L’Homme et la Terre/IV/04

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masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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RUSSES et ASIATIQUES
La possession de Constantinople ne vaut pas
celle des chemins aujourd’hui déserts qui
se rencontrent dans les marais du Seïstan.


CHAPITRE IV


PANSLAVISME. — TRAVAIL DE CONCENTRATION UNITAIRE. — KOLA

ALLOPHYLES. — JUIFS. — POLONAIS ET ALLEMANDS DES PROVINCES BALTIQUES
FINLANDAIS. — TCHERKESSES, GÉORGIENS ET ARMÉNIENS. — DOUKHOBORTZI
REFOULEMENT DES ASIATIQUES. — TRANSCASPIENNE, TURKESTAN ET STEPPES
IRAN ET IRANIENS. — PAMIR, TIBET, MONGOLIE, SIBÉRIE

MANDCHOURIE. — CHINE ET CHINOIS. — JAPON ET JAPONAIS. — CORÉE

Le pangermanisme, qui avait été précédé par le panhellénisme, devait donner naissance à d’autres tentatives de groupement par races, vraies ou prétendues telles : le panslavisme a trouvé également ses fanatiques. Le philologue russe Grigorovitch ayant fait un voyage dans les Balkans, vers 1826, y découvrit, pour ainsi dire, la nationalité slave des Bulgares, qui avaient alors quelque peu l’illusion d’être des Grecs[1].

Ce fut l’origine de la nouvelle religion du patriotisme slave. Puis d’autres savants découvrirent les « frères » de l’Austro-Hongrie, on étudia leurs mœurs, leurs coutumes, leurs légendes, et des sociétés se fondèrent en Russie pour aider ces compatriotes lointains et leur donner conscience de la grande nationalité slavonne. On glorifia les Serbes, on s’éprit des Monténégrins. Mais, par un
Cl. du Globus.
jeunes gens bulgares
phénomène de psychologie facile à comprendre, les Polonais, pourtant une nation slave s’il en fut, restèrent tacitement exclus de la grande confraternité : leur patriotisme national, pour lequel ils avaient tant de fois combattu, les rendait peu dignes d’entrer dans la famille ; on leur reprochait aussi de ne pas professer la religion orthodoxe, ce qui du reste est aussi le cas pour les Slaves plus éloignés de la Russie, les Croates et les Tchèques. Certes, les panslavistes russes auraient tout intérêt à rendre leur grand empire sympathique aux Slaves occidentaux, à le faire aimer et invoquer comme protecteur éventuel en cas d’oppression de la part des Germains ou des Magyars. Mais l’empire russe n’est point aimable, et du côté de l’Occident surtout il se montre par son caractère hostile et menaçant.

L’obstacle capital à la propagation du panslavisme est le même qui se dresse en travers de la marche du pangermanisme, et, en Russie, il est bien autrement difficile à écarter. Le caractère despotique de l’empire, à tous les points de vue, traditionnel, militaire, administratif, religieux même, repousse tout mouvement spontané de gravitation : le monde relativement civilisé de l’Occident ne peut se sentir attiré vers la monarchie autocratique de l’Europe orientale.

N° 506. Slaves extérieurs.
Le grisé serré recouvre les territoires des Slaves non soumis au joug russe ; le grisé lâche, le domaine des Slaves de Russie.


Sans doute, les Tchèques et les Moraves éprouvent bien une certaine fierté de race en pensant qu’ils sont étroitement apparentés aux Slaves de la grande Russie, mais ils savent aussi qu’ils sont très supérieurs à la nation russe par l’ensemble de leur civilisation et ne voudraient à aucun prix échanger leur sort contre celui de leurs voisins polonais. De même Croates, Serbes, Slovènes, tout en se plaignant à bon droit de la domination de leurs maîtres politiques, Autrichiens et Hongrois, savent parfaitement qu’ils n’auraient rien à gagner si les Moscovites les remplaçaient.

La force active du panslavisme se trouve donc singulièrement limitée dans son champ d’action. Il lui restait surtout les populations ruthènes de la Galicie, que les agents russes excitaient contre les propriétaires polonais et qui d’ailleurs n’avaient point atteint un niveau de culture bien supérieur à celui des moujik de la Russie ; mais, quand même, le gouvernement russe a trouvé moyen de déplaire à ces Ruthènes étrangers et de leur faire préférer leurs propres dominateurs autrichiens. Les Ruthènes étaient pour la plupart des « Grecs unis », c’est-à-dire des orthodoxes de la même religion que les Russes, quoique rattachés à la suprématie de Rome : le saint synode s’est rendu plus que suspect à ces voisins de la Galicie en persécutant rudement ses propres sujets « uniates » et en les forçant à changer d’obédience. La sympathie des Ruthènes se porte donc non vers les Russes proprement dits mais seulement vers les « Petits Russiens », dont ils sont les frères par la langue et les mœurs, et, dans toutes les circonstances où ces sympathies ont pris une forme active, elles ont été réprimées comme révolutionnaires : les simples manifestations de confraternité entre savants, archéologues ou grammairiens sont sévèrement interdites. C’est donc à juste titre que le panslavisme est mal vu par la majorité des Slaves occidentaux ; n’ayant guère pour amis, du côté de l’Europe, que les journalistes à gages, il ne peut agir que vers l’Orient et poursuivre la conquête des nations et tribus de l’Asie, turques, mongoles et chinoises. Et là, en effet, n’a-t-on pas vu l’empire russe s’agrandir jour par jour, pour ainsi dire ?

Tandis que l’autocratie moscovite effrayait à bon droit les Slaves de la Turquie et de l’Europe centrale, la République française la flattait et finissait par obtenir son alliance, dont elle paie d’ailleurs largement les frais par ses prêts financiers. Cette union « duplice » de la France et de la Russie, répondant à la « triplice » de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, doit en partie son origine aux instincts réactionnaires de tout ce qui reste des anciens partis monarchiques, heureux d’avoir encore un empereur à courtiser, un protocole à observer bassement, des flatteries à échanger contre des titres et des croix.

N° 507. Voies navigables et principales voies ferrées de Russie.


Mais il faut surtout voir dans cette alliance Le contre-coup de la guerre franco-allemande : les rapprochements spontanés entre nations se font très souvent sous l’influence d’une haine ou d’une crainte commune. Il est certain qu’en dehors des confabulations officielles et des grimoires diplomatiques, une réelle sympathie se manifeste entre Français et Russes, faite pour une grande part de l’aversion dont les uns et les autres se sont en majorité laissé envahir à l’égard des Allemands. De même, au moyen âge, pendant les longues dissensions de l’Angleterre et de la France, celle-ci eut toujours l’Ecosse pour alliée naturelle ; malgré la différence complète des milieux, et du genre de vie, l’amitié naissait de la guerre contre l’ennemi commun. Dans une certaine mesure on pourrait comparer l’ensemble des nations à une batterie électrique où des métaux et des liquides différents, juxtaposés en ordre alternatif, développent un courant par leurs électricités contraires. Quoi qu’il en soit, l’alliance des États situés aux deux foyers de la grande ellipse d’Europe n’a pu être conclue sans entraîner un double résultat, la russification morale de la France, admise parmi les puissances correctes, et la francisation morale de la Russie, placée dans une situation absolument contradictoire par sa politique étrangère et par son autocratie traditionnelle à l’intérieur. La Duplice contribue bien malgré elle à ce chassé-croisé d’attractions qui désagrège peu à peu l’unité verbale de chaque pays et lui substitue, d’une part l’entente naturelle, mais le plus souvent tacite, de tous les peuples, et de l’autre, l’intérêt commun de tous les gouvernements : certainement le résultat de l’intimité franco-russe sera de hâter l’échéance de l’inévitable révolution dans le grand empire slave. L’évolution extérieure aide à l’évolution intérieure.

De même que dans tous les autres États, il se fait en Russie un travail d’unification sous la pression de deux forces bien différentes, l’une spontanée, provenant du fonctionnement naturel de la vie, l’autre brutale et destructive, inspirée par la hiérarchie gouvernementale. Tout d’abord l’unité matérielle du pays, donnée par le creusement des canaux, la navigation des rivières et la construction des chemins de fer, est une nécessité première, à la fois conséquence et cause du rapprochement des hommes et de la solidarité économique des intérêts. A cet égard la Russie doit forcément s’unifier, régler son mouvement intérieur, en des foyers de vie de plus en plus actifs, et ramener ses frontières vers le centre, tout en accroissant prodigieusement les ressources de l’ensemble. Evidemment le pouvoir n’a qu’à céder en tâchant de profiter au mieux de tout ce travail de l’industrie moderne, qu’il retarde d’ailleurs par ses prélibations, le placement de ses parasites et sa réglementation à outrance. En outre, il cherche à détourner le réseau des voies ferrées et des routes de sa destination naturelle, qui est de faciliter les communications ; dès le début, il a choisi un écartement de rails plus grand que la voie normale, de manière que voyageurs et marchandises sont obligés de subir un transbordement : il veut employer les chemins de fer surtout comme un immense appareil stratégique, un moyen de défense et d’attaque contre les voisins, rattachant forteresse à forteresse ; mais quoi qu’il fasse et quelques ennuis qu’il inflige aux voyageurs et aux expéditeurs, les chemins de fer fonctionnent néanmoins normalement en aidant à la circulation des marchandises et des idées, et quand même à la révolution.

Cl. du Photo-Club.
le soleil de minuit au spitzberg

Le travail d’unification à l’intérieur se complète par un accroissement de souplesse dans les rapports avec l’extérieur. On sait que, malgré l’immensité de son territoire, malgré la longueur actuellement incalculable de son littoral maritime, la Russie n’a, pour ainsi dire, pas d’issue complète vers la mer : le golfe de Finlande et la Baltique se trouvent sinon fermés, du moins à demi clos à leur sortie par les îles danoises ; la mer Noire est commandée par les deux détroits ou fleuves du Bosphore et de l’Hellespont ; la mer Blanche reste bloquée pendant six longs mois d’hiver ; Nikolaïev et Vladivostok, sur les côtes lointaines de la Mandchourie, ont aussi leur période annuelle de glaces et de brouillards. Et cependant, on le sait, la Russie novgorodienne avait déjà sa libre sortie par la côte mourmane avant qu’Ivan le Terrible fit trembler ses courtisans de Moscou, avant que Pierre le Grand ouvrît sur l’Europe la fenêtre que lui donnait le port de la Néva, avant que Nicolas Ier imposât son nom à la ville maîtresse de la boucle amourienne et que des flottes déployassent le drapeau russe sur l’océan Pacifique. L’oppression brutale des tsars avait fermé la porte de sortie sur l’Atlantique boréal, même lorsque la contrée retomba en leur pouvoir : Kola était devenu un lieu d’exil depuis le milieu du quinzième siècle ; des monopoles de pêche avaient été constitués au profit des tsars et de leurs courtisans ; les couvents de la mer Blanche, devenus possesseurs de domaines immenses, avaient arrêté le développement de toute industrie. C’est à la fin du dix-huitième siècle seulement, sous l’impératrice Catherine, que l’on décida d’établir un port dans le fjord de Kola, mais les ukases promulgués restèrent lettre morte. Il fallut l’enseignement des navigateurs étrangers, surtout des Norvégiens, pour montrer quelle était l’importance nautique de ces ports de la côte mourmane, qui restent complètement dégagés de glaces pendant toute l’année. Parmi tous ces havres, celui de Catherine, rebaptisé maintenant du nom d’Alexandrovsk, présente le plus d’avantages pour l’atterrissement des navires et la construction d’une cité, bien que l’endroit, comme la station voisine, Vardö la norvégienne, se trouve à près de 300 kilomètres au nord du cercle polaire (69° 12′) et reste par conséquent pendant près de deux mois — du 24 novembre au 17 janvier — dans les ténèbres de la grande nuit arctique. Le nouveau port l’emporterait sur tous autres comme lieu d’approvisionnement maritime pour Moscou, Pétersbourg et le reste de la Russie s’il était relié au réseau des chemins de fer par une voie de 1 275 kilomètres, tout indiquée d’avance par le sillon ouvert à la racine de la péninsule mourmane, de la mer Blanche à Kola par lacs et rivières. Il ne tient qu’au commerce russe de trouver en cet endroit la porte librement ouverte sur la mer, désirée depuis tant de siècles !

campement de lapons

Bien plus importante encore dans l’équilibre général du monde était la libre issue ouverte que la Russie avait cru se donner sur les eaux du Pacifique japonais et chinois. La Russie, sinon close, du moins gênée dans la direction de l’Occident, s’ouvrait complètement à l’Orient : elle tournait sa principale façade vers l’Asie où rien ne semblait l’arrêter.

N° 508. Pédoncule Scandinave.
Cette carte est à l’échelle de 1 à 1 000 000.

Le territoire de Finlande s’avance en une étroite bande dans la direction de Tromsö au nord de la Kangama, jusqu’à une trentaine de kilomètres du fond des fjords.


Mais elle voulut trop embrasser ; non contente d’occuper les voies stratégiques de Mandchourie et d’être installée à Port-Arthur, elle fit sentir son influence en Corée ; elle pensa traiter les Japonais comme elle avait traité les Chinois… Le conflit survenant, le Jaune a vaincu le Blanc. L’empire russe sort bafoué de l’aventure, ayant désormais perdu toute autorité en Occident comme en Orient. Et tout cela ne serait rien, si les défaites lointaines n’avaient permis aux « humiliés et offensés » de son propre domaine de relever la tête, et aux peuples opprimés de se reprendre à l’espoir.

Que de contrastes ethniques existent encore dans l’immense territoire dévolu au tsar par la « grâce de Dieu », c’est-à-dire par l’héritage et la conquête ! Les 147 millions d’hommes énumérés par la statistique[2] sont encore loin de constituer une nation homogène et de se sentir unis par un patriotisme commun. La force venant à disparaître soudain, une très grande variété de nations se montrent aussitôt. Les seules qui ne peuvent songer à se séparer sont précisément celles qui sont les plus distinctes de la souche slave par leur origine, les aborigènes épars que l’on désigne d’une manière générale sous le nom d’ « allophyles » et auxquels une longue oppression, une conscience héréditaire d’infériorité politique ont fini par enlever tout génie propre, toute individualité. Nombre de ces groupes ethniques jadis indépendants ont tout perdu : ils s’unissent à la masse russe comme une simple matière humaine sans ajouter une nouvelle idée à l’indépendance collective. Tels les Ziranes de la Kama et de la Dvina, qui n’ont point conservé leurs traditions et vivent depuis longtemps en serfs humbles et rampants, sans aucune volonté d’existence politique autonome ; ils méprisent même leur propre langue et n’ont d’autre ambition que d’être admis parmi les maîtres, fût-ce comme serviteurs[3]. Au fond, ils ne diffèrent pas beaucoup des paysans russes, leur mode de penser et leurs superstitions se ressemblent ; dès que la langue est devenue commune, Tartares et Kalmouk, Ostiak et Vogules, Tcheremisses et Mordvines se sont transformés en Russes, mais on a constaté que le type mongol se conserve beaucoup mieux chez les femmes que chez les hommes dans la Russie orientale. C’est d’ailleurs un fait constant que l’on remarque en Finlande aussi bien que chez les Allemands des Sette Comuni des Alpes et dans l’île de Capri : le type originaire se maintient surtout chez la femme, conservatrice de la race.

Ainsi le jeu naturel des institutions, le mouvement graduel de l’histoire assurent la russification complète des éléments d’origine touranienne, soit turque, soit mongole. Même la religion ne constitue point un obstacle absolu à l’œuvre d’assimilation nationale, et, tout en restant de fidèles disciples du prophète, les Tartares de Kazan, de la Crimée et du Caucase deviennent aussi des patriotes russes ou prennent part aux mouvements qui entraînent les autres éléments de la population. Les Juifs eux-mêmes, quoique franchement, atrocement persécutés, se russifient pourtant. Exilés ou réfugiés à l’étranger, ils
Cl. Jofé.
maison à kichinev, après le pogrome
ne manquent pas de se réclamer du nom de Russes, et ils le sont en effet presque tous par la langue, par les idées et les aspirations. Ils ont une tendance évidente à rentrer dans la grande masse de la nation, à se dégager de la caste héréditaire que les nécessités de l’existence leur avaient imposée, même à se faire en Europe, par l’étude et le savoir, les représentants du génie russe. Le gouvernement, fidèle observateur des survivances du passé, entretient les anciennes haines de religion, de profession et de prétendue race ; il maintient, on peut le dire, les pratiques de l’internement ou domicile forcé, puisque le territoire assigné à la résidence des Juifs est strictement délimité ; en réalité, ils sont confinés dans un vaste ghetto : pour eux la frontière est double, et, s’il leur est nécessaire de la franchir, les dépenses, les difficultés de toute nature s’accroissent à l’infini. Enfermés, ou du moins gênés matériellement, les Juifs le sont encore beaucoup plus au point de vue de leur développement intellectuel, puisqu’on a pris les mesures les plus sévères pour restreindre chez eux les progrès de l’enseignement. « Défense d’apprendre », voilà la règle, d’ailleurs conforme au principe de toute autorité traditionnelle, et la soupape de sûreté qu’il a fallu ouvrir quand même, sous forme d’autorisation et de licences, est singulièrement étroite.

N° 509. Aire des Juifs de Russie.

Avant les événements récents, on admettait que les Juifs formaient la majorité de la population à Berditohev, Bielostok et Kamenetz-Podolsk.

C’est en 1905 qu’eurent lieu les pogromes dans la plupart des villes et des villages indiqués sur la carte n° 510.


Et pourtant, si forte est la poussée qui porte les Juifs à vivre de la vie du cerveau que les règlements prohibitifs de l’instruction sont violés partout et que, toute proportion gardée, la part israélite de la population russe n’est point inférieure en connaissances aux éléments slaves. Peut-être même leur serait-elle supérieure. Malgré toute l’oppression d’en haut, malgré les préjugés d’en bas, les Juifs russes participent donc à l’ensemble des mouvements de la nation : ils sont entrés dans la grande unité russe, stade préliminaire d’une évolution plus vaste.

N° 510. Quelques lieux de pogromes récents.

Mais, dans le sein même de l’empire, de franches hostilités nationales empêchent l’immense Russie de se présenter au monde comme un tout politique. Quoique l’annexion de la Pologne ait commencé depuis plus d’un siècle, elle n’est encore qu’un fait brutal, l’assimilation ne s’est point accomplie, la langue rappelle constamment aux uns et aux autres la différence de nationalité, la religion marque périodiquement dans les rites et les prières une ligne de démarcation précise, et les traditions, les souvenirs parlent du sang versé ; les noms des batailles résonnent encore avec un son lugubre. Or la Pologne n’est pas seulement une partie très considérable de l’empire, contenant environ le douzième de tous les habitants de l’immense domaine, elle est aussi la contrée la plus avancée du côté de l’Ouest et fait déborder circulairement en pleine Allemagne la ligne des frontières, c’est-à-dire qu’elle est le véritable Occident de l’Empire, autrement dit la part la plus civilisée et, malgré l’oppression politique, celle qui est encore le plus développée par les forces intellectuelles. Les Polonais ont parfaitement conscience d’avoir été les civilisateurs, les porteurs de torches pour l’Orient de l’Europe et en ont d’autant plus de rancune contre ces disciples rebelles, qui les ont si barbarement asservis. Ce n’est pas tout : la Pologne est par excellence la place d’armes pour l’attaque, la citadelle de défense contre l’Allemagne et, par conséquent, c’est elle qui, en cas de guerre, aurait le plus de risques à courir, le plus de maux à subir pour l’ensemble de cet empire dont elle est à la fois le souffre-douleur et, par son industrie, le travailleur le plus actif. Ces conditions historiques et économiques donnent à la Pologne une situation toute particulière dans l’ensemble de l’Europe, dont elle occupe exactement le centre géométrique. Elle est moralement en guerre d’indépendance contre la Russie et non moins en lutte contre l’Allemagne, qui opprime, persécute, outrage de toutes les manières les Polonais que l’ancien partage lui avait attribués.

Il n’y a trêve que du côté du sud : l’Autriche, tiraillée dans tous les sens par les nationalités en conflit, a tout intérêt à ménager les Polonais, qui participent largement aux positions honorifiques ; mais, là, ceux-ci ne peuvent point se considérer comme innocents envers les Ruthènes du crime d’oppression qu’ils reprochent aux Russes et aux Allemands. Les paysans ruthènes labourant le sol dans les domaines de la seigneurie ou szlachta polonaise ont souvent raconté leurs misères. Ainsi la violation du droit contre les peuples de la contrée a créé dans ces régions de l’Europe une situation qui reste sans issue sous le régime des politiques impériales de caprice et de bon plaisir.

Sur les bords de la Baltique, autre lutte des nationalités, mais plus compliquée et moins franche dans ses allures. Là ce sont les Allemands, au nombre d’environ cent vingt mille, dont les droits naturels sont violés, notamment par la russification de leur université de Dorpat — désormais connue sous le nom russe de Youryev —, où leurs jeunes gens étudiaient sous des professeurs de langue et d’éducation germaniques. Mais ces colonies allemandes, dont le centre est la ville de Riga, comprennent en réalité deux classes aux intérêts contradictoires, la riche bourgeoisie dirigeante et le prolétariat des Kleindeutschen, tenu en médiocre estime par ses propres compatriotes. En outre, les Allemands, qui restèrent jusqu’en 1819 les maîtres absolus du sol, et, par le sol, des paysans eux-mêmes, Ehstes, Lives et Lettons, sont encore très amplement privilégiés par la richesse, les places, les titres et leur part de domination politique. Toute proportion gardée, l’aristocratie allemande des Provinces baltiques a beaucoup plus largement participé que les Russes eux-mêmes à la possession du pouvoir, et nombre de ses représentants ont tranquillement coopéré à l’œuvre de russification. Un changement dans l’équilibre de l’Europe mettrait peut-être leur conscience plus à l’aise en les autorisant à se « germaniser » et à exercer envers les Lithuaniens des persécutions analogues à celles que subissent les Polonais d’Allemagne.

Cl. du Photo-Club.
le port d’alexandrovsk, dans la péninsule de kola

En Finlande, la question se présente beaucoup plus nettement : là le crime est manifeste et tout un peuple en souffre directement sans qu’il soit coupable lui-même du moindre tort envers autrui. Etablis dans la contrée depuis un temps immémorial, les Suomi ou Finlandais se sont développés en culture au moins aussi heureusement que leurs voisins slaves ou scandinaves, et maintenant sont entièrement leurs égaux, probablement leurs supérieurs par leurs qualités morales, énergie, probité, droiture. D’ailleurs les traditions du peuple finnois furent toujours pacifiques. A la lecture de la grande épopée nationale du Kalevala, recueillie par Elias Lônnrot, on est frappé du caractère de majesté tranquille que présentent ses héros. Alors qu’Homère se plaît aux récits guerriers, que la chanson de Roland est une longue description de batailles, le Kalevala évite avec soin les sanglants tableaux : les héros finnois accomplissent plus souvent leurs exploits par la puissance du chant et de la parole que par l’épée ; le vainqueur n’est pas celui dont le bras est le plus fort, mais celui dont l’esprit est le plus sage, qui détient les paroles originelles[4]. Lorsque, en 1809, la conquête eut fait passer les Finlandais de la domination du roi de Suède à celle du tsar, ils ne furent point mêlés ainsi que le commun des sujets aux multitudes asservies du reste de l’empire, mais l’empereur leur assura, à titre de « grand-duc de Finlande », le maintien de leur constitution spéciale, de leur diète et de leur existence indépendante de « nation libre ». Toutefois, en dépit des promesses du souverain, le peuple finlandais n’eut point à « bénir ses destinées », et, successivement, ses libertés furent amoindries, ses charges accrues. Un premier coup direct fut porté en 1899 par l’annexion, plus ou moins déguisée, au reste de l’empire ; nombre de Finlandais qui refusèrent de se courber devant le violateur de son serment s’éloignèrent de leur patrie ; mais la lutte est loin d’être terminée.

Du moins, le gouvernement russe, forcé par une certaine altitude de bon ton envers l’Europe qui le regarde, est obligé à beaucoup de ménagements pour un peuple aussi remarquable par sa tenue, ses connaissances, son amour du travail que l’est le peuple finlandais ; mais sur les autres confins de son empire, du côté de l’Asie, il ne se croit point forcé à de pareilles précautions et procède rapidement aux emprisonnements et aux massacres. On sait comment la guerre de la conquête caucasienne fut poursuivie pendant des générations comme une sorte d’école pratique pour « l’art de tuer les humains ». Il est certain que, même sans combat, la Russie eût pu conquérir le Caucase, puisque, dès la fin du dix-huitième siècle, elle l’avait enfermé dans le cercle de ses possessions ; les plaines de la Ciscaucasie étaient parcourues dans tous les sens par des Cosaques, et, de l’autre côté des monts, la Géorgie s’était donnée à l’empire ; les deux mers, à l’est la Caspienne, à l’ouest la mer Noire, appartenaient à ses vaisseaux : désormais, les tribus du Caucase, enfermées dans leurs hautes vallées, ne pouvaient avoir de communications avec le reste du monde que par le territoire russe, et devaient forcément s’entendre avec le peuple assiégeant pour l’entretien de leur petit trafic ainsi que pour le va-et-vient de leurs migrations temporaires.

La domination russe devint bien plus inévitable encore lorsque la route militaire de Vladikavkas à Tiflis eut été construite, dès le commencement du dix-neuvième siècle, par le passage du Darial, le long du Terek et de l’Aragva, et que la chaîne du Caucase fut ainsi coupée en deux. Une deuxième route, celle du Mamisson, joignit la vallée du Terek à celle du Rion, coupant encore la Caucasie occidentale en deux fragments, puis d’autres chemins, de-ci et de-là, montèrent à l’escalade des monts à travers les bois et les forêts. Ainsi que le chanta Lermontov, le géant Kazbek se prit à trembler quand il vit les nains de la plaine s’avancer contre lui, armés de pelles et de pioches, armes bien autrement redoutables que le canon.

Mais cette domination qui s’accomplissait par la force même des choses, les Russes voulurent la hâter par la destruction des vergers et des villages, par l’extermination des hommes. Chaque vallée fut successivement conquise et nettoyée d’ennemis. Au milieu du dix-neuvième siècle, les Tcherkesses du Caucase occidental, encore à peine entamés par la guerre, étaient au nombre d’un demi-million ; lorsqu’ils furent forcés dans leurs hautes vallées, on les évaluait à environ 300 000 : près de la moitié des montagnards avait péri. Mais la haine du vainqueur s’acharnait contre eux. Une proclamation du prince gouverneur, le grand-duc Michel, ordonna que le vide se fit devant lui, dans l’espace d’un mois, sous peine de captivité. Le vide se fit en effet et, dans les six premiers mois de l’année 1864, près de 260 000 fugitifs traversèrent la mer Noire ; de 1858 à 1864 on en compta officiellement près de quatre cent mille. La Porte leur offrait un asile en diverses parties de la Turquie d’Europe et de l’Anatolie, mais ils étaient ensauvagés par la guerre, aigris par le sort ; devenus méchants, ils ne voyaient que des ennemis, et leurs nouveaux voisins les détestaient en effet, on s’assassinait de part et d’autre, et les nouvelles colonies ne prenaient point racine dans le sol. Les cent cinquante mille Tcherkesses que l’on avait domiciliés en Bulgarie, près de la frontière serbe, ont presqu’entièrement disparu : ils sont tous morts ou dispersés. La race a cessé d’exister[5]. Après cet horrible dépeuplement du Caucase occidental, nettoyé de ses Tcherkesses, Abkhazes et Adighé, il paraissait indispensable que la Russie tâchât de faire disparaître aussitôt que possible les traces de son œuvre mauvaise, en faisant rentrer la vie dans les demeures abandonnées, en remettant à d’autres mains de laboureurs le manche de la charrue.

légende de la carte 511.
Slaves : 1, Grands Russiens ; 2, Petits Russiens ; 3, quelques Bulgares disséminés.
Caucasiens : 4, Géorgiens et Lazes ; 5, Adighé ; 6, Kabardes ; 7, Abkhazes ; 9, Tchetchènes ; 10, Avares ; 11, autres Lezghiens ; 12, Koubatchi.
Turcs et Tartares : 13, Tartares ; 14, Nogaï ; 15, Kirghiz ; 16, Koumik ; 17, Turcs proprement dits.
Aryens : 8, Osses ; 18, Arméniens ; 19, Tates et Taliches ; 20, Kurdes ; 21, Grecs ; 22, Allemands.
Mongols : 23, Kalmouk.

En T. se trouve l’ancien centre des Tcherkesses ; en D., celui des Dukhobortzi, avant leur émigration.


Mais le gouvernement russe ne fit point appel aux habitants des contrées voisines, Arméniens, Grousiens ou Lazes, qui eussent pu vivre d’un genre de vie analogue à celui des Abkhazes ; désireux de russifier complètement le pays, il offrit des terres à des colons de la Petite Russie, mais sans leur fournir des avantages qui pussent compenser le changement absolu de milieu : les fils de la steppe ne s’accoutumèrent point aux roches abruptes, aux gorges profondes de la montagne. D’ailleurs, pour les attirer et les retenir, il eut fallu construire des routes, établir des entrepôts et des marchés et, par-dessus tout, laisser aux colons leur libre choix des terres et des cultures ; en un mot, il eut fallu que l’administration fonctionnât en sens inverse de sa nature. Toutefois, on ne manqua point de projeter de très grandes œuvres en vue du peuplement de l’ancienne Abkhasie et du territoire des Adighé ; mais les plans furent oubliés, ou bien entamés d’une manière incohérente et sans suite. Au commencement du vingtième siècle, on évaluait à 15 000 individus seulement le nombre des habitants du territoire, maintenant vide, qui s’étend sur un espace d’environ 10 000 kilomètres carrés.

N° 511. Peuples de la Caucasie.


De ces résidants, les quatre cinquièmes sont des Abkhazes qui avaient accepté la grâce du vainqueur, on ne comptait que 600 Tcherkesses et le reste se composait de colons d’origine diverse, pour la plupart établis dans le voisinage du littoral : l’intérieur était presqu’entièrement désert[6]. Pour attirer l’immigration à flots pressés, il suffirait certainement de « laisser faire », après avoir construit et parfaitement aménagé dans son ensemble la route du littoral qui réunit l’embouchure du Rion au détroit de Yéni-kaleh. L’ancienne corniche établie par Mithridate est depuis longtemps détruite par les érosions et les éboulis ; mais il est étrange que le premier souci des Russes n’ait pas été de construire tout d’abord cette route stratégique et commerciale. On s’est repris à deux fois pour la faire : d’abord les ingénieurs ordinaires du gouvernement se chargèrent de cette œuvre, la commençant sur une centaine de points et ne la terminant nulle part ; puis le général Annenkov, qui avait dirigé la construction du chemin de fer transcaspien en des conditions de célérité inusitée, transportant d’un coup vingt-cinq mille terrassiers provenant des provinces de l’intérieur dévastées par la famine, se fit fort d’achever la route en deux années. Il ne tint pas complètement parole et les crédits ne lui furent pas continués plus longtemps : toutefois, la prise de possession définitive de la contrée par les colons, agriculteurs et industriels, n’est qu’une question de temps, car la pression de la population montante se produit également, à l’ouest et à l’est, vers Novo-Rossiisk et vers Batoum ; la vie fera disparaître de nouveau la trace des anciens massacres.

Au sud du Caucase, dans les vallées larges et bien ouvertes du Rion et de la Kura, la russification des indigènes se fait d’une manière automatique, par la force même des choses, puisque la colonisation modifie constamment l’équilibre au bénéfice de la Russie et qu’en même temps le pouvoir, la direction administrative, le commandement des troupes, toutes les initiatives d’autorité appartiennent au tsar et à ses représentants ; mais cela ne suffit point aux dominateurs de la contrée : au jeu naturel provenant de la situation économique et des conditions politiques du pays s’ajoutent les manœuvres brutales des centralisateurs, pour lesquels toute diversité de langue, de religion, de mœurs, relativement à la pratique des Russes, est un véritable délit, presqu’un crime. Ils ont oublié que les Kartvel ou Géorgiens sont, par l’acte même du traité primitif, de simples alliés et protégés de l’empire russe. Ils veulent ignorer qu’en 1799, lorsque le roi Georges III, personnage triste, débauché, malingre, se laissa persuader par le ministre russe qu’il ferait bien de remettre son royaume entre les mains du tsar de toutes les Russies, celui-ci donna sa « parole impériale » qu’il respecterait à tout jamais les droits et privilèges de ses loyaux Géorgiens ; ils refusent de se rappeler que l’on garantit à la nation le maintien de sa langue, de ses coutumes, de sa religion, de sa milice, même de sa monnaie. Et pendant tout le dix-neuvième siècle, l’unique politique des tsars fut de combattre l’antique civilisation et de supprimer les relations déjà établies avec l’Occident qui avait introduit sa littérature dans le pays.
Cl. Djordjatzé.
église et chateau de childa-inisséli.
vallée de l’alazan, géorgie
. Et, maintenant, les recrues géorgiennes sont déportées dans la Russie du nord, jusque dans la Sibérie, la langue kartvel est prohibée devant les tribunaux, dans les écoles, dans les séminaires ; en mainte église elle est également défendue. Pour rompre la nationalité géorgienne, le gouvernement rachète ou exproprie des territoires considérables qu’il répartit entre des colonies de Cosaques ou de paysans russes. Pendant la guerre de Crimée, les Géorgiens jouirent d’une sorte de neutralité tacite, mais, depuis cette époque, le régime d’oppression est devenu plus rude et ressemble même à celui de la Pologne, avec cette aggravation que la présence de plusieurs races permet au pouvoir central de les exciter les unes contre les autres et « d’assurer l’ordre » à peu de frais[7]. Les poètes de la nation comparent tristement leur patrie à l’ancêtre Prométhée, cloué sur le Caucase ; mais, ils n’ont pas comme lui l’invincible confiance en l’avenir : ils savent que, si de grandes choses ne s’accomplissent avant une ou deux générations, leurs fils ou leurs petits-fils seront des Russes.

Les Haïkanes ou Arméniens n’eurent point à recevoir d’assurances directes de la part de leurs dominateurs actuels, puisqu’ils avaient déjà perdu leur indépendance
Cl. Nevinson.
potiers de gourie, au sud de batum
politique aux époques successives où ils passèrent sous le régime moscovite par l’annexion de la Géorgie et les conquêtes sur la Perse et sur la Turquie. Mais les promesses indirectes et les engagements diplomatiques ne manquèrent point. Maîtres de la métropole religieuse, Etchmiadzin, les Russes en ont fait surtout un centre administratif pour la répartition des diocèses et des paroisses, pour la nomination des prélats et de leurs subordonnés. Le but du pouvoir est d’utiliser tous les prêtres arméniens comme de simples valets d’église, chargés d’entraîner de force les Grégoriens dans le giron de l’orthodoxie. L’usage de la langue des aïeux est désormais interdit dans les écoles ; il est défendu aux Haïkanes d’apprendre leur propre histoire et la géographie de leur pays, de parler leur propre idiome en toute circonstance officielle ou devant des fonctionnaires : les oppresseurs savent bien que la langue est le véhicule de la pensée, et qu’en changeant la parole on finit par changer l’âme elle-même. Néanmoins les Arméniens, désireux de s’instruire envers et contre tous, secondent de leur mieux les efforts des habitants de Tillis qui voudraient posséder une grande école universitaire dans leur ville, si bien placée pour devenir un centre d’études ; mais le gouvernement russe, assuré que l’enseignement, même donné par des professeurs slaves, ne se servant que d’un idiome slave, n’en profiterait pas moins tout d’abord aux Arméniens, a jusqu’à maintenant résisté aux demandes de Tiflis, et les jeunes gens sont toujours obligés de se rendre dans la Russie proprement
Cl. Roïnachvili, à Tiflis.
type géorgien
dite ou à l’étranger pour y faire leurs études. En toute occasion, les Arméniens se heurtent contre le mauvais vouloir raisonné de leurs maîtres, et la moindre protestation entraîne pour le mécontent l’exil en Sibérie, c’est-à-dire la mort rapide ou lente. Le salut ne peut être que dans l’entente entre les différents peuples soumis au tsar.

Ce qu’est au fond la politique russe à l’égard de ses fidèles sujets, les Arméniens, on eut l’occasion de le constater récemment par l’attitude du gouvernement turc, qui se trouvait alors devant l’empire slave en état de demi-vassalité. Certes, la puissance de la Russie est telle que son désir eût été loi et que, si elle ne les eût point désirées, les tueries d’Arméniens dans le Haïasdan turc n’auraient point eu lieu. Mais ces crimes furent voulus. Ainsi que l’a dit un « homme d’Etat, » le gouvernement de Stamboul tenta de « supprimer la question arménienne en supprimant les Arméniens eux-mêmes ». Pendant longtemps, le peuple des Haïkanes s’était trouvé dans les mêmes conditions que tous les autres peuples de la Turquie, ce pays de caprice et d’oppression barbare, et, comme les Grecs et les Raya de toute origine, avaient été soumis aux « mangeries », c’est-à-dire aux exactions de toute espèce, aux impôts forcés, aux contributions ordinaires et extraordinaires, aux corvées et aux tailles. Mais l’écrasement ne se faisait pas d’une manière méthodique et pouvait varier suivant le caractère des administrateurs : en outre, les gens restaient libres de gérer à leur façon leurs petites affaires communales, de se gouverner religieusement comme ils l’entendaient, de parler leur langue comme il leur convenait, d’ouvrir des écoles quand ils avaient pu se procurer l’argent ; d’ailleurs la majorité des fonctionnaires appartenant à leur nation, ceux-ci s’efforçaient quelquefois de détourner les pilleries de leurs compatriotes pour les faire tomber plutôt sur des gens d’autres races, Grecs, Kurdes ou même Turcs. Grâce à son instruction supérieure et à sa souplesse naturelle, la classe cultivée des Arméniens en était arrivée à occuper dans l’empire, et surtout à Constantinople, une situation presque privilégiée, et quelque avantage en revenait à la population malheureuse du Haïasdan, enfin, l’influence du gouvernement anglais, alors tout puissant auprès de la Porte et protecteur naturel des missions et des écoles protestantes, britanniques et américaines, nombreuses en Arménie, s’exerçait directement en faveur du peuple que ses protégés cherchaient à convertir.

Mais la nature de la bascule politique en tout gouvernement de caprice est de s’incliner tantôt à droite, tantôt à gauche, et chacune de ces oscillations peut avoir pour conséquence l’écrasement d’un peuple. C’est là ce qui arriva pour les Arméniens. Une puissance redoutable, la Russie, remplaça la Grande Bretagne dans la faveur du sultan et dans la direction de sa politique. On lui dit que ces Arméniens nourrissaient des velléités d’indépendance : on lui raconta, ce qui est vrai d’ailleurs, que ces Arméniens fondaient des imprimeries, qu’ils écrivaient des livres et des journaux, qu’ils enseignaient à leurs enfants l’histoire des temps anciens pendant lesquels la race haïkane était puissante et libre ; on ajouta que, parmi ces jeunes Arméniens sortis des universités étrangères, Genève, Zürich, Paris, plusieurs étaient socialistes, anarchistes même, et publiaient des brochures de propagande où l’on s’attaquait directement à son autorité. La Russie, qui se méfiait déjà de l’intelligence arménienne, de l’esprit de liberté qui germe dans la race opprimée, n’eut pas de peine à trouver un complice en suspicion et en persécution, et, d’ailleurs, le pouvoir absolu de la Turquie n’avait pas manqué de comprendre d’instinct ce qu’il avait à craindre d’une nation qui prenait conscience de sa force et visait à son indépendance.

N° 512. Lieux de massacres en Arménie.

Les points noirs indiquent quelques-uns des lieux d’égorgement ou de lutte.

Dates des principaux massacres : 1894, août-septembre, Much, Sassoun ; — 1895, 30 septembre, Constantinople ; 3 octobre, Ak-hissar, à 130 kilomètres de Constantinople ; 8, Trébizonde ; 15, Hadjin ; 21, Erzindjan ; 23, Marache ; 25, Gumuchhane, Bitlis ; 27, Biredjik, Orfa, Baïbourt ; 28, Kara-hissar ; 30, Erzeroum ; 1er novembre, Diabekir ; 1 à 5, Arapghir ; 7, Mardin ; 4 à 9, Malatia ; 8, Enghin ; 10 à 11, Karpouth ; 12, Sivas, Gurun ; 15, Aïntab, Marsevan, Amasia, Tokat ; 18, Marache, Venidjé ; 20, Van ; 28, Zilleh ; 30, Kaïsarieh : 28 décembre, Biredjik ; — 1896, 1er janvier, Orfa ; juin, Van ; août, Constantinople ; septembre, Eghin ; 6 octobre, Erzeroum ; 5 novembre, Everek.

De 1896 à 1904, les tueries n’ont point cessé, mais elles ont été moins systématiques.


Désormais nul Arménien ne trouva plus grâce devant le maître, et les courtisans surent qu’il justifierait tous les crimes d’extorsion, même les assassinats en masse : les massacres commencèrent, puis, l’habitude une fois prise, la tuerie se fit avec méthode.

Quel est le nombre de ceux qu’on égorgea ? nous sommes-nous déjà demandé. D’après les missionnaires, les consuls et les négociants européens, le chiffre des victimes est de trois cent mille au moins ; on connaît les communautés qui ont été méthodiquement visitées par les bourreaux, c’est-à-dire par les soldats du corps privilégié que l’on désigne du nom de hamidié, d’après le sultan lui même, Abdul-Hamid, et des rapports circonstanciés permettent d’évaluer une moyenne approximative par centre de massacre[8].

Mais cette tuerie est loin de représenter toutes les pertes faites par l’Asie Mineure orientale en population, en civilisation et en ressources de toute espèce. D’abord, tous les Arméniens qui ont pu s’enfuir, soit en bandes, soit isolément, les uns par la frontière persane, les autres vers la Russie, d’autres encore dans la Bulgarie, l’Archipel, l’île de Cypre, dans les ambassades et les églises des missions, atteignent peut-être un nombre d’individus aussi considérable que celui des massacrés. Ces morts, cet exode ont pour conséquence fatale de laisser la barbarie reprendre le dessus. En maints districts, celui de Van par exemple, les Arméniens seuls bâtissaient les maisons, cultivaient les jardins, tissaient les étoffes et fabriquaient les meubles. Il est très vrai que, dans les villages du Sassoun, les massacreurs, sur la demande des montagnards kurdes, épargnèrent un artisan pour chaque corps de métier, jardinier, maçon, forgeron, charpentier ; mais ces gens, n’ayant plus la joie du travail, laissèrent bientôt périr leur industrie. Et, si la civilisation matérielle subit un terrible mouvement de recul, que dire du moral de peuples qui se sont habitués à la vue du sang humain, qui se sont plu au pillage et aux tueries, et parmi lesquels restent surtout les lâches qui se font petits, humbles pour acheter une vie trop chère à conserver au prix de tant d’humiliations !

Le patriotisme russe, tel qu’il est compris par le gouvernement, l’oblige à sévir non seulement contre des allophyles, tels que les Kartvel et les Haïkanes, mais aussi contre ceux des Russes d’origine pure dont les pratiques religieuses ne sont pas modelées sur le type orthodoxe. Déjà, dans la Russie proprement dite, nombre de sectes, les unes composées de conservateurs raskolniki, les autres de novateurs, tels les Stoundistes, sont franchement persécutées ; mais au delà du Caucase, en pleine Asie, les Dukhobortzi ou « Lutteurs par l’Esprit » ont été pourchassés comme un gibier. Etablis depuis plus de cinquante ans dans les vallées méridionales de la Transcaucasie, entre Kars et Tiflis, ces hommes de foi cultivaient paisiblement la terre, ne songeant qu’à leur salut et se refusant à tout service militaire, par respect pour la parole divine : « Tu ne tueras point ». Coups de fouet, emprisonnement, décimation même, rien n’y fit, et peut-être que la secte eût fini par disparaître complètement dans les cachots de la Sibérie si l’opinion publique du monde civilisé, en premier lieu celle des Quakers anglais, n’était intervenue. On leur laissa la liberté de l’exil, et la plupart des Doukhobors vivent maintenant en communauté dans le froid pays d’Alberta, que parcourt le Saskatchevan ; depuis, la soif du martyre, qu’explique leur vie antérieure, semble avoir parfois saisi certains « Lutteurs » et a troublé la paix de leur nouveau domaine.

Cl. Djabadari.
un paysage de la transcaucasie méridionale

Les frontières de la Russie transcaucasienne du côté de la Turquie et de la Perse sont actuellement fixées par la diplomatie eruopéenne, mais du côté de l’est, dans le continent d’Asie, l’agrandissement du territoire s’est poursuivi d’une manière presque continue : il semblait que rien ne dût arrêter ce mouvement, irrésistible comme celui de la marée qui fait refluer l’Occident sur l’Orient, agissant en sens inverse du mouvement historique des peuples méditerranéens, que des théoriciens ont voulu ériger en loi[9].
composition ethnographique de « toutes les russies »
Aryens : 1, Russes ; 2, Polonais ; 3, Lithuaniens ; 4, Roumains et Latins ; 5, Germains ; 6, Arméniens ; 7, autres Aryens.
Sémites : 8, Juifs.
Caucasiens : 9, Géorgiens ; 10, autres Caucasiens.
Ouralo-Altaïens : 11, Finnois ; 12, Turco-Tartares ; 13, Mongols et Ouralo-Altaïens.
Autres peuples : 14, Chinois, Japonais, Coréens et Hyperboréens.

Les immenses empiétements de la Russie, dans les territoires de l’Asie centrale, constituent un phénomène double, de grande importance pour l’équilibre moral et politique du monde : l’Asie s’européanise, et l’Europe, par l’intermédiaire de la Russie, tend à régresser vers le type asiatique. Chaque document statistique, arrivé de ces pays lointains, bien enveloppés en un brouillard épaissi par la politique, nous prouve que les deux évolutions se poursuivent sans arrêt. L’aire de la civilisation européenne s’agrandit en Caucasie, en Turkménie, en Dsungarie, en Mongolie, en Chine ; mais rien ne se donne gratuitement en ce monde, et l’asiatisation d’une partie de la Terre correspond à l’européanisation de l’autre partie.

Or, les enseignements de l’histoire nous disent les dangers de l’Orient : il conquit les Macédoniens et les Grecs d’Alexandre, puis les Romains d’Elagabale et les chrétiens des Croisades. Un poison cent fois séculaire, celui d’une servitude traditionnelle, atavique, s’infiltre facilement dans les veines de l’Européen : la conception orientale relative à la nécessité d’un gouvernement fort s’en trouve consolidée d’autant, et l’on sait s’il manque en Occident d’âmes basses, heureuses de se renier et d’obéir. Sous l’influence du venin, la divinité du “ tsar blanc ” paraît d’autant plus évidente aux yeux de ses sujets d’Europe et des flatteurs qui prétendent vouloir aussi le servir. Les pillards turkmènes, dont Skobelev a fait par ses victoires des soldats de la Sainte Russie, apportent leur enthousiasme guerrier au service d’un despotisme sans limites, et, par le fait de la solidarité qui lie maintenant tous les peuples, l’aggravation du pouvoir absolu, que la force des choses donne à l’homme qui est à la fois le successeur de Djenghiz-khan et celui d’Ivan le Terrible, s’appesantit sur l’état d’esprit de toute l’Europe occidentale. Il ne s’agit que d’opposer Cosaques à Russes, Lithuaniens à Polonais, Tartares à Arméniens, Kalmuk à Finlandais, Turkmènes à Juifs ou à Géorgiens.

division de l’empire russe

En dehors de la Russie d’Europe proprement dite, la statistique distingue : 1, Pologne ; — 2, Finlande ; — 3, Caucasie, y compris la Ciscaucasie ; — 4, Sibérie ; — 5, Transcaspienne, Turkestan et provinces des Steppes (de la rivière Oural, à l’ouest, au lac Balkach, à l’est, et à Omsk, au nord), sans les territoires de Bokhara et de Khiva.

Le titre d’un métal pur décroît fatalement par suite de son alliage avec un autre métal ; par la même raison la qualité de la civilisation européenne est diminuée par l’annexion de « toutes les Russies », comme elle diminua jadis par la conquête du Nouveau Monde. De longues années devront s’écouler peut-être avant que, par une lente élaboration, nous ayons pu éliminer de notre organisme le poison laissé dans les âmes par tous les anciens despotismes d’Asie.

La conquête russe trouva les États transcaspiens en situation lamentable de guerre, d’asservissement, de pauvreté, et tout d’abord, par son intervention, accrut la misère, aida au dépeuplement. Les eaux salines des marais, les sables du désert avaient repris une grande partie des territoires jadis cultivés, la nature sauvage empiétait sur les travaux de l’homme. Tant de canaux d’irrigation ruinés déversaient leurs eaux dans les marécages que les fièvres régnaient en permanence dans les contrées qui furent autrefois les plus populeuses. « Si tu veux mourir, pars pour le Kunduz », dit un proverbe. « On n’a pas eu le temps de la regarder, et déjà l’eau du Marutchak a tué son homme », ajoute un autre dicton, relatif au pays de Merv. La dessiccation du climat eut peut-être une part dans l’amoindrissement des terres habitables, mais l’incurie de l’homme, suite des guerres et du cortège de maux qui les suit, fut probablement une cause plus grave encore de la détérioration du sol. Les deux villes de Samarkand et de Bokhara ne sont plus guère que deux oasis cernées par les dunes. Mainte cité avait déjà disparu sous les sables mouvants et les Bokhariotes s’attendaient au même sort pour leur capitale assiégée. Dans cette partie du double bassin fluvial, les rivières affluentes ne suffisent plus à fertiliser les terres meubles et les argiles, les populations résidantes devaient s’arrêter là où s’arrêtent les eaux, et tout le reste appartenait aux pillards nomades, d’un côté jusqu’à la Caspienne, de l’autre jusqu’aux steppes herbeuses de la Sibérie, avec la seule interruption des deux cours fluviaux du Iaxarte et de l’Oxus. Toutes les régions jadis prospères de cet Iran extérieur présentaient l’aspect de la ruine, de la tristesse et de l’abandon. Les archéologues y recherchent les débris de cités antiques et parcourent péniblement de vastes solitudes que l’on sait avoir été autrefois grouillantes d’hommes et de bœufs laboureurs. Les Mongols « ont passé là » c’est vrai, mais le pays eût pu refleurir comme ont prospéré de nouveau les régions de l’Europe du centre et de l’Occident, si les contrées du haut Iaxarte et du haut Oxus n’avaient pas été, pour ainsi dire, « en l’air », menacées par les hordes de nomades ennemis, entre des montagnes, des plateaux difficiles à franchir et des solitudes désertes plus redoutables encore, puisqu’elles interrompaient toute communication avec d’autres pays civilisés. Quel architecte rebâtirait maintenant les superbes mosquées de la Transoxiane, entre les cabanes en torchis des indigènes et les affreuses casernes des Russes ?

N° 513. Transcaspienne et Turkestan russe.

Les émirs des deux États de Khiva (55 000 kilomètres carrés, 800 000 habitants) et de Bokhara (20 000 kilomètres carrés, 1 250 000 habitants) jouissent d’une autonomie comparable à celle du Bey de Tunis.

La détérioration intellectuelle et morale a marché de pair avec l’appauvrissement matériel. Sous le régime des Tamerlan qui faisaient trembler le monde et devant lesquels le monde tremble encore par atavisme, Bokhara était devenue par excellence la cité de l’hypocrisie et du vice. Qu’on lise à ce sujet les effrayantes descriptions qu’en donnait Vambéry[10] au milieu du dix-neuvième siècle, époque à laquelle certaines parties de la Turkménie, notamment le Bokhara, étaient plus inaccessibles que la Chine, le Japon ou le Tibet. La caste fanatique des mollah exerçait alors son inquisition avec une terrible rigueur, et, sous leur domination, il y avait eu certainement une régression très grande dans toute la contrée par comparaison avec les temps helléniques et les premiers siècles de la propagande musulmane. Cette région du Touran est l’un des pays qui portent le plus visiblement le caractère de la déchéance, et, à cet égard, il convient de le citer en exemple comme la Babylonie, le royaume de Palmyre et les provinces de l’Asie Mineure.

Maintenant un nouvel ordre de choses a commencé au point de vue politique pour les vallées du Sîr et de l’Amu, grâce aux colons venus en grand nombre d’Europe, aux industries apportées dans la contrée, aux moyens de communication qui rattachent les villes entre elles et à la Russie. L’empire moscovite s’est annexé tout le Turkestan, à l’exception d’une partie de la Bactriane, située au sud de l’Amu et laissée provisoirement au royaume-tampon que l’émir de Kabul est chargé de maintenir intact entre les deux puissances qu’il pressent être fort suspectes l’une à l’autre.

L’esclavage a été supprimé par l’effet des changements économiques à la suite d’un grand massacre de captifs, et les pirates ne visitent plus en bandes le plateau de l’Iran, jusqu’au delà de Meched, pour y capturer de paisibles laboureurs. La population s’accroît de nouveau dans ces contrées qu’une sorte de consentement général regarde, à tort ou à raison, comme le berceau du monde et que les dominateurs successifs avaient presque dépeuplées. La paix entre les tribus et les races permet de rétablir les canaux d’irrigation, de restaurer les cultures le long des fleuves et de reconstruire les anciennes capitales. Les grandes étendues désertes qui limitaient jadis le domaine de la culture en dehors des vallées supérieures des fleuves et qui privaient ces contrées de tout apport commercial, de tout aliment intellectuel, ne sont plus des obstacles, puisque des routes, des lignes de fortins et d’auberges assurent en toute saison la continuité des rapports. Un chemin de fer, partant du port de Krasnovodsk, qui fait face à Baku, longe la base septentrionale du Caucase iranien et, choisissant comme station les campements des Turkmènes jadis les plus redoutés, passe à Merv pour lancer comme une antenne un embranchement vers la brèche de Hérat, tandis qu’une autre ligne, traversant l’Oxus sur un pont qui est une des merveilles de l’industrie moderne, va rejoindre les cités, naguère mystérieuses, de Bokhara et de Samarkand. D’autres voies ferrées se détachant du Transsibérien feront de Tachkend et des villes du Ferghana des colonies complètement russes, et, sans doute, dans un avenir prochain, pénétreront au cœur de la Chine par la voie la plus droite, l’ancienne route de la « soie », ouverte entre l’Alaï et le Trans-Alaï.

Cl. du Globus.
la iourte kirghize et ses habitants

D’ailleurs, il faut le dire, le régime de domination, si dur qu’il puisse être, est certainement moins mauvais que ne l’était celui de la guerre incessante, du pillage et des tortures. Les empalements, les écorchements, les brûlements à petit feu se pratiquaient volontiers dans l’entourage de ces petits souverains. Certaines tribus turkmènes n’avaient absolument d’autre profession que la violence et le meurtre. Dès qu’il savait se tenir sur un cheval, l’enfant suivait son père en s’accrochant à la crinière de la monture et prenait part à l’expédition de guerre. On lui confiait les oreilles et les nez coupés et on lui enseignait à dépouiller les cadavres de leurs bijoux et de leurs amulettes. Ce n’était point chose rare que de percer le mollet d’un esclave pour y passer une corde que le Turkmène attachait à l’arçon de sa selle. Le malheureux courait à côté du coursier : s’il tombait, épuisé, malgré les coups de fouet qui lui rendaient la force du désespoir, le cavalier coupait la corde, et l’esclave gisait râlant sur le sol.

Naguère les conditions géographiques de la chaîne bordière que forme le Caucase iranien rendaient les guerres entre voisins d’en haut et d’en bas absolument inévitables et incessantes : l’eau était nécessaire aux uns et aux autres. En effet, les Iraniens tiennent à garder possession, dans toute la longueur du cours, des ruisseaux qui sourdent sur les hauteurs et, plutôt que de les laisser tarir dans le désert, ils cherchent à les capter en entier pour leurs cultures par des canaux d’irrigation. De leur côté, les pillards de la plaine entendaient ne pas se laisser enlever les aiguades accoutumées ; toute goutte d’eau qui leur était ravie devait être rachetée par le sang. D’ailleurs, ces nomades étaient également agriculteurs et avaient besoin d’eau pour leurs champs qu’ils faisaient cultiver par des captifs recrutés çà et là et travaillant sous les coups de lanières en cuir. Il ne leur suffisait donc pas de posséder les mares du Daman-i Koh ou « Piedmont », mais ils cherchaient aussi à remonter vers les sommets et les vallées de l’intérieur pour s’emparer de la région des sources. La guerre était donc continuelle et sévissait sur tous les points à la fois avant que les armées russes eussent immobilisé les populations dans le cercle prescrit. Les nomades touraniens montaient à l’assaut du plateau d’Iran lentement, par empiètements successifs, et nul n’avait plus l’audace de leur résister. Près de chaque source des hautes vallées se montrent les tours de défense où se réfugiaient les indigènes quand un cri de détresse annonçait l’arrivée d’un alaman, ou horde de ravageurs turkmènes. La conquête russe ayant mis fin à cette guerre incessante et au dépeuplement, les habitants du Khorassan et du Seïstan en éprouvent une telle reconnaissance pour les porteurs de la paix que nombre d’entre eux la témoignent par l’adoption des mœurs et des costumes de la Russie : ils vont jusqu’à saluer en se découvrant la tête, ce qui auparavant eût été considéré comme le comble de l’inconvenance[11].

L’Iran est la contrée de l’Asie dont les conditions géographiques ont été le plus profondément changées et comme renversées par l’extension du monde civilisé. Le plateau d’Elam, si heureusement situé jadis pour la constitution d’une individualité nationale bien caractérisée, en même temps que d’une invincible puissance militaire, cette forteresse naturelle qui s’avançait en promontoire au-dessus des terres fécondes de la Mésopotamie et qui, d’un autre côté, se trouvait défendue par des mers et des solitudes, cette contrée superbe, source de vie d’où la civilisation s’épanchait à l’Occident vers l’Europe, à l’Orient vers les Indes, se trouve maintenant livrée d’avance aux entreprises des deux puissances rivales qui l’assiègent, et précisément des deux côtes où elle était inattaquable autrefois. Le golfe Persique n’est actuellement qu’une immense rade pour les navires anglais qui débarquent leurs marins en conquérants, tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; sur le revers septentrional, la mer Caspienne est un lac entièrement russe, tandis que Cosaques et Turkmènes enrégimentés n’attendent qu’un signal pour escalader les pentes extérieures du plateau et redescendre vers Téhéran : déjà leurs routes montent à l’assaut de tous les points stratégiques.

Après le passage dévastateur des Mongols sur le plateau d’Iran, la puissance militaire du royaume ne pouvait que décliner par suite de l’inégalité très grande que les différences de l’armement ont créée à l’avantage des nations occidentales, même des Turcs, dans leurs relations avec la Perse. Pourtant les Iraniens reprirent encore deux fois l’offensive. Le chah Abbas, à la fin du seizième siècle, puis l’aventurier Nadir-chah, cent cinquante ans plus tard, firent grande figure dans le monde musulman, mais leur force ne se porta guère que du côté de l’Orient. Nadir, établissant sa capitale à Meched, vers l’est du Caucase iranien, refoula devant lui les guerriers afghans et descendit jusque dans l’Inde, où il détrôna le Grand Mongol ; au nord-ouest, il put rejeter les avant-postes des Russes jusqu’au pied du Caucase ; mais ce fut le dernier effort extérieur de la Perse et, depuis cette époque, le royaume dut se borner strictement au souci de ses propres affaires intérieures.

Ce renversement de l’histoire, conséquence du changement de valeur et d’importance qu’ont subi les conditions du milieu géographique pendant le cours des siècles, se présente pour la Perse d’une manière vraiment tragique. La solidité naturelle et la continuité des remparts extérieurs de l’Iranie, l’unité intérieure de la contrée en avaient fait une terre bénie par Ormuzd, le dieu du Bien, et la voilà maintenant livrée au dieu du Mal. C’est que l’ambiance elle-même, comme tous les autres phénomènes, a son évolution dans l’infini des choses. Sans doute la Perse a gardé ses monts, ses déserts, son climat, mais ses peuples, quoique encore les premiers par raffinement de l’intelligence, ont changé d’industrie, de langue, de religion, de mœurs ; sa puissance est devenue faiblesse relativement à la force des contrées environnantes. Les centres de vie politique se sont déplacés à la surface de la terre, et, fait de premier ordre dominant tous les autres, le monde solidaire de la civilisation commune s’est immensément agrandi autour du plateau de l’Iran. Aux siècles primitifs de l’histoire, c’est à la Babylonie, au pays d’Assur, à l’Arménie, à la Margiane, à la Bactriane que les habitants des hautes plaines de Perse avaient affaire ; maintenant c’est à des puissances qui commandent aux extrémités de l’Ancien Monde et dont les capitales se trouvent en des contrées complètement ignorées des Darius et des Chosroès. La Russie et l’Angleterre sont à présent les deux suzeraines rivales dont le gouvernement de la Perse doit avoir le constant souci d’étudier les volontés et les caprices, de courtiser les faveurs, d’éviter les colères, de prévenir les vœux. Rien n’eût été plus facile pour elles que d’étendre la main sur le pays et de s’en emparer sans coup férir, si elles avaient pu s’entendre sur la ligne des frontières et si n’était sous-entendue une certaine obligation de décence diplomatique à ne se point hâter en matière d’annexions. Depuis 1430, on se montre dans le Seïstan, entre Ghirichk, sur l’Helmend, et Farah, le lieu de la future bataille où doit se décider le sort de l’Asie[12]. Lorsque cette prophétie se répandit dans le monde iranien, on ignorait quels peuples s’entre-choqueraient dans le grand conflit ; on sait maintenant que ce sont les armées des Russes et des Anglais.

C’est au milieu du dix-huitième siècle que la marine britannique fonda son premier établissement sur la terre de l’Iran, à Bouchir, l’un des ports du golfe Persique. Pour les Anglais, c’était une conséquence nécessaire de la conquête des royaumes hindous qu’ils étaient alors en train d’accomplir. Il leur fallait absolument posséder, soit en maîtres, soit en concessionnaires usagers, des lieux de ravitaillement et d’étape sur le chemin militaire des Indes. Ils s’installèrent à Bouchir par la même raison qui, plus tard, leur fit prendre l’île de Malte, puis Aden et Perim, leur fit acquérir les actions du canal de Suez, leur dicta la bataille de Tell-el-Kebir, installa leurs régiments indiens au Caire, puis le long de la vallée du Nil, enfin à Berbera, sur la côte des Somal. A leur établissement de Bouchir succédèrent plusieurs autres, et l’on peut dire que maintenant le golfe Persique est une mer complètement anglo-indienne : le gouvernement de Téhéran, les petits sultans de la côte d’Arabie n’y commandent que de nom. En outre une compagnie britannique possède la ligne du télégraphe qui longe le littoral jusqu’aux possessions anglaises du Mekran et au port indien de Kuratchi. Par les marchés de Bassorah et de Mohammerah, de Koveït, ainsi que par la navigation de la rivière Karun, enfin par les opérations banquières de ses protégés, les Parsi, la Grande Bretagne dispose de tout le commerce méridional de l’Iran. Nulle atteinte ne lui serait plus sensible qu’une tentative de concurrence à son monopole commercial aux bouches de l’Euphrate, et c’est avec une véritable rage qu’elle accueillit les projets de l’Allemagne sur le chemin de fer du Bosphore à Bagdad et Bassorah.

Cl. du Géogr. Journal.
daliki, sur la route de bouchir à chiras
d’après une photographie de P. Molesworth-Sykes.

De leur côté, les Russes sont maîtres dans l’autre partie de la contrée limitrophe de leur territoire transcaucasien et transcaspien. Il y a longtemps qu’ils ont vengé leur insuccès des premières années du dix-huitième siècle. Trente ans après l’établissement de la nouvelle dynastie turkmène qui réside à Téhéran, ils s’emparaient de toute l’Arménie persane qui touche à l’Ararat et fixaient la frontière à leur guise ; ils interdisaient même à tout vaisseau de guerre persan la navigation de la Caspienne ; sans en avoir le droit par traité, ils installaient un arsenal dans l’îlot d’Achurada, langue de sable qui, située à l’angle sud-oriental de la mer, appartient incontestablement à la Perse ; et depuis longtemps ils ne se donnent même plus la peine de répondre aux requêtes obséquieuses du cabinet de Téhéran ; il leur a convenu d’avoir un dépôt d’armes et de troupes dans ce port militaire, et c’est pure magnanimité de leur part de consentir à ne pas pénétrer plus avant. Au nord, ils occupent au point de vue commercial une situation analogue à celle des Anglais dans le sud, et par la route d’Enzeli et de Recht, à l’ouest, par celle de Meched, à l’est, ils desservent tout le mouvement des marchandises, de même qu’à l’occasion ils pourront diriger la marche des troupes et l’expédition des pièces d’artillerie.

La Perse est donc, pour ainsi dire, dans la situation d’un corps que se disputent deux carnassiers : sa tête est prise dans une gueule dévorante, ses pieds sont tenus par d’autres mâchoires. De même que l’Afghanistan, la Turquie et le Maroc, ces « hommes malades », la Perse ne doit le semblant d’indépendance qui lui reste qu’à la jalousie des puissances, incapables de se mettre d’accord sur la façon de la dépecer. Nul phénomène de l’histoire contemporaine ne montre plus éloquemment combien l’équilibre politique de notre monde est instable et incertain. La Perse a virtuellement cessé d’exister comme pays autonome, et son gouvernement n’est plus qu’une machine à extraction d’impôts pour les dépenses royales, les pensions civiles et militaires, les fastueuses ambassades, les fonctions inutiles. Même pour la fixation des frontières, les employés persans ne sont guère que les porte-mire des officiers russes et britanniques. Quant au peuple, il n’a pas encore fait connaître sa volonté.

Ce conflit des deux puissances européennes représentant au centre de l’Asie deux formes différentes de la civilisation est peut être le fait le plus considérable de l’histoire au commencement du vingtième siècle, car la Perse est, avec la Mésopotamie limitrophe, le véritable centre monumental de l’Ancien Monde, comme l’isthme de Suez en est le centre maritime. Là se trouvera dans l’avenir l’étape majeure entre l’Europe et les Indes, ce qui d’ailleurs eut certainement lieu dans l’époque préhistorique, puisque la langue aryenne et la civilisation correspondante se répandirent à l’Orient vers l’Indus et à l’Occident vers la mer Egée, en descendant du plateau de l’Iranie.

N° 514. La Perse divisée.

Les deux grisés indiquent les sphères d’influence que la Grande Bretagne et la Russie se sont reconnues en 1907.

La route de terre directe d’Europe aux Indes passerait par Tiflis, Recht, Téhéran, suivrait le flanc sud du Caucase iranien pour gagner Farah et Kandahar, puis Kwettah et la vallée de l’Indus.


Au point de vue de son rôle historique, la Perse mérite donc d’être étudiée avec une attention toute spéciale comme point vital par excellence dans l’organisme terrestre.

Le signe le plus éloquent de la décadence extérieure est l’état des édifices qui furent jadis élevés et décorés avec toute la magnificence de l’art pour servir d’universités et qui sont maintenant utilisés comme écuries ou caravansérails, à moins qu’ils ne tombent en ruines. Et les hommes, semble-t-il, sont tout aussi déchus. Quel écart de dégénérescence, du moins apparent, entre ces « fils purs » de l’Iran, « qui ne mentaient jamais » (Hérodote), et les Persans sceptiques de nos jours, qui subissent bassement la plus vile des tyrannies et ne s’en excusent que par le mépris d’eux-mêmes et de tous ; la longue durée de l’asservissement en a fait les plus ingénieux des menteurs. Quand les formes de la politesse exigent que l’on se présente devant un supérieur en avançant le cou comme pour dire : « Prends ton sabre, abats ma tête », il est facile de comprendre que toute sincérité est bannie de la conversation. Il faut que chaque personne s’accommode à son interlocuteur pour parer à ses ruses, échapper à ses intrigues : « pigeon avec pigeon, faucon avec faucon », tel est le proverbe que l’on aime à répéter en se donnant une ligne de conduite pour les affaires ; mais l’Iranien de bonne compagnie voit aussitôt avec qui il se trouve, car il est profond observateur. Il doit à la société policée dans laquelle il vit une parfaite courtoisie, il est tenu aussi de lui procurer les avantages d’une conversation nourrie d’allusions classiques, de beaux vers déclamés avec grâce et avec force, de nobles pensées bien dites et présentées au bon moment. D’ailleurs, ces devoirs de société n’empêchent pas qu’une certaine arrogance de bon ton, un certain mépris des hommes et des choses se mêlent chez les amis et chez les hôtes au langage le plus raffiné[13].

La longue hérédité de culture se manifeste chez les Persans, peut-être plus que chez les autres peuples ayant eu derrière eux un passé cent fois séculaire de civilisation. Telle est la cause pour laquelle la régression qui s’est opérée dans la vie du peuple choque davantage que ne le ferait sa mort. Que Babel soit tombée, que Ninive ait été recouverte par les sables, la fin naturelle de toutes choses veut qu’il en soit ainsi : ce qui a vécu retourne à la poussière. Mais quand même, la Perse vit encore dans sa décadence profonde. Il y avait là des millions d’hommes, ils y sont toujours, quoique diminués : des villes populeuses s’élevaient au milieu des jardins de roses, toutes ne sont pas démolies et les rosiers fleurissent. La langue, si riche et si belle, est restée l’une des plus appréciées et des plus influentes de l’Asie ; elle se répand, modifie les parlers voisins, agit sur la littérature contemporaine ; en chaque siècle, depuis Firdousi, des poètes ont fait revivre le passé dans la splendeur de leurs vers et des hommes éminents ont témoigné de la persistance du génie iranien ; de nos jours même, les Bâbi, ces héros qui voulaient ouvrir la « porte » d’un nouveau monde de justice et de bonté, nous ont montré une vertu de dévouement et une grandeur d’âme qui n’ont jamais été dépassées. Ces hautes manifestations de la vie morale témoignent que le flux intérieur n’a point tari : il ressemble à ces kanat ou canaux d’irrigation dont on ne voit point briller les eaux et dont on n’entend point le murmure, mais qui n’en fertilisent pas moins le sol et font s’épanouir les fleurs. Tout nous clame que si la force de l’Iran est assoupie, elle n’est point détruite et qu’un flot pur continue de couler mystérieusement sous le rocher brûlé.

Cl. du Geogr. Journal.
colonne dans le désert au sud-est de kirman
D’après une photographie de P. Molesworlh-Sykes.

Ce pilier, de 16 m. de haut, destiné à jalonner la route, date de l’époque Seldjoucide.

Les Persans proprement dits ont le très grand mérite d’aimer la paix, d’éviter avec soin toute occasion de dispute. Les armées du chah se composent presqu’uniquement de Turcs, hommes qui ajoutent aux mœurs violentes de la soldatesque de redoutables caractères ataviques, car ils descendent de pillards mercenaires appelés dans la contrée pour en contenir les habitants : ils sont conquérants par hérédité ; de tout temps, même lorsqu’ils n’étaient pas encadrés en régiments et en bataillons et ne recevaient pas les ordres directs de leurs chefs, ils s’imaginaient volontiers avoir le droit de verser le sang. A cet égard leur mentalité nous paraît plus qu’étrange : ils se font fastueusement cadeau des meurtres qu’ils ont commis, tant cet acte leur paraît noble et digne d’envie. « Je te donne ce cadavre comme si tu l’avais tué » ; et l’ami accepte orgueilleusement le don sinistre qui fait de lui le meurtrier. Ce sont aussi les Turcs qui, dans les derniers siècles, ont imposé des souverains à la Perse. La famille actuellement régnante appartient à la tribu des Khadjar, dont le domaine originaire se trouve à l’angle sud-oriental de la Caspienne, constituant le territoire stratégique d’Asterabad. Avant les Khadjar, une autre peuplade turkmène avait conquis la prééminence guerrière et domina tout le monde iranien dans la personne de Nadir-chah, le « Fils de l’Epée ». Cette tribu est celle des Afchar, qui vit dans les hautes vallées de l’Atrek et du Gurgen, disputant à des Kurdes, transplantés loin des monts arméniens, la possession de ces parages.

Eh bien ! chez ces soudards même, la puissance d’attraction exercée par la civilisation iranienne est si forte que tous l’acceptent sans protestation et cherchent à s’en réclamer. Nombre de tribus qui sont très sûrement de provenance turkmène ou sémitique parlent le persan aussi bien que les Farsi de Chiras. Dans les districts presque exclusivement turcs, comme certaines parties de l’Azerbeidjan, la population est en maints endroits devenue bilingue, la langue turque se dégradant peu à peu à l’état de patois, tandis que le persan prend le caractère de langage noble ; la famille régnante, de même que celles des principaux dignitaires, issus également des Khadjar et des Afchar, gens réputés impurs, cherchent à se prouver qu’ils sont bien de la grande race iranienne, et les vers qu’ils apprennent, ceux que l’on récite ou chante devant eux dans les banquets célèbrent les merveilleux combats de Rustem et de Feridun contre les impurs démons des nuits, c’est-à-dire contre les ancêtres mêmes de ceux qui prétendent les célébrer. Pareil phénomène, on le sait, se produit dans toutes les contrées où des conquérants barbares se trouvent en contact avec des vaincus de beaucoup leurs supérieurs en culture. Ainsi les Mandchoux s’efforcent de devenir Chinois et le deviennent en effet : l’incontestable supériorité de la civilisation iranienne a pénétré profondément tous les éléments du plateau.

porte de mosquée en turkestan
d’après le tableau de Vereschagin.

Même dans l’Orient, elle s’impose à tous les voisins. Les Turcs d’Europe parlent à demi persan et ce qu’ils ont d’architecture est entièrement dérivé des monuments de la Perse. Du côté du nord, avant que la Russie fût intervenue, tous progrès, en science et en industrie aussi bien qu’en art, avaient pour patrie originelle les plateaux limités au nord par le Caucase transcaspien, et, du côté de l’est, cette même civilisation eut une telle influence que plus de deux cents millions d’individus parlent dans l’Inde des langues dérivées du persan pour une large part : les Anglais furent même sur le point de faire de l’hindoustani le parler officiel de toute la péninsule. Que serait-ce donc si, au lieu d’apprécier seulement l’influence exercée par la nation persane depuis Mahomet, on embrassait, dans le cycle de l’œuvre iranienne, toutes les populations qui se glorifient d’avoir pour idiomes des langages provenant de celui des Aryens protohistoriques ! Ce n’est plus alors l’Orient, mais le monde entier qui aurait subi l’action prépondérante des peuples ayant vécu là-haut sur les terres iraniennes. Les Persans actuels, en y comptant les allophyles de toute race, ne sont probablement qu’au nombre de sept millions, et tous les Européens, Américains, Australiens, Hindous qui se réclament directement, à tort ou à raison, du sang aryen, tous ceux aussi qui, en justice parfaite, peuvent du moins affirmer qu’ils appartiennent à la même sphère de rayonnement intellectuel représentent une multitude cent fois supérieure à celle de l’Iranie, au moins sept cents millions d’individus. On pourrait y ajouter les cinq cents millions d’habitants de l’Asie orientale, puisque ceux-là aussi, par l’intermédiaire des Bak ou « Cent familles », ont reçu l’impulsion première des immigrants d’Elam, c’est-à-dire des montagnards iraniens[14].

Enfin, en présageant le cours de l’histoire, tel qu’il s’annonce dans un avenir prochain, comme si les événements étaient accomplis déjà, n’est-il pas de toute évidence que tous les peuples de la terre se dirigent dans le sens indiqué par le mouvement des idées aryennes ? La civilisation contemporaine dans son ensemble, avec son cortège de sciences et de philosophies, ne peut se concevoir autrement que rattachée par mille liens au monde aryen, et, par conséquent, nous avons tous à considérer comme une patrie des âmes cette haute terre du continent asiatique, où se parle la langue originale de notre pensée commune.

Cl. Paul Nadar.
le derviche conteur à samarkand

La situation humiliante que la Perse occupe parmi les États ne diminue aucunement l’importance virtuelle de la contrée dans l’ensemble géographique de l’Ancien Monde, et, quand les peuples ne seront plus livrés aux caprices des conquérants et des rois héréditaires, quand l’homme, suivant l’antique prophétie, aura procuré la victoire définitive au vieil Ormuzd, le génie du Bien, par l’acuité de son intelligence et la force de son bras, la Perse reprendra les avantages qu’elle eut autrefois dans l’économie générale du monde. Ce qui fit jadis son importance, c’est d’avoir été le lieu de passage obligé de tous les progrès entre les peuples de l’Orient et ceux de l’Occident : elle reprendra ce rôle d’intermédiaire naturel pour l’Inde et l’Europe, car la géographie le veut ainsi. De même que la route océanique si détournée qui doublait le continent africain par le cap de Bonne Espérance a été remplacée par la voie relativement courte qui passe par le canal de Suez, de même cette ligne de navigation devra laisser un jour ses voyageurs au chemin direct de 8 000 kilomètres qui, par Vienne, Constantinople, Bagdad, Ispahan et Kandahar, ou par Perekop, Kertch, Tiflis et Téhéran, transportera les Occidentaux en moins d’une semaine à Kuratchi, à Bombay, à Delhi, dans n’importe quelle cité de l’immense réseau de l’Inde. Ce pays de l’Iran, duquel les voyageurs s’écartent prudemment aujourd’hui, deviendra un centre d’appel où convergeront les voies majeures de la civilisation. Les Occidentaux apprendront alors à connaître mieux leurs frères de langue, de mœurs et de génie, dont tant de siècles de culture différente les avaient éloignés, et renoueront avec eux les liens de la parenté antique. Ils comprendront aussi pourquoi la lutte d’influence entre l’Angleterre et la Russie à propos du territoire persan a duré pendant des générations et soulevé tant de haines. La possession de Constantinople pour laquelle on a versé tant de sang ne vaut pas celle des chemins, aujourd’hui presque déserts, qui se rencontrent dans les marais du Seïstan.

A l’est de la Perse et de l’Afghanistan, le front de bataille se continue pour les deux puissances en conflit ; mais, dans cette région, les conquêtes de la Russie, bien différentes en cela des annexions de territoire, faites par l’Angleterre, ont cet avantage capital de s’accomplir comme par un phénomène de croissance naturelle et suivant des lois d’affinité géographique. Chaque pays limitrophe s’agrège facilement à la contrée voisine déjà conquise. De même que l’Arménie du sud continue naturellement les vallées et les montagnes de l’Arménie du nord ; de même que les rives méridionales de la Caspienne complètent harmonieusement le cercle du littoral russe ; de même le cours de l’Oxus se continue par de hautes vallées jusque sur les terrasses neigeuses qui dominent l’Inde ; le prolongement normal des plaines de la Sibérie du sud se fait vers la Mongolie, sur le revers de l’Altaï et du Sayan ; jusque dans l’Océan pacifique, l’île de Sakhalin se poursuit au sud par la terre de Yéso, dans laquelle les ethnologistes retrouveraient à souhait des Aïno barbus, frères des moujik de la Grande Russie. Tout rattachement d’un nouveau domaine à l’immense empire était ainsi, sinon justifié, du moins expliqué, excusé d’avance, sous prétexte de cohésion géographique. Munis de ces raisons
type kirghiz
paraissant bonnes aux favorisés du sort, les envahisseurs russes pouvaient ainsi marcher de proche en proche jusqu’au fond de la Chine et, certes, ils n’y auraient pas manqué, s’ils n’avaient rencontré sur leur chemin de redoutables adversaires.

D’ailleurs, ce n’est pas seulement la continuité géographique des territoires qui facilite l’œuvre de conquête, les conditions ethnologiques sont également favorables aux empiètements de la Russie. Les adversaires qu’elle rencontre sont des frères de race pour un grand nombre des allophyles qui peuplent l’empire. Les Turcomans, qui se défendirent avec une si extraordinaire vaillance contre les Russes de Skobelev, se sont réconciliés facilement quand ils ont vu dans les rangs de l’armée moscovite d’autres tribus turcomanes, ayant leurs mœurs, leur langue, leur mentalité. Les Kirghiz de la Kachgarie reconnaîtront comme des compatriotes ceux qui leur viendront des steppes occidentales, et des Bouriates aux autres Mongols, la transition sera presqu’insensible. Par la force même des choses, les Russes ont suivi la méthode des chasseurs d’éléphants sauvages qui introduisent des animaux domestiques dans l’enclos où se démène le captif pour le calmer et l’accoutumer graduellement à la servitude. Tous les types asiatiques sont représentés dans la Russie d’Europe — même les Kalmouk, — et peuvent se montrer en Asie comme autant de Russes authentiques. Ils le sont d’ailleurs par le consentement universel, quelle que soit la diversité des origines. Un admirable voyageur, Potanin, n’est-il pas à la fois Samoyède et Russe ? Nul ne s’occupe de rechercher quelle proportion de sang slave coule dans ses veines. Des écrivains polonais, ennemis irréconciliables de la Russie, et en même temps fervents adeptes de la
Cl. Paul Sommier.
tcheremisse des monts oural
théorie d’après laquelle la suprématie intellectuelle et morale appartient à la prétendue « race » aryenne, se plaisaient à rejeter les « Moscovites » en dehors de ce monde privilégié, et à voir en eux des métis de Mongols, des Asiates, et non des Européens. Mais c’est précisément parce que cette thèse a une part de vérité que les Russes s’associent facilement à leurs voisins les Orientaux par le génie naturel et les entraînent en peu de temps dans leur orbite.

Au nord-est de l’Afghanistan, la forme géométrique du sol adonné de grands avantages à la Russie, du moins par l’accroissement de son prestige militaire. En effet, des postes de soldats occupent des points dominateurs sur les plateaux pamiriens et pourraient à l’occasion descendre sur le versant méridional de l’Hindu-kuch dans le Kachmir et le Kafiristan, au cas très improbable où des expéditions stratégiques de quelque importance seraient possible dans cette région des glaces et de la mort. Au point de vue politique, ces détachements de troupes alpines n’ont d’importance que parce qu’ils attirent l’attention des peuples circonvoisins et leur montrent, comme une sorte de symbole fatidique, des représentants armés de la nation militaire invoquée par les uns, redoutée par les autres. Déjà, dans la grande plaine de la Kachgarie, qui s’étend à l’orient des Pamir, la puissance de la Russie, quoique figurée par un simple décor, est pourtant considérée comme un fait matériel et indiscutable : on nous dit qu’en l’année 1897, le consul général de Russie établi à Kachgar disposait en réalité, grâce à sa petite troupe de 64 Cosaques, du pouvoir effectif de toutes les contrées qu’arrose le Tarim[15], l’autorité chinoise n’existant guère que pour la forme. A vrai dire, le fait a été contesté par d’autres voyageurs ; il est probable qu’il a été temporairement exact.

Quant au Tibet et à la Mongolie, il est difficile de savoir jusqu’à quel point avait été poussé le travail d’annexion à la Russie avant la guerre de 1904, puisque le mystère des couvents bouddhistes permet aux diplomates de cacher leurs agissements. On sait seulement que le palais du Dalaï-lama, si soigneusement interdit aux voyageurs ordinaires et même à des hommes de la valeur intellectuelle et de la notoriété d’un Sven Hedin, s’ouvre, ou du moins s’ouvrait facilement à tel moine obscur, fidèle sujet du tsar blanc, et on sait que des cadeaux s’échangeaient entre les deux souverains, accompagnés de papiers importants où se règle le destin des peuples d’Asie centrale, en dehors de leur volonté.

En Mongolie, mêmes allées et venues des pieux émissaires dans les grandes bonzeries qui gouvernent les tribus nomades, car les Mongols ne sont plus la terrible nation des gens de guerre, qui, saisis de la folie des aventures, descendaient en déluges irrésistibles sur la Chine ou sur l’Europe. De modernes évaluations, qu’il est impossible de ne pas croire exagérées, nous disent que la population mongole serait en majorité composée de lama : dans les régions orientales, les parents consacreraient deux enfants sur trois à la prêtrise[16]. Le gouvernement chinois aurait grand intérêt à voir décroître la natalité d’année en année chez ces Mongols redoutés qui mirent si souvent l’empire en danger. De leur côté les conquérants russes peuvent marcher de l’avant, sans avoir à s’inquiéter de cette tourbe d’assouvis, occupée seulement de son salut spirituel et des moyens de l’atteindre, prières, génuflexions, balancements de la tête et des membres. On le voit, les Occidentaux, représentés spécialement par les Russes, n’ont plus à craindre maintenant, comme leurs ancêtres slaves ou sarmates, une invasion des Huns : ce ne sont plus les Mongols qui débordent sur l’Europe. Bien au contraire, ce sont les Européens qui débordent sur tout l’Extrême Orient, les uns Anglais, Allemands, Français, dans les ports du littoral, les autres Russes, dans les régions de l’intérieur. Dans ce mouvement général d’invasion, l’action des Slaves est de beaucoup la plus importante, car les Européens qui s’établissent dans les régions côtières ne s’y fixent guère à résidence définitive : ils ne s’y trouvent pour la plupart qu’en étrangers et sans famille, tandis que les Russes, venus par la Sibérie, se fixent d’ordinaire sur le sol
socialistes russes condamnés aux travaux forcés
et y font souche en se mélangeant aux populations indigènes, qu’ils s’assimilent graduellement. Le territoire des Jaunes est ainsi définitivement envahi et devient part intégrante de l’aire de civilisation européenne. Or, si arriérés que soient, en majorité, les colons slaves de l’Asie, il n’en est pas moins vrai que, dans l’ensemble, ils portent avec eux la pensée européenne, c’est-à-dire le progrès, le philonéisme, et l’emportent en valeur virtuelle sur la culture chinoise, misonéiste, tournée vers le passé. Le changement d’équilibre a été complet pendant ces deux mille années.

Toute la partie septentrionale du continent, la Sibérie, est déjà une « Russie d’Asie », malgré le gouvernement lui-même qui s’ingéniait depuis l’époque d’Ivan le Terrible à faire de ce territoire un simple domaine d’Etat sans libres relations avec les provinces européennes. Le commerce était strictement monopolisé, l’immigration n’était tolérée que suivant certaines règles et en des régions désignées, même elle ne se produisit guère que grâce à des bandes de fugitifs échappés à la servitude. Les vallées de l’Altaï sans exception restaient interdites, même aux colons libres. La contrée était tout entière domaine impérial réservé aux serfs qu’on y envoyait pour l’exploitation directe des mines. Le reste du pays était surtout considéré comme une grande prison où, suivant la gravité des délits et des crimes, le pouvoir distribuait les punitions, condamnant les uns à une résidence fixe, les autres au séjour dans une forteresse, d’autres encore au dur travail des mines ou à la captivité du bagne. C’est par dizaines de milliers que les malheureux criminels civils, vagabonds ou condamnés politiques, les meilleurs hommes, l’élite de la Russie, étaient menés d’étape en étape par-dessus la frontière de l’Oural et se répartissaient diversement dans l’immense étendue sibérienne, jusque dans les toundra glacées du littoral polaire. Mais en peuplant la Sibérie de ses adversaires politiques, le gouvernement russe s’exposait à développer les tendances séparatistes des Sibériens, et peut-être que ceux-ci eussent tenté de se rendre indépendants, si les populations indigènes, d’origine mongole, turque, mandchoue, n’avaient eu le temps de se mêler intimement à la partie indifférente de la population russe et à former avec elle une masse veule, assouplie à toutes les servitudes.

D’ailleurs, la Sibérie tenait à la Russie d’Europe par un véritable fil, lien matériel qu’il eût été difficile de rompre parce que tous avaient intérêt à le garder. Ce lien qui maintient l’union politique des deux contrées d’Europe et d’Asie, c’était la grande route, le trakt, qui réunissait le seuil de l’Oural, entre Perm et Yekaterinbourg, au lac Raïkal et au fleuve Amur. Des avenues ouvertes à la hache dans l’immense taïga ou forêt « noire », des ponts sur les ruisseaux, des bacs sur les grands fleuves rattachaient, en une ligne continue de plusieurs milliers de kilomètres, les diverses pistes frayées à travers sables, boues ou rochers. Le convoi de charrettes, ou de traîneaux suivant la saison, se mouvait lentement en longues files sur l’interminable route ; cependant, après des semaines ou des mois, voyageurs et marchandises finissaient par arriver au lieu de destination. Des lieux d’étape, qui étaient en même temps des marchés, des rendez-vous de population, se succédaient de distance en distance et, dans les endroits les plus favorablement situés, des rangées de maisons bordaient le trakt sur plusieurs lieues de longueur. C’est aussi le long du trakt que naquirent toutes les villes de la Sibérie méridionale, là où des groupes de peuplement ne l’avaient pas déjà précédé. Il est curieux de voir par les cartes de densité kilométrique combien la population s’est pressée spontanément sur le parcours de la ligne de vie, qui est le véritable prolongement de L’Europe à travers la masse continentale de l’Asie.

N° 515. Sibérie Centrale.

Dans l’histoire de la civilisation générale, le trakt prit certainement une beaucoup plus grande importance que n’en possèdent les fleuves eux-mêmes, ces admirables voies de communication que fournissent l’Ob’, le Yeniseï, la Lena avec leurs nombreux affluents. En effet le trakt se développe de l’ouest à l’est, il constitue la moitié de la voie qui réunit l’Atlantique au Pacifique, tandis que les fleuves s’écoulent uniformément vers le nord, dans la direction des tundra inhabitables. Cependant ces puissants cours d’eau sont devenus, eux aussi, les véhicules d’une circulation vitale très active dans tout leur réseau méridional, grâce à la vapeur qui les utilise pendant la moitié de l’année où ils sont libres des glaces.

pont du transsibérien sur l’ob’


Même dans leurs estuaires du nord, l’Ob’ et le Yeniseï s’ouvrent graduellement au commerce de l’Europe. Ce «passage de l’est» ou du « nord-est», que cherchèrent pendant longtemps les navigateurs anglais et hollandais, avait fini par être considéré comme impossible avant l’expédition qui rendit à jamais célèbre le nom de Nordenskjöld, mais il deviendra certainement facile à une époque rapprochée de nous et prendra une réelle importance économique dans le commerce du monde, car les obstacles, jadis presque insurmontables, sont de ceux que l’on peut écarter. D’abord le régime des saisons, l’état des glaces sera de mieux en mieux connu et prévu, et la meilleure construction des navires, leur outillage plus puissant et plus complet permettront aux marins de traverser les banquises. Lorsque l’appel du commerce des fleuves sibériens aura rendu nécessaires les communications par la voie maritime, des équipages se trouveront poulies frayer.

Cl. Sochatchevski.
village d’usola, sur le trakt, près d’irkoutsk

Le trakt a perdu de son importance relative depuis la construction du chemin de fer transcontinental que les voitures parcourent actuellement en moins d’heures que les chars des caravaniers ne mettaient de jours autrefois, mais la route n’en est pas moins indispensable au trafic intermédiaire. Evidemment la vie se portera plus intense vers les villes qui jalonnent la voie nouvelle à une distance moyenne de relai, et qui, par une révolution presque soudaine, se trouvent entraînées dans l’aire d’attraction des grandes cités européennes. Un port de la Sibérie, Vladivostok, la « Dominatrice de l’Orient », sert officiellement de gare terminale sur le Pacifique au chemin de fer de l’Eurasie, mais une voie d’embranchement, qui est déjà devenue la ligne maîtresse, se ramifie vers le sud pour aller rejoindre le golfe de Pe-tchili et la mer de Corée, sous un climat plus bénin, où l’on n’a pas à redouter la fermeture des ports par les glaces de l’hiver. Dalniy, la « Lointaine », appropriée par la Russie durant sa courte période d’extension mandchourienne complète, Port-Arthur, à l’extrémité de la péninsule avancée de Liao-tung ; les deux cités forment un ensemble maritime complet avec port de commerce, port de guerre, arsenaux et chantiers. Pour aller rejoindre ces villes neuves, construites en plein territoire, sinon chinois, du moins de civilisation confucienne, il a fallu traverser montagnes, plaines et fleuves de la Mandchourie et y bâtir, de distance en distance, non seulement des stations, mais aussi des forteresses et des villes où la population s’est rapidement amassée. Comment les diplomates de toute nation pouvaient-ils feindre de croire à la prochaine évacuation de la Mandchourie par les armées d’occupation russe, alors que celles-ci avaient à garder tout un réseau de voies ferrées et les villes d’étape ? En effet, les Russes s’étaient engagés à évacuer les campagnes mandchoues dépourvues de routes, mais n’est-ce pas afin de se concentrer le long des voies stratégiques ? Autant dire que, dans une mine, ils garderaient seulement les veines de métal.

La révolution que cette voie nouvelle introduit dans la circulation de la vie à la surface de la Terre fera sentir rapidement ses effets. Le chemin transcontinental ne fut guère utilisé tout d’abord que pour le transport des troupes : les intérêts stratégiques primaient toute considération d’utilité nationale ou internationale, et, d’ailleurs, l’état rudimentaire de la voie, aux ponts branlants, à l’outillage insuffisant, ne permettait pas l’organisation de trains pour le commerce et le transport régulier des hommes et des marchandises. Puis on s’est occupé de faciliter les voyages aux gens des classes fortunées et d’agencer des trains de luxe de Calais à Peking ; le changement sera très considérable dans la direction et le mélange des éléments ethniques, puisque les raisons d’économie et de rapidité feront préférer la voie directe par terre au long détour maritime par la circumnavigation de l’Asie. Mais la force des choses entraînera bientôt l’utilisation démocratique de la voie nouvelle, et le va-et-vient des émigrants travailleurs entre l’Europe et l’Asie s’accomplira sans peine, bien autrement important dans ses conséquences que ne le furent autrefois les débordements de Huns ou de Mongols.

Et, cependant, ces premiers résultats d’une incalculable valeur historique, ne seront qu’un faible commencement, car le chemin de fer sibérien ne suit pas le tracé direct que l’attraction mutuelle des nations finira par imposer aux lignes de circulation majeure entre l’Europe et l’Asie. D’abord la Chine elle-même continue son réseau de voies ferrées, ce qui doublera, centuplera sa puissance d’appel sur l’Europe et modifiera en outre toute la vie sociale des Enfants de Han, car, en ce vaste pays, les transports utilisent surtout l’admirable système fluvial et les voyageurs vont généralement à pied, les routes de voiture ayant ainsi beaucoup moins d’importance que les sentiers, souvent tracés économiquement sur la crête des digues fluviales et des levées entre les champs ; même en territoires de montagnes on avait fréquemment remplacé des chemins par des escaliers attaquant de front les escarpements : des centaines, des milliers de marches mènent de la plaine inférieure aux pâturages d’en haut, arrosés par les pluies ou striés de neiges. Sur la route principale qui réunit la vallée de Ouan, sur le Yang-tse, à Tcheng-tu, la capitale du Szetchuen, toutes les escalades de monts se font ainsi par des marches de granit étagées sur le flanc des rochers : le col de Chen-kia-tchao, haut de 835 mètres, présente une superbe volée de cinq mille gradins[17].

N° 516. Province du Szetchuen.

La transformation de tout cet antique outillage, transformation qui a duré des siècles en Europe et qui sera dans l’empire du Milieu l’œuvre de quelques décades, nécessitera certainement dans un avenir très prochain le rattachement direct de l’Europe à l’Asie d’Orient par les voies qui passent au nord et au sud du Tian-chan. Les antiques chemins des caravanes de la « Soie » et du « Jade » se rouvriront sous une forme moderne, ayant toutes pour objectif la Chine centrale, dont le point vital par excellence est le coude supérieur du Hoang-ho, au grand tournant de Lan-tchéu. En dépit de sa politique d’isolement jaloux, et contrairement à la volonté de ceux qui la gouvernent, la Russie deviendra forcément le lieu de passage le plus actif entre les deux moitiés de l’Ancien Monde. Cette même contrée, qui, jusqu’à une époque récente, était murée, pour ainsi dire, sans libres communications avec la mer, possédera désormais les principaux carrefours de la grande voie internationale entre l’Occident et l’Orient : d’avance on peut désigner ces points vitaux[18].

Mais au point de vue politique, ne voit-on pas aussitôt que cette attribution économique à la Russie des voies de communications trans-asiatiques aura pour conséquence d’exposer aux entreprises de l’empire occidental toute la partie de la Chine au nord du fleuve Jaune. En effet, la capitale actuelle de la Fleur du Milieu est située à l’extrémité septentrionale de la Chine proprement dite, au point de croisement formé par deux grandes voies, celles qui descendent de la Mongolie et de la Mandchourie vers les plaines du Peï-ho et du Hoang-ho. Les nécessités de la défense le voulaient ainsi, mais les Chinois se trouvent aujourd’hui en face d’un ennemi qui peut les attaquer non seulement de front, par la Mandchourie et la Mongolie, mais aussi de flanc par les chemins qui descendent du Tian-chan et du Pamir. Ce sont là des circonstances tout à fait imprévues qui changent absolument la valeur des anciens traités géographiques. Toutefois la Chine n’est plus seule à défendre les points menacés de son territoire. Là encore la Russie agressive retrouve les adversaires qu’elle a dans l’Asie Mineure, en Perse, dans l’Afghanistan, sur les frontières du Tibet : sur l’immense pourtour de l’empire, partout se déroule le conflit entre l’Angleterre et la Russie. En Chine, la lutte est en outre singulièrement compliquée par les agissements de toutes les puissances du monde, le Japon en tête, puis la France, l’Allemagne et jusqu’à la petite Belgique, ayant toutes à s’assurer soit des territoires, soit des concessions ou des marchés.

Cl. P. Sellier.
une des rues principales de moukden

Même si la Chine devait être conquise, militairement occupée par des soldats étrangers, régulièrement administrée par des fonctionnaires européens, elle n’en resterait pas moins la Chine par les mœurs et le génie de ses habitants. De même que l’Italie, asservie aux rois d’Espagne, aux empereurs allemands ou autrichiens, aux armées républicaines et impériales de la France, n’avait aucunement cessé pour cela d’être par son territoire une « expression géographique » bien nettement délimitée, et par sa population une « personne ethnique » des mieux caractérisées, de même la Chine subit toutes les invasions, non certainement sans en être modifiée, du moins sans en être entamée dans sa personnalité nationale.

N° 517. Pékin et la Mer Jaune.
La baie au bas de la carte est celle de Kiao-tchéou, concédée au gouvernement allemand.


Elle a la force invincible que donne la patience, et le temps finit toujours par lui donner raison. Même en dehors de la Chine là où des colonies chinoises ont pris racine, elles se maintiennent grandissantes, inassimilables, au milieu des populations hétérogènes, cherchant toujours à se grouper, soit dans un quartier distinct, soit même dans une ville séparée. Ainsi, près de Saigon, les Chinois ont construit les huttes et les baraquements de Cholon, une ville particulière, que découpe un réseau de coulées naturelles et de canaux fourmillant de jonques et de bachots. Ils sont bien là chez eux, et, certes bien plus solidement assis que leurs voisins de Saïgon, les fonctionnaires et les soldats français.

N° 518. Péninsule de Liao-tung.

Du reste, la prodigieuse force de résistance que présentent les Chinois aux tentatives d’assimilation exercées contre eux à l’étranger est un fait si bien connu qu’il faut y voir certainement une des causes de l’empêchement que l’on met à leur séjour aux Etats-Unis et en Australie : on craint que, dans la concurrence vitale entre nations, la solidarité des instincts et des intérêts leur donne une trop forte prépondérance. Ce qui fait la force de la Chine, c’est précisément son apparente faiblesse. Elle n’a pas la cohésion politique donnée par l’unité de pouvoir et par une rigoureuse centralisation, mais chacune des cellules qui composent le grand ensemble chinois ressemble aux autres par sa morale, ses tendances et sa vie. Chaque groupe de familles pense de la même manière, se donne le même idéal, oppose à tout changement la même force de résistance. Qu’importe si le navire est percé à l’un ou l’autre point de sa carène, puisque tous les compartiments en sont étanches[19] ?

Même les Chinois de la vieille souche ont encore conservé à l’égard du monde extérieur, y compris l’Europe, leur force d’initiative morale. Aux yeux de ces philosophes conservateurs, les étrangers qui les entourent ne sont pas nécessairement des « barbares », comme l’étaient pour les Grecs ceux qui vivaient en dehors de leur microcosme hellénique : ils voient en eux des hommes qui n’ont pas encore compris les principes sur lesquels repose le « royaume du Milieu ». Le devoir des Chinois est donc de donner à leur voisins la vraie compréhension des choses, à la fois par la parole et par l’exemple. Il n’est pas étonnant que, guidés par cette théorie unitaire, les Chinois ne connaissent pas comme les Européens l’idée de « patrie » et qu’ils n’aient pas même dans leur langue un mot pour l’exprimer[20]. La vraie patrie est pour eux l’ensemble du monde où l’on est arrivé à comprendre, comme ils le font eux-mêmes, la constitution normale de la famille et de la société.

Toutefois, la mobilité croissante de l’individu et l’ébranlement, la destruction même des familles qui en est la conséquence présagent aux populations de l’Extrême Orient une révolution sociale et politique beaucoup plus profonde que ne l’ont été les bouleversements modernes de l’Europe occidentale, amenés depuis de longs siècles par des changements graduels. La civilisation de la Chine et des contrées qui se trouvent dans sa dépendance morale, telles que le Tonkin et la Cochinchine, repose absolument sur l’unité de la famille, objet d’un véritable culte : la famille chinoise, telle est la religion des Chinois, telle est aussi la raison d’être de leur vie politique.

auberge chinoise. — le repas des coolis
d’après le dessin de M. Gervais Courtellement.


La commune est simplement une fédération de familles, de même que l’Etat est une fédération de communes. De là cette prodigieuse force de résistance que la civilisation orientale dans son ensemble présente aux attaques des novateurs, à la poussée des millionnaires, des marchands et des conquérants venus des contrées occidentales. Et cependant elle cédera, puisqu’elle n’est pas d’accord avec les conditions nouvelles qui lui sont faites par le milieu.

Il est certain que la civilisation chinoise s’est partiellement survécue et que le peuple se trouve, par conséquent, en état de régression, état constaté par le prodigieux réseau de superstitions dont les « Enfants de Han » se sont laissé enserrer et qui n’a cessé de s’accroître avec la succession des âges. Le Chinois n’a pas la liberté d’esprit de l’homme qui est plein de confiance en soi-même et qui éprouve la joie de l’action. Il s’est emprisonné dans ses pratiques « comme la chrysalide dans le cocon ». Il n’ose plus agir : chacun de ses actes doit être réglé par un jeteur de sorts ou un diseur de bonne aventure ; il se fait diriger par la géomancie, la nécromancie, les mille figures fugitives de l’air et des eaux ; les esprits forts ne le sont qu’en apparence, mais, tout en se donnant un air dégagé, ils se gardent bien de risquer une action en un lieu, un temps ou une compagnie défendus par les présages. Telle est la raison pour laquelle les Chinois manquent fréquemment à des rendez-vous donnés ; ils en sont fort chagrins et s’en accusent les premiers, mais la destinée même leur défendait de tenir leur parole : ils ne pouvaient courir au-devant d’un malheur qui pour eux était certain[21].

Les voyageurs qui ont étudié les mœurs chinoises parlent pour la plupart avec étonnement de la superstition des indigènes, comme si la grande moyenne des Européens n’en est pas au même point, ou du moins n’est que très partiellement dégagée des mêmes hallucinations et des mêmes pratiques. La principale différence dans les superstitions de l’Orient, et de l’Occident c’est que les premières sont « nues » peut-on dire. Les Chinois ne les entourent pas de tout un réseau de cérémonies religieuses réglées par un clergé officiel ; mais, que l’on reçoive ses amulettes d’un prêtre établi ou de quelque nécromancien blotti dans une caverne, le résultat est bien le même : de part et d’autre, c’est de la pièce d’étoffe ou de la médaille, du fragment de jade ou d’une coquille d’os que l’on attend le salut. L’estampille est distincte, mais l’Européen comme le Chinois se laisse aller volontiers à la peur, et, cessant alors de raisonner, il a recours à toutes sortes de fétiches pour se faire protéger contre le mauvais sort.

Une autre différence de détail entre les superstitions orientales et les superstitions occidentales est que celles des Chinois sont plus naturistes que celle des Européens. Les fantômes, qui ont un si grand rôle dans la mythologie chrétienne, soit comme diables, soit comme revenants, vampires ou loups-garous, sont moins redoutés en Chine, probablement parce que le culte des ancêtres, entretenu avec le plus grand soin, a pacifié la contrée. Les aïeux n’ont pas à se plaindre de leurs fils, qui leur assurent des tombeaux bien entretenus et de riches offrandes ; mais les forces de la Terre, toujours mystérieuses et redoutables, peuvent être souvent offensées sans que l’homme, si frêle en face de ces puissances, sache quel a été son crime : de là des cérémonies coûteuses, de fréquentes oraisons et des pratiques de toute espèce, pour lesquelles on n’a pas à consulter de prêtres proprement dits, mais des géomanciens, des hydromanciens, des astrologues, mille charlatans plus ou moins sincères, qui constituent bien l’équivalent du clergé. Les grands fétiches qu’il s’agit de conjurer à tout prix sont ceux du feng-choui, — c’est-à-dire « l’air et l’eau », — l’ensemble de toutes les conditions du milieu et le grand dragon, autrement dit la terre vivante avec tout ce qui se meut à sa surface et dans ses profondeurs[22]. Pour vivre en harmonie avec ces forces, pour rythmer ses manifestations propres, chacun des actes de sa vie avec les phénomènes de la nature, il faudrait avoir toutes les sciences, et le Chinois, pas plus que les autres hommes, ne les possède : il n’a que l’empirisme, plus ou moins fondé sur une certaine expérience des choses.

Des écrivains ont émis l’opinion que Chinois et Occidentaux restent mutuellement impénétrables dans leur mode de sentir et de penser : tout accord apparent serait forcément un malentendu, puisque les mots eux-mêmes sont intraduisibles de langue à langue. Cela est vrai partiellement, mais ne l’est que pour un temps entre tous les peuples, entre toutes les communautés distinctes. La compréhension réciproque, d’abord impossible, puis difficile, incomplète et décevante, finit par devenir entière chez des individus, d’abord exceptionnels, puis de plus en plus nombreux, représentants avancés de leur type de race, de nation ou de profession spéciale. A mesure que les points de contact se multiplient, la compréhension mutuelle s’accroît : on arrive à se pénétrer l’un l’autre, non seulement par la pensée, mais encore par l’instinct. Mais il faut qu’il y ait sympathie, attraction naturelle : le marchand qui ne voit dans ses transactions avec l’indigène que des taels à gagner, le missionnaire qui se borne à baptiser les mourants pour les envoyer en paradis, le militaire qui gagne la croix en transperçant des ventres de poussalis, ceux-là certainement ne feront rien d’utile pour la pénétration mutuelle des génies de l’Orient et de l’Occident et leur fusion en une compréhension supérieure vraiment humaine. L’industrie européenne qui conquiert la Chine fera déjà beaucoup pour amener une plus intime union, car c’est à des ouvriers chinois que sont confiés l’entretien et la conduite de tous ces engins révolutionnaires qu’on appelle bateaux à vapeur, locomotives, dynamos. Bien plus, la science, la vraie, celle qui observe, expérimente et compare, pénètre dans les écoles chinoises. Les géographes de la Fleur du Milieu se résignent à croire que la Chine ne constitue pas à elle seule presque tout le monde habitable et que les « barbares » n’en occupent pas seulement les « coins ». Tous ceux qui étudient changent L’orientation de leur pensée et l’ampleur de leur horizon : aux ouvrages de Confucius et d’autres philosophes moraux, ils ajoutent l’étude des économistes et des savants modernes de l’Occident ; ils vont jusqu’à réformer leur pratique médicale, quoique les médecins d’Europe ne puissent pas encore leur apporter de méthodes assurées pour le traitement de chacun des cas particuliers. Tout change et se transforme : la musique de nos artistes européens, à laquelle on croyait les Chinois absolument rebelles, a fini par triompher de leur atavisme, et Canton, Changhaï, Fu-tchéou apprécient déjà très judicieusement la « musique de l’Avenir ».

Des puissances qui se disputent actuellement des lambeaux du territoire chinois, il n’en est en réalité que deux dont les annexions puissent être considérées comme de nature à repétrir la population locale au point de l’absorber dans une nationalité différente. Ces deux puissances sont la Russie et le Japon dont les empires confinent à celui du Milieu, et qui, par la pénétration constante des immigrants et des mœurs, par des mariages, arrivent à transformer les annexés jusque dans leur conscience politique. Pareil résultat, ne saurait être évidemment dans l’ambition de la France, quelque étendue que puissent acquérir un jour ses emprises sur les provinces méridionales : ses sujets chinois resteront des Chinois.

N° 519. Voies ferrées de la Chine.

Le Yang-tsé est très difficilement navigable entre I-tchang et Tchung-King ; ainsi s’explique la nécessité d’une voie ferrée parallèle au courant du grand fleuve.


La Grande Bretagne, malgré toute son influence au point de vue de l’équilibre commercial, ne songe nullement à angliciser les Chinois, auxquels d’ailleurs la plupart de ses colonies ferment leurs portes. Les Etats-Unis, pour la même raison, auraient mauvaise grâce à s’associer en Chine à ces mêmes hommes que leur politique offense si gravement dans le territoire de l’Union américaine. Enfin l’Allemagne, si bien disciplinée que soient ses fonctionnaires et ses soldats, ne changera point les Chinois eu Germains : elle ne sera que puissance conquérante et dominatrice, représentée par un groupe de maitres, que l’on tiendra toujours pour des étrangers et qui resteront détestés si leur politique ne prend une autre direction.

Pour La Russie, c’est autre chose. Elle se présente le long des frontières de la Chine par les caractères mêmes qui la font ressembler à l’empire du Milieu. Elle arrive avec tous ses troupeaux de peuples asiatiques, Bouriates et Mandchoux, Kirghiz et Mongols, tous descendants de hordes qui reconnurent autrefois la suzeraineté de l’empereur jaune et qui se prosternent aujourd’hui devant le tzar blanc. L’alliance matérielle, intime, populaire, se fait sans peine par tous ces éléments ethniques, tandis que l’influence russe proprement dite est due à la colonisation agricole sur les bords de l’Amur et de l’Oussouri, au tracé des routes et des chemins de fer, à la construction des villes et à l’ouverture des écoles.

Du côté où elle produisait son action le plus efficace, le caractère de cette pénétration graduelle a été certainement quelque peu modifié durant les deux dernières années (1900). Le souvenir des quelques milliers de Chinois — cinq mille, dit-on — attachés deux par deux et noyés à Blagovetchensk en 1904 ne se perdra pas de si tôt parmi les fils de Han. Mais sur toute la périphérie mongole et turkestane — 2 500 kilomètres à vol d’oiseau entre les sources de l’Amur et celles de l’Amu-daria —, la situation respective des éléments en présence ne doit guère avoir changé depuis les défaites des Russes dans la péninsule de Liao-tung et dans la vallée du Liao-ho. De part et d’autre de la limite officielle, des populations de même nature entrent dans le cercle de la civilisation russe.

Le Japon possède, dans ses relations avec la Chine, des avantages analogues. Formose, les îles Kiu-Kiu, les Pescadores, conquêtes récentes des Japonais, se relient à l’empire du Soleil Levant de la même manière que les grandes îles proprement dites japonaises se rattachent les unes aux autres, et les Japonais qui s’introduisent en nombre dans ces terres conquises ont, grâce à leur culture supérieure, un très grand ascendant d’assimilation sur les populations natives Actuellement, le Japon travaille à obtenir le même résultat en Chine, même en se faisant instructeur et incitateur, en se rendant indispensable comme interprète de la civilisation d’Europe. Il cherche à s’accommoder si bien au nouvel ordre de choses qu’il puisse à l’occasion s’annexer facilement une bonne part de la Chine, ou s’unir avec elle en une confédération de l’Orient assez puissante pour contre-balancer les États de l’Occident.

Cl. P. Sellier.
école japonaise sous l’ancien régime.


Parmi les étrangers qui se précipitent maintenant vers la Chine, ce sont les Japonais qui sont en plus grand nombre, et c’est dans les écoles japonaises que se rendent surtout les élèves chinois pour étudier les sciences de l’Europe. Qui peut dire si, dans ces écoles, les jaunes de la Chine n’apprendront pas à devenir soldats comme le sont devenus les jaunes du Japon ? Il est malheureusement facile, par une éducation à rebours, de ramener un citoyen pacifique vers la vie brutale de l’animalité primitive, de changer des laboureurs en militaires. Les « Fils du ciel » disent de leurs soldats que ce sont des « tigres en papier », mais, si peu qu’on les aide, on peut certainement en faire des « tigres pour de bon »[23]. C’est là un danger imminent en cas de nouveaux conflits.

On répète généralement que les Japonais ont su merveilleusement imiter les Européens dans les formes extérieures de leur civilisation, mais que le fond de la nature japonaise au point de vue moral ne se trouve en rien modifié. Toutefois, ce sont là des affirmations qui ne tiennent pas devant l’examen des faits, car parmi les changements accomplis il en est beaucoup qui témoignent d’une conception très différente des anciennes idées quant à l’idéal de la société. Certaines révolutions analogues par les effets impliquent des évolutions préalables ayant suivi de part et d’autre, en Europe et sous le « Soleil Levant », la même marche dans les esprits. Ainsi la destruction du régime féodal ne peut pas être considérée comme une vaine imitation. Une transformation politique et sociale d’une telle importance, née pour une forte part chez ceux-là mêmes qui devaient le plus en souffrir personnellement, n’aurait pu s’accomplir si elle n’avait correspondu à un mouvement intérieur de la nation. On doit en dire autant de l’abolition du servage, révolution dont les effets directs furent ressentis directement par deux millions d’hommes et qui changea profondément les conditions d’existence pour toute la masse prolétaire.

Un parallélisme historique des plus remarquables a fait de l’émancipation des serfs au Japon le pendant d’événements analogues accomplis en Russie et dans les États-Unis d’Amérique, d’où était partie, en 1853, l’expédition du commodore Perry, forçant au nom du commerce mondial l’ouverture des ports japonais. Le phénomène d’une contemporanéité presque rigoureuse dans la même révolution sociale, la libération des esclaves, en Russie, aux États-Unis, au Japon, tous pays si éloignés les uns des autres, si différents par leur passé et par le génie naturel des habitants, témoigne bien d’une impulsion générale entraînant le monde entier dans une même direction. Toutefois il faut dire que, dans cette évolution sociale, les Japonais l’emportèrent en esprit de justice, puisqu’ils complétèrent la mise en liberté des paysans par la distribution de terres et par une organisation complète de l’instruction publique, devenue applicable à chaque village, à chaque groupe de maisons.

N° 520. Yokohama et ses environs.

Certes, de pareils changements ne sont pas de ceux dont on puisse diminuer l’importance jusqu’à les comparer à l’adoption de costumes nouveaux, ou au remplacement du tatouage par des vêtements européens. Si l’évolution japonaise s’était bornée à ces formes extérieures, celles-ci, sans grande signification spéciale, auraient pu être attribuées à un accès collectif de vanité, à une fièvre épidémique de la mode, mais aux modes nouvelles, qui du reste ne sont pas sans un travail correspondant de l’esprit, s’ajoutent bien des changements qui touchent à ce qu’il y a de plus intime dans la façon de sentir et de penser, de se passionner même. L’exemple le plus frappant de ce renouvellement du Japon est l’abandon de la coutume du harakiri ou suicide par point d’honneur dont les nobles japonais s’entretenaient avec un si farouche orgueil et que, d’ailleurs, ils ont eu le bon esprit de ne pas remplacer par le duel à la française.

Néanmoins, des observateurs maussades, étonnés et comme froissés de cette fièvre d’imitation qui s’était emparée d’une partie du peuple japonais après l’ouverture des ports au commerce étranger, nous avaient prédit que ce beau zèle ne durerait point et qu’on verrait un beau jour tous ces gens de race aïno, malaise ou polynésienne rejeter avec horreur les importations d’autres races ; mais la prophétie n’avait aucune chance de réalisation, ce qui n’a pas empêché d’ailleurs la réaction de se produire, en ce sens que les Japonais obtempèrent à l’ancien exclusivisme national et tiennent à honneur d’éloigner de leur gouvernement tous les anciens éducateurs : il leur convient de marcher seuls et de déchirer les lisières. N’est-ce pas la meilleure preuve qu’ils ont bien appris leur rôle et que les idées acquises ne sont point de simples banalités de surface ? Ils savent, à n’en pas douter, que les observations de leurs savants, les découvertes de leurs naturalistes, les constructions de leurs ingénieurs sont des œuvres de bon aloi, dignes de figurer à côté de travaux analogues des émules occidentaux. En outre, ils ont cette faiblesse, dont aucune fraction de l’humanité n’est exempte, de revendiquer leurs gloires « nationales » comme ayant une valeur exceptionnelle ; ainsi que nous, ils ont leurs arrogants jin-go, grotesque tribu de vantards dont le nom a mérité de traverser l’Océan, puisque partout on retrouve cette insupportable engeance.

Ce qui empêche de douter que les transformations politiques et sociales du Japon sont bien réellement des changements définitifs, ne permettant plus de retour en arrière, c’est qu’elles ont passé, pour ainsi dire, par l’épreuve du feu. Les éléments de renouveau se sont heurtés contre une réaction formidable et n’ont pu triompher que par des guerres intestines, des révolutions et des contre-révolutions. La résistance des daïmio ou seigneurs féodaux et des nobles ou samouraï dura pendant une quinzaine d’années, se déroulant avec une ampleur superbe d’épopée et brisant absolument les moules traditionnels de la société du moyen âge. Ce sont des faits sur lesquels il n’y a plus à revenir. On vit cette chose monstrueuse naguère : des mariages de classe à classe, des écoles où, côte à côte, fils de nobles et fils d’ouvriers s’étudiaient à la solution des mêmes problèmes. Le sentiment de l’honneur, symbolisé par l’étiquette, par les pratiques réglementées, aurait été tellement blessé chez les Japonais de l’ancien régime qu’ils n’eussent pas hésité à s’ouvrir le ventre pour ne pas justifier par leur présence la possibilité d’abominations semblables.

un navire de guerre japonais

Il est un art d’origine européenne, l’art monstrueux de la guerre, dans lequel les Japonais se sont montrés de très brillants élèves. Ayant prestement appris à manier les fusils et les sabres, à charger et à tirer le canon, à manœuvrer sur le terrain, à équiper et à diriger les navires de guerre, ils étaient déjà passés maîtres dans la science des grandes exterminations quand on les croyait encore dans la période de l’apprentissage. Ce peuple, chez lequel survit encore çà et là le vieil instinct des pirates malais, fait certainement grand honneur aux capitaines prussiens et autres qui l’ont dressé militairement. Les Chinois pacifiques méprisent précisément les insulaires du Japon à cause de leur esprit belliqueux et les appellent Ou-hang ou « Brutes », les accusant de ne bien savoir que deux choses, donner un coup de sabre et « faire poum », c’est-à-dire décharger des armes à feu[24]. En effet, pendant la guerre de 1895, ils ont dû expérimenter sur eux-mêmes qu’ils ne s’étaient pas trompés sur les talents homicides de leurs rivaux. Et, jugés par les praticiens et les stratégistes, les officiers japonais se sont montrés certainement, par la précision et la solidarité de leurs mouvements, par les combinaisons savantes de leurs opérations, supérieurs de beaucoup à ceux auxquels avait été confié naguère le maniement des grandes armées dans les Balkans et en France.

Il est à craindre, tant les hommes sont encore soumis à la folie des haines nationales, il est à craindre que ces aligneurs de soldats et pointeurs de canons aient encore à faire preuve de leur science, mais pour longtemps, la susceptibilité de la Russie sur sa frontière d’Extrême Orient est endormie par le renouvellement qui se produit en ses provinces européennes.

Japonais et Chinois restent seuls face à face en Mandchourie ; quant à la Corée, à peine peut-on en compter les habitants : sans doute ils devraient s’appartenir et n’avoir à craindre ni maîtres du sud ni maîtres du nord ; mais, accoutumés à une servile obéissance envers leurs propres fonctionnaires et employés impériaux, ils ne sont point un peuple. Certes, la Corée est une individualité géographique bien délimitée par sa forme péninsulaire et par les massifs montagneux qui la séparent de la Mandchourie. Il eût donc été tout naturel qu’elle se constituât en État distinct ou du moins qu’elle reprît son unité nationale après l’avoir perdue provisoirement à la suite d’invasions armées. D’autre part, la Corée présente des traits particuliers qui l’exposèrent de tout temps à de grands dangers politiques et à la perte ou à l’amoindrissement de son indépendance. Comme l’Italie, à laquelle le Cho-sen ou « Pays de la Paix Matinale » ressemble par sa forme, ses dimensions, son climat, ses produits, ses bons ports, la presqu’île coréenne est très longue en proportion de sa largeur, et les saillies montagneuses de ses « Apennins » la divisent en bassins séparés où se sont cantonnés souvent des princes en lutte ; encore comme en Italie, les riches vallées de la Corée du centre et du midi ont attiré les envahisseurs du Nord, nomades mieux dressés au métier de la guerre que les pacifiques laboureurs coréens ; enfin la Chine, avec son domaine immense, sa population surabondante, son antique civilisation et la supériorité de son industrie, devait exercer sur la Corée une très grande force d’attraction et même la réduire à la condition de vassale. Pendant les périodes de l’histoire qui favorisèrent la puissance extérieure du Japon, la Corée se trouva sollicitée par deux forces agissant en sens contraire : les deux grands empires, le continental et l’insulaire, se disputaient la tutelle de l’état interposé. Le rôle de suzeraine appartint le plus fréquemment à la Chine.

En fait, par l’immigration continue des Japonais, aussi bien que par le succès de ses armes, l’Empire du Soleil Levant s’est maintenant assuré la possession de la Corée, mais, dans les territoires limitrophes, la question se complique de tous les éléments ethniques et sociaux agissant dans le reste du monde et qui peuvent favoriser l’un ou l’autre des rivaux. Les nations ont conscience de la solidarité des intérêts de l’Europe et de l’Asie et le moindre événement fait vibrer à la fois toute l’humanité.



  1. Novicov, Conscience et volonté sociales, p. 185
  2. Voir Diagrammes pages 484 et 485.
  3. Chakov, Division ethnographique de la Russie, Soc. de géographie de St-Pétersbourg, 11-24 octobre 1900.
  4. René Puanx, préface de « Pour ma Finlande », par Iuhani Aho.
  5. Eugène Pittard, Dans la Dobrodja, p. 103.
  6. Jean Carol, Les Deux Routes du Caucase.
  7. Warlam Tcherkesof, Notes manuscrites.
  8. Victor Bérard, La Politique du Sultan ; — Lepsius, L’Arménie et l’Europe.
  9. W. M. Ramsay, Geographical Journal, sept. 1902, p. 258.
  10. Voyage d’un faux derviche.
  11. A. Vambéry, La Géographie, 15 mars 1901.
  12. A. Vambéry, La Géographie, 15 mars 1901.
  13. Hermann (Arminius) Vambéry, Sittenbilder aus dem Morgenlande, p. 137 et suivantes.
  14. Terrien de la Couperie, passim. — Voir premier chapitre du tome III.
  15. Holderer, Bulletin de la Société de Géographie, 2e trimestre 1899, p. 203.
  16. Marcel Monnier, Le tour d’Asie, l’Empire du Milieu, p. 126.
  17. Isabelle Bishop, Journal of the R. Geographical Society, July 1897, p. 21.
  18. Voir Carte à la page 523.
  19. Marcel Monnier, Le tour d’Asie, l’Empire du Milieu.
  20. Léon de Rosny, Publ. de la Soc. d’Ethnographie.
  21. Marc Monnier, Le Tour d’Asie, L’Empire du Milieu, pp. 360, 361.
  22. M. J. Matignon, Superstition, Crime et Misère en Chine, p. 6 et suiv.
  23. Félix Régamey. Humanité Nouvelle, sept. 1900, p. 290.
  24. Villetard de Laguérie, La Corée, p. 16.