L’Homme de neige/9

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 179-222).


IX


Christian le laissa se diriger vers la grande entrée du château et chercha la petite porte, celle qui, dans tous les manoirs seigneuriaux, conduit aux cours et bâtiments de service. S’étant masqué, il appela un domestique qui l’aida à déballer ; puis il s’enquit d’un gîte pour son âne, et monta un escalier dérobé qui conduisait chez M. Johan, le majordome du château neuf. Celui-ci n’attendit pas qu’il se nommât.

— Ah ! ah ! l’homme au masque noir ! s’écria-t-il d’un air paternel et protecteur. Vous êtes le fameux Christian Waldo ! Venez, venez, je vais vous installer, mon cher ; vous ferez vos préparatifs tranquillement. Vous avez encore une heure devant vous.

On aida Christian à porter son bagage dans la pièce qui devait lui servir de foyer, et dont on lui remit les clefs sur sa demande. Là, il s’enferma seul, ôta son masque pour se mettre à l’aise, et commença à monter son théâtre, non sans se frotter les épaules : M. Stangstadius n’était pas lourd, mais son corps déformé était si singulièrement anguleux, qu’il semblait à Christian avoir porté un fagot de bûches tortues.

Le local où il se tenait était un petit salon dont une porte donnait sur un couloir correspondant à l’escalier dérobé. L’autre porte s’ouvrait au bout de la grande et riche galerie, dite des Chasses, où Christian avait dansé la veille avec Marguerite. C’est devant cette porte que le théâtre devait être placé pour être vu des spectateurs, placés eux-mêmes dans la galerie. Christian, ayant mesuré l’ouverture de cette porte à deux battants, vit que son théâtre tout monté y passerait, et qu’il n’y avait qu’à l’y poser pour se trouver complètement isolé du public et chez soi dans le petit salon. C’était une excellente combinaison pour assurer la liberté de ses mouvements et l’incognito de M. Goefle autant que le sien propre.

D’après le nombre de fauteuils et de chaises disposés en face du théâtre, Christian jugea, sans compter, que le public devait se composer d’une centaine de personnes commodément assises, les dames probablement, et d’une centaine de cavaliers plus ou moins debout derrière elles. La galerie, profonde et médiocrement large, était un local plus favorable qu’aucun de ceux où Christian avait opéré. La voûte, peinte à fresque, avait une sonorité exquise. Les lustres, déjà allumés, jetaient une vive lumière, et il n’était nécessaire que d’éclairer les coulisses du théâtre portatif pour donner aux différents plans de la petite scène la profondeur fictive qui devait les faire valoir.

Christian faisait toutes choses avec un grand soin. Il aimait son petit théâtre en artiste minutieux, et il l’avait établi dans des conditions ingénieuses, qui en faisaient la miniature d’un théâtre sérieux. Il eût réussi dans la peinture d’intérieur et de paysage, si l’amour des sciences ne l’eût forcé de s’arrêter aux arts de pur agrément ; mais, comme il était remarquablement doué, il n’entreprenait guère de travaux frivoles auxquels il ne sût donner un résultat gracieux et empreint de sa propre originalité. Sa petite scène était donc d’une charmante fraîcheur, et produisait toujours un effet agréable aux yeux. Il y mettait de la coquetterie, surtout quand il avait affaire à un public intelligent, et, si parfois il s’impatientait d’avoir à donner du temps à ces minuties, il s’en consolait en se rappelant l’axiome favori de Goffredi : « qu’il faut faire le mieux possible tout ce que l’on se donne la peine de faire, s’agît-il de tailler des cure-dents. »

Christian était donc absorbé par ses préparatifs. Après avoir jeté un coup d’œil de précaution dans la galerie déserte, il plaça provisoirement son châssis dans l’embrasure avec toute sa décoration et son éclairage, et, passant dans la partie destinée au public, il s’assit à la meilleure place, afin de juger l’effet de sa perspective et d’y conformer les entrées et les mouvements de ses personnages.

C’était un repos de deux ou trois minutes dont il avait d’ailleurs besoin. Un peu endurci aux rigueurs de tous les climats, il se fatiguait vite d’agir dans l’atmosphère étouffante des intérieurs du Nord. Il avait à peine dormi quelques heures sur un fauteuil la nuit précédente, et, soit les émotions de la journée, soit la course qu’il venait de faire sur la glace avec un professeur de géologie sur les épaules, il fut surpris par un de ces vertiges de sommeil instantané qui vous font passer de la réalité au rêve sans transition appréciable. Il lui sembla qu’il était dans un jardin par une chaude journée d’été, et qu’il entendait crier le sable sous un pied furtif. Quelqu’un approchait de lui avec précaution, et ce quelqu’un, qu’il ne voyait pas, il avait la certitude intuitive que c’était Marguerite. Aussi son réveil se fit-il sans tressaillement lorsqu’il sentit comme un souffle effleurer sa chevelure ; mais, bientôt, revenu à lui-même, il se leva brusquement en portant la main à son visage et en s’apercevant que son masque était tombé à ses pieds. Comme il se baissait pour le ramasser sans se détourner vers la personne qui l’avait réveillé, il tressaillit tout de bon en entendant une voix d’homme bien connue lui dire :

— Il est fort inutile de te cacher le visage, Christian Waldo ; je t’ai reconnu, tu es Cristiano Goffredi !

Christian, stupéfait, se retourna, et vit debout derrière lui un personnage bien mis, propre et rasé de frais, qui n’était autre que Guido Massarelli.

— Quoi ! c’est vous ! s’écria Christian. Que faites-vous ici, quand votre place serait au bout d’une corde au carrefour d’un bois ?

— Je suis de la maison, répondit Guido avec un sourire tranquille et dédaigneux.

— Vous êtes de la maison du baron ? Ah ! oui ; cela ne m’étonne pas… Après avoir été escroc et voleur de grands chemins, il ne vous restait plus qu’à vous faire laquais !

— Je ne suis pas laquais, reprit Massarelli avec la même tranquillité ; je suis ami de la maison, très-ami, Christian ! et tu ferais bien de tâcher d’être aussi le mien ; c’est ce qui pourrait t’arriver maintenant de plus heureux.

— Maître Guido, dit Christian en prenant son théâtre pour le replacer dans le salon d’attente, il n’est pas nécessaire de nous expliquer ici ; mais, puisque vous y demeurez, je suis content de savoir où vous retrouver.

— Est-ce une menace, Christian ?

— Non, c’est une promesse. Je suis votre débiteur, cher ami, vous le savez, et, quand j’aurai payé ma dette ici, qui est de donner une représentation de marionnettes dans une heure, j’aurai affaire à vous pour vous solder la plus belle volée de coups de bâton que vous ayez reçue de votre vie.

Christian, en parlant ainsi, était rentré dans son foyer ; il y était occupé à éteindre ses bougies et à baisser sa toile. Massarelli l’avait suivi en refermant les portes de la galerie derrière lui. Comme, en ce moment, Christian était encore forcé de lui tourner le dos, il se dit bien que ce bandit était capable de profiter du tête-à-tête pour essayer de l’assassiner ; mais il le méprisait trop pour lui laisser voir sa méfiance, et il continua à lui promettre, sur un ton aussi tranquille que celui affecté par ce misérable, un sévère châtiment de ses méfaits. Heureusement pour l’imprudent Christian, Guido n’était pas brave, et il se tint à distance, prêt à fuir si son adversaire faisait mine de lui donner un à-compte sur le payement promis.

— Voyons, Christian, reprit-il quand il pensa que le jeune homme avait exhalé son premier ressentiment, parlons froidement avant d’en venir aux extrémités. Je suis prêt à te rendre raison de mes procédés envers toi ; tu n’as donc pas bonne grâce à outrager en vaines paroles un homme que tu sais bien ne pouvoir effrayer.

— Tu me fais pitié ! répondit Christian irrité, en allant droit à lui. Te demander raison à toi, le lâche des lâches ? Non, Guido, on soufflette un homme de ton espèce ; après quoi, s’il regimbe, on le roue de coups comme un chien ; mais on ne se bat pas avec lui, entends-tu ? Baisse le ton, baisse les yeux, canaille ! À genoux devant moi, ou, dès à présent, je te frappe !

Guido, devenu pâle comme la mort, se laissa tomber à genoux, sans rien dire ; de grosses larmes de peur, de honte ou de rage coulaient sur ses joues.

— C’est bon, lui dit Christian, partagé entre le dégoût et la pitié ; à présent, lève-toi et va-t’en : je te fais grâce ; mais ne te retrouve jamais sur mon chemin et ne m’adresse jamais la parole, en quelque lieu que je te rencontre. Tu es mort pour moi. Sors d’ici, valet ! cette chambre est à moi pour deux ou trois heures.

— Christian, s’écria Guido en se relevant avec une véhémence affectée ou sincère, écoute-moi seulement cinq minutes !

— Non.

— Christian, écoute-moi, reprit le bandit en se jetant contre la porte de l’escalier que Christian voulait lui faire franchir, j’ai quelque chose de grave à te dire, quelque chose d’où dépendent ta fortune et ta vie !

— Ma fortune, dit Christian en riant avec mépris, elle a passé dans ta poche, voleur ! Mais c’était si peu de chose, que je ne m’en soucie guère à présent ; quant à ma vie, essaye donc de la prendre !

— Elle a été dans mes mains, Christian, reprit Guido, qui, assuré de la générosité de son ennemi, avait recouvré son aplomb : elle peut s’y trouver une seconde fois. J’avais été outragé par toi, et la vengeance me sollicitait vivement ; mais je n’ai pu oublier que je t’avais aimé, et, maintenant encore, malgré tes nouveaux outrages, il ne tient qu’à toi que je ne t’aime comme par le passé !

— Grand merci, répliqua Christian en levant les épaules. Allons ! je n’ai pas le temps d’écouter tes hâbleries pathétiques ; il y a longtemps que je les connais.

— Je ne suis pas si coupable que tu crois, Christian ; quand je t’ai dépouillé dans la montagne des Karpathes, je n’étais plus le maître d’agir autrement.

— C’est ce que disent tous ceux qui sont voués au diable.

— J’étais voué au diable, en effet ; j’étais chef de brigands ! Mes complices t’avaient signalé ; ils avaient les yeux sur nous : si je n’eusse pris soin de t’enivrer pour t’empêcher de faire une folle résistance, ils t’eussent assassiné.

— Ainsi je te dois des remercîments, c’est là ta conclusion ?

— Ma conclusion, la voici. Je suis sur le chemin de la fortune ; demain, je serai déjà en position de te restituer ce que j’ai été forcé de te laisser prendre par des hommes que je ne gouvernais pas à mon gré, et qui, peu de jours après, m’ont dépouillé moi-même et abandonné dans la situation où ils t’avaient laissé.

— C’est fort bien fait ; tu l’avais mérité, toi.

— Te rappelles-tu, Christian, la somme qui t’a été soustraite ?

— Parfaitement.

— Et seras-tu encore au Stollborg demain ?

— Je n’en sais rien. Cela ne te regarde pas.

— Si fait ! demain, je veux te porter cette somme.

— Épargne-toi cette peine. Je suis chez moi au Stollborg, et je ne reçois pas.

— Pourtant…

— Tais-toi ! j’ai assez de t’entendre.

— Mais, si je te porte l’argent… ?

— Est-ce le même que tu as pris sur moi ? Non, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que tu l’as bu ? Eh bien, comme ce ne peut être le même, et que celui que tu m’offres ne peut provenir que d’un vol ou de quelque chose de pis, s’il est possible, je n’en veux pas. Tiens-toi le pour dit et dispense-toi de tes forfanteries de restitution. Je ne suis pas assez sot pour y croire, et, quand j’y croirais, je n’en serais pas moins décidé à te jeter à la face le prix de tes sales exploits.

Christian fit le geste de pousser dehors Guido, qui obéit enfin et sortit. L’operante allait s’enfermer, quand M. Goefle, tout emmitouflé de fourrures, lui apparut dans l’escalier, le manuscrit à la main. L’avocat avait mangé vite ou point ; il avait dévoré la pièce, il s’en était pénétré rapidement, et, craignant de n’avoir pas le temps nécessaire pour se préparer, il était venu à pied, à la clarté des étoiles, cachant sa figure et déguisant sa voix pour demander la chambre aux marionnettes, enfin prenant toutes les précautions d’un jeune aventurier allant à quelque mystérieux rendez-vous d’amour. En ce moment, il n’avait en tête que les burattini, et il ne songeait pas plus aux mystères du Stollborg que s’il ne s’en fût jamais tourmenté l’esprit ; mais, comme il montait légèrement l’escalier, il se trouva, pour la seconde fois de la soirée, forcé de passer tout près d’un personnage de mauvaise mine qui descendait, et cette rencontre le rejeta dans ses préoccupations par rapport au baron Olaüs, à Stenson et à la défunte Hilda.

— Attendez, dit-il à Christian, qui le félicitait gaiement de son zèle. Regardez cet homme qui s’en va là-bas dans le corridor après s’être croisé avec moi dans l’escalier. Sort-il d’ici ? Est-ce un valet du baron ? Le connaissez-vous ?

— Je ne le connais que trop, et je viens d’être forcé de lui dire son fait, répondit Christian. Cet homme, valet ou non, est Guido Massarelli, dont je vous ai raconté ce matin les aventures avec les miennes.

— Oh ! oh ! voilà une étrange rencontre ! s’écria M. Goefle. Fâcheuse pour vous, peut-être ! Il vous en veut, n’est-ce pas ? Et, si vous l’avez traité comme il le mérite, il vous fera ici tout le mal possible.

— Quel mal peut-il me faire ? Il est si lâche ! Je l’ai fait mettre à genoux.

— En ce cas… je ne sais ce qu’il fera, je ne sais quel secret il a surpris…

— Un secret par rapport à moi ?

— Non, dit M. Goefle, qui allait parler, et qui se rappela la résolution prise par lui de ne rien dire relativement à Stenson ; mais enfin vous cachez Cristiano Goffredi sous le masque de Christian Waldo, et il vous trahira…

— Que m’importe ? Je n’ai pas souillé le nom de Goffredi. Un jour viendra, je l’espère, où mes singulières aventures prouveront en ma faveur. Voyons, qu’ai-je à craindre de l’opinion, moi ? Suis-je un paresseux et un débauché ? Je me moque de tous les Massarelli du monde. Ne me suis-je pas fait déjà, en Suède et ailleurs, sous mon masque de bouffon, une réputation chevaleresque ? On me prête plus de belles actions que je n’ai eu occasion d’en faire, et je suis un personnage de légende. N’étais-je pas, cette nuit, le prince royal de Suède ? Si ma renommée devient par trop fantastique, n’ai-je pas le changement de nom toujours à mon service le jour où j’aurai enfin l’occasion de vivre en homme sérieux. L’important ici, et je dis cela uniquement à cause de vous, monsieur Goefle, c’est que l’homme du bal de cette nuit, votre prétendu neveu, ne soit pas reconnu sous le masque de Waldo. Or, Massarelli n’était pas ici la nuit dernière, j’en suis certain, et il ne sait rien de mon aventure. Il s’en fût vanté à moi. Dans tous les cas, d’ailleurs, vous n’aurez qu’à répéter et à affirmer encore la vérité, à savoir que vous n’avez jamais eu ni neveu ni fils naturel, et que vous n’êtes, en aucune façon, responsable des tours que le farceur Christian Waldo s’amuse à jouer dans le monde.

— Quant à moi, après tout, je m’en moque ! reprit M. Goefle en se débarrassant de sa perruque et en couvrant sa nuque d’un léger bonnet noir que lui présentait Christian. Me croyez-vous si poltron que je me soucie du croquemitaine de ce château ? Tenez, Christian, je vais débuter comme montreur de marionnettes, operante, ainsi que vous dites. Eh bien, si jamais on vous reproche d’avoir fait le saltimbanque pour vivre au profit de la science, vous pourrez dire : « J’ai connu un homme qui exerçait avec honneur une profession grave… et qui m’a servi de compère pour son plaisir. »

— Ou plutôt par bonté pour moi, monsieur Goefle !

— Par amitié, si vous voulez : vous me plaisez ; mais je mentirais si je disais que ce que nous faisons là m’ennuie. Au contraire, il me semble que cela va me divertir énormément. D’abord, la pièce est charmante, comique au possible et attendrissante par moments. Vous avez bien fait de l’arranger de manière à éviter toute allusion. Allons, Christian, il faut répéter ; nous n’avons plus qu’une demi-heure. Dépêchons-nous. Sommes-nous bien enfermés ici ? Personne ne peut-il nous voir ni nous entendre ?

Christian dut empêcher M. Goefle de fatiguer sa voix et de dépenser sa verve à la répétition. Les scènes étant indiquées en quelques mots sur la pancarte ; il suffisait d’échanger deux ou trois répliques pour tenir le fond de la situation sur laquelle on improviserait devant le public. Il s’agissait de bien placer les acteurs dans l’ordre voulu, sur la planchette de débarras, pour les reprendre sans se tromper lorsqu’on aurait à les faire paraître, de les présenter alternativement sur la scène en convenant du motif de leurs entrées et de leurs sorties comme de la substance de leur entretien, et de laisser le dialogue et les incidents à l’inspiration du moment. M. Goefle était le plus charmant et le plus intelligent compère que Christian eût jamais rencontré ; aussi fut-il électrisé par son concours, et, quand il entendit sonner huit heures, il se sentit dans une disposition de verve et de gaieté qu’il n’avait pas éprouvée depuis le temps où il jouait avec Massarelli, alors si aimable et si séduisant. Ce souvenir gâté et flétri lui causa un moment de mélancolie qu’il secoua vite en disant à M. Goefle :

— Allons ! j’entends la galerie se remplir de monde ; à l’œuvre, et bonne chance, cher confrère !

En ce moment, on frappa à la porte du fond, et on entendit la voix de Johan, le majordome, demander maître Christian Waldo.

— Pardon, monsieur, on n’entre pas, s’écria Christian. Dites ce que vous avez à dire à travers la porte. J’écoute.

Johan répondit que Christian eût à se tenir prêt lorsqu’il entendrait frapper trois coups à la porte de la galerie, laquelle s’ouvrirait pour donner passage à son théâtre.

Ceci convenu, il s’écoula bien encore un bon quart d’heure avant que les dames eussent trouvé chacune la place qui lui convenait pour étaler ses paniers et ses grâces et pour se trouver dans le voisinage du cavalier qui lui était agréable ou en vue de ceux à qui elle voulait le paraître. Christian, habitué à ces façons, arrangeait tranquillement sur une table les rafraîchissements qu’il avait trouvés dans le petit salon, et qui devaient, au besoin, éclaircir la voix de son compère et la sienne dans l’entr’acte. Puis il s’installa avec M. Goefle sous le châssis fermé de tapisseries bien assujetties au moyen de crochets au dedans, sur la face et sur les côtés. Le fond était libre et assez reculé dans la petite charpente pour permettre une perspective de plusieurs plans réels.

Les deux operanti attendaient les trois coups, Christian avec calme, M. Goefle avec une impatience fiévreuse qu’il exprimait assez vertement.

— Vous vous dépitez ? lui dit Christian. Allons, c’est que vous êtes ému, et c’est bon signe ; vous allez être étincelant.

— Espérons-le, répondit l’avocat, quoiqu’à vrai dire, il me semble en ce moment que je vais ne pas trouver un mot et rester court. C’est fort plaisant, cela, j’en ai le vertige ! Jamais plaidoyer devant une assemblée sérieuse, jamais question de vie ou d’honneur pour un client, de succès pour moi-même, ne m’a autant agité le cerveau et tendu les nerfs que la farce que je vais jouer ici. Ces bavardes de femmes que l’on entend caqueter à travers les portes ne finiront-elles pas par se taire ? Veut-on nous faire étouffer dans cette baraque ? Je vais leur dire des injures, si cela continue !

Enfin les trois coups furent frappés. Deux laquais placés dans la galerie ouvrirent simultanément les deux battants, et l’on vit le petit théâtre, qui semblait marcher de lui-même, s’avancer légèrement et se placer devant la porte, dont il occupait toute la largeur. Quatre instruments que Christian avait demandés jouèrent un court divertissement à l’italienne. La toile se leva, et les applaudissements accordés au décor donnèrent aux deux operanti le temps de prendre en main leurs marionnettes pour les faire entrer en scène.

Toutefois Christian ne voulut pas commencer sans regarder son public par un petit œil ménagé devant lui. La seule personne qu’il cherchait fut la première que son regard saisit. Marguerite était assise auprès d’Olga, au premier rang des spectateurs. Elle avait une parure délicieuse ; elle était ravissante. Christian remarqua ensuite le baron, qui était au premier rang des hommes derrière les femmes. Sa haute taille le faisait apercevoir aisément. Il était plus pâle, s’il se peut, que la veille. Christian chercha en vain la figure de Massarelli. Il vit avec plaisir celles du major Larrson, du lieutenant Ervin et des autres jeunes officiers qui, au bal et après le bal de la veille, lui avaient témoigné une sympathie si cordiale, et dont les physionomies hautes en couleur, épanouies d’avance, annonçaient une bienveillante attention. En même temps, Christian entendit circuler l’éloge du décor.

— Mais c’est le Stollborg !… dirent plusieurs voix.

— En effet, dit la voix métallique du baron Olaüs, je crois qu’on a voulu représenter le vieux Stollborg !…

M. Goefle n’entendait rien et ne voyait personne ; il était réellement troublé. Christian, pour lui donner le temps de se remettre, entama la pièce par une scène à deux acteurs qu’il joua tout seul. Sa voix se prêtait singulièrement aux différents organes des personnages qu’il faisait parler, et il imitait tous les accents, donnant à chaque caractère un langage en rapport avec son rôle et sa position dans la fiction scénique. Dès les premières répliques, il charma son auditoire par la naïveté et la vérité de son dialogue. M. Goefle, chargé de faire agir et parler un type de vieillard, vint bientôt le seconder, et, quoiqu’il ne sût pas d’abord bien déguiser son organe, on était si éloigné de penser à lui et on était si convaincu que Christian seul faisait parler tous les acteurs, que l’on s’émerveilla des ressources infinies de l’operante.

— Ne jurerait-on pas, disait Larrson, qu’ils sont là dedans une douzaine ?

— Ils sont toujours au moins quatre, disait le lieutenant.

— Non, reprenait le major, ils sont deux, le maître et le valet ; mais le valet est une brute qui parle rarement et qui n’a pas encore ouvert la bouche.

— Pourtant, écoutez, les voilà qui parlent ensemble. J’entends deux voix distinctes.

— Pure illusion ! reprenait l’enthousiaste Larrson. C’est Christian Waldo tout seul qui sait faire deux, trois et quatre personnes à la fois, peut-être plus, qui sait ? C’est un diable !… Mais écoutez donc la pièce ; ce n’est pas le moins curieux. Il fait des pièces que l’on voudrait retenir par cœur pour les écrire.

Nous ne nous chargeons pourtant pas de raconter ladite pièce au lecteur. Ces boutades fugitives sont comme toutes les improvisations oratoires ou musicales. On se trompe toujours en croyant qu’elles auraient la même valeur si elles étaient transcrites et conservées. Elles n’existent que par l’imprévu, et on se les rappelle avec d’autant plus de charme, qu’on n’en a gardé réellement qu’un souvenir confus, et que l’imagination les embellit après coup. Il y avait de la verve, de la couleur et du goût dans tout ce qui venait à l’esprit de Christian dans ces moments-là. Les imperfections inséparables d’un débit exubérant disparaissaient dans la rapidité de l’ensemble, dans son habileté à faire intervenir de nouveaux personnages quand il se sentait prêt à se dégoûter de ceux qu’il tenait en main.

Quant à M. Goefle, une véritable éloquence naturelle, beaucoup d’esprit quand il se sentait excité, une instruction réelle très-étendue, lui rendaient bien facile le concours qu’il avait à donner. Les digressions les plus plaisantes résultèrent de sa promptitude à saisir au vol les fantaisies du dialogue de son interlocuteur, et l’on s’étonna plus encore que de coutume de la variété de connaissances que révélaient chez Waldo ces brillants écarts.

Si nous ne racontons pas la pièce, nous devons du moins dire de quelle façon Christian avait transformé ce premier acte, qui avait si singulièrement préoccupé M. Goefle.

Craignant de compromettre réellement l’avocat par des allusions involontaires, il avait fait du traître de sa pièce un personnage purement comique, une sorte de Cassandre trompé par sa pupille, cherchant à surprendre le corps du délit, l’enfant du mystère, mais n’ayant aucune pensée criminelle à son égard. Christian fut donc très-étonné lorsque, arrivé à la scène finale de cette première partie, il entendit comme un frémissement parcourir son auditoire, et que des chuchotements, qui pouvaient être interprétés comme des témoignages de blâme aussi bien que d’approbation, vinrent frapper son oreille, exercée à saisir le sentiment de ses spectateurs à travers ses propres paroles.

— Que se passe-t-il donc ? se demanda-t-il rapidement en lui-même.

Et il regarda M. Goefle, qui avait la figure décomposée et qui frappait du pied d’impatience en agitant nerveusement sa marionnette sur la scène.

Christian, croyant qu’il oubliait le canevas, se hâta de lui couper la parole en faisant parler le batelier, et, pressant la conclusion, il baissa le rideau au milieu d’un bruit qui n’était ni celui des applaudissements ni celui des sifflets, mais qui ressemblait à celui de gens qui s’en vont en masse pour n’en pas entendre davantage. Christian regarda par son œil avant de faire reculer le théâtre dans la porte. Il vit tout le monde non encore dispersé, mais déjà debout, lui tournant le dos et se faisant part à demi-voix d’un événement quelconque. Christian ne put saisir que ces mots : Sorti ! il est sorti ! Et, cherchant des yeux de qui il pouvait être question, il vit que le baron n’était plus dans la salle.

— Allons, lui dit M. Goefle en le poussant du coude, rentrons dans notre foyer. Que faisons-nous là ? C’est l’entr’acte.

Le théâtre recula donc dans le salon, les portes furent fermées, et, tout en se mettant vite à préparer le décor de l’acte suivant, Christian demanda à M. Goefle s’il s’était aperçu de quelque chose.

— Parbleu ! dit l’avocat tout hors de lui, j’en ai fait une belle, moi ! Qu’en dites-vous ?

— Vous ? Vous avez été excellent, monsieur Goefle !

— J’ai été stupide, j’ai été fou ! Mais comprenez-vous qu’un pareil accident arrive à un homme habitué à parler en public des choses les plus délicates dans les faits les plus embrouillés ?

— Mais quel accident, au nom du ciel, monsieur Goefle ?

— Comment ! vous étiez donc sourd ? vous n’avez pas entendu que j’ai eu trois lapsus effroyables ?

— Bah ! j’en ai peut-être eu cent, et cela m’arrive tous les jours ; est-ce que l’on s’en aperçoit ?

— Ah ! oui-da ! vous croyez qu’on ne s’en est pas aperçu ! Je parie que le baron est sorti avant la fin ?

— Il est sorti, en effet. A-t-il donc l’oreille si délicate qu’une liaison hasardée ou un mot impropre… ?

— Eh ! mille démons ! il s’agit bien de cela ! J’aurais mieux fait d’estropier la langue que de dire ce que j’ai dit ! Imaginez-vous que, pendant que vous vous baissiez pour faire passer le bateau sous les rochers, moi, qui faisais parler les sbires, j’ai dit trois fois le baron au lieu de dire don Sanche ! Oui, je l’ai dit trois fois ! Une première fois sans y prendre garde, la seconde en m’en apercevant et en voulant me reprendre, la troisième… oh ! la troisième ! cela est inouï, Christian, que l’on dise précisément un mot que l’on ne veut pas dire ! Il y a là comme une fatalité, et me voilà prêt à croire, avec nos paysans, que les malins esprits se mêlent de nos affaires.

— Cela est fort curieux, en effet, dit Christian ; mais il n’est personne à qui cela ne soit arrivé. De quoi diable vous tourmentez-vous là, monsieur Goefle ? Le baron ne peut vous soupçonner de l’avoir fait exprès ! D’ailleurs, n’y a-t-il que lui de baron dans ce monde ? N’y en a-t-il pas en ce moment peut-être une douzaine dans notre public ? Pensons au second acte, monsieur Goefle ; le temps passe, et, d’un moment à l’autre, on peut nous dire de commencer.

— Si l’on ne vient pas nous dire d’en rester là… Tenez, on frappe.

— C’est encore le majordome. Rentrez sous le châssis, monsieur Goefle ; je remets mon masque et j’ouvre. Il faut savoir ce qui se passe.

M. Goefle caché et Christian masqué, la porte fut ouverte à M. Johan.

— Qu’y a-t-il ? lui dit Christian, pressé de venir au fait. Devons-nous continuer ?

— Et pourquoi non, monsieur Waldo ? dit le majordome.

— J’ai cru voir que M. le baron était indisposé.

— Oh ! cela lui arrive bien souvent, de souffrir quand il reste en place ; mais ce n’est rien. Il vient de me faire dire que vous ayez à reparaître, qu’il y soit ou non. Il tient à ce que vous divertissiez la compagnie… Mais quelle drôle d’idée avez-vous eue là, monsieur Christian, de représenter notre vieux Stollborg sur votre théâtre ?

— J’ai cru être agréable à M. le baron, répondit effrontément Christian ; en est-il autrement ?

— M. le baron est enchanté de votre idée, et il n’a cessé de répéter : « C’est très-joli, très-joli ! On croirait voir le vieux donjon ! »

— À la bonne heure ! dit Christian ; alors nous continuons. Serviteur, monsieur le majordome ! — Allons, monsieur Goefle, du courage ! continua Christian dès que Johan fut sorti. Vous voyez que tout va bien, et nous n’avons fait que rêver toute la journée. Je parie que le baron est le meilleur des humains ; vous allez voir qu’il se convertit, et que nous serons forcés de le canoniser !

À l’acte suivant, qui fut très-court et très-gai, le baron sembla s’amuser beaucoup. Don Sanche ne paraissait pas. La langue ne tourna plus à M. Goefle, et sa voix fut si bien déguisée, que personne ne se douta de sa présence. Dans l’entr’acte, il but plusieurs verres de porto pour soutenir son entrain, et il était un peu gris au troisième et dernier acte, qui eut encore plus de succès que les précédents.

Parallèlement à l’action burlesque où Stentarello divertissait le public, Christian avait fait marcher une action sentimentale avec d’autres personnages. Dans ce dernier acte, Alonzo, l’enfant du lac, découvrait que Rosita, la fille des braves gens qui l’avaient élevé et adopté, n’était pas sa sœur, et lui exprimait son amour. Cette situation, bien connue au théâtre, a toujours été délicate. On n’aime pas à voir le frère passer brusquement de l’amitié sainte à une passion qui, en dépit du changement de situation, prend un air d’inceste improvisé. Les personnages de la jeune fille et d’Alonzo étaient les seuls que Christian n’eût pas chargés. Il avait fait de ce dernier un bon jeune homme vivant et pensant comme lui-même. Ce caractère entreprenant et généreux fut sympathique aux auditeurs, et les femmes, oubliant qu’elles avaient une marionnette devant les yeux, furent charmées de cette voix douce qui leur parlait d’amour avec une suavité chaste et un accent de franchise bien différents des phrases maniérées des bergeries françaises de l’époque.

Christian avait beaucoup lu Marivaux, ce talent à deux faces, si minutieux d’esprit, mais si simple de cœur, si émouvant dans la passion. Il avait senti le côté vrai, le grand côté de ce charmant génie, et il excellait vraiment à faire parler l’amour. La scène sembla courte ; plusieurs voix s’élevèrent pour crier : « Encore ! encore ! » et Christian, cédant au désir du public, reprit Alonzo, qui était déjà sorti de ses doigts, et il le fit rentrer en scène d’une manière ingénieuse et naturelle. « Vous m’avez rappelé ? » dit-il à la jeune amoureuse, et ce mot si simple eut un accent si craintif, si éperdu et si naïf, que Marguerite mit son éventail sur son visage pour cacher une rougeur brûlante.

C’est qu’il se passait un étrange phénomène dans le cœur de cette jeune fille. Elle seule reconnaissait dans la voix d’Alonzo celle de Christian Goefle. C’est peut-être parce qu’elle seule avait assez parlé avec lui pour se la rappeler vivement. Et pourtant Christian Waldo donnait à dessein à la voix de son jeune personnage un diapason plus clair que celui qui lui était naturel ; mais il y avait de certaines inflexions et de certaines vibrations qui, à chaque instant, faisaient tressaillir Marguerite. À la scène d’amour, elle n’eut plus de doutes, et pourtant Christian Goefle ne lui avait pas dit un seul mot d’amour. Elle garda ses réflexions pour elle seule, et, lorsque Olga, qui était froide et railleuse, lui poussa le coude en lui demandant si elle pleurait, l’innocente enfant répondit avec une profonde hypocrisie qu’elle était fort enrhumée et qu’elle se retenait de tousser.

Quant à Olga, elle était bien autrement dissimulée : elle affectait, après la pièce, un grand mépris pour ce petit personnage d’amoureux transi, et pourtant le cœur lui avait battu violemment ; car, chez certaines Russes, la froideur des calculs n’exclut pas l’ardeur des passions. Olga s’était jetée avec résolution dans la convoitise cupide ; elle n’en éprouvait pas moins, en dépit d’elle-même, une secrète horreur pour le baron depuis qu’elle s’était fiancée avec lui. Lorsqu’il lui adressa la parole après la pièce, sa voix âpre et son regard glacé lui donnèrent le frisson, et elle se rappela, comme malgré elle, la douce voix et les vives paroles de Christian Waldo.

De son côté, le baron semblait de fort bonne humeur. Le fâcheux personnage de don Sanche, qui devait reparaître à la fin de la pièce, avait été prudemment supprimé par M. Goefle. Entre le premier et le second acte, cette modification avait été introduite de concert avec Christian. On avait imaginé de faire de Rosita la fille de ce personnage, qui était mort dans l’entr’acte. On découvrait qu’elle était héritière d’une grande fortune laissée par lui, et, pour réparer la spoliation dont Alonzo avait été victime, elle l’épousait au dénoûment. Des aventures, des quiproquos, des incidents romanesques et des personnages comiques, Stentarello surtout, avec l’ingénuité de son égoïsme et de sa couardise, soutenaient la trame fragile de cette légère donnée, qui eut généralement un succès enthousiaste, en dépit de M. Stangstadius, qui n’écouta rien et blâma tout, ne pouvant souffrir que l’on s’intéressât à une œuvre frivole où il n’était pas question de science.

Cependant M. Goefle s’était jeté sur un fauteuil dans le foyer, où il s’était renfermé avec Christian, et, tandis que celui-ci, toujours actif et soigneux, démontait, rangeait et pliait toutes les pièces et engins de son théâtre, de manière à enfermer tout le personnel dans une boîte et à faire de l’édifice un seul ballot assez lourd, mais assez facile à porter, l’avocat, s’essuyant le front et fêtant par distraction le vin d’Espagne, s’abandonnait à ce bien-être particulier auquel il aimait à se livrer lorsqu’il déposait la robe et le bonnet pour rentrer, comme il disait, dans le sein de la vie privée.

Ce charmant caractère d’homme avait eu peu de mécomptes dans sa vie publique et peu de contrariétés dans son intérieur. Ce qui lui avait manqué, depuis qu’il avait les jouissances d’ordre et de sécurité de l’âge mûr, c’était l’imprévu, qu’il prétendait, qu’il croyait peut-être haïr, mais dont il éprouvait le besoin, en raison d’une imagination vive et d’une grande flexibilité de talent. Il se sentait donc en ce moment tout ragaillardi, sans bien savoir pourquoi, et il regrettait que la pièce fût finie, car, bien que fatigué et baigné de sueur, il trouvait dans son cerveau dix actes nouveaux à jouer encore.

— Ah çà ! dit-il à Christian, je me repose, et vous voilà rangeant, travaillant… Ne puis-je vous aider ?

— Non, non, monsieur Goefle ; vous ne sauriez pas. Voyez, d’ailleurs, cela est fait. Avez-vous trop chaud maintenant pour songer à vous remettre en marche pour le Stollborg ?

— Pour le Stollborg ? Est-ce que nous allons tristement nous coucher, excités comme nous le sommes ?

— Quant à cela, monsieur Goefle, vous êtes bien le maître de sortir de ce château par la porte dérobée, d’y rentrer par la cour d’honneur, et d’aller prendre votre part du souper qui sonne et des divertissements qui se préparent probablement pour le reste de la soirée. Pour moi, mon rôle est terminé maintenant, et, puisque vous avez renié votre généreux sang, puisque je ne peux reparaître à vos côtés sous le nom de Christian Goefle, il faut que j’aille manger n’importe quoi et étudier un peu de minéralogie jusqu’à ce que le sommeil me prenne.

— Au fait, mon pauvre enfant, vous devez être fatigué !

— Je l’étais un peu avant de commencer la pièce ; à présent, je suis comme vous, je suis excité, monsieur Goefle. En fait d’improvisation, on est toujours très-monté quand le moment vient de finir, et c’est quand la toile baisse sur un dénoûment qu’il faudrait pouvoir commencer. C’est alors qu’on aurait du feu, de l’âme et de l’esprit !

— C’est vrai ; aussi ne vous quitterai-je pas : vous vous ennuieriez seul. Je connais cette émotion, c’est comme lorsqu’on vient de plaider ; mais ceci est plus excitant encore, et à présent je voudrais faire je ne sais quoi, réciter une tragédie, composer un poëme, mettre le feu à la maison ou me griser, pour en finir avec ce besoin de faire quelque chose d’extraordinaire.

— Prenez-y garde, monsieur Goefle, dit Christian en riant, cela pourrait bien vous arriver !

— À moi ? Jamais ! jamais ! Hélas ! je suis d’une sobriété stupide.

— Pourtant la bouteille est à moitié vide, voyez !

— Une demi-bouteille de porto à deux, ce n’est pas scandaleux, j’espère ?

— Pardon ! je n’y ai pas touché, moi : je n’ai bu que de la limonade.

— En ce cas, dit M. Goefle en repoussant le verre qu’il venait de remplir, loin de moi cette perfide boisson ! Se griser seul est la plus triste chose du monde ; Voulez-vous venir au Stollborg essayer de vous griser avec moi ? Ou bien… tenez… j’ai ouï dire ce matin, ici, que l’on ferait une course de torches sur le lac, si le temps ne se remettait pas à la neige. Or, le temps était magnifique ce soir, quand je suis venu. Mettons-nous de la partie. Vous savez que l’on se déguise, si l’on veut, durant les fêtes de Noël, et… ma foi, oui, je me souviens maintenant que la comtesse Elvéda, ce matin, a parlé d’une mascarade.

— Bonne idée ! dit Christian ; je serai là dans mon élément, moi, l’homme au masque !… Mais où prendrons-nous des costumes ? J’en ai bien là une centaine dans ma boîte, mais il nous est aussi impossible à l’un qu’à l’autre de nous réduire à la taille de nos marionnettes ?

— Bah ! nous trouverons peut-être quelque chose au Stollborg. Qui sait ?

— Ce ne sera pas dans ma garde-robe, à coup sûr.

— Eh bien, peut-être dans la mienne ! Quand on n’a rien de mieux, on met son habit à l’envers. Voyons ! avec de l’imagination…

— Partez donc, monsieur Goefle, je vous suis ; j’ai mon âne à recharger et mon argent à recevoir. Prenez ce masque, j’en ai un second ; il y a peut-être des curieux sur l’escalier.

— Ou des curieuses… à cause de vous. Dépêchez-vous, Christian ; je pars en avant.

Et M. Goefle, leste et léger comme à vingt ans, s’élança dans l’escalier, bousculant les valets et même quelques dames bien enveloppées qui s’étaient glissées là furtivement pour tâcher d’apercevoir au passage le fameux Christian Waldo. Aussi Christian ne fit-il aucun effet et ne rencontra-t-il presque personne lorsqu’il descendit, l’instant d’après, portant sa caisse et son grand ballot.

— Celui-ci, disait-on, est le valet, puisqu’il porte les fardeaux. Il paraît qu’il se masque aussi, le fat !

Et l’on se désolait de n’avoir pu apercevoir le moindre trait, de n’avoir pu se faire la moindre idée de la tournure du véritable Waldo, disparu avec la rapidité de l’éclair.

Christian terminait son emballage, lorsqu’il remarqua que maître Johan essayait de le prendre au dépourvu et de satisfaire sa curiosité personnelle, en cherchant à s’introduire brusquement dans le foyer, sous prétexte de lui payer le salaire de son divertissement. Il résolut de s’amuser aux dépens de cet insinuant personnage, et, s’étant masqué avec soin, il lui ouvrit la porte avec beaucoup de politesse.

— C’est bien à maître Christian Waldo que j’ai le plaisir de parler ? dit le majordome en lui remettant la somme convenue.

— À lui-même, répondit Christian ; ne reconnaissez-vous pas ma voix et mon habit de tantôt ?

— Certainement, mon cher ; mais votre valet se masque aussi, à ce qu’il paraît ; car je viens de le voir passer aussi mystérieux que vous-même et mieux couvert, ma foi, que je ne l’avais vu hier à votre arrivée.

— C’est que le drôle, au lieu de porter ma pelisse sur son bras, se permet de l’endosser. Je le laisse faire, c’est un grand frileux.

— Et voilà ce qui m’étonne ; hier, il m’avait semblé voir en lui un frileux plus petit que vous de la tête.

— Ah ! voilà ce qui vous étonne ?… dit Christian appelant à son secours les ressources de l’improvisation. Vous n’avez donc pas fait attention à sa chaussure aujourd’hui ?

— Vraiment non ! Est-il monté sur des échasses ?

— Pas tout à fait, mais sur des patins de quatre ou cinq pouces de haut.

— Et pourquoi cela ?

— Quoi ! monsieur le majordome, un homme d’esprit comme vous me fait une pareille question ?

— J’avoue que je ne comprends pas, répondit Johan en se mordant les lèvres.

— Eh bien, monsieur le majordome, sachez que, si les deux operanti d’un théâtre comme celui-ci ne sont pas de taille à peu près égale, l’un des deux est forcé de laisser apercevoir sa tête, qui, certes, ne fait pas bon effet au niveau des burattini, et ressemblerait sur cette petite scène à celle d’un habitant de Saturne ; ou bien l’autre, le plus petit, est forcé d’élever ses bras d’une manière si fatigante, qu’il ne pourrait continuer pendant deux scènes.

— Alors votre valet met des patins pour se trouver à votre hauteur ? Ingénieux ! très-ingénieux, ma foi !

Et Johan ajouta d’un air de doute :

— C’est singulier que je n’aie pas entendu le bruit de ces patins tout à l’heure, pendant qu’il descendait l’escalier.

— Voilà encore, monsieur le majordome, où vous laissez sommeiller votre sagacité naturelle. Si ces patins n’étaient garnis de feutre, ils feraient dans la baraque un bruit insupportable.

— Vous m’en direz tant !… Mais vous ne me ferez pas comprendre comment ce garçon, d’un esprit si vulgaire, a été si brillant pour vous seconder.

— Ah ! voilà, répondit Christian : c’est l’histoire de l’artiste en général. Il brille sur les planches (ici, ce serait le cas de dire sous les planches), et, quand il en sort, il retombe dans la nuit, surtout quand il a la malheureuse habitude de boire avec les laquais de bonne maison.

— Comment ! vous croyez qu’il a bu ici avec… ?

— Avec vos laquais, qui vous ont rendu compte de son intéressante conversation, monsieur le majordome, puisque vous avez ces renseignements fidèles sur l’épaisseur de son intelligence…

Johan se mordit encore les lèvres, et Christian fut dès lors convaincu que son incognito devait avoir été trahi jusqu’à un certain point par Puffo, le verre en main, ou tout à fait par Massarelli, l’argent en poche. Puffo ne connaissait Christian que sous le nom de Dulac ; Massarelli le connaissait désormais sous tous ses noms successifs, excepté pourtant peut-être sous le nom récemment improvisé de Christian Goefle. Christian cherchait à s’assurer de ce dernier fait, en étudiant l’âpre curiosité que laissait percer le majordome de voir sa figure, et il comprit bientôt que ce n’était pas tant pour le plaisir de savoir s’il avait ou non une tête de mort que pour l’intérêt de reconnaître dans cette figure de bateleur celle du faux neveu de M. Goefle, laquelle avait été, la veille, très-bien vue dudit majordome.

— Enfin, dit celui-ci après beaucoup de questions insidieuses contre lesquelles l’aventurier se tint en garde, si une aimable dame… une jeune personne charmante, la comtesse Marguerite, par exemple, vous demandait de voir vos traits… vous seriez assez obstiné pour refuser… ?

— Qu’est-ce que la comtesse Marguerite ? dit Christian d’un ton ingénu, bien qu’il eût envie de souffleter maître Johan.

— Mon Dieu ! reprit le majordome, je dis la comtesse Marguerite, parce qu’elle est, à coup sûr, la plus jolie femme qu’il y ait à cette heure au château. Ne l’avez-vous pas remarquée ?

— Et où donc l’aurais-je vue, je vous prie ?

— Au premier rang de vos spectatrices.

— Oh ! si vous croyez que, quand je joue, à moi presque seul, une pièce à vingt personnages, j’ai le temps de regarder les dames…

— Je ne dis pas, mais enfin vous ne seriez pas influencé par le désir de plaire à une jolie personne ?

— Plaire ?… Monsieur Johan ! s’écria Christian avec une vivacité très-bien jouée, vous me dites là, sans vous en douter, une chose fort cruelle. Vous ignorez apparemment que la nature m’a gratifié d’une laideur effroyable, et que c’est là l’unique cause du soin que je prends de me cacher !

— On le dit, répliqua Johan ; mais on dit aussi le contraire, et M. le baron, ainsi que toutes les personnes, surtout les dames, ici rassemblées, a une grande envie de savoir à quoi s’en tenir.

— C’est une envie désobligeante à laquelle je ne me prêterai certainement pas, et, pour les en dégoûter, j’en veux appeler à votre témoignage.

En parlant ainsi, Christian, qui avait eu soin de ne laisser qu’une bougie allumée dans l’appartement, releva son masque de soie noire et montra précipitamment, et comme avec une sorte de désespoir, au majordome un second masque de toile enduit de cire, si parfaitement exécuté, qu’à moins d’une grande clarté et d’un examen minutieux, il était impossible de ne pas le prendre pour une figure humaine, camuse, blême et horriblement maculée par une tache énorme couleur de vin. Johan, malgré son esprit soupçonneux, y fut pris et ne put retenir une exclamation de dégoût.

— Pardon, pardon, mon cher ami, dit-il en se reprenant, vous êtes à plaindre, et pourtant votre talent et votre esprit sont des avantages que je vous envie !

Le majordome était lui-même si laid, que Christian eut envie de rire de ce qu’il semblait se supposer beaucoup plus beau que ce masque.

— À présent, reprit-il après avoir rabaissé le masque noir, dites-moi tout bonnement pourquoi vous étiez si curieux de savoir à quel point je suis laid.

— Mon Dieu, reprit Johan après un moment d’hésitation en jouant le bonhomme, je vais vous le dire… Et même, si vous voulez m’aider à découvrir un secret, une puérilité, qui intrigue ici plus d’une personne, vous acquerrez des droits à la reconnaissance vous m’entendez bien, à la munificence du maître de céans : il s’agit d’une plaisanterie, d’un pari…

— Je ne demande pas mieux, répondit Christian curieux d’entendre la confidence qu’il pressentait déjà ; de quoi s’agit-il ?

— Vous êtes descendu au Stollborg ?

— Oui ; vous avez refusé de m’admettre ici.

— Vous avez dormi… dans la chambre de l’ourse ?

— Parfaitement.

— Parfaitement, n’est-ce pas ? Le prétendu fantôme…

— Ce n’est pas sur le compte du fantôme que vous voulez m’interroger ? Vous n’y croyez pas plus que moi ?

— Comme vous dites ; mais il est un autre fantôme qui a fait apparition hier dans le bal, et que personne ne connaît. Vous devez l’avoir vu au Stollborg ?

— Non ; je n’ai vu aucun fantôme.

— Quand je dis un fantôme… Vous avez vu là un avocat qui s’appelle M. Goefle, un homme de grand mérite ?

— Oui, j’ai eu l’honneur de lui parler ce matin. Il occupe la chambre à deux lits.

— Ainsi que son neveu.

— Je ne lui ai pas vu de neveu ?

— Neveu ou non, un jeune homme de votre taille, dont la voix ne m’a pas frappé particulièrement, mais dont la figure était fort agréable, tout habillé de noir, un garçon de bonne mine enfin…

— De bonne mine ? Plût au ciel que ce fût moi, monsieur Johan ! J’avais une si belle envie de dormir, que je ne saurais vous dire s’il était au Stollborg. Je n’ai vu là qu’un ivrogne appelé Ulphilas.

— Et M. Goefle ne l’a pas vu, cet étranger ?

— Je ne le pense pas.

— Il ne le connaît pas ?

— Ah ! vous me rappelez… Oui, oui, je sais ce que vous voulez dire : j’ai entendu M. Goefle se plaindre d’un individu qui aurait usurpé son nom pour se présenter au bal. Est-ce cela ?

— Parfaitement.

— Mais alors comment se fait-il, monsieur le majordome, qu’étant intrigué par cet inconnu, vous ne l’ayez pas fait suivre ?

— Nous n’étions nullement intrigués ; il s’était donné pour un proche parent de l’avocat : on comptait nécessairement le voir reparaître. C’est ce matin, lorsque l’avocat l’a désavoué, que M. le baron s’est demandé comment un inconnu avait osé, sous un nom d’emprunt, s’introduire dans la fête. C’est sans doute une gageure impertinente, quelque étudiant de l’École des mines de Falun… à moins que ce ne soit, comme il paraît l’avoir donné à entendre, un fils naturel que l’avocat n’autorise pas à porter son nom.

— Tout cela ne me paraît pas valoir la peine de tant chercher, répondit Christian d’un ton d’indifférence ; m’est-il permis à présent d’aller souper, monsieur le majordome ?

— Oui, certes ; vous allez souper avec moi.

— Non, je vous remercie ; je suis très-fatigué, et je me retire.

— Toujours au Stollborg ? Vous y êtes bien mal !

— J’y suis fort bien.

— Avez-vous un lit, au moins ?

— J’en aurai un cette nuit.

— Cet ivrogne d’Ulphilas vous fait-il manger convenablement ?

— On ne peut mieux.

— Vous êtes en mesure pour demain ?

— À quelle heure ?

— Comme aujourd’hui.

— C’est fort bien. Je suis votre serviteur.

— Ah ! encore un mot, monsieur Waldo : est-ce une indiscrétion de vous demander votre véritable nom ?

— Nullement, monsieur Johan ; mon véritable nom est Stentarello, pour vous servir.

— Mauvais plaisant ! C’est donc vous qui faites toujours parler ce personnage de comédie ?

— Toujours, quand ce n’est pas mon valet.

— Vous êtes mystérieux !

— Oui, quand il s’agit du secret de mes coulisses ; sans cela, point de prestige et point de succès.

— Peut-on, au moins, vous demander pourquoi un de vos personnages s’appelait le baron ?

— Ah ! cela, demandez-le aux laquais qui ont fait boire Puffo ; quant à moi, habitué à ses bévues, je n’y eusse pas fait attention, s’il ne s’en fût confessé avec effroi.

— Aurait-il recueilli quelque sot commérage ?

— Relativement à quoi ? Expliquez-vous ?…

— Non, non, ça n’en vaut pas la peine, répondit Johan, qui voyait, grâce à l’adresse ou à l’insouciance de son interlocuteur, leur attitude respective transposée, en ce sens que, au lieu de questionner, le majordome se trouvait questionné lui-même.

Cependant il revint sur une question déjà faite :

— Vous aviez donc, dit-il, un décor qui ressemblait au Stollborg à s’y méprendre ?

— Qui ressemblait un peu au Stollborg, oui, par hasard, et c’est à dessein que je l’ai fait ressembler tout à fait.

— Pourquoi cela ?

— Ne vous l’ai-je pas dit ? Pour être agréable à M. le baron. C’est une délicatesse de ma part de chercher toujours à représenter un site de la localité où j’exerce mon industrie passagère. À ma prochaine étape, ce Stollborg sera changé et le décor représentera autre chose. Est-ce que M. le baron a trouvé ma toile de fond mauvaise ? Que voulez-vous ! j’ai eu si peu de temps !

En parlant ainsi, Christian s’amusait à observer la désagréable figure de Johan. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, assez gros, d’un type vulgaire et d’une physionomie bienveillante et apathique au premier abord ; mais, dès la veille, Christian, en lui remettant la lettre d’invitation trouvée dans la poche de M. Goefle, avait surpris dans son coup d’œil oblique une activité inquisitoriale dissimulée par une nonchalance d’emprunt. Maintenant, il était encore plus frappé de ces indices d’un caractère affecté, qui semblait être une copie chargée de celui du baron, son maître. Néanmoins, comme, au bout du compte, Johan n’était qu’un premier laquais sans éducation et sans art véritable, Christian n’eut pas la moindre peine à jouer la comédie infiniment mieux que lui ; et à le laisser persuadé de l’innocence de ses intentions. En même temps, Christian acquérait une quasi-certitude à propos de l’histoire de la baronne Hilda. Il devenait évident pour lui qu’un drame quelconque s’était accompli au Stollborg et que le baron n’avait pu voir sans effroi ou sans colère ces trois choses représentées sous une forme et dans une intention quelconque : une prison, une victime et un geôlier.