L’Homme et la Terre/IV/05

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Librairie universelle (tome sixièmep. 1-77).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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L’ANGLETERRE
et son CORTÈGE
L’Irlande est bien le vautour qui ronge
le flanc du Promèthèe britannique.


CHAPITRE V


SITUATION UNIQUE DE LA GRANDE BRETAGNE. — FIERTÉ NATIONALE

GUERRE DES BOERS. — DIMINUTION RELATIVE DES RESSOURCES INDUSTRIELLES
IGNORANCE VOULUE. — CONSERVATISME RELIGIEUX. — SURVIVANCES DIVERSES
ROYAUME UNI. — BRETAGNE MAJEURE : CANADA, LE CAP ET AUSTRALASIE
COLONIES D’EXPLOITATION. — FIDJI, POSSESSIONS D’AFRIQUE, EGYPTE, ETHIOPIE

INDE ANGLAISE. — TIBET, INDO-CHINE ET INDONESIE

Les Anglais, constitués en État, se trouvent actuellement dans une situation qui n’a pas eu sa pareille au monde, car jamais la population d’une si faible partie de la surface terrestre n’a tenu dans ses mains les destinées d’un aussi grand nombre d’hommes répartis sur toute la circonférence du globe. Chaque mouvement des îles Britanniques, que la petite Angleterre symbolise, a sa répercussion dans le monde entier. La vie de la nation se trouve ainsi doublée et détermine une politique contradictoire à certains égards, puisqu’il s’agit en même temps de sauvegarder l’insularité farouche de la patrie et d’entretenir des relations de plus en plus actives avec les colonies, en s’assurant des moyens de conquête et de domination sur des tributaires parsemés dans toutes les parties de la Terre. L’Anglais patriote doit se répéter en toute conviction la parole du Romain : « Souviens-toi que tu es né pour commander aux peuples ! »

Il est intéressant de voir avec quelle majesté tranquille les Anglais, pénétrés de leur mission providentielle, en étaient arrivés à parler de l’infinie supériorité de leur rôle comparé à celui des autres nations ; toutefois leur langage, il faut le dire, se modéra quelque peu pendant la guerre du Transvaal, qui eut pour conséquence de montrer à l’Angleterre l’insuffisance de son outillage militaire relativement à la grandeur de ses ambitions. Mais ces trois années de lutte n’ont été qu’un temps d’arrêt, et la Grande Bretagne, reprenant confiance, recommence à se dire prédestinée à l’hégémonie du monde : « A ceux qui croient que l’empire anglais est, après la Providence, le plus grand instrument de bien… ce livre est dédié ! » Telle est la dédicace de l’ouvrage d’un ancien vice-roi des Indes. De même, le fameux Cecil Rhodes, qui gagna comme en se jouant des centaines de millions, consacrés par lui dans son testament à l’accroissement de l’influence britannique, pose comme principe absolu, comme point de départ de sa conduite : « J’établis en fait que nous sommes la première race du monde, et que plus nous y occuperons d’espace, plus l’humanité en aura de profit. »

Animée du même esprit, une société de professeurs, de journalistes, de diplomates et de banquiers patriotes s’était fondée pour constituer un ordre sur le modèle de la compagnie de Jésus, ayant pour seul objectif d’augmenter la force et le prestige de la Grande Bretagne, comme les Jésuites s’efforçaient de travailler à la domination de l’Eglise : il s’agissait de rebâtir la « cité de Dieu » au profit des Anglais, ses élus. Evidemment, les colonies de langue anglaise, haut Canada, Cap, Australasie faisaient partie de la grande confédération projetée ; mais, en outre, la branche la plus puissante de ce que l’on appelle si faussement la race « anglo-saxonne », la république des États-Unis, devait entrer dans la ligue panbritannique, puisque les citoyens qui la composent parlent aussi la langue anglaise. Toutefois, une question des plus épineuses se posait aussitôt devant les ligueurs : « A qui appartient l’hégémonie dans la prise de possession du monde ? Aux Anglais ou aux Américains ? » Sans doute, il eût semblé préférable que l’antique monarchie, illustre depuis tant de siècles, gardât la prééminence et la direction des affaires, mais il fallait prévoir que la jeune nation d’outre-Atlantique, enivrée d’orgueil, consciente de sa puissance irrésistible, ne cédât à aucun prix le premier rang, voulût même se subordonner la vénérable aïeule insulaire britannique. Eh bien ! s’il en était ainsi, l’amour de l’unité anglo-saxonne devait l’emporter sur toute question de sentiment et, par l’exaltation même de leur patriotisme, les patriotes conjurés acceptaient d’avance que l’Angleterre fût réduite à n’avoir plus qu’un rôle provincial[1].

La ligue de la « Plus grande Bretagne » se divisait pourtant en deux groupes distincts, dont la désunion devait se produire fatalement dès que l’on se trouverait aux prises avec les événements. Les uns, la fleur de la pensée anglaise, ne voyaient dans la supériorité présumée de la race qu’un accroissement de leurs devoirs et de leur responsabilité : ils avaient pour but d’élever les autres hommes à leur hauteur morale et d’assurer les progrès de toute nature dans l’immense joie de la paix et de la liberté britannique. Les autres, les « jingoes », cherchaient l’anglicisation par la conquête et l’asservissement. Se croyant les plus forts, ils ne se donnaient d’autre mission que d’employer cette force, et au besoin leur ruse et leur férocité, à l’extension de la puissance anglaise. Le raid de Jameson, cette incursion faite en pleine paix dans le territoire du Transvaal par une troupe armée (29 décembre 1895 — 2 janvier 1896), fut l’occasion du profond désaccord qui se produisit aussitôt dans la grande Eglise de l’impérialisme. Le gouvernement occulte de l’hégémonie mondiale au profit de l’Angleterre se trouva brisé, mais il se reconstituera probablement sous d’autres formes, car l’esprit qui le fit naître subsiste dans toute son intensité naïve. On s’étonne de rencontrer en telle ville d’Angleterre[2] un édifice renfermant une bibliothèque de choix et recevant à l’usage du public plus d’une centaine de journaux et de revues de la Grande Bretagne et des colonies, parmi lesquels ne se glisse pas une seule feuille, pas un seul document qui rappelle aux lecteurs l’existence d’un autre pays que celui d’Albion, d’un autre peuple que le peuple anglais. Dans cet amas de littérature exclusivement britannique, il n’y a aucune place pour un journal venu de France, d’Allemagne ou d’Italie.

La confiance en soi, la belle allure d’une vie heureuse et saine, voilà certes de grands avantages qui peuvent mener à l’accomplissement de fortes actions, mais l’adoration personnelle n’est-elle pas de trop et les conséquences n’en doivent-elles pas être fatales, surtout quand à cette adoration même se mêle très souvent une crasse ignorance ? L’insularité de l’Angleterre se retrouve dans le dédain parfait dont les hommes d’Etat et les administrateurs ont souvent fait preuve à l’égard de tout ce qui intéresse spécialement les nations étrangères[3] : dans sa haute fierté le peuple anglais peut ignorer les autres peuples et même trouver un certain mérite à ne pas descendre jusqu’à eux. C’est probablement en Angleterre que le patriotisme prend sa forme la plus délirante et la plus aiguë, car l’insulaire, froid et grave en apparence et prenant soin de se contenir, cesse d’avoir toute retenue dès qu’il s’est une fois abandonné. N’est-ce pas en Angleterre, après la victoire de Paardeberg (27 février 1900) si longtemps attendue, et surtout après la délivrance de Mafeking (17 mai 1900), que l’on a vu les gentlemen de la Bourse et des banques se ruer les uns sur les autres, fous de joie, pour se déchirer mutuellement les habits et les chapeaux, tandis qu’à Oxford les étudiants, allumant des bûchers, y jetaient des meubles et jusqu’à leurs livres[4].

À ces démonstrations absurdes et folles correspondent des formes cérémonielles et de majesté religieuse. Ainsi les officiers anglais se portent mutuellement depuis la guerre d’Espagne (1705) un toast dont on ne retrouve le semblable en aucune autre partie des sociétés humaines : « Our men ! Our women ! Our swords ! Ourselves ! Our religion ! » Nos hommes ! Nos femmes ! Nos épées ! Nous-mêmes ! Notre religion ! On peut dire que, dans l’aristocratie anglaise, le gentilhomme arrive tout simplement à ne plus voir le monde qu’à travers l’illusion de sa propre grandeur[5], et cela sans s’être donné la peine de réfléchir, par le seul effet d’une routine bien rythmée et de paroles sacramentelles répétées solennellement dans la famille, à l’école, à l’église, par les mères et les vieillards à cheveux blancs ; le jeune homme en vient à marcher devant lui en toute certitude d’avoir raison, avec une assurance parfaite, même quand il lui faut commettre des actes réprouvés partout ailleurs par la conscience publique : il accomplit son œuvre bonne ou mauvaise avec un sentiment de fierté qui, chez lui, se confond avec l’idée du devoir.

Cl. J. Kuhn, édit.
scène du pays des boers

Il est tout naturel que les Anglais dépassent la plupart des autres peuples en orgueil national. Le milieu immédiat — et c’est celui qui exerce toujours la plus grande action, suivant la loi exigeant que l’attraction soit inversement proportionnelle au carré de la distance — les porte à se croire supérieurs aux autres hommes, ils ont leur île pour demeure, le riche palais qu’entourent et que défendent les vagues de la mer et leurs innombrables vaisseaux, les « remparts de bois » de réminiscence classique ; la fière citadelle, depuis des siècles, a été fréquemment menacée, mais n’a jamais été souillée par le pied de l’ennemi. Que d’exultation suscite le sort de l’ « invincible Armada » ! Et puis, n’ont-ils pas le souvenir de leurs victoires, surtout de celles qu’ils ont remportées sur leurs voisins les plus proches, les Français ! Que de batailles heureuses pendant la série des siècles écoulés, « Crécy, Poitiers, Azincourt, Ramillies, Malplaquet, Trafalgar, Waterloo » ! liste dangereuse à enseigner aux enfants : devenus hommes, ils croient que la guerre c’est la victoire toujours et la victoire en pays étranger, sans qu’une chaumière anglaise en soit ruinée, sans même qu’une haie anglaise soit renversée[6]. Puis l’acquisition graduelle de l’empire colonial, devenu tellement formidable aujourd’hui que sa population est décuple de celle du pays dominateur, fit pénétrer peu à peu dans l’esprit des Anglais cette idée que le monde entier leur serait tôt ou tard dévolu comme une proie. A leur orgueil tranquille d’insulaires surhumains, s’ajoute la conscience de la domination mondiale, l’ « impérialisme » dont le fastueux Disraëli, sacrant la reine Victoria impératrice des Indes, fut le grand protagoniste. Les fêtes du « jubilé », célébrant, en juin 1897, les soixante années du règne heureux, furent vraiment considérées par la majorité des spectateurs comme une sorte de cérémonie ayant un caractère à la fois national et religieux, la Providence étant manifestement intervenue pour donner à la reine une longue vie triomphante et lui assurer la prééminence parmi les souverains. On s’imagina même que la république américaine, avec ses quatre-vingts millions d’habitants dont une habitude de langage fait autant d’ « Anglo-Saxons », s’associait volontiers au grand hommage et que l’union était faite désormais entre tous ceux qui parlent la langue de Wellington et de Washington.

Mais, comme toujours, l’orgueil marchait devant l’écrasement. Les deux républiques des Boers, l’Orange et le Transvaal, enclavées en entier dans les possessions britanniques, habitées par une population qui recevait d’Angleterre la plus grande partie de ses objets de consommation et dont la langue même disparaissait de plus en plus devant l’anglais pour ne garder que son caractère officiel, ces républiques ne devaient-elles pas reconnaître aussi la suprématie de l’Angleterre et s’englober dans son domaine immense, d’autant plus que les capitaux anglais leur faisaient l’honneur d’exploiter leurs mines d’or et d’élever au-dessus des puits et des galeries d’extraction la cité splendide de Johannesburg ? De premiers torts incontestables, une invasion en pleine paix, des conspirations désavouées, un scandaleux déni de justice perpétré par les tribunaux anglais ne firent qu’exaspérer l’ardeur guerrière des « impérialistes de la plus grande Bretagne », auxquels pesait le souvenir de la défaite d’Amajuba (27 février 1881), ayant mis fin à une guerre de deux mois, et ils n’eurent de repos qu’après avoir forcé les Boers à leur poser un ultimatum depuis longtemps attendu.

N° 521. Théâtre de la Guerre des Boers.

Cette carte est à l’échelle de 1 à 7 500 000. — Les points ouverts indiquent des victoires anglaises, les points fermés des défaites anglaises. L’emplacement de quelques points (Nitral’s neck, Vlakfontein, Tweebosch) n’est pas très sûr.

1899, 20 oct., victoire de Glencoe (Gl.) ; 1er nov., revers de Nicholson’s neck (a) : 28 nov., victoire de Modderriver (Mod.) ; 10 déc., défaite de Stormberg (b) ; 11 déc., défaite de Maggersfontein (c) ; 15 déc., défaite de Colenso (d) ; 31 déc., défaite de Colesberg (e). — 1900, 24 janv., abandon de Spion kop (f) ; 15 févr., délivrance de Kimberley ; 27 févr., victoire de Paardeberg (Pa.) ; 28 févr., délivrance de Ladysmith ; 31 mars, revers de Sannah’s port (g) ; 12 mars, entrée à Bloemfontein ; 4 avril, revers de Reddersberg (h) ; 17 mai, délivrance de Mafeking ; 30 mai, revers de Lindley (i) ; 5 juin, entrée à Pretoria ; 7 juin, revers de Roodeval(j) ; 11 juil., revers de Nitral’s neck (k) ; 21 juil., victoire de Fouriersburg (Fo.) ; 28 août, victoire de Nooitgedacht (No.) ; 13 déc., revers de Magaliesberg (1) ; 29 déc., perte de Helvetia (m). — 1901, 29 mai, revers de Vlakfontein (n). — 1902, 7 mars, revers de Tweebosch (o) ; 31 mai, signature de la paix à Pretoria.

Toutefois, cette guerre ne fut pas ce qu’on imaginait dans les salons politiques et les cafés-concerts ; cela dépassa la promenade militaire. Aux premiers cinquante mille Anglais, il fallut en ajouter cinquante mille autres, puis cent mille, employer toute l’armée disponible, convoyer, par des centaines de grands transports, plus de munitions, d’approvisionnements, de chevaux qu’on n’en avait jamais expédié en aucun temps, et cela même fut une nouvelle cause d’exultation et d’orgueil : jamais peuple n’avait pu remuer d’un hémisphère à l’autre tant d’hommes et de matériel avec de pareilles flottes et au prix de tant de millions et de milliards ! C’est vrai, jamais semblable effort n’avait été tenté, mais il ne le fut point impunément. La plus riche des nations avait pu se hasarder à d’aussi formidables dépenses, mais elle avait dû abandonner toutes les autres affaires, se consacrer uniquement à vaincre une résistance vraiment merveilleuse, qui, suivant le mot historique du personnage le plus en vue parmi les Boers, devait « étonner le monde ». Or, pendant ces années de lutte et d’anxiété s’étaient accomplis de grands événements — notamment la guerre de Chine —, générateurs d’autres événements considérables que les hommes d’Etat devraient prévoir et influencer d’avance, dans la direction de leurs Intérêts nationaux. C’est là ce que l’Angleterre, prise au dépourvu, n’a pu tenter de faire : elle a laissé passer, l’une après l’autre, les occasions de prononcer un mot décisif, et cette abstention forcée a eu pour résultat inévitable de priver la Grande Bretagne de son prestige, puissance toute morale qui n’est rien en soi, mais qui fait plus que doubler la véritable puissance. Que de fois, même sans bataille, la renommée glorieuse a-t-elle suffi pour remporter la victoire !

D’autres signes avant-coureurs, en Grande Bretagne même, montrèrent aux patriotes les plus obtus et les plus tenaces que l’hégémonie du monde a certainement échappé à leur gouvernement, et qu’il s’agit maintenant de veiller à ce que la nation ne soit pas distancée par quelque rivale. Il y a peu d’années encore, c’était une sorte d’axiome chez les économistes que l’île anglaise devait posséder la primauté industrielle, parce que ses mines de charbon, c’est-à-dire ses forces motrices, l’emportaient de beaucoup sur celles de toute autre contrée ; mais voici que tout est changé ! L’Angleterre ne vient plus en tête des nations pour la production de la houille[7].

Cl. Champagne.
le pont de la forth, vu du sud-est

L’écartement d’axe en axe des trois piles métalliques dont la médiane repose sur un îlot rocheux, est de 598 mètres ; avec les viaducs d’approche, la longueur du pont atteint 2 400 mètres.

Depuis l’année 1899, elle est dépassée par les États-Unis, qui, déjà en 1903, produisirent 120 millions de tonnes de plus qu’elle, et l’on prévoit qu’un jour ou l’autre l’Allemagne, puis la Chine la distanceront à leur tour comme pays charbonniers, puisque leurs mines sont en moyenne plus faciles à exploiter et que la main-d’œuvre y est moins coûteuse. L’Angleterre avait eu, par les roches de Cornwales, les monopoles miniers du cuivre et de l’étain, depuis longtemps perdus : celui de la houille, bien autrement important dans l’équilibre mondial, lui échappe à son tour. A elle seule, la Grande Bretagne avait la moitié de la production houillère de toute la planète, elle n’en a plus que le quart, avec tendance à constante diminution.

N° 522. Isthme d’Écosse.
La carte 522 est à la même échelle que celle de la page 11.

Il y a deux principaux projets de tracé pour le canal maritime transécossais, l’un par Grangemouth, Kirkintilloch et Yoker, l’autre passant par Stirling et aboutissant à la Clyde en aval de Dumbarton, et suivant à peu près la ligne de chemin de fer qui relie ces villes. Dans l’un et l’autre cas, le niveau supérieur du canal serait à l’altitude de 30 mètres environ.

Phénomène bien plus grave encore : si le « pain de l’industrie » diminue, l’industrie est bien autrement atteinte. L’industrie métallurgique de l’Angleterre a subi la même évolution que la production de la houille. La confiance en soi-même provenant d’une longue supériorité a laissé prévaloir dans les procédés anglais une si déplorable routine que, pour désigner une mine à l’outillage insuffisant, aux procédés vieillis, les Westphaliens disent qu’elle est exploitée « à l’anglaise »[8].

N° 523. Estuaires orientaux d’Écosse.


Encore en 1875, les usines d’Angleterre fournissaient au monde la moitié de la fonte que l’on employait alors, et les fabricants se répétaient avec complaisance que la prospérité d’un peuple se mesure à la quantité de fer qu’il consomme ; mais voici que cette parole se retourne contre eux, puisqu’ils ont cessé, et de beaucoup, d’être les premiers : en 1885 leur quote-part n’était plus que de 37 %, en 1895 de 26 % en 1903 de 19 % ; la production de la fonte passant en ces trente années de treize à quarante-six millions de tonnes, la quantité sortie des hauts fourneaux anglais a péniblement augmenté d’un quart et n’atteint pas 9 000 000 de tonnes.

C’est un fait très suggestif que la nation initiatrice de la grande industrie manufacturière dans le continent d’Europe se soit laissé enliser par la routine et soit dépassée maintenant par ses rivales, en génie inventif et en applications savantes des nouveaux procédés industriels. Non seulement elle a été distancée par les Etats-Unis, qu’elle peut, à un certain point de vue, considérer comme appartenant à son type spécial de civilisation, mais on est étonné de voir que les exemples d’audace industrielle soient devenus rares dans la Grande Bretagne et partent surtout d’Allemagne, de France, de Suisse, même d’autres pays moins avancés de l’Europe. L’industrie britannique par excellence, celle qui lui permit pendant si longtemps de chanter sa propre gloire : « Britannia, rule the waves ! » cette industrie est singulièrement menacée, non pas que les plus grands constructeurs ne soient encore ceux de la Clyde et des autres chantiers britanniques, mais, si les navires sont de provenance insulaire, rien n’empêche qu’ils ne passent en des mains étrangères et, précisément, un coup de bourse qui soudain bouleversa les marchés du monde entier acheta pour le compte de l’Amérique un si grand nombre de flottes commerciales appartenant à diverses compagnies anglaises, que, malgré les mensonges du fisc et des inscriptions officielles, le premier rang pour le tonnage des navires et pour les bénéfices annuels de la navigation passa certainement pour un temps aux Etats-Unis. Bien plus, les célèbres paquebots transatlantiques attachés au port de Liverpool se virent dépassés en dimensions et en vitesse par d’autres villes flottantes construites par les Allemands ; l’Angleterre en éprouva un grand dépit, mais le fait brutal existe et les conséquences entraînant un recul relatif en sont inévitables.

Néanmoins, la Grande Bretagne reste encore la première au point de vue des « unités de combat », et la survivance des préjugés anciens gouverne les esprits avec une telle puissance que la nation anglaise ne veut admettre à aucun prix que sa flotte militaire puisse être un jour inférieure à celle d’une autre nation, ou même aux flottes réunies de deux autres nations qui pourraient s’allier sur mer. Pourtant il lui a déjà fallu céder par rapport à ses exigences d’autrefois. Elle voulait que sa flotte égalât celle de tous les autres États du monde : cette ambition est désormais impossible, et si d’autres États, aussi riches en ressources que la Grande Bretagne, tels l’empire Germanique ou les États-Unis, se laissent entraîner, comme il est probable, à des velléités analogues, la lutte des milliards finira par devenir impossible. Et d’ailleurs, qu’importe en pareille matière le nombre des navires et des bouches à feu ? La supériorité n’appartient-elle pas à celui qui, au moment donné, dispose d’une nouvelle application navale, sous-marine, aérienne et flottante ?

la bretagne majeure et les colonies anglaises

Pays émancipés : 1. Puissance du Canada ; — 2. Terre-Neuve ; — 3. Fédération (Commonwealth) d’Australie ; — 4. Nouvelle Zélande ; — 5. Le Cap, Natal, Orange et Transvaal.

Colonies d’exploitation : 6. Afrique (Niger, Soudan, Uganda, Zambézie, etc.) ; — 7. Amérique (Guyane, Jamaïque, etc.) ; — 8. Océanie ; — 9. Asie (Ceylan, Bornéo, etc.) ; — 10. Inde et Barmanie.

Suivant la fiction diplomatique, l’Egypte n’est pas comprise dans l’empire Britannique ; sa superficie équivaut à peu près à celle des territoires groupés en 5, et sa population à celle des pays énumérés en 3, 4 et 5.

Ayant cessé d’être les initiateurs en industrie, et voyant des rivaux, même des maîtres, en mainte branche du travail humain, parmi ceux qu’ils ont initiés naguère, les grands producteurs anglais se sont laissé entraîner par la colère. Pour se garer de la concurrence des industriels étrangers, ils ont obtenu du Parlement le vote d’une loi qui oblige les commerçants à ne mettre en vente les objets de fabrication allemande que munis d’une inscription bien lisible : Made in Germany. Mais cette précaution même devait porter tort à ceux qui l’avaient prise sans le souci d’améliorer en même temps leur production. L’étiquette sur laquelle on comptait pour détourner les acheteurs les attira au contraire, étant une double recommandation, à la fois pour le bon marché et pour les meilleures conditions de travail.

L’évidence même est que, pour entrer en lutte avec chance de succès contre des rivaux bien préparés, il est nécessaire de se préparer encore mieux et de se débarrasser de tout l’outillage antique pour le remplacer par un matériel nouveau, systématiquement réglé suivant les injonctions de la science. Mais, jusqu’à maintenant, les hommes de sens qui prêchent en faveur d’un renouvellement méthodique de l’outillage anglais ne sont accueillis que par une approbation réticente. On les écoute, on les applaudit même, cependant on cherche toutes sortes de mauvaises raisons pour s’en tenir à la routine. Qu’on prenne pour exemple le retard de plus d’un siècle de l’enseignement britannique à substituer le système métrique, si clair, si merveilleux et définitif dans le maniement des unités de diverses grandeurs, au système traditionnel des poids et mesures, avec leurs divisions inégales par séries de quatre, six, huit, douze et seize, de vingt et vingt et un, de trente-six, de quatre-vingt quatre et même de nombres fractionnaires. Il semble qu’on ait voulu par ces divisions et subdivisions inégales de tout ce qui se suppute et se mesure, non pas faciliter la tâche de ceux qui s’occupent de l’inventaire des richesses, mais au contraire embrouiller les acheteurs dans leurs calculs et se donner comme vendeurs une chance de plus dans les bénéfices. Il fut un temps, en effet, où le commerce avait son hiératisme, ses formules extérieures pour le public et ses chiffres secrets pour le marchand, tout un grimoire à surprises où le naïf du dehors se laissait inévitablement duper. Maintenant qu’il n’y a plus de mystères, l’enfant anglais doit étudier malgré lui toute cette logomachie, et il y passe le meilleur de son temps, au grand détriment de tant d’autres études qu’il n’a plus le loisir d’aborder. D’ailleurs, les mille petits problèmes de commerce et d’épicerie qu’on lui a posés, de même les mille histoires et historiettes ridicules qu’on lui a racontées d’après les saintes annales du peuple élu ne sont pas de nature à lui ouvrir une voie droite vers la connaissance de la vérité dans la nature et dans l’homme ! Telle a été pourtant la ténacité de cette forme d’enseignement retardataire qu’elle a été transmise par les Anglais à leurs cousins des Etats-Unis, et que là aussi, le système métrique, destiné à triompher un jour, puisqu’il facilite l’étude et les rapports entre les hommes, ne conquiert que très lentement les écoles, les bureaux et les universités.

C’est en vertu du même esprit étroitement conservateur que les Anglais restent scrupuleusement attachés aux observances de leurs églises respectives, quoique les dogmes officiels aient été de fait abandonnés partout et que l’on n’ose plus insister sur les miracles qui jadis étaient le grand argument, ni prêcher l’éternité des peines, autrefois le pivot de toute éloquence sacrée. Les statistiques faites avec un grand soin par le journal Daily News, en 1903, ont établi la proportion des fidèles, hommes et femmes, et ces tableaux prouvent que la société, prise dans son ensemble, est encore entièrement chrétienne par les formes extérieures, par la « respectabilité » qui s’attache au fait de fréquenter un lieu consacré, aux heures accoutumées. C’est la forme principale que revêt en Angleterre ce phénomène éthique si important auquel le nom de « capillarité sociale » a été donné par Arsène Dumont. C’est pour une très grosse part cette visite dominicale de l’église qui donne à la société anglaise son caractère aristocratique. L’église anglicane, héritière de l’église catholique dans le Royaume Uni, eut de tout temps un aspect féodal et fait tous ses efforts pour le garder. Aussitôt après la conquête de l’Angleterre par les Normands, les prélats auxquels on distribua les sièges épiscopaux et les riches abbayes s’installèrent en seigneurs terriens dans le pays conquis. Ils commencèrent par se bâtir de somptueux châteaux, entourés de murailles crénelées, et presque partout l’ensemble des édifices ecclésiastiques, châteaux et cathédrales, chapitres et doyennés, occupe une très vaste étendue avec cour intérieure, places, cimetières et jardins qui tiennent la ville à distance ; bourgeois et prolétaires voient de loin les tours de la cathédrale, mais jadis, il leur fallait traverser des portes à créneaux pour aller prier sous les voûtes de leurs églises. Encore à Canterbury, la cité primatiale, on n’entre dans le parvis sacré, orné de grands arbres et de fleurs, qu’après s’être glissé en des couloirs d’où l’on pouvait jeter de l’huile brûlante et du plomb fondu sur la tête des visiteurs, et c’est à l’intérieur de l’enceinte marquée par ces tours de défense que sont les résidences de tous les hauts prébendiers de l’église. Ce sont là des pratiques toutes différentes de celles du continent, où les cathédrales, nées du cœur même de la cité, au centre de son activité, au croisement des grandes rues, ont été bâties, non par des évêques mitrés ou des prélats casqués, mais au milieu du peuple même qui les édifiait et dont les corps de métier se réunissaient dans leurs propres chapelles, ornées de leurs chefs-d’œuvre. Presque partout des maisons entouraient les bas côtés de l’église et s’incorporaient avec elle. Après la Réformation, qui se fit en Angleterre sous le couvert d’une fiction, la continuité parfaite dans la consécration des évêques et l’organisation de l’Eglise, les prélats gardèrent leurs châteaux, leurs domaines, leurs larges prébendes et restèrent comme avant en dehors du peuple. On le vit surtout dans les parties de la contrée où les populations ne furent pas entraînées dans le mouvement du protestantisme, dans l’Ecosse gaélique, en Irlande, dans le Pays de Galles : les grands feudataires ecclésiastiques y devinrent de purs dominateurs étrangers, répugnant d’ordinaire à respirer le même air vital que leurs sujets méprisés ou haïs et dépensant dans les capitales le produit des dîmes recueillies de force ; un fossé de séparation complète devait donc se creuser entre les prétendus maîtres spirituels et les fidèles, entre les bergers et les troupeaux d’ouailles. La masse du peuple opprimé cherchait d’autres interprètes auprès de la divinité, soit parmi les héritiers de l’ancienne foi catholique, soit parmi les sectes novatrices ; même de vrais révoltés, fils de ceux qui, pendant la période de la Révolution, ne craignirent pas de toucher à la personne du roi, se laissèrent aller jusqu’à une dissidence complète et donnèrent à leur communauté religieuse des formes républicaines, parfois même égalitaires. Mainte secte se débarrassa des prêtres, du rituel, de la liturgie, parfois pour les reconstituer sous de nouveaux aspects et avec des exigences plus rigides. Quoi qu’il en soit, l’esprit d’indépendance et, plus encore, celui de rébellion, pénétra dans ces couches populaires, souvent persécutées ou au moins opprimées de diverses façons et toujours tenues pour suspectes. C’est parmi les dissidents que se recrutent les ennemis de l’aristocratie de châteaux, fatalement complice de l’aristocratie d’église. Quoique les cérémonies officielles se célèbrent encore en grande majorité sous le couvert de l’église anglicane, faisant ainsi croire à la supériorité numérique des fidèles de cette confession, c’est bien parmi les dissidents que se trouvent les plus actifs d’entre eux et que les manifestations de la vie religieuse ont le plus d’ardeur ; c’est aussi de ce côté que se porte le centre de gravité du mouvement politique général. Néanmoins tout ralentissement de zèle a pour conséquence de ramener la secte vers un type conventionnel qui ressemble à celui de l’église établie, la blasonne d’une estampille aristocratique.

Cl. J. Kuhn, édit.
cathédrale de chichester

Cette cathédrale a été souvent utilisée comme prison ; certaine portion avait même été spécialement construite à cet effet, avec passage secret, porte massive, etc. La cathédrale est aussi caractérisée par un clocher isolé.

Ne voit-on pas l’ « Armée du Salut », qui se recrute spécialement dans le monde populaire et affecte d’être composée surtout d’anciens réprouvés, débauchés et ivrognes, dont la corruption première fait d’autant plus ressortir la conversion, ne la voit-on pas se constituer militairement avec un magnifique corps d’officiers, y compris des majors et des maréchaux ? La grande ambition de l’Anglais est d’être un gentleman, et l’on doit constater que vraiment beaucoup d’entre eux le sont devenus, plus nombreux certainement parmi les travailleurs, ouvriers et paysans que parmi les oisifs des « dix milliers d’en haut ».

La fidélité aux survivances, qui se manifeste dans le maintien scrupuleux des anciennes formes cultuelles alors que le fond même a disparu, se retrouve à un égal degré dans les rites de tradition monarchique. Des costumes du moyen âge, des formules incomprises en un prétendu français normand, des gestes dont le sens symbolique est discuté par les archéologues se rattachent aux cérémonies royales et tous les comparses officiels ou bénévoles s’y conforment avec un scrupule religieux. D’ailleurs les survivances de tout âge et de toute nature sont si nombreuses en Angleterre que l’observateur le plus méticuleux des traditions peut s’y perdre ; il se borne donc à les respecter, sans pouvoir se conformer à toutes puisqu’elles sont contradictoires. De vieilles chartes sont en conflit direct avec des règlements d’autres origines et, suivant les lieux et les individus, on en modifie l’observance. Dans la plupart des grandes villes, la confusion créée par les précédents, qui s’entre-croisent suivants les diverses traditions et juridictions municipales, amène un tel chaos que les habitants ignorent souvent à quelle législation locale ils doivent obéir, car ils appartiennent à plusieurs quartiers dont les frontières chevauchent et s’entrecroisent : autant d’intérêts différents, autant de divisions particulières ; autorités religieuses, administrations fiscales ont chacune des domaines séparés avec enclaves et exclaves ; les eaux, les égouts, les ports, la police ont leurs ressorts respectifs, et nul jurisconsulte ne peut, sans une longue étude, sans un flair divinatoire, en reconnaître toutes les complications. Londres est même restée jusqu’à un certain point une ville autonome, indépendante de la Grande Bretagne, puisque, de nos jours encore, son Lord-maire et ses aldermen prennent part, en droit fictif, à la proclamation du nouveau souverain. Jusqu’au quatorzième siècle, la ville était constituée, au point de vue juridique, en un État distinct, car « la paix du roi », proclamée dans son enceinte, ne s’étendait pas au reste du royaume[9]. Souvent le Parlement doit intervenir pour déblayer tout un passé encombrant qu’il est impossible d’accommoder aux phénomènes toujours nouveaux de la vie contemporaine, mais on touche ordinairement aux abus d’une main si respectueuse et si discrète qu’il reste des traces de l’antique institution et que le juriste avisé peut y trouver à l’occasion les éléments de quelque beau procès qui durera vingt ou cent ans.

Cl. P. Sellier.
un congrès de l’armée du salut traversant les rues de londres.

Cette tendance puissamment conservatrice, vue par ses bons côtés, a valu aux Anglais une grande réputation de grand « sens pratique ». à l’épreuve de toutes les fantaisies modernes, de toutes les utopies géniales. C’est donc avec une prudente réserve que les réformistes, et ils sont très nombreux en Angleterre, partent en lutte contre tel ou tel abus. Très décidés à ne pas tomber dans l’idéalisme, à repousser les formules abstraites, ils limitent fort étroitement leur champ d’action et nombre d’entre eux ne s’attachent qu’à un seul problème : politique, hygiénique, social ; question du pain à bon marché, de la vaccination ou bien encore de la loi sur les maladies contagieuses. En se passionnant pour un fait, ils ne cherchent pas toujours à le rattacher aux autres faits du même ordre pour en étudier les origines communes ou en déduire les conséquences analogues. Tout Anglais intelligent étant nécessairement plus ou moins socialiste, par philanthropie ou par conviction, il tâche de l’être seulement sur un point déterminé strictement. Novateur pour une idée, il peut se dire et se croire résolu conservateur dans ses principes. N’a-t-on pas vu, à diverses reprises, le congrès des Trades-Unions, comprenant les délégués de sept ou huit cent mille travailleurs, voter en faveur de la prise de possession collective des instruments de travail, quoique l’épithète de « socialiste » eût été certainement repoussée par la grande majorité des votants ?

Quelle que soit leur réputation d’hommes pratiques, les Anglais se sont pourtant montrés le plus imprévoyant de tous les peuples, à un certain point de vue, c’est celui qui, dans le courant de la première moitié du dix-neuvième siècle, leur a fait délibérément abandonner l’amélioration et même pour ainsi dire l’usage de leur propre sol, pour se consacrer, avant toute chose, à l’industrie et au commerce. Leur situation, absolument prépondérante à cette époque, ne leur a pas permis d’envisager le cas où d’autres peuples seraient en état de menacer leurs lignes de communication maritime. Aucun peuple autant que celui de la Grande Bretagne n’a des besoins de nourriture à satisfaire, et aucun n’est moins capable d’y faire face par le produit de son agriculture. Pour ne citer qu’un article de première nécessité, le blé, la production insulaire n’atteint guère que 18 à 20 % de la consommation. Les colonies anglaises, Canada, Inde, Australasie, en fournissent à peu près autant, et le reste est acheté aux Etats-Unis, à l’Argentine et ailleurs. De là, la nécessité pour l’Angleterre d’assurer, coûte que coûte, le libre parcours de sa flotte commerciale. Une longue évolution sera nécessaire pour que le sol anglais soit utilisé comme il peut l’être.

un des greniers de l’angleterre, ferme de la colombie britannique.

Si le respect des traditions rend les réformistes eux-mêmes soucieux de conserver une partie de l’édifice à démolir, du moins le respect des précédents a-t-il eu cette conséquence heureuse de fournir un asile presque toujours assuré aux proscrits et aux réfugiés politiques du continent. Grâce à son splendide isolement, la Grande Bretagne pouvait se permettre de rester dédaigneusement indifférente aux événements de l’Europe et d’accueillir également les rois chassés de leur trône et les galériens échappés à leurs geôliers. Après juin 1848, après le coup d’Etat, après la Commune, à d’autres occasions encore, républicains, socialistes, anarchistes que l’on repoussait de partout, qui, dans les royaumes de la terre ferme, avaient dû voyager de prison en prison, et que la Suisse elle-même expulsait hypocritement sous prétexte de malentendu, tous ces réprouvés trouvaient un asile en Angleterre, non que l’on vît en eux les martyrs d’une noble cause, mais parce que la fière nation voulait ignorer les haines et les rancunes des gouvernements étrangers. Sans doute, la foule des exilés et des réfugiés avait à souffrir du haut dédain de la plupart de ceux qui leur laissaient fouler le sol de l’île ; de même ils avaient à redouter les machinations d’une police internationale, habile à l’invention d’absurdes complots, mais ils pouvaient aussi constater parfois de fortes amitiés et, par leur seule présence, donner à la personnalité de l’Angleterre une valeur morale supérieure. C’est sur le sol britannique, et avec le concours de frères anglais, que se fondèrent les divers groupes de solidarité politique et sociale d’où sortit le mouvement décisif de l’Internationale.

Partagé désormais en deux classes hostiles comme tous les autres pays du monde à civilisation capitaliste, le Royaume-Uni n’a pas encore complètement achevé son unité politique. L’Irlande est encore réfractaire à la domination anglaise ; l’Ecosse, relativement prospère, croissant en population et en richesse, ne fait guère d’opposition qu’en paroles et n’a de patriotisme outrancier que par les souvenirs ; mais, dans le présent, il lui convient fort de se trouver à l’avant-garde pour l’initiative et l’activité dans les diverses entreprises ; même à Londres, la colonie écossaise entend bien être la première au travail comme à la réussite. Quant aux Écossais de race gaélique pure des « hautes terres » du Nord, ils ont été plus que décimés par les guerres : en premier lieu par l’extermination directe, lors des vaines tentatives que firent les Stuart pour reconquérir le trône, et, depuis cette époque, par la flatteuse et d’autant plus funeste distinction que les souverains d’Angleterre leur ont accordée, en les plaçant au premier rang pour les faire mourir à leur service. Ayant le plus beau costume militaire, les Highlanders sont tenus d’être les plus braves et le sont en effet ; la statistique des batailles établit que dans les combats ils se distinguent par la plus forte proportion des morts[10], et dans la guerre sud-africaine, à Maggers-fonteyn par exemple, cet excédent de mort violente fut encore doublé.

A l’ouest de la Grande Bretagne, la mer de Saint-Georges est plus qu’une limite naturelle, c’est bien une zone de séparation. Non seulement l’Irlande est restée une terre matériellement distincte de la grande île qui l’avoisine à l’orient, elle est encore de par la volonté de ses habitants, de par l’esprit national, rebelle à l’union politique proclamée depuis des siècles. On se hait de part et d’autre, quoique les croisements de race aient été réellement si nombreux qu’il serait maintenant impossible d’établir les origines familiales, tant de colons anglais s’étant domiciliés en Irlande et tant d’immigrants irlandais ayant cherché fortune en Angleterre. Mais, quels que soient les mélanges au point de vue du sang, le climat, le sol et tout le milieu de la « verte Erin » agissent sur les insulaires avec tant d’énergie que l’Irlandais natif, même d’origine anglo-saxonne et d’ailleurs purement anglais par la langue, la culture, les relations avec le reste du monde, n’en devient pas moins un ennemi naturel des Anglais et revendique l’indépendance politique de l’Irlande, ravie à ses compatriotes d’élection par ses propres ancêtres.

un bataillon de highlanders sur l’esplanade du chateau d’edimbourg.


De leur côté, les Anglais se laissent facilement aller à éprouver une haine instinctive, un dédain spontané du Paddy, plus pauvre qu’eux, qu’ils rencontrent dans les quartiers les plus humbles de leurs villes : pour réagir contre cette antipathie naturelle, l’homme intelligent a besoin de faire effort de volonté. On comprend facilement qu’il en soit ainsi, puisque les Anglais, en tant que nation, ont des torts héréditaires envers l’Irlande, qualifiée presqu’ironiquement d’« Ile-sœur » ; or l’offenseur déteste toujours l’offensé. Et pourtant, que l’Angleterre ne doit-elle pas à sa vassale méprisée ! Combien souvent a-t-elle dû admirer l’entrain et la faconde des orateurs d’outre-canal, que de trésors de verve le génie des Sterne, des Swift, des Sheridan n’a-t-il pas introduits dans la littérature anglaise, et que de batailles gagnées, grâce à l’esprit batailleur des Irlandais ! Voici le témoignage qu’en donne Wellington : « C’est surtout aux catholiques irlandais que nous devons notre fière supériorité dans la carrière des armes et que je suis personnellement redevable des lauriers dont il vous a plu d’orner mon front ». En conduisant Paddy à la conquête du monde, l’Angleterre assurait à la fois sa propre gloire et la tranquillité dans les misérables campagnes de l’Irlande.

Maintes fois, on a feint la réconciliation ; de véritables concessions ont même été faites sur tel ou tel des griefs que présentaient les opprimés ; mais le grief par excellence subsiste irréparable : le peuple d’Erin est un peuple conquis, la terre qu’il laboure n’est que partiellement à lui, les impôts qu’il paie, et qui sont d’autant plus lourds que sa pauvreté s’est accrue, ces impôts profitent surtout à l’aristocratie des propriétaires étrangers et du gouvernement oppresseur ; même la langue qu’il parle dans presque toute l’étendue du territoire est la langue du vainqueur, car le parler indigène a été systématiquement banni de toutes les écoles, de tous les lieux publics où apparaît le maître, et n’a pu se maintenir que dans les districts relativement barbares où les communications avec le monde extérieur sont restées presque nulles. Maintenant le patriote irlandais revendique non seulement son droit à la terre, à la parole et à l’action libres, il veut aussi récupérer sa langue et il étudie dans l’original la riche littérature des aïeux. Réussira-t-il à remonter la pente qu’une oppression, plusieurs fois séculaire, lui a fait descendre ? Ce serait là un miracle de volonté dont aucun autre peuple n’a encore fourni le témoignage. Du moins c’est l’opprimé qui tient son maître et tant qu’on ne lui aura point rendu son autonomie, tant qu’il n’aura pas repris son home-rule, la Grande Bretagne restera privée de sa libre initiative dans la grande activité mondiale. L’Irlande est bien le vautour qui ronge le flanc du Prométhée britannique.

Non encore réconciliée avec la population de l’île voisine, la Grande Bretagne cherche à ne faire qu’une nation avec ses « filles », les colonies éparses dans le monde, la Puissance du Canada, les États de l’Afrique méridionale et l’Australasie.

N° 524. Canada Oriental.


Les patriotes ambitionnent l’union de tous ces pays en une fédération étroite constituant une « Bretagne majeure », type de nationalité comme le monde n’en a pas encore vu et qui aurait du moins cette incontestable supériorité de reposer uniquement sur la libre participation des nations intéressées. Le grand chêne étendrait son ombrage sur la terre entière, cramponné dans le soldes continents et des îles. Cette union serait d’autant plus belle qu’elle succéderait à une véritable indépendance politique de chacune de ces colonies éloignées de la métropole. Quoique encore attachées de nom à la puissance qui les fonda, ni les provinces canadiennes, ni les colonies des mers australes ne sont gouvernées par le Parlement qui siège à Westminster : elles sont en réalité, malgré ce nom de colonies, des États indépendants. La munificence de l’Angleterre, laissant de bonne grâce à certaines de ses possessions l’exercice de leur autonomie, a paru l’effet d’une sagesse politique admirable ; il serait plus simple et plus vrai d’y voir un témoignage de la nécessité des choses, car le gouvernement anglais ne pourrait agir autrement avec la moindre chance de succès, il perdrait le Canada et les divers États fédérés, depuis 1901, en une « commonwealth » australienne, comme il a perdu les colonies américaines du littoral atlantique. Pour rester dans la vérité, il suffit de louer la sagesse des hommes d’Etat qui ont su se conformer tranquillement au destin. Une nation ne disposant que d’une faible armée ne peut rien contre une autre nation moralement unie et qui au privilège d’être protégée par l’énormité des distances joint celui de posséder un territoire immense, de grandes ressources locales et la conscience de sa force.

Les colonies puissantes sont donc redevables de leur indépendance à leur propre valeur morale. Elles se gouvernent elles-mêmes parce qu’elles pourraient tenir tête à des maîtres, mais elles apportent une singulière courtoisie dans leurs relations avec la nation suzeraine. Ainsi, lorsque les diverses parties du Canada se constituèrent en États, elles demandèrent gracieusement à la reine Victoria de leur indiquer l’emplacement de leur capitale, et le lieu où s’élève actuellement la cité d’Ottawa leur fut désigné par un geste royal. Cependant l’immense territoire, connu désormais par la dénomination collective de « Puissance » ou « Dominion », ne tient plus à l’Angleterre d’une façon effective que par l’hébergement de deux petites garnisons, l’une sur le rivage oriental, à Halifax, l’autre sur la côte du Pacifique, à Esquimault ; en outre, un personnage décoratif représente Sa Majesté le souverain auprès du Parlement. En Australie, dans la Nouvelle-Zélande, colonies presque complètement britanniques par l’origine de leur population, l’union sympathique avec la mère patrie est beaucoup plus cordiale qu’au Canada, où le voisinage des États-Unis crée une situation toute spéciale, et les formes de la domination anglaise peuvent y être considérées comme purement symboliques.

N° 525. Composition ethnique de l’Afrique du Sud.

Les statistiques donnent le chiffre global des blancs nés dans les colonies sans différencier Afrikanders et Anglais. Parmi les immigrés blancs, on est étonné de compter 21 000 Russes au Cap et en Transvaal.

Parmi la population de couleur, les Hottentots sont à mentionner ; au nombre de 90 000, ils ne forment plus de 20 % des habitants que dans les districts de Vanrhynsdorp (31,82 %), Sutherland, Ookiep (Namaqualand) et Hanover. Les Asiatiques (Hindous, Malais, Chinois) sont peu nombreux en dehors des villes du Cap, de Port-Elizabeth, Kimberley et Johannesburg.

Mais il en est tout autrement pour les colonies de l’Afrique méridionale. Là, sans parler des Hindous et des Chinois « engagés » pour le travail des mines, le problème des races se présente en toute sa gravité et l’autonomie des deux colonies du Cap et de Natal y est accompagnée de dangers spéciaux. Dans l’immense territoire qui s’étend du Cap au bassin du Zambèze, le nombre des blancs n’atteint pas douze cent mille et ils appartiennent à deux races que séparent plusieurs siècles d’évolution divergente et le souvenir de cent années de luttes et de torts réciproques : d’un côté, les descendants des colons hollandais, Afrikanders et Boers, de l’autre, les Anglais et Écossais d’immigration récente. Les uns sont campagnards, fermiers et agriculteurs, les autres, attirés par les gîtes d’or et de diamants, sont mineurs, industriels, commerçants et bâtisseurs de villes ; aucune sympathie commune — sauf la haine des noirs — ne rapproche ces travailleurs entremêlés de par les nécessités de la vie. A côté de ce million d’hommes, formant deux populations de même importance numérique, vivent cinq ou six millions de nègres, Bantous intelligents, qui ont appris de visu la force et la faiblesse de leurs dominateurs. Comment l’idée de l’ « éthiopianisme », l’Afrique aux races indigènes, ne se développerait-elle pas chez eux ? Ce rêve, né parmi les noirs des Etats-Unis, est insensé pour le moment, mais, sous des formes nouvelles, les générations à venir en entendront certainement parler. D’autre part, quelle tentation pour les blancs, qui possèdent aujourd’hui la force, d’exploiter et de massacrer à loisir ces Cafres abhorrés ! Une trop grande initiative laissée aux colons de l’Afrique australe ne manquerait pas de provoquer des injustices plus graves que celles dont les Anglais se sont rendus coupables envers les Boers. En fait, le gouvernement de la Grande Bretagne est obligé d’entretenir encore une partie considérable de son armée en Afrique pour surveiller les Boers vaincus, les Afrikanders à velléités d’indépendance, les Cafres opprimés, et assurer la « paix britannique », même en dépit de ses compatriotes. Ces colonies sud-africaines ne représentent donc pas pour l’Angleterre un accroissement de force, plutôt menacent-elles de devenir une nouvelle et lointaine Irlande.

Prises dans leur ensemble, les vraies colonies britanniques, c’est-à-dire les contrées de la Terre où se sont établies à demeure et en maîtresses des populations d’origine et de langue anglaise, ne représentent point par le nombre des individus une part aussi considérable du monde que pourrait le faire supposer l’attention qu’on leur donne dans l’histoire contemporaine ; ces colonies ne dépassent guère douze millions d’hommes, c’est-à-dire qu’elles sont loin d’atteindre la centième partie du genre humain, mais elles profitent du prestige que doit donner la valeur de leur commerce, l’autorité de leur industrie, leur omniprésence par les voyages et la solidarité politique avec l’Angleterre, qui, au besoin, les eût protégées naguère par l’envoi de ses vaisseaux. Une sorte d’organisme nerveux a d’ailleurs accru la valeur de ces colonies parmi les nations du monde, car, pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne a graduellement, silencieusement, ajouté à sa flotte un autre instrument de domination mondiale en rattachant à son île la plupart de ses dépendances de l’Afrique, de l’Asie, de l’Australie, de l’Amérique, par un réseau de fils sous-marins qui, récemment encore, lui donnait la primeur des nouvelles télégraphiques et lui subordonnait tous les peuples auxquels la connaissance des faits lointains arrivait auparavant dénaturée et mensongère.

On ne saurait s’exagérer l’importance du continent Australien au point de vue de son rôle, et la puissance matérielle qu’il donne à l’Angleterre par l’influence morale qu’il ajoute dans le monde à la forme dite « anglo-saxonne » de la civilisation. L’Australie est l’une des branches du grand trépied « britannique » posé sur le monde. Il est vrai que par sa faible population, d’environ 4 millions d’hommes en 1905, elle ne peut entrer en comparaison avec la Grande Bretagne et l’Amérique du nord ; mais il faut tenir compte ici, moins du nombre des individus que de la grandeur et de la situation géographique du territoire, de sa position dominante dans tout le monde océanien, au centre de l’immense hémicycle des rivages continentaux. L’Australie est, pour la langue et pour le mode de culture anglo-saxonne, un centre de rayonnement, aussi bien que l’Angleterre et que les Etats-Unis. Grâce à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, des voyageurs anglais, partis de Liverpool ou de Southampton, peuvent entreprendre la circumnavigation de la Terre en ne s’arrêtant qu’en des ports britanniques : Capetown ou Aden, Melbourne ou Colombo, Durban ou Sydney, Port-Stanley (Falkland ou Malouines) ou Sainte-Hélène, et s’imaginent volontiers que l’anglais est la langue du genre humain. C’est une illusion, et par conséquent un danger, mais leur audace en est grandie.

Récemment, les embarras cruels et persistants du gouvernement anglais dans son entreprise sud-africaine, l’avaient forcé à se tourner en suppliant vers ses colonies et à leur demander un appui moral, même des contingents de troupes et de matériel guerrier. Emues par cet appel, qui établissait aux yeux du monde leur importance politique grandissante, et d’ailleurs séduites en une forte mesure par la fascination toujours très puissante du patriotisme panbritannique, les colonies autonomes s’empressèrent de répondre favorablement aux avances de la mère patrie ; toutefois il s’en fallut de beaucoup qu’elles égalassent en proportion les sacrifices de l’Angleterre elle-même et de la colonie du Cap, voisine immédiate du théâtre de la guerre ; d’ailleurs ces sacrifices ne furent point gratuits, la métropole eut à les acheter chèrement, d’abord par une haute paye — la solde du volontaire colonial étant cinq fois plus élevée que celle du Tommy anglais —, puis par des privilèges commerciaux et même par une participation directe à la gérance des intérêts communs.

Quoique, au commencement du vingtième siècle, la population totale des six[11] « colonies » s’administrant elles-mêmes représente seulement la cinquième partie des Anglais du monde entier, quoique certains de ces États émancipés ne groupent qu’une infime population, — 200 000 habitants à Terre-Neuve, 60 000 blancs en Natal (1901) —, cette fraction relativement minime de la « majeure Bretagne » a reçu sa part d’attribution au conseil de la grande association : Ottawa, Melbourne, Wellington, Capetown, Saint-John, Pietermaritzburg partagent désormais, et bien plus qu’ils n’est officiellement constaté, le droit d’initiative avec le cabinet de Saint-James et le parlement de Westminster. A la politique anglaise succède l’action panbritannique, plus lente, plus complexe, non plus spécialement européenne, mais dirigée par des intérêts mondiaux.

Il est naturel que toute évolution historique dépasse son but : les personnages que les événements ont mis en lumière comme protagonistes du changement sont entraînés par la passion de l’idée qui les anima et ils en exagèrent la valeur, cherchant à en faire une panacée pour tous les maux présents et futurs. Il a paru bon et même indispensable, pendant la période d’angoisse, de faire appel à la collaboration des colonies, et celles-ci gagnant journellement en population, en ressources financières et militaires, on se promet pour l’avenir une aide également efficace même contre un puissant rival tel que l’Allemagne, la Russie ou la République américaine.

N° 526. Densité de Population de l’Australasie.

La densité de population est, à peu près, inversement proportionnelle à la grandeur des carrés qui recouvrent les territoires habités ; autrement dit, chaque carré représente douze à quinze mille habitants.

La dénomination Australasie comprend l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les îles Fidji, la Papouasie anglaise et les îles intermédiaires.

P. M. en Papouasie = Port-Moresby. Voir page 37.


Ce n’est pas tout : ne pourrait-on préparer d’avance cette alliance offensive et défensive dans les relations commerciales en attendant qu’elle puisse se réaliser dans les conflits militaires ? Tel est le projet que les politiciens ont conçu et qui paraît avoir séduit les patriotes les plus ardents. Mais cette idée, si elle devait être accueillie par la Grande Bretagne ses colonies, ne constituerait-elle pas le plus violent recul de toute l’histoire moderne de l’Angleterre, une sorte de trahison envers un passé glorieux : celui qui avait placé la nation anglaise hors pair parmi toutes celles de la Terre comme le champion par excellence d’un mouvement d’échanges sinon « libre » du moins libéré de beaucoup d’entraves, et conférant une sorte d’apostolat aux continuateurs de l’œuvre de Cobden ? Certainement les colonies anglaises seraient de précieuses associées dans le commerce panbritannique, mais, si importantes qu’elles soient, elles ne peuvent avoir la prétention d’égaler tout le reste du monde.

Et d’ailleurs, la tendance naturelle de chacune des colonies est de développer son autonomie conformément aux conditions spéciales que lui fait son ambiance particulière. La Terre n’est pas encore devenue assez petite par l’effet de la pénétration mutuelle des idées et des intérêts pour que le Canada, le Cap, l’Australie, qui se lancent impétueusement en avant dans la vie, se sentent vraiment une avec leur antique mère d’Europe : après les démonstrations d’amitié et de tendresse, ils se prêtent de nouveau à la tendance naturelle qui les porte à suivre leur propre voie, à se détacher de leur génitrice. L’unité nationale entre métropole et colonies gardera longtemps encore son caractère religieux et traditionnel, mais rien ne les empêchera de s’affirmer en manifestations divergentes. Déjà tout a changé et, quand on a traversé l’Atlantique ou le Pacifique, on reconnaît sans peine que les « nouvelles Angleterres » ne ressemblent que lointainement à l’ancienne.

Ainsi prenons l’Australie pour exemple, l’Australie dont la première destination fut d’être un simple exutoire aux prisons du Royaume-Uni. Lorsqu’il devint évident que ce lieu de déportation deviendrait aussi une colonie dépeuplement, l’aristocratie anglaise, qui faisait alors la loi dans le Parlement britannique, avait imaginé toute une savante diplomatie pour que la New South Wales (Nouvelle Galles du Sud), la seule colonie australienne constituée en État à cette époque, restât, comme la mère patrie, divisée en grands domaines dont les travailleurs agricoles ne pourraient jamais devenir les possesseurs. On commença par faire voter une loi qui interdisait la vente de la terre au-dessous d’un prix très élevé, inaccessible aux immigrants pauvres, et d’autre part, on fixa un maximum de salaire. Toutefois, si l’achat du sol était interdit au prolétaire, il devait être facilité aux concessionnaires riches et, pour ceux-ci, l’achat fut remplacé par des licences qui leur accordaient le droit de pâture sur des espaces énormes, de milliers et dix milliers d’hectares, droit que l’usage transformerait à la longue en fief seigneurial.

N° 527. D’Adélaïde à Sydney.

Au terme de l’acte d’union (1901), la capitale de la Fédération australienne doit se trouver sur le territoire de la Nouvelle Galles du Sud, à proximité de la frontière de Victoria. Après avoir repoussé Tumut (T.) et Bomballo (B.), le choix des États s’est arrêté sur Dalgetty. Provisoirement, le siège du gouvernement fédératif est à Melbourne.


On espérait ainsi que le travail forcé des convicts se maintiendrait sous une autre forme et que des manœuvres sobrement payés, exclus du nombre des propriétaires, continueraient de siècle en siècle une appropriation analogue à celle des paysans anglais sur les terres inaliénables des manoirs. En outre, le régime féodal devait être consolidé par l’asservissement des indigènes, que les colons propriétaires pouvaient se faire « assigner », c’est-à-dire attribuer comme esclaves temporaires au moyen d’une simple pétition rédigée et signée par eux-mêmes, sans enquête ni contrôle judiciaire[12].

La découverte des mines d’or, puis le flux rapide de l’immigration européenne et de brusques révolutions économiques dérangèrent ces beaux plans, sans toutefois les renverser, et, du moins, l’aristocratie terrienne obtint ce résultat, qu’il n’existe point de classe paysanne en Australie. Il n’y a guère de jardiniers non plus, si ce n’est autour des villes, où quelques Chinois produisent des légumes pour la consommation locale, et dans l’état de Victoria, où la banlieue de Melbourne est devenue un grand jardin maraîcher.

Ce régime de la propriété dans les terres de l’Australie est une des raisons pour lesquelles la population est devenue presque exclusivement urbaine : telle ville, comme Melbourne, renferme près de la moitié de tous les habitants de la colonie dont elle est la capitale. Mais si les grands propriétaires d’Australie ont réussi à garder la pleine domination du territoire et à l’interdire aux travailleurs comme domicile permanent, ceux-ci, tondeurs de brebis et autres, doivent à leur genre de vie des mœurs presque communistes qui, dans une lutte sociale, pourraient leur donner contre les bailleurs de travail une force irrésistible. Obligés dans la saison de la tonte de quitter les villes en multitudes et de voyager rapidement vers les pâturages lointains, ils ont dû s’associer pour assurer en route la fourniture des vivres. Au lieu même de leur besogne régulière, ils logent en de longues et hautes cabanes où trois rangées de lits s’étagent comme au pourtour d’un entrepont de navire, et leurs repas se font toujours en commun. Ils ne se mettent jamais à table sans regarder au dehors s’il y a des voyageurs en vue et à portée de la voix pour prendre part au repas. Même s’ils ne voient personne, ils clament à pleine gorge : « Any travellers about ? Come on, mates »[13].

Les habitants de la colonie de Victoria, au sud-est du continent australien, se sont considérés longtemps, et à bon droit, comme occupant un rang sociologique plus élevé que les autres immigrants de l’Australie, car le régime de la servitude pénitentiaire avait à peine effleuré le pays, et presque toute la population se composait de chercheurs d’or, pleins d’audace, ayant dans leurs rangs un grand nombre d’immigrés politiques, exilés d’Europe à cause de
colonies d’australasie.
population des villes et des campagnes.

Le grisé serré correspond à la population de la ville principale de chaque colonie, le grisé lâche aux villes de second ordre, le blanc aux campagnes.
1. Nouvelle Galles du Sud. — 2. Victoria. — 3. Queensland. — 4. Australie du Sud. — 5. Australie occidentale. — 6. Tasmanie. — 7. Nouvelle-Zélande.
Br. = Brisbane. — Adel. = Adelaïde. — P. = Perth. — H. = Hobart-Town. — Auck. = Auckland.
leur idéal même. L’esprit des habitants était plus libre, plus égalitaire que partout ailleurs, et l’effet s’en fit sentir jusque dans le gouvernement local qui, dans plusieurs circonstances, ne craignit pas de se laisser accuser de socialisme par les économistes bien pensants. D’ailleurs, malgré la faible étendue relative de son territoire, et quoique d’un demi-siècle plus jeune que la « Nouvelle Galles », Victoria l’emporta même pour un temps par le chiffre de sa population : maintenant, elle a de beaucoup la première place par la densité kilométrique de ses habitants, bien minime encore en proportion des ressources de la contrée.

L’accroissement du peuple australien se fait avec une certaine lenteur, par le fait de raisons multiples. D’abord la population ouvrière, veillant avec jalousie sur le marché du travail, a réussi à faire adopter des lois mettant de telles entraves à l’admission, même temporaire, de nouveau-venus, qu’aucun immigrant n’y peut satisfaire sans la complaisance de l’officier qui préside à l’examen des arrivants. Une condition, par exemple, est l’exécution d’une dictée de cinquante mots dans une langue européenne quelconque, choisie par l’autorité. Pour le blanc, c’est donc l’arbitraire qui décide de son débarquement ou de son renvoi ; quant au jaune, l’interdiction est absolue. Les étrangers, domiciliés sous l’ancien régime de tolérance, sont mal vus et souvent découragés ; enfin, fidèle à cette idée, foncièrement erronée, que moins d’habitants on est, plus il est facile de gagner sa vie, le blanc du nouveau monde austral commence à adopter les mœurs de prudence néo-malthusienne. Néanmoins le peuplement ne peut manquer de se faire de proche en proche partout où de nouveaux appels sont faits au travail de l’homme, où le réseau des voies ferrées, pénétrant au loin dans l’intérieur, facilite la naissance des villes. Déjà, l’union de tous les États en une seule république nécessite la construction de deux voies transcontinentales, l’une réunissant les mille ramifications de l’Est aux lignes beaucoup moins nombreuses de l’Australie de l’Ouest (Westralia), qui borde l’océan Indien, l’autre traversant le continent, du sud au nord, d’Adélaïde à Palmerston[14]. Ne fût-ce que pour occuper les stations et les postes télégraphiques de ces voies ferrées, il est nécessaire que la population s’accroisse ; mais, si aride que soit la plus grande partie du sol australien, les terres cultivables suffiraient pour nourrir encore des millions d’hommes ; on peut vraiment s’étonner que les Australiens mettent tant de zèle à détourner la population qui demanderait à se porter vers leurs rivages, principalement sur les côtes septentrionales, baignées par la mer d’Arafura. La région étant comprise dans la zone tropicale, le climat n’est pas de ceux que les immigrants anglais choisissent, et rarement viennent-ils chercher fortune en un pays où la température moyenne atteint 24 degrés centigrades, soit environ quinze degrés de plus que dans la mère patrie. Mais si les Anglo-Saxons qui se sont approprié le sol en vertu de leur droit de conquête ne sont venus qu’en petit nombre dans ces belles contrées, pourtant fertiles et pourvues de ports excellents, si les lieux d’habitation ne constituent encore que d’humbles villages, d’autres gens en quête de territoires à coloniser seraient fort heureux de s’établir sur ces terres neuves du monde australien. Des Chinois, des Japonais, des Malais ne demandent qu’à s’y présenter en foule, mais les petites colonies britanniques du littoral se sont prononcées à l’unanimité contre tout essai de colonisation dû à ces gens de race prétendue inférieure. Pourtant la force des choses finira par l’emporter et, malgré les lois édictées par les corps délibérants d’Australie, ce sont des Chinois qui chargent et déchargent les navires devant les quais de Palmerston et qui défrichent le sol environnant.

Evidemment, l’un des points vitaux pour le commerce mondial est indiqué comme devant se trouver dans le détroit de Torrès à l’extrémité orientale de cette admirable avenue dont l’autre extrémité est gardée par Singapur. Le village de Somerset, sur la pointe australienne de York-Peninsula, le marché de Thursday Island — île du Jeudi —, sur un port très fréquenté par les pêcheurs de nacre et d’holothuries, enfin quelques autres groupes de colonisation insulaires, peut-être aussi Port-Moresby dans la Nouvelle-Guinée, tels sont actuellement les seuls indices de la Londres ou New-York future que l’on s’attend à voir surgir dans ce détroit par lequel communiquent les deux océans et qui termine cette merveilleuse avenue d’îles, de cinq à six mille kilomètres en longueur, commençant à l’ouest par Sumatra et finissant à l’est avec la Papouasie. Nulle part sur la rondeur de la planète, terres plus riches, plus abondantes en ressources de toute nature, ne se déroulent en des tableaux plus somptueux et plus grandioses. Il semble inexplicable que, seuls, quelques villages aient surgi à la porte triomphale de l’incomparable chemin des mers, c’est là un fait qui, dans un siècle, sera difficilement compris. Il est vrai que les parages voisins sont rendus fort dangereux par les récifs coralligènes, surtout au passage de la « Grande Barrière », mais l’homme n’a-t-il pas à sa disposition les bouées, les balises, les phares, l’expérience et la sagacité des pilotes, et, au besoin, les explosifs et les dragues ?

A l’est de cette limite naturelle entre l’Australie proprement dite et le monde océanien, la « Bretagne majeure » est encore représentée par des îles très importantes, celles qui constituent la Nouvelle-Zélande, et par l’archipel des Fidji. D’autres puissances ont aussi leur part de cette région du Pacifique : l’Allemagne s’est emparée des principales îles mélanésiennes et, en vertu d’un accord (1899), a partagé les îles Samoa avec les États-Unis, tandis que les îles Tonga étaient abandonnées à l’Angleterre ; conjointement avec cette dernière puissance, la France gouverne les Nouvelles-Hébrides ; de longue date, elle a pris la Nouvelle-Calédonie, moins pour y faire œuvre de colonisation que pour y établir ses dépôts de relégation politique et pénale, jusqu’au jour où les colonies australiennes firent entendre des plaintes et surent obtenir que les forçats français fussent dirigés vers d’autres cieux ; enfin, inaugurant à son tour une politique mondiale, la Fédération australienne a obtenu du Cabinet de Saint-James la haute main sur la portion anglaise de la Nouvelle-Guinée ; les Papou fourniront la main-d’œuvre à des conditions plus avantageuses que Chinois et Japonais.

Nos 528 et 529. Indonésie.
Les deux cartes 528 et 529 se font exactement suite et sont à la même échelle.
de Singapur à Torrès.

Ces terres océaniques, si importantes qu’elles puissent devenir un jour, ne sont que peu de chose en comparaison des deux îles de la Nouvelle-Zélande, qui peuvent être considérées en puissance comme une autre Angleterre. En superficie, elles sont presqu’aussi étendues, et leur population, qui ne représente encore que le cinquantième environ de celle des îles Britanniques, constitue certainement une élite en comparaison des habitants de la mère patrie. Les premiers immigrants anglais, en 1840, avaient fait choix d’un emplacement qui témoignait déjà en faveur de leur esprit judicieux, car ce port, Nicholson, situé au centre précis de l’archipel et commandant le détroit majeur, nommé en l’honneur de Cook, ne pouvait manquer de devenir un centre de commerce et un lieu de rendez-vous pour la société destinée à s’établir dans ces parages : c’est sur cette baie qu’on bâtit Wellington, capitale des deux îles, dépassée en population par Auckland.

Tout d’abord, les directeurs de l’immigration néo-zélandaise voulurent, comme on avait essayé de le faire en Australie, fonder une communauté modelée complètement sur le type de l’aristocratique Angleterre, avec fiefs inaliénables, paroisses ecclésiastiques, troupeaux de paysans laborieux et de paroissiens fidèles. La Nouvelle-Zélande, semblable à sa mère patrie des antipodes par l’égalité du climat et par la fécondité du sol, commença par lui ressembler politiquement et socialement. Même aristocratie terrienne que dans la Grande Bretagne, même contraste entre propriétaires et travailleurs indigents ; mais il manquait aux seigneurs néo-zélandais le prestige que donne une longue généalogie d’aïeux et l’hébétude traditionnelle des paysans asservis. Le prolétariat de la nouvelle colonie ne s’était pas encore assoupli que la guerre éclata sous diverses formes : grèves, procès, luttes électorales, insultes et violences. Cette fois, le bon droit, soutenu par la très imposante majorité du nombre, l’emporta sur le parti du monopole, représenté d’ailleurs par des nobles combattant par procuration, et ce que le peuple eût pu faire en vertu de sa force, il l’accomplit avec tout l’appareil encombrant du gouvernement et des lois (1891). La révolution fut sans doute très incomplète, très inférieure à l’idéal qui l’avait suscitée, mais ce n’en fut pas moins une révolution, plus effective que tant d’autres plus sanglantes[15].

N° 530. Ile Septentrionale de la Nouvelle-Zélande.

Dès l’année suivante, la nuée des immigrants brisa forcément les cadres préparés pour eux ; aux colonies de vieux style officiel, fondées avec des éléments anglais, s’opposèrent, surtout dans l’île méridionale, des communautés écossaises appartenant à la Free kirk ou « Libre église » ; puis on découvrit les mines d’or et bientôt une minuscule Angleterre se formait aux antipodes planétaires de celle d’Europe, mais une Angleterre plus jeune, où les éléments de renouveau socialiste étaient fortement représentés. Ainsi la colonie, tout en se rappelant les us et la politique de la métropole, eut la prétention de faire mieux et de lui servir de modèle, en réformant le régime de la propriété, en supprimant les mœurs de l’absentéisme, en facilitant aux cultivateurs l’accès du sol, aux ouvriers le travail de l’industrie. La société néo-zélandaise s’est donné pour objectif de mettre fin aux conflits entre le capital et le salariat, et quoique cet idéal n’ait pas été réalisé, des gouvernants de la contrée nouvelle ont cru pouvoir rapporter un évangile politique aux représentants vieillis de la métropole. La Nouvelle-Zélande est le premier État qui ait admis les femmes à l’élection ; l’Australie l’a imitée et de plus leur a conféré l’éligibilité ; cette innovation semble du reste à peine avoir modifié la force relative des partis politiques.

Même dans leurs rapports avec la population indigène, les colons de la Nouvelle-Zélande ont moins de reproches à se faire que la plupart de leurs compatriotes établis en d’autres lieux de la rondeur terrestre. D’ailleurs, ils doivent se rappeler que jamais on n’eut à combattre d’adversaires plus nobles que les Maori. Lors d’une rencontre, une bande de blancs manquant de vivres, succombant de fatigue, eût été une proie facile pour les indigènes, mais ceux-ci firent trêve aussitôt et envoyèrent même à leurs ennemis la moitié de leurs rations : « Pour vous combattre, dirent-ils, nous attendrons que vous soyez nos égaux ». Les Anglais ont amplement démontré que le « civilisé » l’emporte réellement sur le sauvage dans l’art de tuer son prochain, mais maintenant, en principe du moins, le droit d’égalité est conféré aux anciens maîtres du sol : ils ont gardé leur part de propriété ; ils siègent à côté des blancs dans les assemblées nationales, et leurs enfants, non les moindres en intelligence, étudient dans les mêmes écoles. Cependant la race a lamentablement décru, si ce n’est en quelques districts où par les croisements le type maori s’est fondu dans la population envahissante des Anglo-Saxons. La secousse de l’évolution sociale a été trop forte pour que la nation océanienne ait pu résister victorieusement : sa puissance d’adaptation n’a pas suffi, du moins pendant les deux premières générations de la race immigrante, car il semble maintenant que le mouvement de recul soit enrayé. Les cent mille Maori qui vivaient en 1840 ne sont plus représentés au commencement du vingtième siècle que par une descendance réduite de plus de moitié, 43 143 en 1901[16]. Ainsi que le disait un Maori parlant à des Anglais : « Notre rat disparaît devant le vôtre, notre mouche fuit celle que vous apportez, et c’est vous qui nous mangerez ! »

côte de fidji

La plupart des îles océaniennes sont entourées d’une ceinture de coraux qui rendent la navigation dangereuse. La haute mer se trouve derrière la petite hauteur boisée.

En dehors des colonies, ses filles, que l’Angleterre tient pour ses égales et qui font partie intégrante de la « Bretagne majeure », il existe à la surface de la planète nombre de territoires, îles ou terres continentales, que l’Angleterre possède sans les peupler de travailleurs et de citoyens et où elle ne se reconnaît d’autres devoirs que de prendre en tutelle la population native. Tutelle souvent précaire et dangereuse, car elle dépend des intérêts plus ou moins considérables que des spéculateurs anglais ont pu trouver à faire travailler les indigènes. Ainsi, dans l’Océanie même et dans le cercle d’attraction du monde australien, pour lequel a été forgé le vocable Australasie, les insulaires de l’archipel des Fidji n’ont guère à se louer jusqu’à maintenant du gouvernement anglais. Il est vrai qu’avant le débarquement des missionnaires et des planteurs, les Fidjiens, hommes superbes, beaux, forts, intelligents, se trouvaient dans une période de décadence lamentable : la monarchie absolue, avec sa conséquence fatale, l’asservissement général des indigènes, puis les pratiques de l’anthropophagie ou « communion du grand porc », qui, après avoir eu un caractère purement religieux, était devenue un simple moyen de terreur pour « morigéner les basses classes », toutes les formes sociales indiquaient une déchéance rapide que l’arrivée des Européens eut pour résultat de hâter. Lorsque les Fidjiens se donnèrent à l’Angleterre, en 1876, l’inauguration du nouvel ordre de choses se fit par une terrible épidémie de rougeole, qui emporta le cinquième de la population, et, depuis cette année fatale, le dépérissement général ne paraît point s’être arrêté ; de 115 000 en 1884, le nombre des Fidjiens est tombé à 95 000 en 1901 ; pourtant il arrive maintenant, en telle ou telle année, que le nombre des naissances soit supérieur à celui des décès. Quant au relèvement moral, pourrait-il s’accomplir, puisque les indigènes ne prennent point part à la gérance de leurs intérêts et qu’ils ne possèdent même aucune parcelle du sol ? Les planteurs anglais et les chefs indigènes ont bassement profité de la législation qui leur permet de clôturer les terres communales à leur profit personnel.

Dans leurs possessions d’Afrique, les Anglais chargés de l’administration voient également de très haut la population noire dont ils sont chargés de faire des concitoyens et des « frères en la foi ». On peut juger de l’état d’âme des maîtres britanniques à l’égard de leurs protégés par l’écart extraordinaire des prix qui, sur les chemins de fer de la côte, ont pour but évident de trier les voyageurs et de rendre le contact impossible entre gens de race différente. Sur le chemin de fer de Mombaza au Nyanza, la proportion entre les premières places et les troisièmes est fixée du dodécuple à l’unité[17]. Un esprit d’inégalité absolue, d’aversion même, prévaut entre homme et homme : il ne conviendrait pas qu’un indigène pût s’imaginer par le siège, l’étoffe et les passementeries de son compartiment qu’il appartient à la même classe que l’Européen, se prélassant dans les premières.

Pourtant, les enseignements plus ou moins hautains du blanc et le contact d’hommes supérieurs par l’intelligence et le savoir ont cependant produit leur effet. On peut citer en exemple les habitants de Freetown, la « Ville libre ». En dépit des différences d’origines et de leur déracinement, des hommes de toute provenance qui composent le peuple de Sierra-Leone, que le manque d’une langue nationale obligea de s’angliciser en adoptant l’idiome des anciens maîtres, sont incontestablement devenus l’élément civilisateur du littoral. Ils se disent « Anglais », et le sont en effet jusqu’à un certain point par leur initiative dans le travail et dans les entreprises commerciales : les artisans de Freetown, forgerons, menuisiers, charpentiers, constructeurs sont les plus estimés de la côte.

Chacune des nombreuses parts et parcelles de la surface terrestre que la Grande Bretagne s’est attribuée en domaine diffère des autres, non seulement par les mille conditions du sol, du climat, des habitants, mais aussi par les formes du gouvernement et de l’administration, suivant la docilité plus ou moins grande des populations et l’importance militaire des lieux occupés. Mais le fait subsiste que nombre de ces possessions sont des « colonies de la couronne », c’est-à-dire des terres dont le souverain des îles Britanniques est censé maître absolu, ordonnant à son gré et ne laissant aux habitants aucune autonomie. En réalité, les sujets épars de l’Angleterre ont la liberté qu’ils ont su conquérir. Chaque « colonie » est le théâtre d’une petite guerre locale dont les péripéties sont parfois sanglantes ; d’ailleurs, les oscillations de la lutte représentent en petit les mêmes alternatives que les grands conflits épiques racontés dans l’histoire des nations.

Le grand bassin du Nil, des régions équatoriales à la Méditerranée et des montagnes dites de la « Lune » à celles de l’Ethiopie, constitue un monde spécial, bien délimité, qui n’est ni colonie de peuplement, ni colonie d’exploitation proprement dite, mais qui doit être étudié tout à fait à part, comme centre de domination. Ce n’est pas l’Egypte seulement que les Anglais détiennent en conquérants mais le chemin de l’Inde, de même que Gibraltar et Malte sont pour eux, avant tout, la possession des voies de la Méditerranée. C’est donc surtout une valeur stratégique que représente l’Egypte, au centre même de l’Ancien Monde, exactement à moitié chemin de l’Angleterre à l’Hindoustan, à l’endroit où l’industrie a creusé la percée de Suez que les possesseurs peuvent fermer à volonté, poste dominateur d’importance capitale assurant à la Grande Bretagne le premier rang au point de vue géographique parmi les puissances mondiales. Les stations d’Aden, de Colombo, de Singapur, de Hong-Kong, du détroit de Torres et des îles Océaniennes continuent la ceinture de force sur un développement total égal à la moitié de l’équateur planétaire.

Cl. L. Cuisinier.
siguiri, dans la vallée du niger
La ville est entièrement composée de huttes rondes.

Les maîtres actuels de l’Egypte savent aussi apprécier en excellents économes les ressources matérielles très grandes que rapportent les campagnes du Nil. Devenus copropriétaires du Canal, gérants de tous les biens hypothéqués par les créanciers du pays et bénéficiaires de l’impôt prélevé sur les millions de fellahin, ils administrent leur fortune avec une prudence rare, rendue d’ailleurs très facile en un pays dont la population, dressée jadis par le bâton des prêtres et des rois, continue de ramper servilement devant les collecteurs d’impôts. En s’emparant des greniers de l’Egypte, le gouvernement britannique a mis la main sur les trésors des Pharaons, qu’il saura doubler, grâce à l’application des procédés industriels nouveaux. Les anciens attendaient leurs récoltes de la bonne volonté du Nil, et c’est à peine s’ils évitaient l’inondation par des appareils rudimentaires d’outres en chapelet. Mais les travaux modernes qui, à certains égards, sont encore inégalés dans le reste du monde, règlent maintenant les crues de manière à distribuer les eaux avec une méthode parfaite : jusqu’à sa dernière goutte, le Nil se trouve judicieusement utilisé. On a d’abord consolidé et complété le grand barrage qui régularise l’écoulement des deux branches du delta, puis on a construit deux autres barrages monumentaux sur le Nil égyptien, l’un à Siaut, vers le milieu de la zone des cultures, l’autre près d’Assuan, pour soutenir le flot de la première cataracte par une réserve d’un milliard de mètres cubes d’eau, chiffre qui doit être doublé prochainement, soit par une élévation du barrage, soit par une nouvelle digue établie plus haut dans la vallée. Nulle part, plus d’intérêts économiques ne se mêlent à plus de souvenirs anciens, à plus de mystérieuses légendes.

Cl. du Globus.
porte de village au kamerun
On aperçoit à l’intérieur des maisons rectangulaires qui ne diffèrent guère de nos chaumières.

Chaque gerbe de froment nourrit son homme en Égypte et maintenant plus de dix millions d’individus peuplent les deux rives du Nil, nombre certainement supérieur à la foule de laboureurs qui s’y pressa jamais sous les Pharaons. Ce n’est pas tout. On a constaté que, dans une grande partie du désert nubien, notamment au sud de Korosko, où le chemin de fer et l’ancienne route des caravanes pointent directement au sud, vers Abu-Hammed, en laissant à l’ouest le vaste méandre du Nil, les terres sableuses sont de nature excellente : il leur manque seulement de l’eau pour les féconder. Encore plus au sud, les plaines qui se relèvent par degrés vers les pentes du massif d’Ethiopie se prêteraient admirablement au travail de la charrue si les eaux ne s’y perdaient en marécages dus à l’obstruction du fleuve par la végétation, le sudd ; enfin, plus loin encore, dans la direction de l’équateur, les étendues, sans bornes visibles, où serpentent le Bahr-el-Djebel et le Bahr-el-Ghazal, dans la terre grasse et molle entre les rives changeantes, sont le fond d’un ancien lac qui pourrait devenir un immense champ de labourage. Ainsi, de la cataracte de Ripon, à la sortie du Grand Nyanza, jusqu’à celle d’Assouan, sur une longueur de 2 000 kilomètres, l’endiguement et la bonne distribution des eaux du Nil et de ses affluents auraient pour résultat d’accroître beaucoup, d’ajouter à la surface des terres cultivées un domaine grand comme la France et, indirectement, de doubler et au delà le nombre des bras travailleurs, tenant la bêche et payant l’impôt. C’est à cette œuvre que vont s’appliquer les dominateurs anglais pour exploiter industriellement le bassin du Nil dans tout son ensemble d’unité géographique.

Pourtant, on put craindre un instant que l’unité politique de celle zone fluviale fût menacée, lorsque l’expédition de Marchand à travers l’Afrique, dans la direction de l’est à l’ouest, fit croire à l’intention de la France de couper en deux l’empire anglo-nilotique par l’occupation définitive du poste de Fachoda. Les passions patriotiques s’exaltèrent rapidement de part et d’autre, et même l’on parla de guerre. Mais ce fut l’affaire d’un instant. Les Français évacuèrent la petite citadelle improvisée et, pour faire disparaître jusqu’aux dernières traces du conflit, le gouvernement britannique a même effacé de la carte le nom du lieu un moment disputé : il est maintenant désigné par l’appellation de Rodok ; les atlas ont fait la paix.

Si le cours du Nil Blanc tout entier est acquis à l’Angleterre, depuis les sources encore imparfaitement reconnues des affluents du Nyanza jusqu’aux branches à l’eau saline du delta, il n’en est pas de même du Fleuve Bleu, qui naît sur les hauteurs du grand massif de l’Ethiopie. Cet empire, très souvent découpé en États féodaux, s’est récemment unifié, mais ses frontières sont forcément incertaines, puisqu’elles n’aboutissent pas à la mer et que toute nation constituée cherche une issue vers un port qui lui appartienne. L’Italie détient Massuah, la France occupe Djibouti, l’Angleterre elle-même a pris possession des côtes qui font face à son emporium d’Aden.

Cl. J. Kuhn, Paris.
barrage du nil a assuan

Il est donc tout naturel que les Ethiopiens se tiennent sur une très grande réserve à l’égard des étrangers, avec lesquels pourtant ils ne désirent nullement se brouiller, car ils ont besoin de maintenir avec eux des rapports commerciaux. Jusqu’à maintenant, semble-t-il, c’est l’Angleterre qui, parmi tous les amis intéressés, a su le mieux se faire accueillir par le descendant des « lions de Juda » ; elle a même pu s’allier avec l’Ethiopie pour le partage du territoire Somali ; dangereuse alliance pour les Abyssins, qui, si bien établis qu’ils soient dans leur haute citadelle de montagnes, n’en sont pas moins d’ores et déjà complètement assiégés. Les tranchées d’approche vont se rapprochant d’eux d’année en année : à l’est la mer porte la flotte anglaise ; au sud, le chemin de fer de l’Ouganda monte à l’assaut des hautes terres ; à l’ouest le Nil et ses zones riveraines enserrent les escarpements éthiopiens ; au nord, la voie ferrée de Suakim à Berber complétera le circuit : l’empire de Ménélik ne sera plus qu’une simple enclave.

Combien de drames politiques de même nature se sont joués, de l’autre côté des mers d’Arabie, dans la péninsule gangétique, monde colonial où les événements se déroulent avec une si puissante ampleur ! C’est l’Inde, avec son cortège de dépendances insulaires et continentales. On s’étonne de voir cette contrée, dont la population représente à peu près le cinquième de l’humanité, se soumettre, bien que d’une manière incomplète, à un pays éloigné, de 12 à 13 fois moindre en étendue, de 7 à 8 fois inférieur par le nombre des habitants. Le personnel des Anglais, hauts personnages, fonctionnaires, soldats, missionnaires, aventuriers et planteurs qui séjourne dans l’Inde, ne représente pas même la millième partie de la population indigène, et cependant il n’est pas douteux que l’immense empire de l’Inde fut assujetti par la violence, qu’il est encore contenu par la force matérielle et tout l’attirail complémentaire des canons et des fusils, des tribunaux et des prisons. Que l’oppression se fasse avec une prudence consommée, avec une grande connaissance des hommes et des foules, qu’elle sache habilement opposer les nationalités aux nationalités, se faire choisir comme arbitre de toutes les disputes, et terroriser les mécontents par des mercenaires enrôlés parmi les pillards du Népal et de l’Hindu-Kuch, elle doit quand même aboutir à de funestes conséquences pour les maîtres et pour les asservis.

Toutefois, toute question est infiniment complexe, surtout quand il s’agit de problèmes relatifs à des centaines de millions d’hommes et pendant plusieurs générations successives. Sans doute les Hindous ont eu à subir la rude domination de l’étranger, mais ils ont eu aussi l’avantage d’entrer plus facilement en communication les uns avec les autres et d’ouvrir les yeux sur le vaste monde extérieur. Il serait donc plus que téméraire de vouloir peser exactement la valeur du bien et du mal dans la transformation ethnique aussi bien que sociale et morale des populations hindoues. Un savant pandit, Sivanath Sastri, énumère en six arguments principaux les bienfaits de l’éducation anglaise au Bengale, qu’il oppose à cinq conséquences fâcheuses. Mais quel est le total qui l’emporterait, d’après lui ? A résumer les dires de cet indigène impartial, il semblerait bien que, dans l’ensemble, l’influence occidentale aurait plutôt contribué au progrès que déterminé un recul.

N° 531. Villes et États de l’Inde.

Cette carte est à l’échelle de 1 à 10 000 000.

Les cercles centrés indiquent une agglomération de plus de 500 000 habitants, les cercles ouverts plus de 250 000, les points noirs plus de 100 000 habitants.

Les États jouissant d’une certaine autonomie sont en blanc.


Sans avoir à reproduire la comptabilité morale établie avec beaucoup de détail par le professeur hindou, il faut constater que l’abomination des unions prématurées, si déplorable au point de vue de la race, cesse d’être la règle pour devenir l’exception, et que les petites filles attendent maintenant en plusieurs districts du Bengale jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans avant d’entrer en ménage. L’instruction s’est répandue, non seulement chez les hommes mais aussi chez les femmes, les recueils scientifiques et littéraires pénètrent dans les gynécées. Quoique les Anglais se soient constitués en caste supérieure au-dessus de toute la hiérarchie des castes natives, les frontières de séparation entre Hindou et Hindou ont perdu leur caractère religieux, elles sont devenues plus flottantes et çà et là se sont même partiellement oblitérées. De plus, le contact de l’étranger a donné aux habitants de l’Inde ce qu’ils n’avaient eu à aucune époque, le « sens de l’unité nationale ». Pour la première fois dans l’histoire du pays, les enfants ont appris à considérer comme leur patrie l’immense territoire qui s’étend des Himalaya au cap Comorin, et comme leurs compatriotes les millions d’êtres qui l’habitent.

Certes, un pareil changement est d’une importance capitale. C’est dire que les populations de l’Inde entrent en une période de cohésion nationale analogue à celle qu’ont traversée successivement les Hellènes, les Italiens, les Allemands, et, quoiqu’ils ne puissent encore songer à la conquête de leur autonomie collective, c’est un fait très important que leur imagination puisse se porter déjà sur le rêve de l’ « Inde aux Hindous » ! Un double mouvement, d’ordre à la fois matériel et moral, s’accomplit en même temps. La péninsule se rétrécit, voit réduire ses dimensions en tous sens par suite de la construction des routes et de la plus grande facilité des communications, mais elle croît en proportion inverse par le commerce, l’industrie, les connaissances.

Ces avantages sont chèrement achetés. Si ce n’est en quelques districts de montagnes ou de forêts protectrices, les sujets de toute race, — auxquels on enseigne, depuis des âges immémoriaux, l’humilité, la docilité, vertus de l’esclave — se laissent benoîtement tondre au plus près de la chair, et toute une organisation savante, léguée aux Anglais par les dominateurs fort experts que furent les Grands Mongols, réussit à tirer des milliards de ces malheureux qui n’ont rien. Les artistes aiment à contempler de loin le spectacle changeant des foules bariolées qui se meuvent dans les rues des cités, entre les pagodes et les arbres fleuris, mais, de près, ils frissonnent devant les visages hâves et les corps amaigris, couverts de loques pestiférées. De même, il est curieux de voir des bandes de cheminaudes courant en longues processions dansantes vers les chantiers[18], mais quelle espérance peut-on avoir que ces terrassières boueuses, informes, mal nourries et mal payées, puissent un jour entrer dans une civilisation de justice et de fraternité ? La famine sévit fréquemment dans les provinces occidentales, enlevant des centaines de mille, même des millions de victimes, réduisant à l’état de squelettes la moitié des misérables qui restent en vie. On se plaint alors de la mousson qui n’a pas apporté les pluies régulières sur lesquelles on comptait. Mais si le rayot, pourtant merveilleusement sobre, habile à vivre de rien, finit par succomber, c’est que les réserves publiques sont absolument nulles et que l’on a tari les fonds sur lesquels on pouvait prélever les 15 ou 20 centimes nécessaires à l’entretien de chaque existence humaine. Cependant, que l’année soit bonne ou mauvaise, on « boucle » toujours le budget, on trouve invariablement les 500 millions de francs qu’exige le paiement des fonctionnaires, et, lors des grandes fêtes princières, les diamants et l’or ne manquent jamais pour orner les trompes des éléphants et les fronts des chevaux.

Quoi qu’il en soit, que l’influence altière des Européens sur les peuples de l’Inde soit heureuse ou funeste, les dominateurs étrangers ne sont point aimés, et comment le seraient-ils, puisqu’ils veulent être craints ? Leurs seuls amis et alliés sont les riches négociants Parsi, Aryens de race pure, que leurs coffres-forts bien remplis font respecter des maîtres aussi bien que de la foule et desquels on accepte débonnairement d’amples cadeaux pour la construction de routes, d’écoles ou d’hôpitaux. En outre, les Anglais ont à leur dévotion toutes les peuplades où ils recrutent des mercenaires et la tourbe des gens innombrables qui s’offrent aux basses fonctions administratives et à la domesticité. L’important pour eux, après les profits que donnent la domination et la possession du budget, consiste à rendre leur position stratégique absolument parfaite, du moins à l’intérieur, car l’inconnu et l’imprévu commencent au delà des frontières. Et vraiment on a fait tout ce que la prudence humaine peut conseiller pour que les assises du grand édifice soient inébranlables. Dans l’apparent désordre administratif, causé par d’antiques survivances et par le labyrinthe des enclaves formées par les États médiatisés, tout fonctionne avec une régularité merveilleuse. Les points vitaux sont occupés et le réseau des routes et des voies ferrées, accru chaque année, permet de répartir à volonté les éléments de la force souveraine.

N° 532. Simla et Delhi.

Un indice bien net de la solidarité politique acquise par la domination anglaise nous est donné par le déplacement graduel du centre de puissance. Au dix-huitième siècle, lorsque se fonda, au profit de la Compagnie des Indes, le grand empire colonial de la péninsule Gangétique, les points d’attache, Calcutta, Madras, Bombay, étaient encore tout extérieurs : ils avaient à desservir, en premier lieu, le mouvement commercial avec l’Europe. Mais la cohésion de l’ensemble exigeait que la force se reportât vers l’intérieur et, bien que les cités de trafic sur le pourtour de la contrée gardassent leur rang de capitales, la puissance militaire gravitait naturellement vers Dehli, la cité qui domine à la fois les deux versants de l’Indus et de la Ganga.

Cl. J. Kuhn. Paris.
un coin de simla

Suivant les oscillations des guerres et la pression mutuelle des peuples, le foyer d’attaque ou de résistance se déplaça légèrement à l’est ou à l’ouest du centre naturel de gravité. Le roi missionnaire Açoka avait fixé sa résidence près de l’Indus, afin de se rapprocher des pays d’outre-montagne où ses envoyés allaient porter la « bonne nouvelle ». Les migrations de peuples envahisseurs donnèrent souvent une importance exceptionnelle aux provinces du nord-ouest et, pour cette raison, la splendide Lahore, sur le Ravi, fut alors le principal centre de puissance : c’est là que régnèrent les Grands Mongols, puis les Sikh. Plus tard, ce fut par excellence dans le voisinage de Panipat, où se disputait le passage de la Djamna, que se livrèrent entre conquérants et indigènes les conflits les plus sanglants et les plus décisifs : aussi les Anglais, afin de rester les maîtres de cette « Belgique de l’Hindoustan », ont-ils établi leurs « cantonnements » militaires les plus puissants le long de la ligne historique : du Satledj à la Djanma, une chaîne de camps et de citadelles borde la voie. La Dehli actuelle, qui succède à d’autres Dehli ruinées occupant une vaste étendue, fut la deuxième capitale de l’Empire des Grands Mongols et, même, elle est encore jusqu’à un certain point la capitale fictive de la péninsule Gangétique, puisque là se dresse le trône où la reine d’Angleterre fut, par procuration, proclamée impératrice des Indes. Enfin, on put voir la vie britannique se concentrer peu à peu sur un contrefort de l’Himalaya, d’où l’on aperçoit au loin la plaine au double versant, grouillante de multitudes humaines. Lorsqu’en 1819, les premières villas anglaises s’élevèrent sur la crête de Simla, on aurait pu attribuer ce fait, insignifiant en apparence, au simple hasard, mais, si le village grandit d’année en année et finit par se transformer en ville, puis, dans l’année 1864, en résidence impériale, c’est que les avantages en avaient été graduellement reconnus. Sans doute, la plupart des Anglais qui se groupaient dans la cité nouvelle n’avaient d’autre raison que de s’assurer une position saine dans une atmosphère fraîche et pure, à 2 000 mètres d’altitude moyenne ; mais les gouvernants avaient compris, peut-être instinctivement, que le promontoire de Simla, commandant, d’une part, le Satledj et, de l’autre, un affluent de la Djamna, surveille précisément le sommet du triangle formé par l’Hindoustan septentrional, et garde, par la haute vallée du Satledj, la seule entrée relativement facile du Tibet ; enfin, nulle ville n’est mieux placée, avec les campements militaires de la base, pour tenir en échec les populations particulièrement belliqueuses des terres inférieures, les Sikh et les Radjpoutes.

De même sur le bord du plateau que limitent les Gath, la ville de Punah a pris, malgré la peste et la famine qui sévissent aux environs, une influence prépondérante comme station estivale, grâce à sa position relativement salubre qui domine les deux versants, dans le voisinage de l’arête péninsulaire. Les autres centres administratifs et militaires occupent aussi des emplacements d’où les troupes se dirigent le plus facilement vers tous les points où pourrait se produire quelque danger. Les maîtres de la contrée n’ont point été gênés dans l’établissement de leur réseau stratégique par l’existence des grands Etats feudataires, que gouvernent en réalité les résidants britanniques. Ceux-ci ont le pouvoir, tandis que rajah et maharajah locaux gardent la responsabilité.

Cl. J. Kuhn, Paris.
le fort d’agra datant de la seconde moitié du xvie siècle.

On s’étonne que les Anglais, ces commerçants empressés à s’ouvrir des marchés nouveaux, aient respecté pendant si longtemps les remparts de sommets neigeux qui dominent au nord leurs possessions de l’Inde, et qu’ils n’aient pas acquis plus tôt des droits commerciaux sur les populations pacifiques du Tibet. Les raisons de cette longue abstention sont multiples. D’abord l’œuvre d’absorption des peuplades de la frontière est à peine achevée, notamment dans le Népal, pépinière de soldats mercenaires. En outre, la moindre incursion armée vers le haut pays représente un effort considérable à cause des longues distances, des pénibles escalades, des obstacles naturels que présentent le sol, le climat, la différence des races. Les Anglais pouvaient se dire aussi que les habitudes séculaires du trafic habituel sont d’autant plus difficiles à changer que les populations locales, asservies par un gouvernement de prêtres, manquent d’initiative. Un système d’espionnage fort compliqué, auquel s’emploient des gens de toute races et religions, constitua presqu’exclusivement l’action politique de l’Angleterre au Tibet.

N° 533. Expédition de Lhassa.

L’expédition quitta Dardjiling en juin 1093. Les pourparlers devant Yatung (Ya.), la première localité tibétaine, sur le versant de l’Himalaya, durèrent de juillet à décembre ; le col de la chaîne principale, 4 635 mètres d’altitude, fut traversé le 8 janvier 1904 ; on parlementa à nouveau d’avril à juillet à Gjangtsé (Gj.) ; avant d’atteindre Lhassa, il fallut encore franchir un col de près de 5 000 mètres d’altitude.

Le traité anglo-tibétain établit des marchés ouverts au commerce hindou : deux sur la route de Lhassa, à Yatung et à Gjangtsé, le troisième dans le Tibet occidental, à Gartok, vers les sources de l’Indus. Contre le paiement d’une indemnité de douze millions et demi de francs, les troupes anglaises devaient évacuer le territoire tibétain. Ces engagements ont été remplis de part et d’autre (1907).


Pourtant, elle s’est décidée et, comme par hasard, a choisi un moment où le grand Empire antagoniste du Nord se trouvait fort occupé en d’autres régions de la planète. Les préparatifs de l’expédition avaient été bien faits et les dangers qui accompagnent une marche de longue durée, à une altitude de 3 à 4 000 mètres, parfaitement prévus ; aussi, toute la difficulté fut-elle de vaincre la diplomatie dilatoire des lama par une patience plus longue et une volonté plus forte. Bien que la distance de Dardjiling à Lhassa ne soit que de 400 kilomètres, il fallut plus d’un an pour la parcourir ; mais, enfin, l’Européen put pénétrer dans la « Ville interdite » (3 août 1904) ; du moins sut-il y entrer pacifiquement et se retirer dès que le traité de commerce fut signé. Les résultats géographiques de cette marche dans la vallée du haut Brahmaputra seront certainement fort importants.

Cl. Sven-Hedin.
palais du potala à lhassa

Si grande est l’étendue de l’empire indien, si variées les multitudes de ses peuples, que la plupart des personnages qui représentent l’Angleterre font honnêtement leurs efforts pour ne pas accroître le vaste monde dont ils ont à gérer les richesses. La prudence a été telle, qu’à diverses reprises, la Grande Bretagne a refusé à ses nationaux la permission d’organiser des expéditions scientifiques vers le Tibet.

Mais ce domaine asiatique d’une si prodigieuse étendue est exposé, sur son pourtour de plusieurs milliers de lieues, à un si grand nombre d’incidents possibles que le plus prudent des administrateurs, sollicité dans sa mentalité de fonctionnaire par un double devoir national, celui de ne pas engager son gouvernement dans une aventure hâtive, mal combinée, et celui de ne pas diminuer le prestige britannique par trop de mansuétude, peut être le provocateur d’un conflit et, par suite, d’un agrandissement de territoire. Toutefois, il est des régions particulièrement intéressantes par l’industrie et le commerce, dont la valeur est telle que l’on n’a pas à simuler de fausse honte pour faire naître les occasions propices d’annexion. Ainsi a-t-on fort dextrement occupé le littoral de l’Arrakan, le delta ainsi que le cours du bas Iraouaddy, enfin les divers États de la péninsule malaise, qui promettent de devenir bientôt une autre Java par les produits et la population.

Comparée à la Chine, l’Inde a beaucoup moins de grandes cités : une part proportionnellement plus élevée de sa population continue de séjourner dans les campagnes, et certainement le régime des castes est l’une des raisons qui retardent la fondation et la croissance des villages et des villes dans la péninsule Gangétique. Les habitants de l’Inde, que l’industrie et le commerce n’ont pas encore rendus aussi mobiles que leurs frères chinois, ont une morale de caste qui correspond à ces conditions économiques. En effet, dans une grande agglomération d’hommes, il est impossible, ou du moins difficile, à un homme de haute caste d’éviter l’approche, parfois même le contact, des individus de basse classe qui souillent de loin par leur haleine les privilégiés d’extraction divine. Afin de se tenir, autant qu’il est possible, éloigné de tout souffle impur, le Malayâli, c’est-à-dire l’habitant du Malabar, prend soin de coucher dans la partie absolument centrale de la maison, qui est elle-même située au milieu du jardin, à distance égale des foules cheminant de l’autre côté du mur de terre. Mais si les villes sont rares dans les contrées où le régime de la caste est observé dans toute sa rigueur, on peut dire que, par contraste, un village continu s’étend le long des routes. C’est là ce qui frappait le grand voyageur arabe Ibn Batuta et ce qui étonne également de nos jours les visiteurs européens des côtes du Malabar ou de Ceylan : « Sur toute cette longueur du Pays du Poivre, qui est de deux mois entiers de marche, il n’est pas un seul endroit inculte, car chacun a son jardin et une maison au milieu de ce jardin, une barrière de bois séparant de la route le terrain de chaque habitant ». Le souci de la pureté familiale parfaite va si loin que chaque demeure porte un nom différent, suivant la caste de celui qui y réside : le brahmane de noble race et le brahmane inférieur, le puissant kchatrya et celui de moindre importance, le serviteur du temple, les gens de métier, le paria et le fils d’esclave constituent une hiérarchie à laquelle correspond exactement une hiérarchie de maisons diversement désignées.

D’ailleurs ces castes rigides, qui se croient immuables et qui devraient l’être en vertu des codes qu’ont dictés les anciens maîtres, ne cessent de se modifier suivant les changements économiques. Surtout dans les provinces du nord, où le mouvement de l’histoire se précipite plus vivement que dans le midi de la Péninsule, une constante évolution exalte certaines familles, en abaisse d’autres.

Tels brahmanes de haute aristocratie, comme ceux de l’Avuah, se sentent des êtres tellement supérieurs qu’ils ne consentiraient jamais à frayer avec d’autres « deux fois nés », par exemple avec les Nambours de la côte de Malayâlam. Mais un simple accident peut enlever le caractère sacré du brahmane : que la lèpre l’atteigne, et il déchoit aussitôt ; qu’il déroge par une mésalliance, et tous se détournent de lui avec dégoût. Il est vrai que certains cas de déchéance ne sont pas irrémédiables et qu’il est parfois possible de remonter les degrés d’où l’on est tombé soudain ; mais pour reprendre son rang, que de prières à réciter, que de hontes et de mortifications à subir ! L’expiation matérielle qui consiste à n’avoir pour boisson que l’urine et pour nourriture solide que les aliments recueillis dans la bouse de vache n’est qu’un symbole des expiations morales auxquelles le déchu doit se soumettre.

nassick, sur le godaveri
A 150 kilomètres à l’Est de Bombay.

Il arrive, en quelques circonstances exceptionnelles, que la pauvreté n’éteigne pas le rayonnement de gloire autour de la tête des brahmanes, grâce à leur réputation de sainteté, à la vertu de leurs macérations ; mais, quand elle se prolonge, la misère est toujours une cause de déchéance, car on a vu des tribus de brahmanes en arriver jusqu’à vendre leurs filles. D’autre part, l’argent a maintes fois procuré la haute noblesse que n’avait pas donnée la naissance. « La caste est dans le coffre-fort » est un dicton favori des banquiers de Murchidabad ; de même, répétant une légende aussi facile à comprendre que celle de la pluie d’or fécondant Danaé, les radjah de Travancore se disent être devenus brahmanes en passant par le ventre d’or d’une vache magicienne. Les Haïtiens, chez lesquels noirs et sang-mêlés constituent deux castes ennemies, expriment la même idée par un fin proverbe de forme naïve : « Nèg riche li milate ; milate pauv, li nèg ». Soit, en français : « Le
Cl. du Globus.
lama du sikkim
nègre riche est dit homme de couleur, le mulâtre pauvre est appelé vilain nègre ».

Dans le monde infini des castes, entre les « dieux sur la Terre » et les immondes Tchandala, mainte stratification se dépose d’une manière incertaine et flottante, pour ainsi dire, par suite du va-et-vient constant de l’évolution économique. Des castes périssent, emportées par un changement politique, une révolution commerciale ; d’autres surgissent, suscitées par un nouveau milieu : telle la caste des palefreniers ou « cavalères », qui naquit après l’arrivée des Portugais à Ceylan. Le régime britannique, accompagné de nouvelles industries qui supplantent des professions anciennes, a eu pour conséquence en maints endroits toute une nouvelle hiérarchie de classes. Les castes de vagabonds existent encore, de même que celles des voleurs, mais celles des assassins, comme l’étaient autrefois les Thug, paraissent avoir été exterminées, à moins qu’il n’en subsiste quelques restes, des cérémonies symboliques ayant pris la place des actes sanglants. Parmi les tribus les plus curieuses, il en était une, sur la côte de Malabar, que le voyageur Pyrard décrit avec une admiration naïve à cause des deux phases alternantes de sa vie et de sa morale : les gens s’y livrent, suivant le changement des moussons, tantôt à l’industrie des naufrageurs, tantôt aux travaux que réclament leurs champs, se montrant, conformément aux exigences de leur milieu, de fort cruels pirates et de très doux, très honnêtes agriculteurs. C’est chez les descendants de
Cl. du Globus
reine de sikkim, de race tibétaine
ces déprédateurs que les Anglais recrutent volontiers leurs agents de police : l’influence de l’hérédité doit se retrouver dans le métier nouveau.

Dans le midi de l’Inde, où le régime des castes a tant de puissance, prévaut une autre division sociale, inconnue dans les contrées du nord. Les habitants classés appartiennent tous à la « Droite » ou à la « Gauche », suivant les prescriptions religieuses relatives aux ablutions : les uns doivent se laver le corps en n’employant que la main droite et les autres en ne se servant que de la main gauche. Les Hindous semblent s’être ingénies pour observer, dans le genre de vie ou dans les habitudes du travail, des différences insignifiantes, mais suffisant néanmoins à leurs yeux pour justifier la création de castes absolument distinctes. Ainsi, dans une partie de l’Inde, le mariage est défendu entre les pêcheurs qui tirent leurs filets de droite à gauche et ceux qui travaillent en sens inverse. Le mode de fabrication du beurre crée des castes correspondantes. A Cattak, capitale de l’Orissa, le potier qui se tient debout pour tourner de grands pots ne saurait toucher l’artiste qui s’assied pour façonner de petits vases[19]. Par une singulière bizarrerie des choses une tribu, celle des Tchakkili, fait partie par ses hommes et ses femmes des deux groupes opposés, et lorsque les castes de la Droite et celles de la Gauche sont en conflit, il faut procéder à un divorce général dans la peuplade : toutes les femmes, toutes les filles s’en vont à la fois, puis, quand vient la réconciliation des castes, un mariage collectif reconstitue la grande famille. Il n’est guère de combinaison sociale qui, si absurde qu’elle paraisse, ne se réalise ou ne se soit réalisée dans quelque coin du monde.

En fait, la nature de l’homme est d’une telle plasticité qu’elle finit par s’accommoder aux situations les plus atroces, par se faire aux maladies, aux tortures, aux humiliations. Les castes, si humbles qu’elles fussent, avaient appris à se considérer comme des corps privilégiés et défendaient la pureté de leur sang avec la même religion que les brahmanes. Ceux qui étaient rejetés de tous n’avaient qu’un asile, celui de leur propre caste, qui leur était infiniment douce et chère[20]. Et puis, il faut le dire, dans la hiérarchie des castes hindoues, tout homme a son statut, et, si vil qu’il soit, garde ses droits à la terre, à la fortune, à la vie, à la famille[21], tandis qu’on ne saurait en dire autant des vagabonds, des mendiants de nos sociétés elles-mêmes. Si peu fortunée, si méprisée que soit une caste, elle est encore très favorisée en comparaison des gens déclassés, des sans caste, de tous ceux qui sont censés n’avoir pas même d’existence humaine : à l’époque de la conquête aryenne, ce furent les Tchandala, considérés comme une sorte de fumier. Tels sont actuellement les Paliyar de l’Inde méridionale, dont on confond souvent le nom avec ceux des Pariah, qui constituent une caste bien établie, jouissant même de quelques privilèges, notamment dans la « Ville Noire » de Madras, pendant les fêtes de la « Seule Mère », divinité comparable à la Demeter des Hellènes et à la « Bonne Mère » des Marseillais[22]. Naguère les gens de caste avaient droit de vie et de mort sur les Paliyar : tout en eux était souillure, leur corps, leur aspect, leur haleine, leur ombre, la terre qu’ils avaient touchée. Il leur est interdit de se bâtir des villages, de vivre en sociétés. Quand ils ramassent une aumône, après l’avoir implorée à distance, ils ont à se vautrer dans la poussière ou dans la boue. Parlant d’eux-mêmes devant un homme de caste, ils doivent se traiter de « carcasse », de « charogne », désigner leurs enfants comme des «singes, veaux ou truies», et qualifier leurs demeures de « tas de boue », ce qui d’ailleurs répond assez fidèlement à la vérité[23].

Cl. J. Kulin, Paris.
une rue a bombay

Rien de plus bizarre que la « règle de l’étiquette » fixée par le « Code des Gentoux », sur la côte du Malabar. Etant donnée la présence d’un brahmane, à pied ou monté sur un éléphant comme il convient, il faut que le Naïr, c’est-à-dire le militaire, l’officier indigène, se tienne à deux pas au moins devant le maître, puis un intervalle de trente-cinq pas doit rester vide jusqu’au Tayer — l’humble agriculteur — et c’est enfin à la distance de cent pas seulement que s’accroupit le méprisé Paliyar. Toutes ces avanies expliquent le mouvement qui porte un si grand nombre d’Hindous de basse caste à se convertir au mahométisme. Ainsi, dans le Malabar, la caste des Cheruman, composée des fils d’esclaves, diminue très rapidement, tandis que les fidèles augmentent en grand nombre dans la religion mahométane. La cause de ces conversions est évidente. Le Cheruman qui se rattache à l’Islam gagne aussitôt en considération : personne ne l’insulte plus ; il a désormais des amis et défenseurs[24]. Toutefois son mahométisme ne ressemble guère à celui de l’Arabe : en allant au-devant l’un de l’autre, l’hindouisme et le culte du Dieu unique se modifient mutuellement. L’Inde, essentiellement polythéiste, a fini par ouvrir son panthéon à l’Islam, la plus monothéiste des croyances. Pour les musulmans hindous, Mahomet, et tous prophètes et santons fameux de leurs anciennes religions sont autant de dieux. Le système des castes a prévalu, malgré les enseignements égalitaires du Coran, et, dans certaines parties du Dekkan, il est devenu presque impossible de distinguer le mahométisme du brahmanisme[25].

Et ce n’est point là un phénomène particulier à la foi musulmane. Les religions, les sectes se sont succédé à l’infini dans l’Inde, tandis que la caste, quoique se transformant toujours, a toujours subsisté. Ceux même qui la combattaient ont fini par s’y accommoder, par y assouplir et vicier leur doctrine. Les bouddhistes ont transformé les castes en autant de sociétés cléricales ; les Sikh et les Thug les avaient reconstituées en sociétés secrètes ; de même le christianisme les adopta sans peine ; notamment les jésuites établis dans la mission de Madoura, vers l’extrémité méridionale de la péninsule Gangétique, surent profiter admirablement du régime des castes pour s’élever par la pénitence jusqu’à la dignité de « brahmanes romains », au point d’ignorer superbement leurs confrères religieux d’un autre habit[26]. Juifs, Parsi en ont fait autant. Quant aux gouvernements politiques, ils respectent d’autant mieux le système des castes qu’ils cherchent à y emboîter leurs propres castes hiérarchiques de hauts et bas fonctionnaires. Les familles même se divisent en castes, car les Anglais ont eu grand soin de classer à part, et fort loin d’eux, ceux qu’on appelle les Eurasiens — les Européens asiatiques —, qui sont des gens de leur race, leurs fils et leurs frères, mais nés de femmes indigènes. Encore au commencement du dix-neuvième siècle, lorsque la vapeur n’avait pas encore rapproché les Indes de l’Angleterre, les Anglais qui vivaient en patriarches avec des Hindoues ne cherchaient point à le cacher, n’ayant pas à subir les regards scrutateurs des moralistes de la mère-patrie : ils conservaient leurs enfants auprès d’eux, n’avaient point honte de les aimer et de leur donner une carrière. Mais, actuellement, la vertu officielle a triomphé et les conséquences en ont été fatales pour les Eurasiens, que l’on repousse désormais dans les emplois inférieurs et la basse vie de la société hindoue.

Cl. J. Kuhn, Paris.
roc de tritchinopoly, inde méridionale

Les conditions économiques créées par l’industrie moderne s’accordant aussi on ne peut mieux avec le régime des castes, elles le transforment diversement. La caste, dont les besoins sont réglés d’avance, se constitue facilement en société de consommation sous forme européenne. puisqu’elle l’était déjà par son fonctionnement naturel. Mainte caste était également accommodée en société de production, d’autant mieux que, pour faciliter le maintien des secrets industriels, un lien très étroit de communauté unissait tous les collaborateurs. Les castes commerciales furent de tous temps les intermédiaires principaux du trafic hindou : les Banyan du Gudjerat, qui monopolisèrent et gèrent maintenant encore presque tout le commerce de l’Afrique et de l’Arabie avec Bombay et la côte de Malabar, représentent un ensemble de castes vaisya de plus de cinq millions de Bengalais et, pendant ce siècle, on a vu naître une très puissante société commerciale composée uniquement de Nattecotechetti tamoul de l’Inde méridionale, qui, grâce à leur solidarité, couvrent maintenant de leurs banques et comptoirs la péninsule malaise et l’archipel indonésien[27].

Evidemment, l’Inde, toujours souple dans ses formes extérieures, quoique conservatrice et tenace dans ses idées fondamentales, saura également s’adapter au mouvement socialiste qui lui vient d’Europe, et cette adaptation sera d’autant plus facile que, sous l’influence de souvenirs ataviques, elle pourra être considérée par les participants comme une véritable restauration. Les Anglais ont désorganisé les communautés anciennes au profit des parasites de toute nature, princes, marchands et collecteurs d’impôts. Chaque village formait jadis un ensemble bien rythmé, où chacun était assuré de la possession du sol, des facilités du travail et d’un fonctionnement régulier de l’existence communautaire. Dans tous les villages aryens, les services publics étaient assurés par le choix de douze hommes qui travaillaient gratuitement pour les habitants en échange de l’entretien. Ainsi la commune avait son charpentier son cordonnier, son forgeron, son blanchisseur, son barbier. De même, en pays dravidien, les anciens groupements s’étaient maintenus jusqu’à une époque récente, et sous des formes archaïques fort curieuses que la brutale intervention du dominateur étranger disloque de plus en plus. Le fisc exigeant l’impôt, non de l’ensemble du village, mais du villageois comme individu, celui-ci doit s’ingénier personnellement pour gagner les annas et les roupies qu’il lui faudra verser dans les mains de l’exacteur. Sans doute, la conséquence normale de la désintégration des communes devrait être l’attribution d’une partie de la terre à chacun des anciens participants, mais les traditions de caste ayant empêché les Madiga et autres prolétaires de prendre part aux délibérations, et les maîtres anglais n’ayant point pris leur défense, les gens de caste inférieure n’ont point reçu le lopin qui eût dû leur revenir de droit : libres
Cl. du Globus.
mahométans de ceylan.
en principe, ils sont maintenant de simples esclaves asservis au salariat, sans les garanties que leur accordait autrefois la solidarité sociale entre les membres de la communauté. Quant aux Soudra, représentants hindous de la classe bourgeoise, ils sont devenus les seuls propriétaires[28] : ils ont fait, comme la bourgeoisie française, leur révolution de « quatre-vingt-neuf ».

Toutes ces diverses et rapides évolutions nous montrent combien l’Inde se développe en harmonie lointaine avec l’Europe, malgré la distance que ses conquérants et dominateurs voudraient à toute force conserver entre eux et leurs sujets. L’Anglais a beau mépriser l’Hindou, renier même sa propre descendance, l’Hindou ne s’anglicise pas moins, en étudiant les sciences et toutes les choses de la civilisation contemporaine dans les livres anglais qui viennent d’Europe, et, lors des réunions annuelles où se réunissent, presque à la façon d’un Parlement, environ un millier de délégués venus de toutes les parties de la Péninsule et siégeant successivement dans les cités principales, les orateurs ont dû faire choix de la langue anglaise comme idiome de compréhension commune, car en effet Aryens et Dravidiens, Sikh, Djaïni, Bengali, Malarates, Radjpoutes, Dekkanais, Malayâli, Kalinga seraient seuls à se comprendre s’ils employaient
religions de l’inde.
1, Hindouisme. 2, Mahométisme. 3, Bouddhisme.
4, Animisme. 5, Christianisme (Catholiques 41 %, Protestants 35 %, Syriens 20 %, autres 4 %). 6, Sikh. 7, Djaïni.
8, autres religions.
leurs langages respectifs. La littérature scientifique anglaise s’enrichit chaque année d’ouvrages de médecine, d’archéologie, de critique religieuse, d’histoire, de sociologie, rédigés par des savants d’origine hindoue, et l’on sait combien, pendant le cours de la dernière génération, le néo-bouddhisme, prêché par les mahatma de l’Inde, a fait d’adeptes en Europe et dans le Nouveau Monde. D’autre part, la mort de Darwin a été, pour les bouddhistes cinghalais, l’occasion d’éclatantes manifestations de sympathie[29]. Même le rationalisme européen s’essaie, sous le nom de brahma-somadj, à simplifier, à classer, et, somme toute, à reléguer dans les choses d’autrefois, l’immense et vertigineux chaos du paganisme brahmanique.

Parmi les progrès que l’on met à l’actif du gouvernement anglais des Indes, les patriotes britanniques aiment à citer l’abolition des sati ou sacrifices des veuves sur le bûcher des époux ; toutefois, on pourrait s’étonner au contraire que, malgré la pression de l’opinion publique en Angleterre, plus respectée par les maîtres de l’Inde que l’opinion des nations hindoues elles-mêmes, la Compagnie des Indes ait toléré si longtemps le suicide des femmes dans les sérails princiers. Il est vrai que, d’après les traités, les conquérants européens s’étaient engagés à ne pas léser les mœurs, coutumes et préceptes religieux des indigènes ; mais que de fois les traités n’avaient-ils pas
langues de l’inde
Langues aryennes. 1, Hindi. 2, Bengali. 3, Mahrati. 4, Pendjabi, 5, Rajastani. 6, Gudjerati. 7, Uriya. 8, Sindhi. 9, autres langues aryennes.
Langues dravidiennes. 10, Telugu. 11, Tamil. 12, Kanarais. 13, Malayalam. 14, autres langues dravidiennes.
Langues indo-chinoises. 15, Barman. 16, Tibétain, etc. Langues diverses, 17, dont l’anglais (250 000 personnes) forme environ le sixième.
été violés, lorsqu’il s’agissait d’accroître le rendement des impôts ! D’ailleurs, en ce cas particulier, il n’était pas vrai que le sacrifice des veuves fût ordonné par les textes sacrés, et les savants indianistes, Wilson le premier[30], démontrèrent facilement, par les citations du Rig-Yeda, que les femmes ne devaient point accompagner le mort dans l’au delà. Il fut prouvé d’une manière péremptoire que Colebrooke avait été induit en erreur, peut-être sciemment, par des brahmanes, lorsqu’il avait admis l’authenticité des passages interpolés dans les textes primitifs, et conclu par conséquent au devoir pour les veuves hindoues de se livrer au feu à côté du cadavre de leur époux[31]. Le vrai texte affirmant le contraire : « Lève-toi, femme, reviens au monde de la vie ! » fut restitué dans l’édition authentique, et pourtant la pratique du sacrifice des veuves resta permise encore pendant de longues années.

L’Inde anglaise, avec Ceylan, dépendance naturelle, érigée en colonie distincte, forme donc tout un monde qui, malgré les traditions d’ancienneté, s’agrège définitivement à l’Europe : Aryens de l’Est et Aryens de l’Ouest se reconnaissent comme étant de même origine.

Quant aux populations indo-chinoises et indonésiennes, elles sont entraînées aussi, par la force des choses, dans la même zone d’attraction, toutefois par des chemins un peu différents. Tandis que les Hindous, habitués à la servitude depuis des dizaines de siècles, se laissent aller à leur destinée, sans résistance, la plupart des habitants de l’Indo-Chine, parmi lesquels les tribus dites sauvages occupent encore la moitié du territoire, résistent moralement à la conquête. Ils sentent bien que toute résistance serait impossible, et subissent en silence les humiliations, les avanies que d’insolents vainqueurs prodiguent toujours à des vaincus ; mais ils n’oublient pas ces hontes, ils les inscrivent dans le trésor de leur mémoire et en légueront le souvenir aux générations naissantes. Car ils n’admettent nullement cette épithète de « race inférieure » dont un politicien du Parlement français les gratifia sottement ; tout au contraire, ils peuvent se croire supérieurs par l’origine et la tradition : depuis longtemps ils étaient policés lorsque les Occidentaux étaient encore en pleine barbarie primitive. Non seulement les lettrés de l’Extrême Orient, mais aussi le menu peuple des Barmans et Siamois, Laotiens, Cambodgiens, Annamites ont parfaite conscience de cette ancienneté historique, de ce droit de primogéniture qui, semble-t-il, devrait entraîner le respect et la déférence chez les nouveaux venus des nations occidentales ; c’est par un manque absolu de savoir-vivre que ceux-ci se gèrent au contraire en protecteurs ou en maîtres. Les Orientaux surtout les Indo-Chinois, Barmans, Siamois et Cambodgiens, ont conscience d’un autre fait qui leur donne sur les Européens une supériorité réelle : ils font partie d’une famille à la fois religieuse et sociale, la famille bouddhiste, qui est beaucoup plus unie et d’une intimité plus douce que la prétendue famille chrétienne avec ses sectes rivales et hostiles, avec ses indifférents, ses hypocrites et ses révoltés, de plus en plus nombreux. Enfin, les habitants des contrées soumises à l’influence européenne comprennent mieux chaque jour qu’à leur vie facile d’autrefois les conquérants cherchent à substituer une existence d’âpre travail, de plus en plus active, pareille à celle des ouvriers prolétaires de l’Europe.

Il serait donc absurde de s’imaginer, comme le font certains «  coloniaux » patriotes, que les populations de l’Indo-Chine soient en voie de se « franciser » ou de « s’angliciser » directement.

N° 534. Isthme de Krah.


Certes elles se réclameront aussi de la grande unité mondiale, mais à leur éducatrice principale, qui lui autrefois l’Inde, a succédé la Chine, et maintenant le Japon prend également part à l’œuvre d’initiation : le rôle prépondérant dans l’évolution de la vie intime des Indo-Chinois appartient à la culture de l’Extrême Orient. Il est intéressant de remarquer que la conquête des routes de haute mer, ayant été accompagnée d’une fermeture correspondante des routes de terre, a matériellement contribué à mettre l’Indo-Chine sous la tutelle du monde jaune. La presqu’île Gangétique est séparée de celle du Mékong par la langue de terre de 1 200 kilomètres de longueur que termine Singapur, mais, en perçant l’isthme de Krah, œuvre facile entre toutes les similaires, l’Européen ramènerait les 30 millions d’Indo-Chinois dans l’orbite des 300 millions d’Hindous : la distance de Calcutta à Saïgon serait abrégée de près de moitié et, tout en améliorant l’outillage du trafic international, le blanc travaillerait à l’indépendance relative des groupes humains vis-à-vis de la puissance conquérante qui surgit dans le Pacifique.

De nos jours, la force matérielle s’annonce comme devant avoir son point d’appui, non point dans les arsenaux de Brest et de Toulon, ni même dans ceux de Portsmouth et de Plymouth, mais dans ceux de Yokohama et de Nagasaki. Il est certain que si la France, malavisée, se brouillait avec le Japon pour se conformer docilement à la politique de la Russie dans les mers du Pacifique, elle serait absolument incapable de défendre sérieusement ses possessions actuelles de l’Indo-Chine ; elle n’a point de population de colons vraiment enracinée dans le sol, et personne ne lui est attaché par les liens de sympathie naturelle, de reconnaissance ou d’intérêt. On dirait même que les conditions précaires de la possession soient reconnues d’avance, car les territoires indo-chinois de la France n’auraient pas le moyen de se défendre contre des adversaires bien armés. Ainsi, croirait-on que, dans tout ce vaste empire, qui s’étend du golfe de Siam aux parages de Haïnan, sur un développement côtier de plus de 2 000 kilomètres, les soldats reçoivent leurs munitions d’Europe et n’ont pas même le moyen de s’en fabriquer ? En cas de guerre l’ennemi couperait les communications maritimes, et les Français de la contrée et leurs rares partisans n’auraient plus qu’à brûler leurs dernières cartouches[32] ; le cap Saint-Jacques serait le seul point du littoral où ils pourraient tenter la défense militaire.

Cette perspective est également, et à plus forte raison, celle de l’Indonésie hollandaise, domaine immense qui, pour ainsi dire, n’appartient encore au petit Etal européen que par l’effet de l’habitude. Cet ensemble colonial, d’une valeur infinie, hypnotise déjà quatre prétendants au moins. Sera-t-il la proie de l’Allemagne, devenue l’héritière directe de la Hollande ? Ou bien, la Grande-Bretagne réunira-t-elle l’Inde à l’Australie par les piles gigantesques du pont naturel qui comprend Sumatra, Java et le prolongement oriental des Iles ? A moins que la République Américaine, après avoir fait la conquête des Philippines, sente son appétit grandir et s’adjuge encore d’autres terres sous un prétexte quelconque de « destinée manifeste » ? Et peut-être le Japon, le plus jeune parmi les États militaires et conquérants, se fera-t-il le champion des races de l’Asie contre les envahisseurs européens et proclamera-t-il que désormais la Malaisie doit appartenir aux Malais ? Nulle part dans le monde l’équilibre des puissances n’est plus incertain.



  1. W. T. Stead, Autour du Testament de Cecil Rhodes, La Revue, 15 mai 1902.
  2. A Canterbury par exemple, en 1903.
  3. W. Bagshot, Constitution Anglaise, p. 300.
  4. André Chevrillon, Revue de Paris, 15 sept. 1900, p. 360.
  5. Même auteur, loc. cit. pp. 375 et suiv.
  6. Paul Mantoux, Pages libres, 22 mars 1902, p. 255.
  7. Voir diagramme : Production de la houille, au chapitre L’Industrie et le Commerce.
  8. Paul de Rouziers, Revue de Paris, 15 septembre 1900.
  9. Francis Palgrave, — Ernest Nys, Recherches sur l’Histoire de l’Economie politique, pp. 35, 36.
  10. Patrick Geddes, Notes manuscrites.
  11. Huit, depuis que l’indépendance a été officiellement reconnue au Transvaal et à l’Orange (1907).
  12. J. B. Gribble, Pall-Mall Gazette, 5 août 1886.
  13. J. A. Andrews, Humanité Nouvelle, août 1898. — Y a-t-il quelqu’un aux environs ? A table, compagnons.
  14. Voir la carte n° 526, page 31.
  15. Henry Demarest Lloyd, National Geogr. Magazine, sep. 1902, p. 345.
  16. Le recensement de 1906 a donné 43 595 Maori, sans compter 211 femmes maori ayant épousé des Blancs et 4 028 métis vivant avec les Maori. Il y a donc progrès.
  17. Report on the Progress of the Mombasa-Victoria-Railway, 1897, 1898, Bluebook C.8942.
  18. Rudyard Kipling, Kim.
  19. Richard Garbe, Indisches Leben; cité par R. von Ihering, Les Indo-Européens avant l’Histoire, trad. Meulenaere, p. 84.
  20. H. H. Wilson, Essays and Lectures, chiefly on the religion of the Hindus ; — Ernest Nys, L’Inde aryenne, p. 13.
  21. Henri Deloncle, Revue Universitaire, Bruxelles, janv., fév. 1898. p. 16.
  22. Caldwell, Dravidian Languages ; — Julien Vinson, Les Castes du Sud de l’Inde. Revue Orientale, 2e série, n° 4.
  23. William Logan, Malabar, vol. I, pp. 82 et suiv.
  24. William Logan, Malabar, vol. I, p. 148.
  25. Léopold de Saussure, Psychologie de la Colonisation française, pp. 58-59.
  26. Mount-Sluart ; — Henri Deloncle, Revue Universitaire, Bruxelles, mars-avril 1898, pp. 116-119.
  27. Henri Deloncle, mémoire cité, p. 122.
  28. Emma Rauschenbusch-Clough, While Sewing Sandals, p. 309.
  29. Bordier, Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, séance du 5 février 1885.
  30. La prétendue autorité védique que l’on invoque pour justifier le suicide des veuves.
  31. Essay on the duties of a faithful hindu widow. Asiatic Researches, vol. iv, pp. 209, 219. Calcutta.
  32. Questions diplomatiques et coloniales, 15 mars 1902.