ; je l’ai vue, je l’ai reconnue.

— Reconnue ? dit Massarelli avec surprise.

— Oui, reconnue, je m’entends : cette personne se donnait le nom de Goefle, avec ou sans la permission d’un homme honorable qui s’appelle ainsi. Parlez donc ; vous voyez que je suis sur la voie et qu’il est puéril de vouloir porter mes soupçons sur le bateleur Waldo.

L’Italien étonné resta court. Arrivé le matin même, il ne savait rien des incidents de la veille ; il avait rencontré M. Goefle sans le connaître ; il ne parlait pas le suédois, le dalécarlien encore moins ; il n’avait pu lier conversation qu’avec le majordome, qui parlait un peu français et qui était fort méfiant. Il ignorait donc absolument l’histoire de Christian au bal et ne savait réellement pas de qui le baron lui parlait. En le voyant surpris et démonté, le baron se confirma dans sa pensée qu’il l’avait confondu par sa pénétration.

— Allons, dit-il, exécutez-vous et finissons-en. Dites tout, et comptez sur une récompense proportionnée au service que vous pouvez me rendre.

Mais l’Italien avait déjà repris toute son assurance. Persuadé que le baron était sur une fausse piste et décidé à ne pas livrer son secret pour rien, il ne songeait plus qu’à gagner du temps et à se préserver du mauvais parti que pouvait lui faire cet homme, réputé terrible, s’il refusait carrément de s’expliquer.

— M. le baron veut-il me donner vingt-quatre mille écus et vingt-quatre heures, dit-il, pour mettre en sa présence et à sa disposition la personne qu’il a tant d’intérêt à connaître ?

— Vingt-quatre mille écus, c’est peu ! répondit le baron avec ironie ; mais vingt-quatre heures, c’est beaucoup !

— C’est peu pour un homme tout seul.

— Vous faut-il de l’aide ? J’ai des gens sûrs et très-habiles.

— S’il faut partager avec eux les vingt-quatre mille écus, j’aime mieux agir seul, à mes risques et périls.

— Quelle action entendez-vous donc faire ?

— Celle que me prescrira M. le baron !

— Oui-da ! vous avez l’air de me proposer…

En ce moment, le baron fut interrompu par une sorte de grattement derrière une des portes de son cabinet.

— Attendez-moi ici, dit-il à Massarelli.

Et il passa dans une autre pièce.

Guido résuma vite la situation ; épouvanté du calme du baron, il jugea que le plus prudent pour lui était de traiter les affaires par correspondance : en conséquence, il alla vers la porte par laquelle on l’avait introduit. Il la trouva fermée au moyen d’un secret que, malgré une certaine science pratique, il ne put trouver. Il s’approcha de la fenêtre ; elle était à quatre-vingts pieds du sol.

Il essaya sans bruit la porte par laquelle le baron était sorti. Elle était aussi bien close que l’autre. Le bureau était ouvert et laissait voir une recommandable réunion de rouleaux d’or.

— Ah ! se dit Massarelli en soupirant, les portes sont solides et les serrures sont bonnes, puisqu’on me laisse ici en tête-à-tête avec ces beaux écus !

Et il commença à s’alarmer sérieusement de sa position. Il essaya d’écouter ce qui se disait dans la pièce voisine. Il n’entendit absolument rien. Or, ce qui se disait dans cette pièce, le voici :

— Eh bien, Johan, as-tu réussi ? As-tu vu la figure de ce Waldo ?

— Oui, monsieur le baron ; ce n’est pas l’homme d’hier, c’est un monstre.

— Plus laid que toi ?

— Je suis beau en comparaison !

— Tu l’as vu, bien vu ?

— Comme je vous vois.

— Par surprise ?

— Nullement. Je lui ai dit que j’étais curieux, il s’est exécuté de bonne grâce.

— Et l’autre, le faux Goefle ?

— Pas de nouvelles !

— C’est singulier ! On ne l’a vu nulle part ?

— Ce Waldo ne l’a pas aperçu au Stollborg, et M. Goefle n’est pas son compère.

— Ulphilas doit l’avoir vu pourtant ?

— Ulphilas n’a vu au Stollborg que M. Goefle, son domestique, et l’homme affreux que je viens de voir moi-même.

— M. Goefle a donc un domestique ? C’est notre inconnu déguisé.

— C’est un enfant de dix ans.

— Alors je m’y perds.

— M. le baron a quelque renseignement de cet Italien qui est là ?

— Non : c’est un menteur ou un fou ; n’importe, il faut retrouver cet inconnu qui m’a insulté ! Tu m’as dit qu’il avait causé et fumé avec le major Larrson et ses amis ?

— Oui, dans la salle d’en bas.

— Alors ce sont ces jeunes gens qui le cachent ; il est dans le bostœlle du major !

— Je le ferai surveiller. Le major n’est pas homme à garder un secret avec cet air d’insouciance. Il est arrivé ce matin, et n’est pas retourné chez lui de la journée. Son lieutenant…

— Est un âne ! Mais ces jeunes gens me haïssent.

— Que pouvez-vous craindre de cet inconnu ?

— Rien et tout ! Que penses-tu de ce Tebaldo ?

— Franche canaille !

— C’est pour cela qu’il ne faut pas le lâcher. Tu m’entends ?

— Parfaitement.

— Où en est-on du souper ?

— Au dessert bientôt.

— Il faut que je me montre. Tu donneras des ordres pour préparer mon plus beau traîneau, et mes meilleurs chevaux en quadrige.

— Vous allez faire cette course sur le lac ?

— Non, je tâcherai de me reposer au contraire ; mais il faut que l’on me croie très-vaillant : je serai retenu par une affaire d’État. Fais botter un courrier, et qu’on le voie. Donne à plusieurs reprises ordre et contre-ordre. Enfin, que je passe pour très-occupé, pour très-bien portant par conséquent.

— Vous voulez donc faire crever de rage vos aimables héritiers ?

— Je veux les enterrer, Johan !

Amen, mon cher maître ! Vous accompagnerai-je jusqu’à la salle à manger ?

— Non ; j’aime à entrer sans bruit et à surprendre mon monde, aujourd’hui plus que jamais.

Le baron sortit, et Johan rentra dans le cabinet où Massarelli, en proie à une vive inquiétude, trouvait le temps bien long.

— Venez, mon garçon, lui dit Johan de son air le plus gracieux, c’est le moment de souper.

— Mais… ne reverrai-je pas M. le baron ce soir ? Il m’a dit de l’attendre ici.

— Il vous fait dire maintenant de souper tranquillement et d’attendre ses ordres. Croyez-vous qu’il n’ait rien à faire que de vous écouter ? Allons, venez donc ; avez-vous peur de moi ? Ai-je l’air d’un méchant homme ?

— Ma foi, oui, répondit Guido intérieurement en faisant glisser de sa manche un stylet qu’il maniait fort bien.

Johan vit son mouvement, et sortit précipitamment. Guido essaya de le suivre ; mais deux colosses qui étaient derrière la porte le saisirent et le conduisirent, le pistolet sur la gorge, à la prison du château, où, après l’avoir fouillé et désarmé, ils le laissèrent au soin du gardien de la grosse tour, une espèce de spadassin aventurier, bélître de profession, comme on disait alors, à qui l’on donnait dans le château le titre de capitaine, mais qui ne paraissait jamais dans les salons.

Johan l’avait suivi, et il assista d’un air bénin à la visite qui fut faite de ses poches et de toutes les pièces de son vêtement. S’étant assuré qu’il ne s’y trouvait aucun papier, il se retira en lui disant :

— Bonsoir, mon petit ami. Ne faites pas le méchant une autre fois !

Et il ajouta en lui-même :

— Il disait avoir les preuves d’un gros secret. Ou il a menti comme un imbécile, ou il s’est méfié en homme qui connaît les affaires, mais il ne s’est pas méfié assez. Tant pis pour lui ! Un peu de cachot fera arriver les aveux ou les preuves.

Cependant le baron, quoique très-souffrant, entra sans bruit dans la salle du festin, mangea un peu d’un air de bon appétit, et fut aussi gai qu’il lui était possible de l’être, c’est-à-dire qu’il énonça en souriant d’un sourire glacial quelques propositions d’un athéisme effrayant, et lança quelques propos odieusement cruels sur le compte de quelques personnes absentes. Quand il calomniait, l’aimable homme parlait à demi-voix, d’un air de nonchalance. Ses héritiers et ses complaisants se hâtaient de rire et se chargeaient de faire circuler ses mots. Ceux de ses hôtes qui s’en trouvaient scandalisés se reprochaient d’être venus chez lui, situation qui les empêchait de le contredire, sinon avec de grands ménagements. Ces ménagements empiraient nécessairement les accusations portées contre les absents. Le baron répétait son dire d’un air de bravade dédaigneuse, ses flatteurs le soutenaient avec âpreté. Les honnêtes gens soupiraient et rougissaient de la faiblesse qui les avait amenés dans cet antre ; mais le baron ne prolongeait aucune discussion. Il lançait un mot méchant contre les bienveillants et les timides ; puis il se levait et s’en allait sans qu’on sût s’il devait revenir. On restait contraint jusqu’à ce que son absence définitive fût constatée. Alors tout le monde respirait, même les méchants, qui n’étaient pas les moins anxieux en sa présence. Néanmoins le baron perdit cette fois une belle occasion de se venger et de faire souffrir. S’il eût été renseigné sur la double visite de Marguerite au Stollborg, il ne se fût pas fait faute de la divulguer avec amertume. Heureusement, la Providence avait protégé l’innocent secret de ces deux visites, et l’ennemi, qui en eût tiré des indices certains de la présence du faux Goefle au Stollborg, n’en avait reçu aucun avis. Johan avait bien fait questionner Ulphilas sur toutes les personnes qu’il avait pu voir au Stollborg dans la journée ; mais Ulphilas, qui n’avait pas vu Marguerite, avait eu, relativement à la figure de Christian, un motif plausible pour répondre fort à propos : c’est la terreur que Christian lui avait inspirée avec ses grimaces et ses paroles menaçantes dans une langue inconnue. Il l’avait vu sans masque beaucoup plus effrayant qu’il n’était apparu à Johan lui-même, et, d’après ses réponses, Johan s’était trouvé confirmé dans son sentiment et le baron dans son erreur. Les renseignements en étaient donc arrivés à cette conclusion, que le beau Christian Goefle avait disparu, et que le véritable Christian Waldo était un monstre.

Le baron apporta au souper cette dernière nouvelle avec une sorte de satisfaction ; car, au moment où il arriva, on faisait encore l’éloge de l’artiste, et il éprouva un certain plaisir à dépoétiser l’homme.

— Vous avez tort, monsieur le baron, lui dit Olga, de lui ôter son prestige aux yeux de la comtesse Marguerite, car elle était enthousiasmée de son débit, et je parie que demain elle n’aura plus aucun plaisir à l’écouter.

Marguerite, placée à peu de distance d’Olga et du baron, feignit de ne pas entendre, afin de se dispenser d’avoir à répondre au baron, s’il cherchait à lier conversation avec elle, comme il l’avait fait plusieurs fois depuis la veille sans y réussir.

— Vous pensez donc, reprit le baron s’adressant toujours à Olga, mais parlant assez haut, que la comtesse Marguerite n’est touchée d’une cause amoureuse qu’autant qu’elle est plaidée par un joli garçon.

J’en suis certaine, répondit Olga en baissant la voix, et il n’y a plus de jolis garçons pour elle passé vingt-cinq ans.

Olga crut avoir décoché adroitement un trait flatteur dans le cœur de son fiancé quinquagénaire ; mais il était mal disposé, et le trait s’émoussa.

— Elle a probablement raison, répondit-il de manière à n’être entendu que de la jeune Russe ; plus on s’éloigne de cet heureux âge, plus on enlaidit, et moins on doit prétendre à un mariage d’amour.

— Oui, répondit Olga, quand on enlaidit ; mais…

— Mais, quand on n’enlaidit pas trop, reprit le baron, on est encore bien heureux de pouvoir songer à un mariage de raison !

Et, comme Olga allait répondre, il lui ferma la bouche en ajoutant :

— Ne l’accusez pas, cette pauvre fille ; elle a un grand mérite à mes yeux, c’est d’être sincère. Quand elle hait les gens, elle le leur jette si franchement à la figure, que l’heureux mortel qui lui plaira pourra se fier à sa parole. Celle-là ne trompera jamais personne !

Olga ne put rien répliquer : le baron s’était tourné vers une autre voisine et parlait d’autre chose.

La jeune Russe eut un grand dépit et une grande inquiétude. Dès qu’on se leva de table, Marguerite s’approcha d’elle, non moins inquiète, mais pour un motif tout différent.

— Qu’est-ce donc que le baron vous a dit de moi ? lui demanda-t-elle en l’attirant dans un couloir. Il vous a parlé deux ou trois minutes en me regardant.

— Vous vous imaginez cela, répondit Olga sèchement ; le baron ne songe plus à vous.

— Ah ! je voudrais bien en être sûre. Dites-moi la vérité, ma chère.

— Votre inquiétude n’est pas très-modeste, Marguerite, permettez-moi de vous le dire. Vous pensez que, malgré vos rigueurs, on doit persister à vous adorer ?

— Eh bien, pourquoi pas ? dit Marguerite, résolue à piquer sa compagne pour lui arracher la vérité. Peut-être, justement à cause de ma rigueur, arriverai-je, malgré moi, à vous supplanter !

— Un éclair de vanité blessée passa dans les yeux de la belle Russe.

— Marguerite, dit-elle, vous voulez la guerre, vous l’aurez ; tenez, reprenez vos dons ! Vous m’avez fait présent d’un beau bracelet ; je ne m’en soucie plus : j’ai une plus belle bague !

Et elle tira de sa poche une boîte qui contenait deux bijoux, le bracelet de Marguerite et la bague du baron.

— Le diamant noir ! s’écria Marguerite reculant d’effroi… Vous osez toucher à cela ?

Mais, se reprenant aussitôt :

— N’importe, n’importe, dit-elle en embrassant Olga, je refuse la guerre, ma chère enfant, et je vous remercie du fond de mon âme de m’avoir montré ce gage de vos fiançailles. Gardez mon bracelet, je vous en supplie ! Gardez ma reconnaissance et mon amitié. Olga fondit en larmes.

— Marguerite, dit-elle, si vous parlez, je suis perdue ! J’avais juré de me taire pendant huit jours, et si vous laissez voir votre joie, le baron me reprendra sa parole et pensera encore à vous… d’autant plus qu’il y pense toujours.

— Et vous pleurez à cause de cela ?… Olga, vous l’aimez donc, vous ? Eh bien, ma chère amie, quelque bizarre que cette inclination-là me paraisse, elle vous relève à mes yeux. Je croyais que vous n’étiez qu’ambitieuse. Si vous aimez, je vous aime et je vous plains !

— Ah ! s’écria Olga, vous me plaignez, n’est-ce pas ?

Et, entraînant Marguerite tout au fond de la galerie, elle sanglota sur son épaule jusqu’à être près de crier. Marguerite l’emmena dans sa chambre, où elle la soigna et parvint à la calmer.

— Oui, oui, me voilà bien à présent, dit Olga en se levant. J’ai eu deux ou trois de ces crises depuis hier ; mais celle-ci est la dernière, je le sens. Mon parti est pris ; je serai calme, j’ai confiance en vous, je ne serai plus faible, je n’aurai plus peur, je ne souffrirai plus !

Elle reprit la bague dans sa poche, la mit à son doigt, et redevint pâle en la contemplant d’un air morne ; puis elle l’ôta en disant :

— Je ne dois pas la porter encore.

Et elle la remit dans la boîte et dans sa poche.

Marguerite la quitta sans avoir rien compris à ce qui se passait en elle. Cette passion pour un homme de l’âge et du caractère du baron lui paraissait inexplicable, mais elle avait la généreuse simplicité d’y croire, tandis qu’Olga, prise tout à coup de haine pour son fiancé et de dégoût pour son anneau d’alliance, luttait contre ce qu’elle appelait la faiblesse humaine, et s’exerçait à tuer les révoltes de son propre cœur, de son propre esprit et de tout son être, pour arriver à l’amère et dangereuse conquête d’un grand nom et d’une grande position sociale.

Quant au baron, il avait donné des ordres pour la course et pour la mascarade, comme s’il eût dû y prendre part. Puis, vaincu par la fatigue et la souffrance, il se retira dans sa chambre, tandis que ses hôtes se préparaient à suivre le programme de la fête et que ses chevaux, magnifiquement harnachés, piaffaient devant son escalier particulier, sous la main d’un cocher qui faisait mine d’attendre.

Le baron s’était enfermé avec son médecin, un jeune homme plus instruit qu’expérimenté, que depuis un an il avait attaché exclusivement au soin de sa personne.

— Docteur, lui disait-il en repoussant une potion que lui présentait le jeune homme timide et tremblant, vous me soignez mal ! Encore de l’opium, je parie ?

— M. le baron a besoin de calmants. Son irritation nerveuse est extrême.

— Pardieu ! je le sais bien ; mais calmez-moi sans m’abattre ; ôtez-moi ce tremblement convulsif et ne me retirez pas mes forces.

Le malade demandait l’impossible. Le médecin n’osait pas le lui dire.

— J’espère, reprit-il, que cette potion vous tranquillisera sans vous affaiblir.

— Voyons, agira-t-elle vite ? Je voudrais dormir deux ou trois heures, me relever et m’occuper de mes affaires. Me répondez-vous que, dans le courant de la nuit, j’aurai mes facultés ?

— Monsieur le baron, vous me désespérez ! Vous voulez encore travailler cette nuit, après la crise d’hier et celle d’aujourd’hui ? Vous avez un régime impossible.

— N’ai-je pas une force exceptionnelle ? Ne m’avez-vous pas dit cent fois que vous me guéririez ? Vous m’avez donc trompé ? vous vous moquez donc de moi ?

— Ah ! dit le médecin avec un accent de détresse, pouvez-vous le croire ?

— Eh bien, donnez-la, votre potion. Va-t-elle agir tout de suite ?

— Dans un quart d’heure, si vous n’en détruisez pas l’effet par votre agitation.

— Donnez-moi ma montre, là, à côté de moi. Je veux voir si vous êtes sûr de l’effet de vos drogues.

Le baron avala la potion, et, assis dans son grand fauteuil, il sonna son valet de chambre :

— Dis au major Larrson que je le prie de diriger la course. C’est lui qui s’y entend le mieux.

Le valet sortit. Le baron le rappela presque aussitôt.

— Que Johan se couche, dit-il, et qu’il dorme vite. À trois heures du matin, j’aurai besoin de lui. C’est lui qui viendra me réveiller. Va-t’en ; non, reviens ! J’irai à la chasse demain ; toutes les mesures sont-elles prises ? oui ? C’est bien. Va-t’en tout à fait. Le valet sortit définitivement, et le jeune médecin, toujours fort ému, resta seul avec son malade.

— Votre potion n’opère pas du tout, lui dit celui-ci avec impatience, je devrais déjà être endormi !

— Tant que M. le baron se tourmentera de mille détails…

— Eh ! morbleu, monsieur, si je n’avais pas de tourments dans l’esprit, je n’aurais pas besoin de médecin ! Voyons, asseyez-vous là, et causons tranquillement.

— Si, au lieu de causer, M. le baron pouvait se recueillir…

— Me recueillir ! Je ne me recueille que trop. C’est la réflexion qui me donne la fièvre. Causons, causons, comme la nuit dernière. Je me suis endormi en causant. Vous savez, docteur, je me marie décidément.

— Avec la belle comtesse Marguerite !

Pas du tout ; c’est une petite sotte. J’épouse la grande Olga. J’aurai des enfants russes.

— De beaux enfants, à coup sûr.

— Oui, si ma femme a bon goût, car je ne crois pas un mot de vos flatteries, docteur ; ma femme me trompera. Qu’importe, pourvu que j’aie un héritier, pourvu que les cousins et arrière-cousins enragent ! Docteur, je tiens à vivre assez pour voir cela, entendez-vous ? Faites-y attention, je ne vous lèguerai pas un ducat ! Je vous comblerai pendant ma vie, pour que vous ayez intérêt à me conserver. J’agirai de même avec ma femme : chaque année de ma vie augmentera son luxe et ses parures. Après moi, si elle n’a pas fait d’économies, elle n’aura rien. Elle n’aura même pas la tutelle de son enfant ! Oh ! oui-da, je n’ai pas envie d’être empoisonné !

— Vous vous nourrissez d’idées sinistres, monsieur le baron. Mauvais régime.

— Quelle bêtise vous dites là, docteur ! C’est comme si vous disiez que j’ai tort d’avoir trop de bile dans le foie. Est-ce ma faute ?

— Ne sauriez-vous vous efforcer d’avoir des idées riantes ? Essayez ; pensez à cette comédie de marionnettes, qui était fort gaie.

— Que je pense aux marionnettes ! Vous voulez donc me rendre imbécile ?

— Oh ! certes, si je pouvais éteindre le feu de vos pensées…

— Pas de compliments sur mon intelligence, je vous prie ; je sens qu’elle baisse beaucoup.

— M. le baron est seul à s’en apercevoir.

Le baron haussa les épaules, bâilla et garda quelques instants le silence. Le docteur vit ses yeux s’agrandir, ses pupilles se dilater et sa lèvre inférieure devenir pesante. Le sommeil approchait. Tout à coup le baron se leva et montra la muraille en disant :

— Je la vois toujours ! C’est comme hier ! C’était un homme d’abord, et puis la figure a changé… À présent, elle regarde à la fenêtre, elle se penche… Courez, courez, docteur ! On m’a trompé, on m’a trahi… J’ai été joué comme un enfant !… Un enfant !… Non, il n’y a pas d’enfant !

Et, se rasseyant, le baron, mieux éveillé, ajouta avec un sourire lugubre :

— C’était dans la comédie de Christian Waldo… Un tour de bateleur !… Vous voyez, docteur, vous le voulez, je pense aux marionnettes… Je me sens lourd ;… ne me quittez pas.

Et le baron s’endormit les yeux ouverts, comme un cadavre.

Au bout de quelques instants, ses paupières se détendirent et s’abaissèrent ; le docteur lui toucha le pouls, qui était plein et lourd. Le baron avait besoin, selon lui, d’être saigné ; mais comment l’y décider ?

— La tâche de faire vivre cet homme en dépit du ciel et de lui-même est ingrate, odieuse, impossible, pensa le pauvre médecin. Ou il a de fréquents accès de folie, ou sa conscience est chargée de remords. Je me sens devenir fou moi-même auprès de lui, et les terreurs de son imagination me gagnent, comme si, en m’efforçant de conserver sa vie, je devenais le complice de quelque iniquité !

Mais ce jeune homme avait une mère et une fiancée. Quelques années d’une tâche lucrative devaient le mettre à même d’épouser l’une et de tirer l’autre de la misère. Il restait donc là, cloué à ce cadavre sans cesse galvanisé par les ressources de son art, et, tantôt dévoué à son œuvre, tantôt brisé de fatigue et de dégoût, il ne savait parfois s’il désirait la guérison ou la mort de son malade. Ce garçon avait une âme douce et des instincts naïfs. Le commerce continuel d’un athée le froissait, et il n’avait pas le droit de défendre ses croyances ; la contradiction exaspérait le malade. Il était sociable et enjoué ; le malade était sombre et misanthrope sous son habitude de raillerie acerbe et cynique.

Pendant que le baron dormait, la fête de nuit allait son train. Le bruit des pétards, la musique, les hurlements des chiens courants réveillés au chenil par le piaffement des chevaux qu’on attelait, les rires des dames dans les corridors du château, les clartés errantes sur le lac, tout ce qui se passait autour de cette chambre muette et sombre où gisait le baron immobile et livide faisait sentir au jeune homme son isolement et son esclavage. Et, pendant ce temps aussi, la comtesse Elveda conspirait avec l’ambassadeur de Russie contre la nationalité de la Suède, tandis que les cousins et arrière-cousins du baron surveillaient la porte de son appartement, se disant les uns aux autres :

— Il sortira, il ne sortira pas. Il est plus malade qu’il ne l’avoue ; il est mieux portant que l’on ne croit.

Comment savoir la vérité ? Les valets, très-dévoués à la volonté absolue d’un maître qui payait bien et punissait de même (on sait que les valets sont encore soumis, en Suède, au régime des coups), répondaient invariablement à toutes les questions, que M. le baron ne s’était jamais mieux porté ; quant au médecin, le baron lui avait fait donner, en le prenant chez lui, sa parole d’honneur de ne jamais avouer la gravité de son mal.

On a vu que, pour motiver ses fréquentes disparitions au milieu des fêtes qu’il donnait, le baron avait fait mettre en avant, une fois pour toutes, le prétexte de nombreuses et importantes affaires. Il y avait là un fonds de vérité ; le baron se livrait au minutieux détail des intrigues politiques, et en outre ses affaires particulières étaient encombrées de questions litigieuses, sans cesse soulevées par son humeur inquiète et ses prétentions despotiques. Cette fois, en dehors de tous ces motifs d’agitation, un trouble étrange, vague encore, mais plus funeste à sa santé que tous ceux dont il avait l’habitude, était entré dans son esprit. Des soupçons effacés, des craintes longtemps assoupies, s’étaient réveillés depuis le bal de la veille, et encore plus depuis la représentation des burattini. Il en était résulté un de ces états nerveux qui lui mettaient la bouche de travers, tandis qu’un de ses yeux se mettait à loucher considérablement. Comme il attachait une immense vanité à la beauté de sa figure flétrie, mais noble et régulière, et cela surtout dans un moment où il s’occupait de mariage, il se cachait avec soin dès qu’il se sentait ainsi contracté, et il se faisait soigner pour hâter la fin de la crise.

Aussi, dès qu’il eut fait un somme, son premier soin fut-il de se regarder dans un miroir posé près de lui. Satisfait de se voir rendu à son état naturel :

— Allons, dit-il au médecin, en voilà encore une de passée ! J’ai bien dormi, ce me semble. Ai-je rêvé, docteur ?

— Non, répondit le jeune homme, troublé du mensonge qu’il faisait.

— Vous ne dites pas cela franchement, reprit le baron. Voyons, si j’ai parlé haut, il faut en tenir note et me le rapporter exactement ; vous savez que je le veux.

— Vous n’avez dit que des paroles sans suite et dépourvues de sens, qui ne trahissaient aucune pensée dominante.

— Alors, c’est que réellement vos drogues ont un bon effet. Le médecin qui vous a précédé ici me racontait mes rêves… Ils étaient bizarres, affreux ! Il paraît que je n’en ai plus que d’insignifiants.

— N’en avez-vous pas conscience, monsieur le baron ? N’êtes-vous pas moins fatigué qu’autrefois en vous éveillant ?

— Non, je ne peux pas dire cela.

— Cela viendra.

— Dieu le veuille ! À présent, laissez-moi, docteur : allez vous coucher. Si j’ai besoin de vous, je vous ferai éveiller ; je sens que je dormirai encore. Envoyez-moi mon valet de chambre ; je veux essayer de me mettre au lit.

— Le médecin qui m’a précédé ici, se dit le jeune docteur en se retirant, a entendu trop de choses et il en a trop redit. Le baron l’a su, ils se sont brouillés ; le médecin a été persécuté, forcé de s’exiler… C’est une leçon pour moi.

Cependant Christian avait rejoint M. Goefle au Stollborg. Le docteur en droit était triomphant. Il avait forcé la serrure d’une des vastes armoires de la chambre de garde, et il avait trouvé quelques vêtements de femme d’un assez grand luxe.

— Cela, dit-il à Christian, c’est, à coup sûr, un reste oublié, ou conservé religieusement par Stenson, de la garde-robe de la baronne Hilda ; cela peut passer pour un costume, puisque c’est fort passé de mode ; cela a au moins une vingtaine d’années de date. Voyez si vous pouvez vous en affubler ; la dame était grande, et… quand même vous seriez un peu court vêtu ! Quant à moi, je me ferai un costume de sultan avec ma pelisse et un turban d’étoffe quelconque. Voyons, aidez-moi, Christian : vous êtes artiste ; tout artiste doit savoir rouler un turban !

Christian n’était pas gris ; l’effraction de M. Goefle le chagrina un peu.

— On accuse toujours, lui dit-il, les gens de mon état, et non sans cause généralement ; vous verrez que cela m’attirera quelque ennui !

— Bah ! bah ! ne suis-je pas là ? s’écria M. Goefle. Je prends tout sur moi. Allons, Christian, endossez donc cette robe ; essayez, du moins.

— Cher monsieur Goefle, dit Christian, laissez-moi avaler n’importe quoi ; je meurs de faim.

— C’est trop juste ! Faites vite.

— Et puis, je ne sais pourquoi, reprit Christian en mangeant debout et en regardant les vêtements épars devant lui, je me sens de la répugnance à toucher à ces vieilles reliques. Le sort de cette pauvre baronne Hilda a été si triste ! Savez-vous que mes soupçons ont encore augmenté, depuis tantôt, sur son genre de mort ?

— Au diable ! reprit M. Goefle ; je ne suis plus en train de ressasser les histoires du passé, moi ! Je me sens en humeur de rire et de courir. À l’œuvre, Christian, à l’œuvre, et à demain les idées tristes ! Voyons, passez donc cette robe à la polonaise ; elle est magnifique ! Pourvu que vos épaules y entrent, le reste ira tout seul.

— Je ne crois pas, dit Christian en enfonçant sa main dans une des poches de la robe ; mais voyez donc comme elle avait la main petite pour passer dans cette fente !

— Eh bien, et vous aussi, ce me semble !

— Oui ; mais, moi, je ne peux plus retirer la mienne… Attendez ! oh ! un billet !

— Voyons, voyons ! s’écria le docteur en droit ; ce doit être curieux, cela.

— Non, dit Christian, il ne faut pas le lire.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ; cela ressemble à une profanation.

— En ce cas, j’en commettrais souvent, moi dont l’état est de fouiller dans les secrètes archives des familles.

M. Goefle saisit le billet jauni et lut ce qui suit :


« Mon Hilda bien-aimée, j’arrive à Stockholm, et j’y trouve le comte de Rosenstein. Je ne serai donc pas obligé d’aller à Calmar, et je repartirai le 10 courant pour te serrer dans mes bras, te chérir, te soigner et faire avec toi de nouveaux rêves de bonheur, puisque Dieu bénit encore une fois notre union. Je t’envoie un exprès pour te rassurer sur mon voyage, qui n’a pas été trop pénible. Il l’a été cependant assez pour que je me sois plusieurs fois applaudi de ne t’avoir pas emmenée dans la situation où tu es. Jusqu’à Falun, il m’a fallu toujours être à cheval. Au revoir donc, le 15 ou le 16 au plus tard, ma bien-aimée. Nous ne plaiderons pas avec Rosenstein. Tout s’arrange. Je t’aime.

» Adelstan de Waldemora. »

— Monsieur Goefle, dit Christian à l’avocat, qui repliait la robe en silence, ne vous semble-t-il pas horriblement triste de trouver cette lettre d’amour et de bonheur conjugal dans les vêtements d’une morte ?

— Oui, c’est triste ! répondit M. Goefle en ôtant ses lunettes et le turban qu’il s’était improvisé. Et puis c’est étrange ! Savez-vous que cela donnerait à réfléchir ?… Mais la pauvre baronne s’était trompée, elle n’était pas enceinte, elle l’a déclaré librement. Stenson me l’a dit encore aujourd’hui. Il était là quand elle a signé !… Mais voyons donc la date de ce billet.

M. Goefle remit ses lunettes et lut : Stockholm, le 5 mars 1746.

— Tiens ! reprit-il, cela s’accorde justement, si j’ai bonne mémoire… Bah ! cette histoire est trop ténébreuse pour un homme qui a envie de s’amuser. C’est égal, je garde le billet. Qui sait ? Il faudra que je revoie les papiers que m’a laissés mon père… Mais voyons, Christian, vous renoncez donc au déguisement ?

— Avec ces chiffons qui sentent le sépulcre ?… À coup sûr ! Ils me donnent froid dans le dos… Elle était vertueuse, érudite et belle, disiez-vous ce matin : la perle de la Dalécarlie !… Et elle est morte toute jeune ?

— À vingt-cinq ou vingt-six ans, près de dix mois après la date de ce billet ; car c’est bien en mars 1746 que le comte Adelstan a été assassiné. Ce sont probablement là les derniers mots qu’il a tracés pour sa femme, et c’est pour cela qu’elle a porté ce cher billet sur elle peut-être jusqu’à son dernier jour, arrivé si peu de temps après !

— Voyez comme cette femme a été malheureuse ! reprit Christian ; jeune épouse et jeune mère, se trouver tout à coup veuve et sans postérité… mourir victime de la haine du baron…

— Oh ! cela n’est rien moins que prouvé… Mais écoutez donc la fusillade ! La course est commencée, Christian, et nous sommes là à deviser sur des choses qui n’intéressent plus personne, et qui, après tout, ne nous regardent pas. Si vous êtes mélancolique ce soir, restez ici, mon garçon ; moi, je vais courir, j’ai besoin de prendre l’air ; j’ai trop rêvassé aujourd’hui.

Christian eût préféré rester ; mais il voyait M. Goefle si animé, qu’il craignait de le laisser à sa propre gouverne.

— Tenez, dit-il, renonçons au déguisement. Comme il ne faut pas que l’on nous voie ensemble à visage découvert, masquons-nous tous deux. Vous serez Christian Waldo, puisque vous êtes le mieux vêtu de nous deux ; moi, qui ai déjà été pris ce soir pour mon valet, je vais continuer ce rôle, je serai Puffo.

— Voilà qui est très-bien imaginé, s’écria M. Goefle. À présent, partons ! À propos, laissons de la lumière à M. Nils ; s’il se réveillait, il aurait peur, et peut-être faim. Je vais lui mettre une cuisse de poulet sous le nez.

— Le petit Nils ? Il est donc là ?

— Mais oui, certainement. Mon premier soin, en rentrant, a été d’aller le chercher dans l’écurie, de le déshabiller et de le mettre au lit. Il aurait gelé cette nuit dans la litière, ce maudit enfant !

— A-t-il recouvré ses esprits ?

— Parfaitement, pour me dire que je le dérangeais beaucoup, et pour grogner pendant que je le couchais.

— Eh bien, et Puffo ! Je ne l’ai pas retrouvé dans l’écurie en y ramenant mon âne.

— Je ne l’ai pas vu non plus ; il doit être en train de se regriser avec Ulphilas. Allons, grand bien leur fasse ! Il va être minuit, partons ; vous m’aiderez bien à atteler mon cheval ? Oh ! le brave Loki ne restera pas en arrière, allez !

— Mais votre cheval et votre traîneau vous feront reconnaître ?

— Non, le traîneau n’a rien de particulier. Quant au cheval, il m’a été vendu dans ce pays-ci, l’année dernière précisément ; mais nous lui mettrons son capuchon de voyage.

— Le but de la course proposée par le baron et confiée à la direction du major Larrson était le hogar qui s’élevait à l’extrémité du lac, environ à une demi-lieue du Stollborg et du château neuf, lesquels, comme nous l’avons dit, étaient fort peu distants l’un de l’autre, l’un bâti sur un îlot rapproché du rivage, l’autre sur le rivage même. Les hogars sont des tumulus attribués à la sépulture des anciens chefs Scandinaves. Ils sont généralement très-escarpés et de forme cylindrique. Lorsqu’ils sont terminés par une plate-forme, ils servaient, dit-on, à ces rois barbares pour rendre la justice. On les rencontre dans toute la Suède, où ils sont même beaucoup plus multipliés que chez nous.

Celui vers lequel la course se dirigeait présentait un coup d’œil fantastique. On l’avait couronné d’une triple rangée de torches de résine, et, à travers la fumée de ce luminaire rougeâtre, on voyait s’élever une gigantesque figure blanche : c’était une statue de neige, ouvrage informe et colossal que des paysans avaient façonné et dressé dans la journée par ordre du baron, lequel, n’ignorant pas le surnom dont on l’avait gratifié, avait narquoisement promis aux dames la surprise de son portrait sur la cime du tumulus. La grossièreté de l’œuvre était en harmonie avec la sauvagerie du site et la tradition de ces idoles à grosse tête et à court sayon raboteux qui représente Thor, le Jupiter Scandinave, élevant son marteau redoutable au-dessus de son front couronné.

L’aspect de ce colosse blanc, qui semblait flotter dans le vide, était prestigieux, et personne ne regretta d’avoir bravé le froid de la nuit pour jouir d’un spectacle aussi étrange. L’aurore boréale était pâle, et luttait, d’ailleurs, contre l’éclat de la lune ; mais ces alternatives de nuances diverses, ces recrudescences et ces défaillances de lumière qui caractérisent le phénomène, n’en donnaient pas moins au paysage une incertitude de formes et un chatoiement de reflets qu’il faut renoncer à décrire. Christian croyait rêver, et il répétait à chaque instant M. Goefle que cette étrange nature, malgré ses rigueurs, parlait à l’imagination plus que tout ce qu’il avait vu dans ses voyages.

La course était lancée, quand les deux amis la rejoignirent et la suivirent en flanc pour n’en pas troubler l’ordre nécessaire. La glace avait été explorée, et le chemin, tracé par des torches colossales, contournait les pointes de rocher et les îlots plantés de sapins et de bouleaux qui parsemaient la surface du lac. Une volée de riches traîneaux, placés sur quatre de front, fuyaient comme des flèches en maintenant exactement leur distance, grâce à l’habileté des conducteurs et à la fidélité des chevaux.

À l’approche du rivage où s’élevait le hogar, le lac, plus profond, offrait une surface parfaitement plane et libre d’obstacles. Là, tous les traîneaux s’arrêtèrent et se placèrent en demi-cercle, et les jeunes gens qui devaient se disputer le prix s’écartèrent sur une seule ligne en attendant le signal. Les dames et les hommes graves sortirent de leurs véhicules et montèrent sur un îlot préparé à cet effet, c’est-à-dire jonché de branches de pin, pour juger, sans se trop geler les pieds, des prouesses des concurrents. La scène était parfaitement éclairée par un grand feu allumé sur les rochers, derrière l’estrade naturelle où se tenait l’assistance.

Le tableau que présentait cette assemblée était aussi bizarre que le lieu qui lui servait de cadre. Tout le monde était masqué, circonstance agréable pour chacun en raison du froid qui soufflait au visage. Les costumes étaient, pour la même raison, lourds et chargés de fourrures, ce qui n’excluait pas un grand luxe de dorures, de broderies et d’armes étincelantes. Les coureurs étaient bien en vue sur de légers traîneaux découverts qui représentaient divers animaux fantastiques, de gigantesques cygnes d’argent à bec rouge, des dauphins d’or vert, des poissons à queue recourbée, etc. Le major Larrson, monté sur un dragon effroyable, était lui-même déguisé en monstre, avec des foudres lumineuses sur la tête. Sur le hogar, on voyait s’agiter ceux qui devaient décerner le prix, et qui figuraient d’antiques guerriers à casque ailé ou à capuchon décoré d’une corne sur l’oreille, comme on représente Odin dans son costume de cérémonie, c’est-à-dire dans tout l’éclat de sa divinité.

Christian cherchait parmi les dames, déguisées en sibylles et en reines barbares, à reconnaître Marguerite. Il ne put en venir à bout, et dès lors la fête, sans lui paraître moins brillante, ne parla plus qu’à ses yeux. Il n’en était pas ainsi de M. Goefle, dont l’imagination était fort excitée.

— Christian, s’écria-t-il, malgré nos costumes, qui ne sont pas des costumes, et notre traîneau, qui n’est qu’un traîneau, ne nous mettrons-nous pas en ligne ? Est-ce parce que mon brave Loki n’a ni panache, ni oiseau empaillé, ni cornes sur la tête, qu’il aura de moins bonnes jambes que les autres ?

— Cela vous regarde, monsieur le docteur, répondit Christian. Vous le connaissez, vous savez s’il est capable de nous couvrir de gloire ou de honte.

— Il nous couvrira de gloire, j’en suis certain.

— Eh bien, marchons.

— Mais il sera fatigué, le pauvre Loki ; il aura chaud, et Dieu sait s’il ne prendra pas une fluxion de poitrine !

— Eh bien, restons.

— Le diable soit de votre flegme, Christian ; moi, les mains me grillent de pousser en avant !

— Eh bien, essayons.

— Un homme aussi raisonnable que moi crever un cheval qu’il aime pour damer le pion aux jeunes gens ! c’est absurde, n’est-ce pas, Christian ?

— C’est absurde, si cela vous semble absurde ; tout dépend de l’ivresse que l’on porte dans ces amusements.

— Marchons ! s’écria M. Goefle : résister aux inspirations de l’ivresse, c’est être raisonnable, c’est-à-dire bête. En avant, mon bon Loki, en avant !

— Attendez, s’écria Christian en sautant hors du traîneau, débarrassons-le de son frontail ! Comment voulez-vous qu’il coure, étouffé comme cela ?

— C’est vrai, c’est vrai, Christian ; merci, mon enfant, dépêchez-vous : les autres sont prêts !

Le docteur en droit avait à peine dit ces paroles, qu’un feu d’artifice, placé sur un autre îlot, en arrière de la lice, partit avec un bruit formidable. C’était le signal du départ, le stimulant des chevaux déjà essoufflés.

— Allez, allez, cria Christian à M. Goefle, qui voulait retenir Loki pour attendre que son compagnon fut remonté à ses côtés. Allez donc ! vous perdez le temps !

Et il anima le cheval, qui partit ventre à terre, tandis qu’il restait, le frontail à la main, à regarder les exploits de l’avocat et de son coursier fidèle ; mais il ne le regarda pas longtemps. Comme il s’était rangé de côté pour n’être pas écrasé par les chevaux stationnaires, que le feu d’artifice et l’exemple de leurs compagnons lancés à la course mettaient en belle humeur, il se trouva près d’un traîneau bleu et argent qu’il reconnut aussitôt pour celui de Marguerite. La légère voiture présentait la forme évasée d’un carrosse du temps de Louis XV monté ou plutôt baissé sur des patins de glissade, ce qui permettait de regarder sans affectation à travers les vitres, légèrement brillantées par la gelée. Christian ne s’attendait pas pourtant à voir Marguerite en voiture : elle devait être sur l’estrade de rochers avec les autres ; mais bien lui prit de regarder quand même. Marguerite, qui n’était ni déguisée ni masquée, qui se trouvait ou se disait un peu souffrante, était restée seule dans le traîneau et regardait par la portière. Le cocher s’était mis un peu à l’écart des autres, afin de pouvoir se tourner de profil, ce qui permettait à Marguerite de voir la course, et cette circonstance permettait également à Christian de regarder Marguerite et de se tenir tout près d’elle sans être vu des spectateurs, distraits d’ailleurs par le spectacle de la course.

Il n’eût pas osé lui adresser la parole, et même il affectait de se tenir là par hasard, lorsqu’elle baissa vivement la glace pour lui parler, et, comme il tenait toujours la coiffure du cheval, elle le prit pour un domestique.

— Dites-moi, mon ami, lui dit-elle à demi-voix, quoique sans affectation ; cet homme masqué de noir… comme vous, qui vient de passer là et qui court maintenant, c’est votre maître, n’est-ce pas, c’est Christian Waldo ?

— Non, mademoiselle, répondit Christian en français et sans changer sa voix ni son accent, Christian Waldo, c’est moi.

— Ah ! mon Dieu ! quelle plaisanterie ! reprit la jeune fille avec un sentiment de joie qu’elle ne put contenir et en baissant la voix, car son interlocuteur s’était tout à fait rapproché de la portière ; c’est vous, monsieur Christian Goefle ! quelle fantaisie vous a donc pris de jouer ce soir le rôle de ce personnage ?

— C’est peut-être pour rester ici sans compromettre mon oncle, répondit-il.

— Vous teniez donc un peu à rester ? reprit-elle d’un ton qui fit battre le cœur de Christian.

Il n’eut pas le courage de répondre qu’il n’y tenait pas, cela était au-dessus de ses forces ; mais il sentit qu’il était temps de finir cette comédie, dangereuse, sinon pour la jeune comtesse, du moins pour lui-même, et, saisi d’un vertige de loyauté, il se hâta de lui dire :

— Je tenais à rester pour vous détromper, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis ce que je vous dis, Christian Waldo.

— Je ne comprends pas, reprit-elle ; n’est-ce pas assez de m’avoir mystifiée une fois ? Pourquoi voulez-vous jouer encore un rôle ? Croyez-vous que je n’ai pas reconnu votre voix quand vous faisiez parler les marionnettes de Christian Waldo avec tant d’esprit ? J’ai bien remarqué que vous en aviez plus que lui…

— Comment donc arrangez-vous cela ? dit Christian étonné. Qui donc croyez-vous avoir entendu ce soir ?

— Vous et lui. Il y avait deux voix, j’en suis sûre, peut-être trois qui seraient… la vôtre, celle de ce Waldo, et celle de son valet.

— Il n’y en avait que deux, je vous le jure.

— Soit ! qu’importe ? j’ai reconnu la vôtre, vous dis-je, vous ne me tromperez pas là-dessus.

— Eh bien, la mienne, c’est la mienne, je ne le nie pas ; mais il faut que vous sachiez…

— Écoutez, écoutez ! s’écria Marguerite. Oh ! voyez, on proclame le nom du vainqueur de la course : c’est Christian Waldo, ce me semble. Oui, oui, j’en suis sûre, j’entends bien le nom, et je vois très-bien l’homme masqué debout sur son petit traîneau noir. C’est lui ! c’est le véritable ! vous n’êtes qu’un Waldo de contrebande… C’est égal, monsieur Goefle, vous lui en remontreriez ; les plus jolies choses de la pièce et les mieux dites, le rôle d’Alonzo, tout entier, c’était vous ! Voyons, donnez votre parole d’honneur que je me suis trompée !

— Quant au rôle d’Alonzo je ne puis le nier.

— Est-ce que vous jouerez encore demain, monsieur Goefle ?

— Certainement !

— Ce sera bien aimable à vous ! Pour ma part, je vous en remercie ; mais personne ne s’en doutera, n’est-ce pas ? Tenez-vous bien caché au Stollborg. Au reste, je vois avec plaisir que vous êtes prudent, et que vous savez bien vous déguiser. Personne ne peut vous reconnaître sous les habits que vous avez là ; mais sauvez-vous ! Voilà que l’on remonte en voiture pour pousser jusqu’au hogar et complimenter le vainqueur. Ma tante va sûrement… Non, elle monte dans le traîneau de l’ambassadeur russe… Elle me laisse seule !… Voyez-vous, monsieur Christian, une mère ne ferait pas cela ! Une tante jeune et belle, ce n’est pas une mère, il est vrai !… Attendez ! elle va sûrement m’envoyer M. Stangstadius pour me tenir compagnie !

— M. Stangstadius ! s’écria Christian, où est-il ? Je ne le vois pas…

— Il a eu la naïveté de mettre un masque ; il n’en est pas moins reconnaissable ; s’il était par là, vous le verriez ! Il n’y est pas, et tout le monde part.

— Mademoiselle, dit le cocher de Marguerite en dalécarlien à sa jeune maîtresse, madame votre tante me fait signe de suivre.

— Suivons, mon ami, suivons, dit-elle ; mais vous êtes à pied, monsieur Goefle ! Montez sur le siége, vous ne pourrez pas suivre autrement.

— Que dira votre tante ?

Christian sauta sur le siége, pensant avec regret que la conversation était finie ; mais Marguerite ferma la glace de côté et ouvrit celle de devant. Le siége où se trouvait Christian était de niveau avec cette glace. Le traîneau ne faisait pas le moindre bruit sur la neige, que suivait Péterson en dehors du chemin frayé, car il avait perdu son rang dans la bande. En outre, le brave homme n’entendait pas un mot de français : la conversation continua.

— Que se passe-t-il donc au château ? demanda Christian essayant de détourner de lui l’attention que lui accordait Marguerite. Je n’ai pas vu le baron ici ; il me semble qu’on le reconnaîtrait à sa taille comme M. Stangstadius à sa démarche.

— Le baron est enfermé, sous prétexte d’affaires pressantes et imprévues. Cela veut dire qu’il est plus malade. Personne n’en est dupe. On a vu sa bouche de travers et son œil dérangé. Savez-vous qu’après tout c’est un homme extraordinaire, de lutter contre la mort !… Il devait courir, comme cela, cette nuit avec les jeunes gens, et il eût certes gagné le prix : il a de si bons chevaux ! On annonce une chasse à l’ours pour demain. Ou le baron chassera et tuera son ours, ou le baron sera porté en terre avant que l’on ait songé à décommander la chasse. L’un est aussi possible que l’autre. Cela fait, pour tout le monde ici, une situation bien singulière n’est-ce pas ? Il semble que l’homme de neige prenne plaisir à voir combien il a peu d’amis, puisque l’on continue à se divertir chez lui comme si de rien n’était.

— Pourtant, Marguerite, vous admirez son courage, et il réussit à produire, même sur vous, l’effet qu’il désire.

— Mon cher confident, reprit Marguerite gaiement, sachez qu’à présent je n’ai presque plus d’aversion pour le baron. Il me devient indifférent, et je lui pardonne tout. Il épouse… mais c’est un secret que j’ai surpris et qu’il faut garder, entendez-vous ? Il ne m’épouse pas, et j’ai le bonheur de rester libre… et pauvre…

— Pauvre ! Je croyais que vous aviez au moins de l’aisance ?

— Eh bien, il n’en est rien. Je me suis querellée aujourd’hui avec ma tante, toujours à propos du baron ; alors elle m’a déclaré qu’elle ne me donnerait rien pour m’établir, et qu’elle ferait valoir ses droits sur le petit héritage que m’a laissé mon père, vu qu’elle lui avait prêté dans le temps je ne sais combien de ducats… pour… Je n’y ai rien compris, sinon que me voilà ruinée !

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian involontairement, si j’étais riche et bien né !… Voyons ! ajouta-t-il en lui saisissant la main, car elle avait fait le mouvement de se rejeter au fond de la voiture, ce n’est pas une déclaration que j’ai l’audace de vous faire. De ma part, elle serait insensée, je n’ai rien au monde, et je n’ai pas de famille ; mais vous m’avez permis l’amitié : ne puis-je vous dire que, si j’étais riche et noble, je voudrais partager avec vous comme avec ma sœur ?

— Merci, Christian, répondit Marguerite tremblante, bien que rassurée ; je vois la bonté de votre cœur, je sais l’intérêt que vous me portez… Mais pourquoi me dites-vous que vous êtes sans famille, quand le nom de votre oncle est si honorable ?…

Puis elle ajouta en s’efforçant de rire :

— N’admirez-vous pas que j’ai l’air de vous dire… quelque chose assurément à quoi je ne pense pas ? Non, je n’ai pas à vos yeux cet air-là ; vous n’êtes pas un fat, vous ! Vous êtes tout confiant comme moi, et vous comprenez bien que, si je vous interroge, c’est parce que je me préoccupe des chances de bonheur que vous avez dans la vie, avec n’importe qui… Dites-moi donc pourquoi vous vous tourmentez de votre naissance, que bien des gens pourraient envier ?

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian, vous voulez le savoir, et je voulais vous le dire, moi ! Voilà que nous arrivons tout à l’heure, et que je vais vous quitter, cette fois, pour toujours. Je ne veux pas vous laisser de moi un souvenir usurpé au prix d’un mensonge. Ne pouvant prétendre qu’à votre dédain et à votre oubli, je les accepte, c’est tant pis pour moi ! Sachez donc que Christian Goefle n’existe pas. M. Goefle n’a jamais eu ni fils ni neveu.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marguerite. Il l’a dit aujourd’hui au château. Tout le monde l’a répété, mais personne ne l’a cru. Vous êtes son fils… par mariage secret ; il vous reconnaîtra, il vous adoptera, cela est impossible autrement !

— Je vous jure sur l’honneur que je ne lui suis rien, et qu’hier matin il ne me connaissait pas plus que vous ne me connaissiez.

— Sur l’honneur ! vous jurez sur l’honneur !… Mais, si vous n’êtes pas Christian Goefle, je ne vous connais pas, moi ! et je n’ai pas de raisons pour vous croire. Si vous êtes Christian Waldo… un homme qui, dit-on, peut contrefaire toutes les voix humaines… Ah ! tenez, je m’y perds ; mais j’ai bien du chagrin… et je doute encore, Dieu merci !

— Ne doutez plus, hélas ! Marguerite, dit Christian, qui venait de sauter à terre ; la voiture s’arrêtait. Regardez-moi, et sachez bien que l’homme qui vous a voué le plus profond respect et le plus absolu dévouement est bien le même qui vous jure sur l’honneur être le véritable Christian Waldo.

En même temps, Christian releva sur son front le masque de soie, se mit résolument dans la lumière du fanal, et montra son visage en se penchant vers la portière. Marguerite, en reconnaissant son ami de la veille, étouffa un cri de douleur trop éloquent peut-être, et cacha sa figure dans ses mains, tandis que Christian, rabaissant son masque, disparaissait dans la foule des valets et des paysans accourus pour voir la fête.

Il eut bientôt rejoint M. Goefle, qu’il était question de porter en triomphe, vu qu’il était arrivé, non pas le premier (il était arrivé le dernier), mais parce qu’il avait fait une prouesse imprévue en attrapant au vol, avec son fouet, la perruque de Stangstadius, qui s’était juché sur le traîneau de Larrson en dépit du jeune major. Certes, M. Goefle ne l’avait pas fait exprès ; le bout de son fouet, lancé au hasard, s’était noué autour de la queue de la perruque par une de ces chances que l’on peut appeler invraisemblables, parce qu’elles arrivent à peine une fois sur mille. Le chapeau du savant, arraché par les efforts que faisait M. Goefle pour dégager son fouet, avait été s’abattre comme un oiseau noir sur la neige ; la perruque avait suivi la queue, la queue n’avait pas voulu quitter la mèche du fouet, que M. Goefle n’avait pas eu le loisir de dénouer, et qui, ainsi terminée en masse chevelue bourrée de poudre, avait perdu toute sa vertu, tout son effet stimulant sur les flancs du généreux ; Loki. Dans le premier moment du triomphe, le vainqueur Larrson n’avait rien vu ; mais les cris et les injures de Stangstadius, qui redemandait sa perruque à tout le monde et qui s’était enveloppé la tête de son mouchoir, attirèrent bientôt l’attention.

— C’est lui ! s’écriait le géologue indigné en montrant M. Goefle masqué ; c’est ce bouffon italien, l’homme au masque de soie ! Il l’a fait exprès, le drôle ! Attends, attends, va, coquin d’histrion ! je vais te donner cent soufflets pour t’apprendre à railler un homme comme moi !

Un immense éclat de rire avait accueilli la colère de Stangstadius, et le nom de Christian Waldo avait été acclamé par tout le personnel de la course ; mais bientôt la scène avait changé. Stangstadius, irrité des rires de cette impertinente jeunesse, s’était élancé vers le ravisseur de sa perruque, lequel, debout sur son char, montrait piteusement la cause de sa défaite, semblable à un poisson au bout d’une ligne. Au moment où M. Goefle, déguisant sa voix, accusait Stangstadius, en termes comiques, de lui avoir joué ce mauvais tour pour l’empêcher de fouetter son cheval et d’arriver au but honorablement, le savant, qui, de ses jambes inégales et de ses bras crochus, était agile comme un singe, grimpa derrière lui, lui arracha son chapeau et son masque, et ne s’arrêta dans ses projets de vengeance qu’en reconnaissant avec surprise son ami Goefle, à l’instant salué par un applaudissement unanime.

Bien que M. Goefle ne fût pas connu de tous ceux qui se trouvaient là, son nom, crié par plusieurs, fut acclamé avec sympathie. Les Suédois sont très-fiers de leurs célébrités, et particulièrement des talents qui font valoir leur langue. D’ailleurs, l’honorable caractère du docteur en droit et son esprit renommé lui assurait l’affection et le respect de la jeunesse. On voulut le proclamer vainqueur de la course, et il eut beaucoup de peine à empêcher le bon major de lui céder le prix, qui consistait dans une corne à boire curieusement ciselée, ornée de caractères runiques en argent. C’était une copie exacte d’une antiquité précieuse faisant partie du cabinet du baron, et trouvée dans les fouilles exécutées dans le hogar quelques années auparavant.

— Non, mon cher major, disait M. Goefle en remettant dans sa poche son masque désormais inutile, tandis que Stangstadius remettait sa perruque sur sa tête, je n’ai couru que pour l’honneur, et mon honneur, c’est-à-dire celui de mon cheval, n’étant point entaché pour quelques secondes de retard en dépit de cette malencontreuse perruque, je suis fier de Loki et content de moi. Je serais encore plus content, ajouta-t-il en mettant pied à terre, si je savais ce qu’est devenu le couvre-chef de ce pauvre animal qui va s’enrhumer.

— Le voici, lui dit Christian tout bas en s’approchant de M. Goefle ; mais, puisque vous vous êtes fait reconnaître, il ne me reste plus qu’à déguerpir, mon cher oncle ; Christian Waldo pouvait avoir un domestique masqué, mais vous, ce serait invraisemblable.

— Non pas, non pas, Christian, je ne vous quitte point, répondit M. Goefle. Nous donnons ensemble un coup d’œil à l’aspect du lac vu du sommet du hogar, et nous retournons ensemble au Stollborg. Tenez, confions mon cheval à un de ces paysans, et grimpons là-haut. Prenons ce sentier, échappons aux curieux, car tout masque noir intrigue, et je vois qu’on va nous entourer et nous questionner.