L’Homme et la Terre/IV/09

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l’INDUSTRIE

et le COMMERCE
La Production libre et la Répartition
équitable pour tous, telle est la réalisation
que nous exigeons de l’avenir.


CHAPITRE IX


DÉVELOPPEMENT RAPIDE DE L’INDUSTRIE MODERNE. — PERSONNEL OUVRIER

DIVISION DU TRAVAIL. — MACHINISME. — PROGRÈS ET REGRÈS LOCAUX
CONSTANT ÉTAT DE GUERRE DANS L’USINE
IGNORANCE GÉNÉRALE DU BIEN PUBLIC. — COMMERCE, DÉCADENCE DU PETIT DÉTAIL
CARAVANES, FOIRES, DOUANES. — ACCOMMODEMENT DU CAPITAL ET DES LOIS
FRAUDES PERMISES. — TSIGANES, JUIFS

PRODUCTION ET RÉPARTITION, ACHETER ET VENDRE

Non moins ancienne que l’agriculture, l’industrie aida rapidement, par sa nature même, à faire naître le sentiment de la propriété personnelle, puisque les objets façonnés par les premiers artisans furent considérés d’ordinaire comme la chose de celui dont ils étaient l’œuvre ; on ne pouvait s’étonner qu’il les gardât pour lui-même ou qu’il les donnât à qui lui plaisait. Mais on peut dire que, dans l’ensemble du mouvement économique, la propriété industrielle se développa dans les sociétés humaines parallèlement à la propriété terrienne. Là où la glèbe ne se hérissait pas de bornes, de cabanes, le bateau, l’outil, n’étaient pas jalousement surveillés. A la propriété familiale de l’enclos correspondait celle des meubles, instruments et armes qui s’y trouvaient ; de même, le domaine du clan, de la tribu, de la commune comprenait ses « appartenances et dépendances » en objets de l’industrie humaine. La grande propriété comportait non seulement des champs, des prairies, des forêts, qui auraient dû servir à toute une population, elle possédait aussi des individus en qualité de clients, de serfs, d’esclaves ou de mercenaires, et la richesse de la demeure seigneuriale ajoutait aux récoltes engrangées des vases précieux, des métaux et des gemmes, des étoffes, des tapis et des tentures : l’accaparement se faisait sur tous les produits du travail humain.

Les progrès de la science, d’une part, et, de l’autre, le développement de la navigation et la construction des routes permirent à l’industrie de prendre une singulière avance sur l’agriculture. Celle-ci ne disposait que des perfectionnements réalisés en quelques grands domaines et, si vastes qu’ils fussent, si intelligemment qu’on en fit la culture, il était impossible au propriétaire d’étendre les limites de son empire et d’accroître la foule de ses clients, la nature posait des bornes à son ambition. Mais, déjà, le manufacturier des premières renaissances, dans les communes et les villes libres, en Italie, en France, en Allemagne, dans les Flandres, voyait autour de lui l’horizon s’élargir ; par l’achat des matières premières, il pouvait accroître indéfiniment les produits de ses ateliers et les expédier de marché en marché jusqu’au bout du monde connu ; par le crédit illimité, il disposait de la fortune des autres aussi bien que de la sienne propre ; commerçant non moins qu’industriel ou, du moins, associé avec l’argentier, il mobilisait par les prêts et les emprunts, par les opérations de banque toutes ces immenses propriétés qui restaient presqu’inertes entre les mains de leurs possesseurs ; enfin, il commandait aux rois et dirigeait ainsi les diplomates et les armées : il s’exerçait à l’apprentissage de son futur métier, la domination du monde.

Pourtant, la haine du nouveau en même temps que l’âpreté jalouse de la concurrence retardèrent maintes fois les acquisitions de l’industrie. Aucune découverte spéciale ne put naître sans conquérir sa place de haute lutte, sans faire encourir des persécutions à ses auteurs comme autant d’hérésies : c’étaient en effet des blasphèmes à l’adresse du convenu, des attentats contre la routine. Ainsi, la houille, qui, naguère, avant l’emploi du pétrole et l’utilisation des chutes d’eau, fournissait la force motrice à presque toutes les manufactures modernes, avait d’abord été proscrite parce qu’elle portait tort aux marchands de bois ou à d’autres industriels privilégiés. En 1305, les artisans d’Angleterre ayant pris l’habitude d’utiliser le charbon minéral pour leurs foyers, les gens riches s’en offensèrent, sous prétexte de la mauvaise odeur du combustible, et, après enquête, le roi Edouard Ier promulgua un édit punissant de peines sévères le sujet coupable d’avoir introduit le charbon minéral dans une ville d’Angleterre. L’autorisation ne fut accordée qu’en 1340, et encore à quelques fabricants protégés seulement ; cent ans encore durent s’écouler avant que l’usage de cette matière fût librement permis. En France, sous Henri II, les maréchaux-ferrants qui employaient à Paris le charbon de terre étaient condamnés à l’amende et à la prison[1].

En Allemagne, mêmes obstacles au début. L’emploi de la houille y fut longtemps regardé d’un mauvais œil par la « science » des médecins, qui l’accusaient de produire l’asthme, la phtisie et d’autres maladies graves chez les chauffeurs. On attribuait l’esprit de révolte des Liégeois au charbon qu’ils employaient[2]. Les injustices des princes évêques, l’oppression qu’ils faisaient subir à leurs sujets auraient pu être attribuées à la denrée pernicieuse avec autant d’à propos. De même, toutes les inventions qui succédèrent à l’emploi de la houille furent régulièrement décriées, ridiculisées ou même interdites, et l’on sait combien il fut difficile d’introduire l’usage des chemins de fer dans les divers pays de l’Europe occidentale, les esprits les plus judicieux s’étant mis d’accord pour déclarer que jamais locomotive ne pourrait gravir les pentes ni remorquer derrière elle des wagons chargés. Les savants niaient jusqu’à l’évidence même, ne voulant donner raison au fait contre l’enseignement classique.

Nos 570 et 571. District Industriel de l’Angleterre :
Lancashire et Yorkshire occidental.

Une fois en marche, les ateliers des manufactures ne se sont point arrêtés ; cependant ils ont été plus d’une fois ralentis par les guerres internationales et les révolutions intestines. Leur grand développement à rapidité toujours accrue, leur essor vertigineux qui permettait aux observateurs sagaces de prédire déjà leur importance future ne commença qu’au xviiie siècle, à l’époque où les voyages de grande navigation, rares autrefois, se faisaient plus communs, où le combustible minéral prenait la place du bois en quelques usines et où les procédés industriels commençaient à disposer d’engins substitués au travail de l’homme. Peu à peu, la machine devient dans chaque atelier la divinité centrale dont tous les mouvements rythment ceux de l’ouvrier ; la houille, retirée des profondeurs de la terre, transforme son calorique en force vive pour mettre en branle tout un immense organisme de leviers, de bielles, de pistons, de roues, d’engrenages, de volants et d’hommes. La force mise au service de l’industriel se fait illimitée et les produits s’entassent pour un nombre toujours plus considérable de consommateurs. Le Vulcain que la science avait enchaîné pour lui forger des armes et des outils ne se repose plus.

Tout d’abord, la grande industrie avait pris un aspect barbare, féroce, titanesque. Les machines, non encore bien assouplies aux œuvres que le fabricant leur demandait, avaient des formes lourdes, compliquées, bizarres ; placées en des constructions qui s’étaient élevées en vue du travail à la main et avec l’emploi d’outils héréditaires de faible dimension, elles ébranlaient les planchers et les murs de leur fracas ; la vapeur, les matières charbonneuses, les gaz dégagés par les fermentations viciaient l’atmosphère ; les débris de l’ancien outillage gisaient dans les cours malpropres et nauséabondes, et les ouvriers, pris entre des habitudes invétérées et les ordres reçus, livraient un travail irrégulier, sans élégance : le vieux rythme ne se retrouvait plus dans la cadence des mouvements, dans le groupement des travailleurs, dans l’acheminement des œuvres vers la perfection voulue. Mais les découvertes succédant aux découvertes, le système à la routine, on a pu transformer complètement l’ancien outillage ; les travailleurs de l’industrie se sont parfaitement accommodés au nouvel état de choses, ils ont appris, pour ainsi dire, à vivre dans le feu, au milieu des courants électriques, au centre même de la lutte entre les forces du chaos primitif, à en devenir absolument les maîtres, et cela sans effort, par des gestes tranquilles et dominateurs : ils appuient sur un levier, déplacent une aiguille, touchent un bouton, et tout change à leur gré, en une mesure précise et suivant un rythme dont ils règlent chaque oscillation.

Le personnel de l’industrie n’a plus les mêmes noms qu’aux temps antiques : à de nouvelles œuvres, il faut de nouveaux organes. Pour une besogne traditionnelle que le fils, apprenti respectueux, n’avait point à modifier, il suffisait de connaître les matières premières, toujours les mêmes, les procédés, pratiqués scrupuleusement comme des rites religieux, les formes préférées des grands marchands et des rois, et ces formes ne devaient point manquer d’imiter celles qui plaisaient aux ancêtres. L’initiative n’était donc pas nécessaire chez l’artisan.

Cl. J. Kuhn, Paris.
leadville, au pied des montagnes rocheuses
Principale mine de plomb argentifère de l’État du Colorado.

Sans doute, le métier prospérait davantage, et même il progressait dans une certaine mesure quand il était exercé par des hommes jeunes, et surtout par des hommes libres, mais le travail ne s’arrêtait point quand le propriétaire de l’entreprise le confiait à des esclaves, encadrés entre quelques dresseurs de condition relativement libre. L’industrie moderne ne peut désormais s’accommoder de pareils agents, non qu’elle soit devenue plus compatissante qu’autrefois ; à cet égard, elle n’a pas changé, n’ayant que faire du sentiment ; par définition même, elle ne peut chercher que le profit ; mais, devenue plus active, plus mobile, obligée de vivre avec le siècle et d’en suivre, même d’en devancer les oscillations, elle ne saurait s’accommoder d’une institution lourde, immuable comme l’esclavage, avec ses enfants à la mamelle et ses vieillards encombrants. Il lui faut des salariés, que l’on embauche quand ils paraissent dispos au travail, pour l’œuvre précise à laquelle conviennent leur force, leur adresse et leur musculature. On les garde aussi longtemps qu’ils sont utiles à l’entreprise et rapportent plus qu’ils ne coûtent ; puis on s’en débarrasse dès qu’ils sont à charge. Le mois, la quinzaine, et, dans certaines besognes, le jour seulement, représentent la durée du contrat, et la lutte s’engage, incessante, acharnée, furieuse, pour le taux du salaire, que le travailleur veut accroître et que le patron veut réduire.

Les économistes s’imaginent volontiers que la division du travail est une des conquêtes de l’industrie moderne : elle est, au contraire, une des conditions essentielles de tout travail collectif, et jamais elle ne fut absente du labeur de l’homme, non plus que de celui de nos ancêtres les animaux. La division du travail est spontanément pratiquée par les singes, les chamois, les coqs, les carpes même, et tant d’autres espèces qui, se méfiant à bon droit de leurs ennemis rôdeurs, y compris le bipède humain, ne négligent point de placer des sentinelles autour du lieu de pâture, de repos ou de plaisir. Le plus bel exemple de la division du travail est même celui que donnent les oiseaux migrateurs qui, dans leur traversée de l’immense espace aérien, se succèdent spontanément dans l’effort poursuivi contre le fluide résistant. Comprise de cette manière, la division du travail provient de la parfaite solidarité. Elle n’est vraie que si l’origine en est absolument spontanée et si, dans un travail collectif, chacun choisit joyeusement sa part, suivant ses forces, sa nature, son caprice du moment, ses convenances, car la perfection du travail ne peut se réaliser sans un accord sincère des volontés et l’adaptation mutuelle des diverses aptitudes. Quels travaux admirables et, en même temps, quelles fêtes de l’esprit et du cœur sont les œuvres enlevées d’enthousiasme entre amis qui lisent dans les yeux les uns des autres sur quel instrument il faut mettre la main et quelle force, quelle amplitude il convient de donner au mouvement de ses muscles !

Pense-t-on qu’ils ne soient autre chose que des salariés, les ouvriers qui, en deux ans, même en dix-huit mois, mènent à bonne fin les modernes « lévriers des mers » ! Il a fallu des générations de travailleurs des constructions maritimes pour que puissent s’édifier, avec une rapidité toujours croissante et une précision absolue, des villes flottantes de plus en plus grandes, auxquelles on confie à chaque voyage des milliers d’existence. Il est indispensable que chaque être, prenant part à ce travail gigantesque, y mette toute son intelligence et son dévouement.

N° 572. District industriel de la Ruhr.

L’agglomération de Barmen-Elberfeld a plus de 300 000 habitants ; Düsseldorf et Essen plus de 200 000 ; Duisburg, Dorlmund, Gelsenkirchen, Bochum et Crefeld plus de 100 000 ; les autres villes indiquées sur la carte, sauf Ruhrort, plus de 50 000 habitants.

Que disait Baker, l’ingénieur en chef du pont de la Forth, parlant de cet ouvrage, alors en cours de construction, devant une réunion de savants ? « Ce pont — qui comporte trois arches de six cents mètres chacune — est essentiellement une œuvre de travailleurs, parce que le succès dépend tout autant de l’ingéniosité et de l’inventivité individuelles et collectives des ouvriers que des connaissances scientifiques des ingénieurs et de l’organisation préparée par les chefs des chantiers. On ne saurait croire combien de fois dans une construction aussi nouvelle que celle-ci, les travailleurs ont dû mettre de leur propre intelligence — au moment même, sans attendre d’instructions de personne — pour parer à des difficultés imprévues ; ce n’est que grâce à cet esprit inventif de tous les participants que l’œuvre a pu être continuée et s’effectuer sans accident ».

D’autre part, quelle misérable besogne que celle où les maîtres divisent l’ouvrage sans estimer, même sans bien connaître les ouvriers, où les contre-maîtres brutalisent et trompent le travailleur, où celui-ci, n’ayant d’autre objectif que sa paie, ahane sans goût et sans amour. C’est ainsi qu’on arrive à édifier des constructions inutilisables ou meurtrières, à fabriquer des ponts de mauvaise qualité et de mauvaise facture, que le vent des tempêtes emporte comme une toile déchirée[3]. Le propre de la division du travail et son idéal est non seulement d’augmenter la production, mais surtout « de rendre solidaires les fonctions divisées »[4]. Or, par une étrange contradiction, elle aboutit à gâter, à pervertir la production, et à séparer les collaborateurs en castes ennemies.

En poursuivant la division forcée du travail, en la considérant comme un but à atteindre, non seulement pour augmenter les produits mais aussi pour séparer les ouvriers, les isoler les uns des autres, assurer son propre pouvoir par l’émiettement des forces adverses, l’industrie moderne, de même que le fonctionnement des institutions gouvernementales en sont arrivés à rendre parfois impossible l’accord des organes qui pensent ou sont censés exercer la pensée et de ceux qui accomplissent la besogne matérielle : « Garde-toi bien de raisonner, ceci est mon affaire ! » Tel est, sous diverses formes, le langage parlé dans presque toutes les usines, dans tous les bureaux, quoique le patron intelligent soit bien forcé de reconnaître que cette division nuit à la cohésion nécessaire entre les éléments constitutifs de l’œuvre. Une machine ne se construirait jamais si l’inventeur n’embauchait que des ouvriers absolument spéciaux à chaque besogne pour limer, raboter, cisailler, boulonner et qui n’eussent aucune vue d’ensemble. Elle ne sera menée à bien que si tous ont devant les yeux de l’esprit l’image d’un mécanisme complet.

On se rappelle la prophétie sinistre d’Adam Smith[5] déclarant que, par le fait de la division du travail et de l’inévitable ritournelle des procédés auxquels les ouvriers se trouvent condamnés, leur intelligence s’atrophiera forcément et qu’ils deviendront « aussi stupides et ignorants qu’une créature humaine peut le devenir »; de même leurs facultés morales s’engourdiront, ils seront « incapables de goûter aucune conversation raisonnable, d’éprouver aucune affection tendre, généreuse ou noble, et par conséquent, de formuler aucun jugement sain sur la plupart des devoirs, même les plus ordinaires, de la vie privée ».

Cl. L. Cuisinier.
la recherche de l’or dans l’oural

Cette prophétie ne s’est réalisée que partiellement parce que l’évolution de l’industrie moderne, s’accroissant continuellement en vitesse, amène avec elle des changements assez rapides pour comporter l’éducation des ouvriers. Comme en tout autre phénomène historique, les conséquences de cette évolution se font doublement sentir, en progrès et en regrès. Il y eut progrès dans l’introduction de plus en plus générale et complète du machinisme, non seulement par suite de l’accroissement énorme des richesses, mais aussi à cause de la participation d’un nombre d’ouvriers de plus en plus grand à la science de la mécanique et à toutes les connaissances qui s’y rattachent : électricité, chimie, travail des métaux ; les travailleurs instruits deviennent légion et les écoles industrielles se multiplient pour eux[6]. On commence à se rendre compte que chaque travailleur sérieux devrait posséder à fond la science — ou les sciences — dont sa besogne journalière est une manifestation. L’ancien terme de « déclassé » perd sa signification, ou du moins à côté de l’élève du lycée, fils de bourgeois, qui descend au rang d’ouvrier, se place l’ouvrier, fils d’ouvrier, qui s’éduque pour devenir meilleur ouvrier. Peu à peu la synthèse des travaux intellectuels et manuels s’impose, la science devient active, et la période approche où le cartographe sera un parfait géographe, où le chimiste remplira le rôle de l’égoutier et du vidangeur, où le forgeron sera au courant des progrès de la métallurgie.

Mais nous n’en sommes encore là que pour une très faible minorité : tandis que les conducteurs de la machine apprennent et s’élèvent au premier rang parmi ceux qui pensent, d’autres ouvriers, réduits au simple rôle de rouages vivants de la machine, chauffeurs, rattacheurs de fils, couseuses et cardeuses, condamnés à répéter le même mouvement des millions, des milliards de fois, en arrivent à n’avoir plus que l’apparence de la vie ; la race se trouve même atteinte en son principe, puisque les femmes, les enfants, tous ceux que la faiblesse physique oblige à se contenter de salaires insuffisants, sont désignés pour ces besognes d’hébétude et de dépérissement. Que de villes et de districts dont la population a perdu en beauté, en force, et en intelligence, en joie et en moralité ! Respirant pendant les belles heures du jour et, parfois, dans les équipes de nuit, pendant les heures dues au sommeil, un air impur, empoisonné même ; absorbant une nourriture souvent insuffisante, presque toujours mal préparée, des millions de créatures, dispersées en nos pays civilisés, n’ont plus qu’une vague ressemblance avec un échantillon réussi de la race humaine. Que de familles s’étiolent, se rapetissent et s’enlaidissent, rongées, brûlées par la misère, l’excès de travail et l’eau-de-vie, par une existence contre nature[7] !

femme cloutière à musgrove, comté de worcester

De nombreuses femmes s’adonnent à ce métier dans le district de Musgrove. Le taux de fabrication est de 68 centimes pour 1 150 clous. Deux travailleurs employant la même forge quinze heures par jour arrivent à se faire 15 francs par semaine, desquels il faut déduire 1,90 de charbon et 4,40 de location de maison avec atelier ; il reste 8,70 pour leur nourriture, l’habillement, etc. D’après Florence Thoine Ring, dans Sweated Industries, p. 52.

Il est certain que de nos jours, l’ouvrier, même réputé libre, travaille « moult tristement » en comparaison des artisans de l’antiquité qui accomplissaient la besogne correspondante : au moins ceux-ci avaient le rythme sinon la musique, pour les soutenir, les encourager, leur faire perdre conscience de leur trop pénible labeur[8]. Le joueur de flûte ou de tympanon allégeait la besogne même de l’esclave, tandis que, de nos jours, le silence absolu est devenu la loi de l’ouvrier d’usine ou de filature : en maint atelier le contre-maître ne tolère pas même que le travailleur chantonne ou sifflote entre les dents. Seulement la toute-puissance de l’habitude a voulu qu’on tolère la cantilène bizarre des matelots virant au cabestan et, dans les boulangeries où le pétrissage se fait encore à la main, les geignements des mitrons.

Afin de mater, de dominer plus facilement le personnel ouvrier, et en même temps de réduire le salaire, on n’a cessé, depuis les origines de la grande industrie, de réduire, dans les manufactures, le nombre des hommes faits et de les remplacer par des femmes et des enfants : dès que la routine du travail est devenue facile et se borne à suivre par des mouvements devenus réflexes le va-et-vient de la machine, la femme, l’enfant deviennent les rouages humains du vaste mécanisme. On sait quelles en sont les fatales conséquences dans les contrées industrielles : la femme perd successivement ses enfants, voit périr en elle les sources de la vie et meurt à la peine bien avant le temps normal.

Les progrès mêmes, en ce qu’ils ont de plus grandiose et de plus saisissant, les grandes découvertes, par exemple l’application de forces nouvelles, l’emploi des machines et des procédés ingénieux qui se substituent au travail humain, sont fréquemment pour les ouvriers des causes d’infortune et de misère. Sans doute, ces découvertes doivent avoir pour conséquence ultime de soulager l’homme dans ses labeurs pénibles ; en attendant, elles élargissent le domaine de l’industrie et font naître tout un monde d’inventions qui permettent de spécialiser et de différencier le travail en mille branches imprévues. La variété des métiers s’accroît d’autant, et même en de telles proportions que les statistiques énumèrent maintenant dans les grandes cités des milliers de professions diverses là où, un siècle auparavant, on en comptait au plus une ou deux centaines. Mais la transition se fait sans ménager les intérêts de tous : si l’inventeur était un associé, sa découverte profiterait à tout le groupe social ; mais il se trouve en présence de deux corps ennemis, patrons et ouvriers. Or, son propre intérêt immédiat l’amène à s’adresser au patron puisque celui-ci le paiera, tandis que les travailleurs, pensant au pain de leurs enfants, s’empresseront de briser la machine. Tel procédé, tel rouage nouveau introduit dans une usine équivaut à une arme chargée faisant le vide dans la foule trop pressée des travailleurs.

Aussi comprend-on facilement la haine qui s’empare des ouvriers contre toutes les inventions « diaboliques », « meurtrières », pourtant œuvres glorieuses du génie de l’homme. Nombre de révoltes ont été causées, et d’ailleurs très légitimement, par l’introduction dans l’organisme industriel de découvertes marquant une des grandes étapes de l’humanité. Ainsi le premier « chemin à ornières » de la Belgique, celui que l’on construisit en 1829, des mines du Grand Hornu au canal de Mons, fut complètement détruit l’année suivante par les mineurs, charretiers et manœuvres de la contrée[9]. D’autres révoltes de la faim déterminées par le progrès industriel, eurent lieu dans tous les pays du monde, surtout en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, et, plus puissante que la révolte, la résistance lente, silencieuse, tenace, méthodique de maint corps de métier a pu longtemps empêcher l’adoption dans les usines de procédés excellents réduisant le nombre des individus nécessaires au travail. Ainsi les compositeurs et imprimeurs, que la confection et le maniement du livre ont placés parmi les plus intelligents des ouvriers, ont su se défendre pied à pied pendant un demi-siècle contre les claviers et autres instruments imaginés pour remplacer mécaniquement le travail de l’homme ; finalement, la machine a vaincu, et les travailleurs se sont aperçus qu’elle ne pouvait leur faire concurrence pour toute œuvre demandant soin et intelligence.

D’autres révolutions industrielles sont causées par les fantaisies de la mode, par les changements d’habitudes et de mœurs et, d’une manière générale, par les modifications du milieu économique. Ces transformations sont si brusques parfois qu’il est impossible aux fabricants, même riches, d’y accommoder leurs établissements par l’achat d’un nouvel outillage : c’est la faillite pour le patron, le désastre absolu pour les ouvriers. Ainsi, lorsque les chimistes eurent trouvé le moyen d’extraire de la houille toutes les couleurs et nuances qui dérivent de l’aniline, l’usage de la garance devint inutile et, du coup, une même ruine s’abattit sur les agriculteurs qui élevaient la plante et sur les industriels qui la traitaient pour la fabrication. De même les planteurs et les artisans spéciaux eurent à souffrir quand l’industrie apprit à se passer du bleu d’indigo. Il n’est guère de spécialité dans le travail humain qui ne se ressente de ces revirements soudains, et comme les pays les plus éloignés se trouvent rattachés aux mêmes entreprises, les uns par la production de la matière première, les autres par le traitement industriel de cette denrée, chaque ordre transmis par le goût ou par les besoins changeants du public se répercute de monde en monde, d’un côté jusqu’à la république Argentine, de l’autre jusqu’à l’empire du Soleil Levant et, suivant l’état des marchés et la nature des productions locales, fait surgir ou péricliter les fortunes, doubler ou réduire les salaires.

Jusqu’à une époque récente, la grande industrie était localisée en quelques pays privilégiés. Née principalement en Angleterre, quoiqu’on puisse en constater les éléments de formation dans les autres contrées de l’Europe occidentale, elle s’était d’abord développée dans le voisinage immédiat de tel ou tel grand port, qui pouvait lui livrer la matière première au meilleur marché, par exemple le coton des États-Unis ou le minerai de Suède ou d’Espagne, et à proximité d’un gisement de houille où il obtenait le combustible à bas prix et en quantité toujours suffisante. Mais le capital aux aguets pour la découverte de nouvelles sources d’enrichissement eut bientôt fait de trouver des endroits aussi favorablement situés en d’autres contrées de la terre. Aux filatures de Manchester, en Angleterre, répondirent de l’autre côté de l’Océan celles de New-Manchester, dans la Nouvelle-Angleterre ; puis, en France, celles de Rouen ; en Allemagne, les filatures de la Silésie ; et d’étape en étape, à travers le monde, celles de l’Inde, de la Chine, du Japon. Partout des voies ferrées s’établirent entre les mines de charbon, les ports et les grandes villes pour fonder les usines aux lieux d’accès les plus commodes pour le travail et la vente. Le réseau des voies de communication s’accroissant d’année en année, les conditions d’égalité entre les producteurs augmentaient en proportion dans les différents pays. Des lois de protection douanière, établies au profit des industriels, avaient pour but « patriotique » d’arrêter à la frontière les produits étrangers pour faciliter la vente des produits nationaux.

Le combustible minéral constitue un tel avantage pour l’industrie que les usines et dépendances devaient forcément, semble-t-il, se grouper autour des bassins houillers. Au début du vingtième siècle, c’est bien ainsi que s’est réparti le travail. Les cités industrielles se pressent dans le voisinage des puits de mines ; la population s’y masse en foules épaisses sur un sol noirci par les débris de charbon, sous un ciel fuligineux où l’on cherche vainement à discerner le soleil. Mais l’étude plus approfondie des forces de la nature suscite de nos jours de nouveaux serviteurs à l’industrie humaine ; l’eau qui se précipite du haut des montagnes est, comme la houille, productrice d’énergie et se transforme en mouvements innombrables pour façonner la matière. L’industriel commence à se déplacer ; des cités nouvelles surgissent dans les vallées des monts au milieu des pâturages et des forêts ; les rudes ouvriers succèdent aux pâtres et aux bûcherons.

N° 573. Production de la houille en quelques pays.

Aux États-Unis, le charbon gras est compté en tonnes de 2 000 livres anglaises, l’anthracite en tonnes de 2 240 livres ; on commet donc facilement erreur en traduisant en tonnes métriques.


Hélas ! la nature change en même temps : les torrents sont endigués ; les cascades joyeuses ont disparu ou ne coulent plus qu’en maigres filets sur les roches qu’avaient usées les flots ; d’énormes conduites d’eau déroulent, comme les dragons, leurs anneaux de fonte dans les entrailles profondes du sol, sur les viaducs et les murs de soutènement ; des réseaux de fils s’entrecroisent dans l’air. Déjà maintes régions des Alpes suisses et françaises, du Jura, de l’Ecosse, de la Suède, de la Finlande, du Canada ont perdu leur majesté solitaire pour devenir des fourmilières d’hommes qui s’attaquent brutalement aux flancs de la montagne, taraudant, perforant et dévastant sans méthode apparente et, jusqu’à présent, sans souci de la beauté. Aux petits moulins paisibles dont la roue tournait lentement sous le ruissellement d’une eau murmurante se sont substituées les grandes bâtisses dans lesquelles s’engouffrent tous les courants des alentours servis par un peuple de myrmidons.

Cl. J. Kuhn, Paris.
les usines sur la rive droite du niagara en aval de la chute

Un mouvement économique analogue, mais bien plus considérable encore, entraînera le déplacement des foules industrielles lorsqu’on aura découvert les moyens pratiques d’utiliser la force motrice produite par l’alternance du flux et du reflux et qu’aux misérables jeux de meules actionnées par le va-et-vient des marées, comme on en voit près de Saint-Jean de Luz, en certains estuaires de Bretagne et dans l’Euripe d’Eubée, se substitueront de gigantesques laboratoires ayant à leur service des milliers de chevaux-vapeur et brassant le travail par millions de tonnes à la fois.

Les révolutions industrielles obéissent aussi à d’autres causes que les pures conditions économiques, elles sont également déterminées par de faits de nature normale appartenant à l’ensemble de la vie des sociétés.

N° 574. Chutes d’eau de Finlande.

Les chutes sur les cours d’eau d’une portion de Finlande sont indiquées d’après l’atlas de Finlande publié par la Société de Géographie de ce pays. Les chiffres indiquent la puissance de la chute évaluée en chevaux-vapeur (total pour la carte 1 320 000). La longueur du trait donne la dénivellation de l’eau à raison de 1,5 millimètre par mètre. Les chiffres entre parenthèses sont des cotes d’altitude.

On peut trouver un exemple de ces phénomènes dans la crise belliqueuse que vient de traverser récemment l’Angleterre. Dans le mouvement ascendant de la grande industrie anglaise, représentée surtout par Birmingham et les cités environnantes, l’année 1873 marque l’apogée. C’est alors que l’Angleterre exporta le plus de machines et d’objets manufacturés ; il semblait que, si le travail de l’immense forge s’était arrêté brusquement, le monde eût été soudain privé de vie. Mais d’autres usines s’ouvrirent sur toute la surface du continent et des îles, de l’Argentine au Japon, et, dans ces établissements nouveaux, on ne se bornait pas à imiter les fabrications anglaises, on s’ingéniait aussi à faire mieux. Birmingham perdit successivement ses anciens marchés et c’est en grande partie pour en conquérir des nouveaux que cette ville d’industrie se fit « unioniste », de « radicale » qu’elle avait été. Tant qu’elle avait compté sur son initiative et son énergie, tant que l’ingéniosité de ses artisans, l’infinie variété de ses produits lui avaient assuré la prospérité et la richesse, elle avait ignoré ou méprisé les anciennes familles nobles et routinières vivant dans l’orgueil de leur passé : mais, quand ses négociants, devenus riches à leur tour, eurent perdu l’audace, l’esprit d’entreprise, l’amour acharné du travail, la sobriété de la vie, ils changèrent de principes et de politique ; ils s’accoutumèrent au luxe, et, élevant leurs enfants avec les fils des lords et même de façon plus prodigue, ils se laissèrent envahir par l’envie ; eux, dont les pères avaient si durement travaillé, ils voulurent, tout en dirigeant leurs maisons de commerce, imiter ceux auxquels la fortune vient en dormant.

Mais pour mener à bien les affaires en affectant le loisir du gentil homme, il faut disposer des faveurs et du monopole, posséder des lieux de marché que n’envahisse pas la concurrence, disposer en toute sécurité de l’avenir. Dès lors, plus de discours enthousiastes en faveur du libre-échange ! Plus de toasts à la fraternité humaine ! On vante désormais non plus le free trade — l’échange libre — mais le fair trade — l’échange honnête —, c’est-à-dire le trafic qui rapporte les bénéfices traditionnels ; on revendique comme un mouvement d’échanges absolument dû celui qui se fait entre la métropole — Little Britain — et le monde colonial — Greater Britain —. Mais, si vaste qu’il soit, l’ensemble des possessions britanniques est pourtant insuffisant à fournir les bénéfices désirés ; il faut d’autres domaines encore, de nouveaux lieux de consommation pour les marchandises de toute espèce. Or, comment satisfaire toutes ces ambitions, si l’on ne devient pas en même temps patriote, impérialiste, jingo, belliqueux ? On trouve à la guerre double avantage, celui d’avoir à civiliser les barbares — c’est-à-dire à leur créer des besoins qui se paieront très cher —, et à fournir l’armée de ces munitions sans fin qui font maintenant de chaque conflit la plus fructueuse des opérations commerciales.

Dessin de M. Charousset.Cl. P. Sellier.
la misère à londres.
une procession des « sans travail »


Telle est l’évolution naturelle qui produisit à la fin du xixe siècle la grande explosion de l’impérialisme britannique et qui entraîna l’Angleterre à se lancer, elle aussi « d’un cœur léger », dans l’inexpiable guerre de l’Afrique australe. Joseph Chamberlain — ou plus familièrement Joe —, le négociant parvenu qui servit de pilote à la nation dans cette terrible aventure, fut l’homme-type de ces événements étonnants où l’on vit la Grande Bretagne essayer d’arrêter son mouvement de décadence par la conquête d’un continent et la constitution d’un empire mondial infrangible[10].

Tous ces va-et-vient, tous ces déplacements industriels font entrer dans la phase du grand travail associé une part de plus en plus considérable des nations. On peut même dire d’une façon générale que le domaine de la machine ouvrière s’étend en même temps que le réseau des chemins de fer ; il s’accroît avec chaque tour de roue de locomotive sur une voie nouvellement inaugurée. Dans les contrées récemment ouvertes à la civilisation matérielle, les progrès sont d’autant plus rapides qu’il n’y a pas à déblayer les restes d’un encombrant passé ; on peut se mettre aussitôt à la besogne sans léser d’antiques intérêts sauvegardés par des traités, des habitudes de convenances et le respect traditionnel. Aussi le voyageur qui débarque au Nouveau Monde est-il étonné quand, dans une ville de fondation récente, surgissant à peine du marécage ou de la forêt, telle que Juiz-de-Forà ou Bello-Horizonte, il voit tout un magnifique outillage d’édilité confortable et luxueux qui manquera longtemps encore à des cités vénérables d’Europe, glorieuses et civilisées depuis des siècles, telles que Sens, La Rochelle ou Montpellier, Louvain ou Oxford.

Le mouvement qui entraîne le monde moderne dans son orbite s’est produit d’une manière tellement rapide que la Russie — pour citer seulement la nation d’Europe la plus puissante numériquement — ne s’est pas donné la peine de parcourir les voies accoutumées de la civilisation historique ; elle a pris, pour ainsi dire, les sentiers de traverse. Il y a moins d’un siècle, l’immense empire n’avait encore que des pistes frayées par les pas des hommes et les larges chemins rayés d’ornières qui serpentent dans les champs et les steppes ; la première chaussée fut construite dix ans après la retraite de Moscou, en 1822, entre Saint-Pétersbourg et Strelna. Le pays s’est donné tout un réseau de chemins de fer bien avant d’avoir un ensemble suffisant de routes carrossables. De même, elle se crée tout un outillage de grande industrie avant de posséder une classe ouvrière.

N° 575. Chemins de fer d’Afrique et rivières navigables.

Le tracé de la voie « Cap au Caire » est loin d’être fixé entre le bassin du Zambèze et le Victoria Nyanza. Il ne peut résulter que d’une convention à intervenir entre l’Angleterre et l’Etat indépendant du Congo.


La fabrique est apparue si brusquement que « l’industrie et l’agriculture n’ont pu encore se disjoindre ». L’ouvrier russe n’a pas été complètement arraché à la terre comme dans l’Europe occidentale ; il entre dans le prolétariat industriel avant d’être sorti du prolétariat rural. Les usines de Vladimir, de Kyiev, d’Ekaterinoslav ne prennent l’ouvrier que pendant une partie de l’année, et, pendant une autre partie, il reste asservi aux travaux agricoles, « asservi », car, dans les deux cas, son salaire est resté misérable[11].

Depuis les travaux de Karl Marx, il paraît être admis universellement que l’industrie, comme les autres formes de la richesse, se concentre graduellement en un nombre de mains toujours plus petit, et que, automatiquement peut-on dire, les « instruments de travail », l’immense accumulation d’installations et d’outillage, tomberont, ainsi qu’un fruit trop mûr, en la possession de la classe ouvrière. De fait, un aspect de l’histoire contemporaine donne raison au théoricien du socialisme, mais d’autres évolutions, à peine sensibles à son époque, démentent partie de son argumentation. Même dans notre vieille Europe, il n’est aucun fait plus évident que l’énorme prépondérance prise dans la vie de chaque jour par le grand magasin, l’emporium des confections, des ameublements, des comestibles, qui chaque année font tache d’huile, remplissant des édifices plus vastes, asservissant des commis plus nombreux. Il n’est personne qui ignore que les grandes entreprises, mines, usines métallurgiques, chemins de fer, tramways et omnibus, constructions maritimes, compagnies du gaz, sociétés d’assurances, expéditions coloniales, etc., sont régies par un nombre assez restreint de financiers et d’industriels ; un régime d’ « ententes » entre grands producteurs fixe internationalement le prix des fontes, fers et aciers ; tels objets de première nécessité, surtout parmi les produits chimiques, sont pratiquement des monopoles. Mais c’est aux États-Unis que le phénomène s’est développé dans toute son ampleur : là, le syndicat, d’industrie est la règle : l’acier, le cuivre, les chemins de fer, le pétrole, etc., ont leur roi plus puissant que maint prince couronné. Un groupe de milliardaires contrôle la production, la distribution et, pardessus le marché, la politique, enfin ce qu’il y a de plus élevé dans l’humanité, la science et l’art. Tout un état-major de savants leur vendent formules, éloges et projets ; des artistes leur préparent des musées. Un tel individu, enrichi par l’exploitation effrénée des immigrants européens, met le comble à sa gloire en fondant des bibliothèques publiques et en offrant des orgues aux églises ; un autre grand homme fait oublier les milliers de cadavres que lui attribue l’opinion publique par l’achat d’un Raphaël qui servira d’enseigne à son antre.

Pourtant la petite industrie n’est pas morte, non plus que le petit commerce. Si la grande usine se réserve la production de l’article courant, de vente sûre, elle laisse volontiers à son humble rival l’invention nouvelle, quitte à s’en emparer si la tentative réussit ; d’autre part, elle ne peut se plier aux conditions de hâte et d’imprévu qu’exige l’entretien journalier. Pour une maison de construction d’automobiles, combien sont nés de petits ateliers de réparation en tous points du territoire ! A côté de l’industrie systématique, l’industrie naissante et l’industrie disséminée répondent à des besoins et ne craignent pas la concentration du capital, qui les dédaigne plutôt. Il en est de même pour le commerce : l’existence des bazars où l’on peut tout acheter, beurre, pantalon et voiture, n’empêche point que partout où s’édifie un groupe de maisons, partout où un tentacule urbain s’allonge de quelque cent mètres, s’ouvrent tout de suite la boulangerie, l’épicerie, la fruiterie et la laiterie. Le travail de répartition s’effectue d’une manière enfantine, mais, jusqu’à présent, c’est le petit commerce qui s’en charge.

Certainement, en comparant la situation des pays civilisés en 1850 et en 1900, on voit tout de suite que l’échelle des fortunes s’est de beaucoup allongée par le haut ; l’écart entre les meurt-de-faim et les riches est immensément plus grand qu’autrefois ; les milliardaires ont remplacé les millionnaires, mais la classe intermédiaire ne s’est point atrophiée. Quelle que soit la source principale de ses revenus, professions libérales, fonctionnarisme, rentes de l’Etat, profits du commerce et de l’industrie, propriété foncière, bâtie ou non bâtie, enfin, qu’elle soit détentrice effective des titres de sociétés anonymes, la bourgeoisie — la petite et la haute bourgeoisie — n’a pas disparu. Tout au contraire, elle n’a fait que croître et prospérer depuis le milieu du dix-neuvième siècle. En attendant l’élaboration d’une théorie qui tienne compte de ces faits, il faut affirmer que les phénomènes sont plus complexes qu’on avait pu le croire en 1840, même en 1870. Le socialisme ne représente plus la lutte comme uniquement engagée autour d’avantages matériels car, en nombre de cas particuliers, on peut se demander si les individus ayant intérêt pécuniaire au maintien de la société traditionnelle, richards, rentiers, fonctionnaires et leur clientèle que n’a jamais intéressée question de dignité humaine, on peut se demander si cette bourgeoisie et ses domestiques ne forment pas la majorité. C’est la solution d’autres problèmes ardemment discutés, c’est la poursuite d’un idéal, c’est l’évolution morale qui fera pencher la balance vers le monde des travailleurs.

En attendant, l’industrie et le socialisme rudimentaire se sont développés d’une même marche parallèle et, en quelque pays que ce soit, pays vieux ou pays neuf, l’industrie reste encore toujours comprise comme une lutte d’intérêts entre le capitaliste qui commandite le travail pour en retirer le plus gros bénéfice possible et l’ouvrier qui vient humblement offrir ses bras et demander un salaire en échange, au lieu d’une part dans les bénéfices du travail comme il semblerait naturel.

la mine, bas-relief de constantin meunier
Musée de Bruxelles.


De par le contrat même, les intérêts sont opposés : la guerre est donc fatale, constante, qu’elle soit à l’état dormant ou déclaré. Aussi le chef d’usine prend-il ses précautions contre ceux auxquels il commande et qui, tout en ayant fonction de collaborateurs, n’en sont pas moins des ennemis présumés : il nomme des contre-maîtres, des surveillants, des mouchards même ; il reçoit des rapports officiels et secrets. D’autre part, les ouvriers ont leurs « meneurs », leurs réunions, leurs mots de passe, et dressent leurs plans de résistance et de combat. Parfois, et dans ces dernières années d’une manière presque normale, à intervalles réguliers et prévus, la bataille éclate : à propos des salaires, que les patrons veulent réduire et dont les ouvriers réclament l’augmentation, à propos des heures de travail, que les uns veulent plus longues et les autres plus courtes, ou bien encore à cause d’une question de dignité humaine ou de solidarité, la guerre éclate et l’usine se vide de son armée de travailleurs. Tantôt ceux-ci ont eu l’initiative, ils font la grève ; tantôt les représentants du capital ont pris les devants, ils procèdent par évictions et ferment les portes des ateliers.

l’industrie, bas relief de constantin meunier
Musée de Bruxelles.


Par suite des mille conditions diverses des lieux de travail et des marchés, les conflits varient d’allure, mais, d’ordinaire, ils mettent aux prises des forces inégales. Les ouvriers sont la masse, il est vrai, mais ils n’ont pas de ressources financières : si les camarades, aussi pauvres qu’ils le sont eux-mêmes, ne leur viennent pas en aide ; si le public, convaincu de leur bon droit, ne les appuie de la toute-puissance de l’opinion, ils voient la famine se rapprocher chaque jour ; ils sont obligés de fuir leur famille pour ne pas entendre les plaintes et les sanglots, tandis que les patrons, vexés de ce que la bourse aux écus tarisse pour un temps, n’en gardent pas moins tout le confort de la vie. Ils peuvent attendre : la faim est toujours au service du capital et c’est un agent qui ne lui coûte rien[12] ; ils peuvent attendre… à moins que la grève ne se change en révolution.

C’est pour éviter cette dernière alternative — la plus naturelle, puisque les ouvriers ont le nombre pour eux et n’ont aucune raison de mépriser leur propre force, appelée violence quand elle n’est pas enrégimentée au service de l’Etat — que les capitalistes, propriétaires d’usines, se lient si étroitement avec les détenteurs du pouvoir, qui d’ailleurs appartiennent en grande majorité à la même classe, au même monde ; les riches et les puissants sont toujours apparentés et, dans toutes les hautes assemblées délibérantes, les détenteurs de la fortune publique siègent personnellement ou, plus souvent encore, font siéger leurs obligés, véritables domestiques chargés de transformer les volontés ou les caprices du maître en articles de loi. Comment ne s’évertuerait-on pas à prévenir les vœux des hommes qui, par l’argent, disposent de tous les avantages de l’existence, et peuvent les répartir à qui leur plaît ? Dans leurs conflits avec les ouvriers, les dispensateurs du travail ont donc l’armée à leur service. Dès qu’ils ont dressé leurs plans pour l’abaissement des salaires, l’accroissement du temps de labeur ou telle autre combinaison favorable à leurs intérêts, ils avertissent le gouvernement, « dont le premier devoir est de garantir l’ordre », et bataillons, escadrons, batteries viennent aussitôt les défendre contre toute attaque possible de leurs ouvriers irrités.

Sans armée permanente, sans milice bourgeoise, l’organisation actuelle de la grande industrie serait absolument impossible : les travailleurs deviendraient bientôt les maîtres de l’usine.

Cl. Dubois.
une réunion de grêve à la bourse du travail de paris

Si les grands industriels font ainsi monter la garde à l’armée devant leurs châteaux et leurs fabriques, ils tiennent également à disposer de l’arsenal des lois, interprétées à leur bénéfice. Bien que l’esclavage soit aboli officiellement, il ne leur déplairait point de le rétablir, ainsi que le montre clairement l’exemple de l’Amérique du Nord, où pourtant l’émancipation des noirs a été solennellement proclamée. Evidemment, les fils de planteurs, dominés par le préjugé héréditaire, lésinent sur les conditions de la liberté qu’ils ont été obligés de reconnaître, et cherchent de leur mieux à dresser leurs chiourmes actuelles sur le modèle du temps passé ; de même les directeurs des compagnies de mines et de métallurgie qui se sont fondées dans les États du Tennessee, de la Géorgie, de l’Alabama, se sont empressés de copier les anciennes mœurs, et les campements de leur personnel d’ouvriers nègres ressemblent singulièrement au. camps des ci-devant esclaves ; de plus, l’habitude s’est répandue de faire travailler les prisonniers civils pour le compte des usiniers et, en maints districts, les magistrats, associés des industriels et nommés grâce à leur influence politique, s’entendent avec eux pour recruter nombre de délinquants et les condamner à de longues peines : de cette manière, les chefs d’usine ont à leur service tout le personnel voulu, qu’il leur suffit d’entretenir en lui donnant un semblant de salaire et en le soumettant à une discipline militaire, sous la surveillance des geôliers de l’Etat. C’est de la même façon, quoique peut-être moins brutalement et avec plus de formalités légales, que l’on procède dans les mines de nickel de la Nouvelle-Calédonie.

Un autre exemple de la lutte poussée jusqu’à la férocité entre patrons et travailleurs est celui que fournissent les mines d’or et celles de pierres précieuses. Ces champs de trésors naturels exercent sur l’imagination une influence magique, et cependant illusoire[13], car, toutes proportions gardées, les bénéfices moyens des travailleurs qui se ruent vers les « Pactoles » sont très inférieurs à ceux que produisent les autres industries. La déperdition en vies humaines et en efforts inutiles est énorme dans les exodes soudains qui se portent vers les terrains aurifères ou diamantifères. Avant de se fixer comme travail régulier, la recherche de l’or commence par être un jeu, comme celui de Monaco, mais bien autrement dramatique et coûteux. Et, lorsque l’industrie a pris son cours normal de rendement au profit de quelque compagnie, souvent l’asservissement des ouvriers ne diffère qu’à peine de l’esclavage. Nulle part, la société à forme ploutocratique n’a pris un caractère mieux déterminé qu’à Kimberley, la ville des diamants, et à Johannisburg, la ville de l’or : là, un maître dicta ses volontés. Le procédé employé antérieurement à la guerre anglo-boer envers la main-d’œuvre nègre était extrêmement simple ; du reste, bien qu’appliqué maintenant à des mercenaires différents, il est resté le même. Au moyen d’un système de recrutement lui permettant de fixer les conditions d’engagement[14], la Compagnie se procurait des Cafres qu’on enfermait pour trois mois dans un compound, carré de baraques en fer blanc, entourant une piscine. Une infirmerie, une pharmacie, un magasin où l’on peut acheter ce que la Compagnie permet de vendre, enfin quelques remises et dépôts complètent le campement. Pendant le temps de la captivité, le travailleur est retranché de toute communication avec l’extérieur ; chaque jour on examine ses habits et on sonde les ouvertures de son corps ; celui d’entre eux qui manie la terre à diamants doit apprendre à ne se servir que de mitaines sous la surveillance des blancs. Enfin, on ne quitte sa prison qu’après avoir été soumis à une forte dose d’huile de croton. Ce système a été perfectionné. La main-d’œuvre indigène étant, parait-il, insuffisante, ce sont, depuis la guerre du Transvaal, des Chinois qui travaillent au Rand[15] ; une grande continuité a été obtenue en portant la durée d’engagement à trois ans ; d’autre part, la distance qui sépare ces ouvriers du corps de leur nation donne beaucoup de sécurité aux propriétaires et directeurs de mines : ceux-ci pouvaient craindre auparavant que la population noire, cinq ou six fois plus nombreuse que les blancs, prit conscience de sa force et entrât dans les voies de la rébellion. Quant aux ouvriers de sang européen, ils habitent un quartier luxueux, commode, élégant, composé de belles villas ; mais ils ne sont pas plus libres : eux aussi ont à rendre compte de leur conduite, de leurs opinions, de leurs idées ; leur vote appartient au maître sous peine de renvoi[16].

Les braves gens qui déplorent la « lutte de classe », sans s’occuper d’y porter remède, citent avec complaisance l’argent dont se privent les travailleurs en déclarant la grève. De fait, les salaires abandonnés chaque année arrivent à faire des sommes élevées ; elles sont pourtant infimes comparées au résultat d’un autre calcul : personne hormis les ouvriers ne s’avise de computer ce qu’ils perdent durant les périodes d’activité par le fait de salaires inférieurs au « produit intégral du travail ». Donc, la tactique ouvrière, considérée au point de vue étroitement pécuniaire, se solde généralement par un bénéfice, en dépit des privations de toute nature qu’entraine la cessation du travail. Quant au « manque à gagner » qu’implique la grève pour ceux qui « font travailler », on la passe volontiers sous silence pour ne pas devoir en avouer le montant.

N° 576. Richesses du sous-sol au Mexique et dans les États de l’Ouest.
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Cette carte est à l’échelle de 1 à 25 000 000.

Le charbon gras se trouve aux environs de Cisco et le long d’une bande de territoire allant de Desmoines à Mac-Allester ; les extractions de lignite sont principalement autour de Helena, de Bismarck et dans le district qui s’étend de San-Antonio à Dallas. La plus importante mine de fer est a Helena. Les mines d’argent a et de plomb b sont indiquées par des grisés de sens différent. Le cuivre c est extrait près d’Helena, à Bisbee et en d’autres points marqués sur la carte, d, or ; e, étain ; f, aluminium ; g, manganèse ; h, platine ; i, mercure ; j, antimoine ; k, zinc ; l, perles ; m, rubis ; n, topaze ; o, opal ; p, béryl ; q, grenat ; r, saphir ; s, turquoise.

Il est évident qu’en obéissant à cette fureur de l’intérêt privé qui fait voir des ennemis dans le personnel des ouvriers et des employés, les seigneurs de l’industrie en arrivent à se faire le plus grand tort, à perdre même cet argent qu’ils sont si âpres à gagner.

Cl. de la Société Denain et Anzin.
un haut fourneau à l’usine de denain


D’abord, la haine qu’ils redoutent ne manque pas de les poursuivre et donne quelquefois lieu à de terribles drames ; mais, dut-on se prosterner toujours humblement devant eux, une chose du moins est certaine, c’est que les ouvriers n’apportent pas à leur œuvre la passion de bien faire ; elle leur paraîtra toujours assez bonne, pourvu qu’ils ne soient pas renvoyés, qu’ils n’aient pas à payer d’amende ou à subir de reproches ; ils n’auront aucun zèle pour le perfectionnement ou la beauté du produit auquel ils mettent la main ; souvent même ils travaillent systématiquement à faire de mauvaise besogne, à sacrifier l’excellence à l’apparence : leur mauvaise volonté rend tout progrès impossible. Ils vont jusqu’à punir par quelque procédure secrète ceux de leurs camarades qui ont la naïveté de travailler trop vite ou trop bien. C’est là ce que l’on appelle le « sabotage », qui tend à devenir une véritable institution, presqu’un devoir de solidarité ouvrière : il n’est guère de congrès où cette manière de combattre le patron ne soit chaudement recommandée, quoiqu’elle mette le salarié en danger de perdre sa valeur professionnelle.

établissements métallurgiques de longwy
Document extrait du programme officiel du premier Congrès international du Froid.

En Angleterre, de rares industriels philanthropes — ou des patrons très avisés — ont compris qu’il n’y a qu’un moyen de combattre cette tendance haineuse à l’avilissement du travail. Ce moyen, c’est de donner au collaborateur ouvrier un intérêt financier sérieux à la réussite de l’ouvrage. Quelques-unes de ces entreprises, dont le directeur a pris à tâche de se faire aimer, ont admirablement réussi, trop bien peut-être, puisqu’elles détournent les travailleurs de chercher à fonder des œuvres collectives qui leur appartiennent en propre. On peut citer, parmi ces réalisations patronales, les « villes-jardins » ou garden cities, qui contrastent merveilleusement par leur beauté architecturale, leur hygiène et leur confort avec les fumeuses cités voisines. Ainsi, les 3 500 habitants de Bourneville n’ont eu que trois décès en 1902, tandis que la moyenne de la mortalité à Birmingham, pour la même population, était de 66.

La compagnie qui s’est fondée dans l’Amérique du Nord, au commencement du vingtième siècle, en vue de la constitution d’un monopole universel de tous les travaux métallurgiques, a bien compris que pour donner la plus large des assises à son édifice, il était indispensable de s’appuyer sur tout le personnel d’ouvriers et de les animer d’une ambition collective en les transformant en actionnaires directement intéressés. L’armée des travailleurs se double d’entrain à la besogne en regardant l’usine, la machine, le bloc de métal dont il a sa part bien à lui.

Il est donc des points du globe où le conflit perd de son acuité, mais ils sont exceptionnels et la solution des difficultés ne se fera certes pas d’une manière pacifique. D’une manière générale, on peut dire plutôt que l’animosité augmente entre les partis en lutte : le patron finit par craindre tout autant les périodes de travail, constituant une sorte de « paix armée », que la grève, guerre déclarée, qui au moins lui assure la protection de l’Etat. Et cette grève, l’ouvrier n’en considère plus le succès comme le couronnement de ses efforts ; elle devient un épisode de la bataille engagée en tous lieux, il s’agit bien moins de certaines revendications mises en avant que de l’ « expropriation de la classe capitaliste » ; la grève locale est une simple modalité de l’ « action directe », un exercice d’assouplissement en vue de la « grève générale ».

Mais, si la grande industrie peut réussir, par son immensité même, à supprimer la concurrence entre producteurs, puisqu’ils s’associent, et à calmer la rancune des ouvriers, quand elle les fait participer aux bénéfices, cette même industrie, si puissante qu’elle soit, ne saurait parvenir à se concilier le public, c’est-à-dire l’ensemble des consommateurs, le grand troupeau de ceux qui paient et qui, maintenant, n’ont plus la consolation de marchander. Le vendeur et l’acheteur ont besoin l’un de l’autre, et cependant ils sont ennemis nés. Il leur serait même impossible de ne pas s’entre-haïr, car ils cherchent à se tromper mutuellement.

L’essence du commerce fut toujours la fraude : ou bien la fraude basse, qui consiste à mentir sur la nature et la quantité de la marchandise, ou bien la fraude de large envergure, qui, négligeant les détails, spécule sur les passions humaines, sur la vanité, l’orgueil, la luxure des acheteurs, non moins que sur leurs besoins légitimes. Tantôt, par exemple, les frères Lauder[17] achètent 100 000 aiguilles pour les vendre aux nègres du Soudan sous couleur de civilisation, or, il se trouve que pas une n’a de chas ; tantôt, telle industrie, contre laquelle l’opinion publique ne songe guère à protester, n’a d’autre but que le crime : ainsi, la fabrication des armes et de la poudre de guerre. Cependant, des sentiments de réprobation se font déjà jour, çà et là, contre les travaux insalubres, parce que leurs conséquences dangereuses ou même mortelles sont immédiatement senties. Ainsi, l’opinion a déjà pu déterminer certains pouvoirs publics à interdire l’emploi du blanc de céruse, et les distilleries de liqueurs fortes ont été supprimées ou au moins soumises à une législation sévère en différents pays. De même les mines ont été généralement assainies. Mais que de fabriques dont l’air est encore irrespirable, chargé d’éléments de maladie et de mort ! Et, tandis que de très nombreux établissements industriels n’ont été fondés qu’en vue de la satisfaction de crimes d’Etat, de goûts dépravés ou d’un faste insolent, les manufactures où se fabriquent les objets de première nécessité chôment souvent.

village industriel dans les andes péruviennes
Chicla sur la ligne d’Oroya à 3 725 mètres d’altitude.

Ainsi le mot de « surproduction », qui peut répondre certainement à une incontestable malchance ou même à un désastre pour tel ou tel chef d’industrie cherchant un marché, n’est qu’une cruelle ironie quand on le prend dans son acception naturelle. N’est-ce pas le comble de l’absurdité de parler, à propos d’agriculture, de la surproduction des céréales, quand des millions d’hommes manquent de pain ? Alors que ses propres ouvriers ne peuvent renouveler leur linge crasseux et déchiré, le maître tisseur se plaindra naïvement de la surproduction des étoffes, et le libraire ruiné attribuera la cause de son désastre à la surproduction des livres, alors que dans les pays « civilisés » le nombre d’exemplaires produits n’atteint pas ou dépasse à peine un volume par année et par individu ! La misère, le dénuement et l’ignorance, tels sont encore les fléaux que pourrait supprimer l’industrie si elle avait pour but le bien-être de tous et non l’enrichissement d’un seul individu ou d’un groupe étroit de capitalistes.

De leur côté, les travailleurs ne peuvent se vanter, plus que les chefs de fabrique, de viser l’intérêt public dans leurs revendications. Sans doute, ils représentent une part de l’humanité plus considérable et, à ce point de vue, ils sollicitent tout d’abord l’attention des observateurs impartiaux ; en outre, ils vivent actuellement sous un régime d’oppression et combattent une classe privilégiée, ce qui leur assure la sympathie de ceux qui aiment la justice. Mais presque tous les ouvriers ne rétrécissent-ils pas leur cause à la simple lutte de classes ? Les syndiqués se préoccupent-ils des non-syndiqués ? Ceux qui ont leur livret en ordre avec leur propre corporation plaident-ils jamais les intérêts des sarrazins ? Ne laissent-ils pas derrière eux, en dehors du cercle des réclamations, tout un monde de déclassés, voleurs, prostituées, vagabonds, trimardeurs, qui ont droit à la renaissance morale, à une saine éducation et au bien-être ? Enfin, lorsqu’ils ont déclaré la grève, que ne montrent-ils leur volonté d’utiliser leur loisir à s’instruire et à travailler en hommes indépendants ? quel souci prennent-ils de conserver la sympathie du public, qui, d’ordinaire, les encourage d’abord sous l’impression de la justice de leurs griefs, mais qui se lasse bientôt quand, par contre-coup, il souffre lui-même de la cessation du travail ? Les choses se passeraient tout autrement si les ouvriers révoltés contre leurs maîtres savaient, dès le premier jour de liberté, se mettre au service de la communauté civile par une œuvre d’ample solidarité. Les occasions se sont déjà présentées sans qu’on ait eu la présence d’esprit de le saisir au passage. Ainsi les employés des voies ferrées américaines se sont trouvés maîtres du réseau de l’Illinois et des États voisins, mais ils laissèrent voitures et locomotives dans les remises, alors qu’il eut été si beau d’organiser de vrais trains de plaisir en des conditions nouvelles de prix et de confort, de manière à laisser de leur grève, si même ils avaient dû perdre la partie, un excellent souvenir à la population et préparer ainsi favorablement le terrain en vue des revendicatives futures. Chaque grève pourrait devenir le point de départ de tentatives pour les entreprises utiles à la communauté.

Le petit commerce suit une évolution parallèle à la petite agriculture et à la petite industrie. Il est évident que, dans l’évolution contemporaine, le trafic individuel avec ses boutiques, ses échoppes, ses caves, ses transactions effectuées en liards et en sous, est absolument condamné ; sa transformation directe en un organisme normal de la société nouvelle est impossible. Tous les petits boutiquiers donneraient donc une preuve de sagacité historique s’ils reportaient leur expérience, leur volonté, l’ensemble de leurs forces et de leurs ressources vers le socialisme revendicateur. Sans doute, quelques-uns l’ont compris, mais la plupart, élevés dans la préoccupation étroite de leurs intérêts immédiats, ne voient pas, ne veulent pas voir de quel côté vient le danger et ils se retournent rageusement contre ceux qui leur apporteraient le salut. Il est naturel que les choses se passent ainsi : le naufragé qui va s’engouffrer dans l’abîme se raccroche à un bâton flottant.

Les anciennes formes de la vente au détail disparaissent comme ont disparu celles du grand commerce d’autrefois, notamment les voyages en commun, en états itinérants. Le mot « caravane », dérivé du persan kiarvan ou kiarban, signifie primitivement « assurances d’affaires », terme qui explique suffisamment l’origine de ce déplacement collectif. L’association qui se constitue entre intéressés pour assurer le succès de l’entreprise peut chercher à se garantir contre les dangers de divers ordre : en certaines contrées, ce sont les phénomènes de la nature qu’il faut redouter, la chaleur du jour et le froid des nuits, l’aridité de la terre, le manque de sources, la difficulté des chemins, le sable, la dune ou le marais ; en d’autres pays, ce sont les pillards que l’on doit craindre et, dans ce cas, la caravane doit être aussi forte que possible, former une véritable armée, protégée par des éclaireurs, une avant-garde, des troupes de flanc. Les organisateurs de la caravane attendent alors que les besoins du commerce aient groupé sous leur direction tout un monde de marchands exportateurs avec leurs bêtes de somme. Telle ville ambulante de caravaniers se compose de plusieurs milliers d’individus ayant avec eux des milliers d’animaux. Chacune de ces sociétés mobiles se constitue sur le modèle des cités entre lesquelles se transportent les marchandises, et les divers types politiques s’y trouvent représentés, conformément aux institutions de la contrée : telle caravane est une république itinérante ; telle autre est une monarchie despotique ; sur les chemins de la Perse, le « maire » ou karchonda du convoi a souvent possédé le droit de vie et de mort sur les sujets qui l’accompagnent ; il a sa cour de juges et de bourreaux. Souvent les chefs que suit une réputation de tyrannie n’ont pu recruter de marchands pour l’expédition ; d’autres, au contraire, devenus populaires par leur esprit de justice, voient la foule des voyageurs s’empresser autour d’eux.

Sans doute, le trafic est la raison première des caravanes, mais tous les éléments humains que l’on rencontre dans une ville ordinaire sont également représentés dans la ville des tentes qui s’arrête tous les soirs et reprend sa marche au matin. Des prêtres, des moines, mendiants et autres, qui toucheront leurs bénéfices sur toutes les transactions, des bateleurs, chanteurs, diseurs de bonne aventure, filles de joie se mêlent aux marchands et aux soldats ; en se déplaçant, la société urbaine se maintient dans presque toute sa complexité, si ce n’est qu’au départ elle a peu ou point d’invalides. Même, comme dans une ville, la répartition des classes se fait par quartiers élégants et par faubourgs : les humbles, les pauvres s’écartent prudemment du centre où se montrent les grands, haut perchés sur leurs montures[18], ou dormant sous leurs tentes luxueuses.

Dans les sociétés modernes devenues pacifiques, de même que dans les déserts, que traversent désormais des routes et des chemins de fer pourvus de stations entretenues à grands frais, les caravanes perdent toute raison d’être et, tôt ou tard, ces « sociétés mobiles d’assurances » auront cessé d’exister. Déjà cette forme des voyages et des transports a complètement disparu de l’Europe et ne se rencontre plus que par exception en d’autres continents : elle ne s’est guère maintenue que dans le monde musulman, et encore d’une manière bien affaiblie, car partout le commerce moderne, par mer ou par terre, a trouvé le moyen de contourner par de nouveaux itinéraires les routes anciennes des caravaniers ; mais, si imparfaites que fussent dans leur organisation politique les sociétés mouvantes des marchands, elles n’en constituaient pas moins, par la liberté relative de leurs membres, par la poésie de vie en plein air, par la beauté des lointains qui se rapprochent et s’éloignent, une des grandes joies de la vie pour tous ceux qui y avaient pris part, et si l’humanité n’avait le pouvoir de les remplacer sous mille formes, la disparition des caravanes serait une perte essentielle dans l’éducation du genre humain.

Cl. Bogdanovitch, à Irkoutsk.
de tomsk à irkoutsk, caravane de thé en hiver


S’il est vrai, comme le dit Vambery, que chaque année cinq cent mille Persans de tout âge, de toute condition, prennent part au va-et-vient des caravanes et des pèlerinages, cet énorme déplacement de la population est dû sans doute en très grande partie aux joies de la vie errante. Les Iraniens, type de la vie sédentaire en comparaison des Touraniens nomades, n’en ont pas moins dans le sang l’amour du voyage et des aventures.

Que les temps de la caravane sont donc lointains pour nos pays de l’Europe occidentale, si tant est que les transports de marchandises s’y soient jamais effectués par de longues lignes de bêtes de somme ! Dès que l’homme sut faire flotter une planche sur l’eau courante, il put, en organisant de courts portages, constituer un réseau suffisant pour la répartition de ses produits et dont l’effet utile est de beaucoup supérieur à celui des animaux de bât ; le halage est, mécaniquement, le moyen de transport le plus économique. Les voies fluviales furent relativement délaissées à leur tour quand on osa voguer sur mer. Les Alpes, les Carpates, les marais du bassin du Dniepr ne gênèrent plus le trafic de l’Adriatique à la Mer du Nord et de la Mer Noire à la Baltique, quand celui ci s’effectua par la circumnavigation de la péninsule européenne, de la Scandinavie à l’Orient méditerranéen. Même dans les pays où l’absence de rivières laisse toute son importance aux caravanes, l’Afrique saharienne, l’Arabie, la Perse, l’Asie Centrale, les Andes, la quantité totale de marchandises déplacées à grande distance n’a jamais été bien considérable, et en mille années, elle n’a certes pas atteint à ce que les trains de marchandises d’un seul pays d’Europe transporte maintenant en un an, c’est-à-dire un poids que l’on mesure en milliards de tonnes kilométriques et qui pour l’ensemble des réseaux du monde entier dépasse peut-être trois cents[19].

Les voies ferrées et la grande navigation ont remplacé la caravane, non seulement dans son rôle commercial mais encore dans la satisfaction qu’elle donnait à l’homme aimant à se déplacer. Le besoin du voyage atteint maintenant des couches humaines de plus en plus profondes, et appartient désormais à l’hygiène. En attendant mieux, la semaine payée de congé annuel fait à bon droit partie des revendications ouvrières et elle est utilisée par beaucoup de ceux qui l’obtiennent pour une villégiature au bord de la mer. Et l’évolution s’accompagne d’une augmentation de confort et de vitesse, et même d’une diminution de prix. En 1830, la flotte française mit 18 jours pour atteindre Alger ; aujourd’hui le trajet s’effectue normalement en 26 heures. De 1845 à 1901, le transport de la tonne kilométrique a baissé de 12 centimes à 4,5 et celui des voyageurs de 7 à 4. Mais, à vrai dire, l’amour des voyages dégénère chez beaucoup de gens riches en une manie déambulatoire qui leur rend douloureux tout séjour prolongé en un même lieu, et qui les fait se déplacer sans aucun profit pour leur intelligence. Par cette folie de la vitesse, le civilisé s’oppose le plus nettement avec la placidité de l’Oriental : l’un ne semble toujours savoir que le temps s’écoule, l’autre s’agite parfois beaucoup pour ne rien faire.

Cl. C. L. Mac Lure.
voie ferrée dans les rocheuses, le yankee doodle lake

De même que les caravanes, les grandes foires ont eu à se transformer. Tout d’abord elles se déplacent forcément à mesure que le réseau des voies de communication rapide crée des centres qui se confondent d’ailleurs avec les capitales. Autrefois on aimait à choisir pour rendez-vous de commerce une ville de frontière, sans autorité politique propre, située entre de grands États : en un mot on cherchait à se soustraire à l’action d’un puissant souverain qui aurait pu être tenté, malgré traités et sauf-conduits, de faire tourner les transactions à son profit personnel. Le lieu choisi était souvent un champ qui restait désert pendant toute la période séparant les rendez-vous du commerce, et, comme les caravaniers, les forains se constituaient entre eux en corps politique, se donnant tel ou tel gouvernement temporaire suivant les mœurs du temps, les traditions locales et les préjugés des marchands les plus riches, à la volonté desquels se conformait la foule des petits trafiquants. Par la force des choses, les détenteurs du pouvoir les plus rapprochés de l’endroit où se faisaient ces opérations fructueuses essayaient d’en bénéficier à leur avantage et, presque partout, ils y ont réussi ; même quand la force de l’habitude ou le respect du passé ont maintenu les anciens champs de foire, la liberté des élections en a disparu : les surveillants et régulateurs en sont désignés d’avance.

D’ailleurs le rôle essentiel des anciens marchés à lieux et à dates fixes est désormais rempli par les grands magasins des cités, qui fonctionnent tous les jours de l’année. Certains objets rares et précieux, apportés de très loin, ne se trouvaient que dans les foires : on les voit maintenant, bien plus nombreux dans les maisons spéciales des grands négociants, et l’acheteur peut se les procurer quand il lui convient. Tel bazar de Londres ou de Paris contient plus de richesses que n’en portaient autrefois toutes les caravanes et qu’on n’en vendait à toutes les foires du monde ; chaque jour les convois des voies ferrées déversent dans la ville plus de clients qu’on n’en vit jamais à Sinigaglia, à Beaucaire, à Leipzig ou à Novgorod. Une grande révolution commerciale s’est donc accomplie : la périodicité des échanges a fait place à un mouvement incessant, continu de transactions que n’arrête pas même la nuit, puisque le soleil éclaire toujours un côté de la planète et que le réseau des chemins de fer, des télégraphes, des téléphones vibre sans cesse pour transporter les marchands et transmettre ses ordres de ville en ville et de continent à continent.

N° 577. Voyages isochrones au départ de Paris, de 2 heures à 15 heures.

Pour le tracé des lignes isochrones, on a supposé qu’on faisait usage des trains les plus rapides, quand bien même ils ne circulent pas tous les jours. Il ne s’agit ici que du temps nécessaire pour atteindre les gares de chemins de fer.

N° 578. Voyages isochrones au départ de Paris, hémisphère dont la France occupe le pôle.

Les deux cartes Nos 578 et 579 sont à l’échelle moyenne de 1 à 75 000 000. Elles sont projetées sur l’horizon du 45e degré de latitude nord et non sur celui de Paris.

Pour les lignes de 20, 30 et 40 jours, il a été fait usage de la carte de J. Bartholomew dans World’s Atlas of Commerce.

N° 579. Voyages isochrones au départ de Paris, hémisphère antipodal de la France.

Le commerce international, qui déjà représente un si grand nombre de milliards — plus d’une centaine —, aurait pris des proportions bien autrement considérables si les gouvernements, obéissant aux injonctions des grands industriels de leur pays, n’avaient pris des mesures fiscales pour « protéger » le travail indigène, c’est-à-dire pour assurer aux bailleurs de fonds des entreprises nationales un très ample bénéfice. Dès que les producteurs d’une contrée sont avertis que l’article livré par eux est de valeur moindre ou de prix supérieur à l’article similaire obtenu ou fabriqué par les producteurs étrangers, ils intriguent auprès des pouvoirs publics pour empêcher qu’il pénètre dans le pays ou bien pour se faire accorder des primes d’exportation. En un mot, ils s’adressent au gouvernement de leur nation pour s’enrichir personnellement en faisant payer à leurs compatriotes un impôt supplémentaire. En France, le procédé fonctionne de nos jours d’une manière quasi automatique par les soins d’une « commission de douanes ». Dès qu’une utilisation nouvelle ou qu’une découverte permet au producteur étranger de vendre une certaine marchandise à meilleur marché que le fabricant français, le relèvement du droit de douane est immédiatement demandé et il n’est pas d’exemple que les Chambres législatives l’aient jamais refusé. Comment, dans ses conditions, le coût de la vie n’augmenterait-il pas graduellement ? Si le pain national est cher, il faut qu’il enchérisse encore pour que le grand propriétaire accroisse ses revenus ; si les étoffes nationales ou le fer national ne valent pas les produits de même nature que pourrait fournir l’étranger, eh bien, que ces produits soient arrêtés à l’entrée, complètement, par une prohibition absolue, ou dans une proportion très forte, par des droits savamment gradués. De cette manière, le gouvernement atteint un double but : il donne au Trésor un accroît considérable d’impôts, prélevé sur le consommateur, et il favorise ses amis de la classe supérieure, qui sont les vrais maîtres du pays. On peut citer de nombreux exemples de suppressions complètes du trafic dues à la « protection » que les douanes sont censées assurer au commerce. Ainsi, le régime douanier de l’Algérie sur les frontières du Sahara a eu pour conséquence, pendant plus d’un demi siècle, de détourner complètement la marche des caravanes et de les diriger, soit à l’ouest, vers le Maroc, soit à l’est, vers la Tunisie et la Tripolitaine. Des politiciens ont prétendu que l’abolition de la servitude en Afrique avait découragé le commerce, consistant jadis pour une forte part en esclaves. On a pu croire aussi que l’hostilité des Touareg avait rendu tout trafic impossible ; mais les Touareg, aussi bien que tous les autres habitants du Sahara, n’eussent pas manqué de profiter des routes ouvertes aux échanges vers le littoral d’Alger, si, à l’entrée même, ces routes n’avaient été barrées par des postes douaniers. Les vrais « coupeurs de routes » n’ont pas été les Barbares, mais bien les Français. Ainsi, pour citer des faits péremptoires, le sucre, le café, les épices, qui sont les denrées demandées au Sahara, sont frappés d’un droit sept fois supérieur sur la frontière algérienne que sur celles de Tripoli. Comment les acheteurs qui parcourent des milliers de kilomètres à travers les solitudes ne changeraient-ils pas leur itinéraire naturel pour profiter des avantages que leur font les marchands tripolitains[20] ?

Après les malheurs causés par le ralentissement ou la suppression des relations commerciales entre peuples, il faut citer les absurdités et les conséquences grotesques auxquelles doit aboutir le scrupule des observateurs zélés du tarif : ainsi la saisie d’un Pharaon momifié et son assimilation à une charge de morue sur les registres de la douane, et la condamnation du propriétaire d’un champ de l’Illinois, sur lequel était tombée un météorite, à payer des droits de douane pour la masse de fer étranger dont il avait été l’heureux acquéreur[21]. Mais les bizarres exigences du fisc ne sont qu’un faible inconvénient en comparaison du tort qu’il porte au génie même de l’homme. Le monopole obtenu par la protection de l’Etat a le plus souvent pour conséquence la perte même de l’industrie qu’elle est censée favoriser et qui s’appauvrit peu à peu parce qu’elle n’est plus animée par la passion du travail. La protection de l’Etat nuit toujours parce qu’elle supprime l’initiative individuelle, parce qu’elle décourage les chercheurs, parce qu’elle obscurcit et dénature les inventions des rivaux. L’histoire de la Perse fournit un exemple plaisant des conséquences du monopole. Un haut dignitaire ayant été promu aux fonctions de « grand amiral » sur le lac d’Ourmiah eut pour premier souci de décréter que sa propre flottille desservirait désormais tout le commerce du bassin : il fit donc briser tous les bateaux qu’y possédaient les pêcheurs et les marchands, mais l’argent lui manqua pour construire ses bateaux ; le lac resta désert. Dans notre Europe, les choses se passent de la même manière plus fréquemment qu’on ne pense, et il ne saurait en être autrement puisqu’on part de ce principe que la prospérité des industries s’acquiert par la cherté des produits. Ainsi les constructeurs de charpentes ou de machines qui veulent les expédier de Lyon ou de Saint-Etienne dans l’Extrême Orient n’ont point intérêt à les diriger sur Marseille : ils trouvent des délais plus courts et des prix de 20 à 40 pour cent moins élevés en les dirigeant sur le port d’Anvers par les voies détournées de la Suisse et de l’Allemagne[22]. Ils peuvent même avoir avantage à faire voyager leur marchandise par navire partant de Hambourg.

Cl. L. Cuisinier.
le marché à siguiri

Les monopoles abolis déjà renaissent fréquemment sous de nouvelles formes, et pourquoi n’en serait-il pas logiquement ainsi tant que le principe est admis dans la gérance de la société ? La Révolution française est censée avoir aboli les douanes intérieures qui profilaient jadis soit à l’Etat, soit à des fermiers d’impôts, soit aux seigneurs ou aux villes ; mais les communes urbaines, entraînées par le gouvernement dans cette funeste voie, ont rétabli ces douanes à leurs portes, sous le nom d’octroi, car le progrès, a-t-on dit, consiste à changer les anciennes appellations. Quoi qu’il en soit, il est impossible de ne pas considérer comme d’une absurdité parfaite le prélèvement que l’on fait aux portes des villes sur les ressources de ces villes elles-mêmes et pour leur profit prétendu : c’est un cercle vicieux que l’on ne parcourt point sans qu’il y ait en route déperdition de force. Ces douanes intérieures, depuis longtemps condamnées en principe et cependant presqu’imposées par le gouvernement aux municipalités désireuses de s’en défaire, ont tous les inconvénients, puisqu’elles entravent à la fois la production, la circulation, la consommation. Elles ont été d’ailleurs établies sans aucune méthode et varient de ville en ville, changeant suivant les denrées et les industries. Economiquement, ce sont des institutions désastreuses ; moralement, elles accoutument les préposés aux abus d’autorité et à la rudesse, les citoyens à la bassesse d’attitude, au mensonge et à la ruse. La plupart des troubles qui, en Espagne, ont éclaté çà et là depuis trente ans ont eu pour origine des disputes entre paysans et employés d’octrois ; aussi sont-ce les édifices où se fait la perception qui commencent par flamber lorsque les discussions s’échauffent, que l’émeute se déclare et que la foule s’attaque aux représentants de l’autorité. Tout le monde est d’accord sur l’absurdité du système, et malgré cela il résiste à tous les assauts. N’est-ce pas grotesque de voir une cité comme Paris, dont les murailles, avec tout leur appareil de fossés, de talus, de contrescarpes, de zone extérieure, n’ont plus actuellement d’autre emploi que celui de barrière entre les fournisseurs de la campagne et les consommateurs de la ville : c’est un bien coûteux outillage pour un triste but !

Il est à prévoir que douanes intérieures et douanes extérieures aussi funestes les unes que les autres, finiront par être emportées dans le grand tourbillon de l’évolution générale. Elles dureront aussi longtemps que les États pourront maintenir leurs apparences d’autonomie sous la domination du capital triomphant. Déjà les grands industriels ont trouvé le moyen de ne pas en sentir les effets. Pour éviter les frontières, ils n’ont qu’à fonder leurs usines dans chacune des contrées qu’ils veulent approvisionner de leurs produits : quelques changements de noms, un autre libellé des statuts, des employés de nationalités différentes et tout s’arrange. Leur fortune les place au-dessus de toutes les lois imaginées contre leurs devanciers : ils sont assez puissants pour les tourner tout en les utilisant encore pour se débarrasser de leurs concurrents de moindre allure. La ligue de tous les consommateurs du monde ne sera pas de trop pour se défaire de leur dictature.

Cl. du Photochrom.
nijnyi-novgorod et le pont de la foire

Au premier plan, la ville basse de Nijnyi-Novgorod, puis l’Oka ; au fond la Volga. La Foire se tient du 25 juillet au 10 septembre, entre les deux fleuves. Le pont de bateaux a 900 mètres de long et n’est mis en place que pendant l’été.

L’évolution du commerce depuis les premiers âges nous montre de singuliers contrastes. Il commença par être honni : ce fut une honte de trafiquer, et maintenant c’est la gloire par excellence. D’après l’ancienne morale, le troc ne pouvait se faire qu’avec l’étranger, puisque le frère de tribu avait le droit de prendre et prenait en effet. Les Bouriates de la Mongolie ne vendent ni n’achètent dans l’intérieur de la communauté[23] ; jamais, même encore de nos jours, ils ne paieraient les services l’un de l’autre ; nul ne peut être patron ou domestique. Les ouvriers kabyles, qui connaissent pourtant bien la valeur de l’argent, vont de maison en maison réparer les outils et fabriquer les charrues, non en salariés, mais en hôtes, car les outils sont chose sainte, et ce serait une profanation de toucher au « vil métal » après avoir accompli cette œuvre noble de laquelle dépend la naissance du blé[24].

Dans tous les pays du monde, surtout au milieu des communautés rurales peu remuées par le grand ébranlement moderne, on retrouve cette pratique de la morale solidaire qui oblige à l’entr’aide et interdit l’emploi de l’argent entre voisins et amis.

Mais puisque, suivant l’antique définition, « l’étranger est ennemi », il semble naturel qu’on le dépouille : non seulement il paiera ce qu’il achète, mais si on peut lui faire payer le double ou le triple de ce que vaut l’objet vendu, l’acte sera méritoire d’après la morale de la tribu. Parmi les populations, même policées, combien d’hommes en sont encore à cette conception primitive du commerce ! Qu’on prenne pour exemple les maquignons, qui ont généralement affaire avec des acheteurs étrangers pour la vente de leurs chevaux. De même, l’Auvergnat qui descend de la foire de Salers amenant ses nobles bêtes nourries sur le gras pâturage des hauteurs connaît parfaitement les qualités et les défauts de son bétail, mais il n’en est pas moins résolu à faire valoir les unes, à cacher ou atténuer les autres, art qu’il pratique d’une manière admirable, car nul trafic ne prête mieux à la ruse que la vente des animaux. C’est le commerce des bœufs qui fait de l’Auvergnat le marchand finassier que l’on connaît, si habile à tromper par de petits moyens, à frauder sur la qualité aussi bien que sur la quantité des denrées[25].

N° 580. Commerce de quelques grands États.

Il ne s’agit que du commerce spécial de chaque pays, les marchandises en transit n’entrant point en ligne de compte. Avant 1875, les chiffres de l’Allemagne ne sont pas officiels, à cause de la situation particulière des villes libres, tenant elles-mêmes leur statistique. On n’accorde pas toujours aux chiffres des Pays-Bas la même confiance qu’à ceux des autres États.

Le principe du commerce étant, par sa nature même, essentiellement égoïste, personnel, insoucieux de tout intérêt étranger, inspiré jusqu’à un certain point par l’hostilité héréditaire éprouvée pour les gens d’autres langue et d’autre race, il en résulte que, de nos jours encore, l’opinion publique et les lois officielles respectent le malheureux qui cherche dans le crime, dans l’avilissement systématique d’autrui les éléments de sa fortune. On ne blâme point les avoués, les avocats, les magistrats qui encouragent la manie des procès, qui l’alimentent par d’interminables plaidoiries, discussions et paperasses ; on vénère même ceux d’entre eux qui sont jugés dignes par le pouvoir de revêtir la robe rouge, symbole du droit de verser le sang ; on témoigne également un grand respect au médecin qui est arrivé à la gloire en pratiquant de terribles opérations sur les corps « vils » des pauvres échoués à l’hôpital, au général qui achète ses étoiles et ses plumes d’autruche par le feu de salve sur les nègres ou sur les grévistes. Enfin, au-dessus de ces hautes classes de parvenus, on ferme les yeux sur les méfaits des marchands de chair humaine et des empoisonneurs publics, en attendant qu’après avoir fait fortune, ils se retirent dans une somptueuse villa et se livrent dévotement, sous la conduite paternelle d’un digne ecclésiastique, aux délices de la charité chrétienne. Certains districts industriels ne sont-ils pas ravagés par l’usage des eaux-de-vie pures ou frelatées, comme s’ils avaient été bouleversés par un cyclone ? Le marchand de vin, le distillateur, le chimiste, qui voient leur œuvre dans cette ruine, vont néanmoins demander leurs suffrages aux malheureux votants pour se faire nommer représentants et fabriquer des lois nouvelles favorables à leur belle industrie. La façon d’empoisonner, telle est parfois dans les assemblées parlementaires la question majeure, celle qui passionne tous les partis, bien autrement que la patrie, la liberté ou l’instruction publique. On le voit bien lorsque les privilèges des « bouilleurs de cru » sont en jeu ! Quelle audace ! Discuter le droit traditionnel qu’a l’honnête homme de préparer savamment la boisson qui fera périr son prochain ! Et que de fois, dans les campagnes, dans les cabarets des ports, dans les estaminets qui entourent l’usine, des scènes atroces ou dégoûtantes nous montrent l’effet de cette belle législation !

C’est principalement quand il s’agit de races dites « inférieures » que le commerce se gêne peu pour procéder à de fructueuses tueries. L’empoisonnement par la boisson de feu s’est fait si rapidement en certaines contrées de l’Océanie et du bas Congo, par exemple, qu’il a suffi de la durée d’une génération pour dépeupler complètement tel ou tel district largement ouvert à l’influence de la « civilisation ». La zone du Kacongo, qui confine à la mer et au fleuve, était occupée, au milieu du siècle, par une population très dense ; maintenant les villages sont devenus rares, mais dans les espaces déserts se succèdent de nombreux cimetières avec leurs tombes garnies de bouteilles vides, symbole de la divinité redoutable qui les extermina. Les noirs qui restent dans les pays contaminés sont devenus très inférieurs physiquement à ceux de l’intérieur, ils sont grêles, rabougris, inintelligents ; les infirmités et les maladies en font une race abâtardie[26]. Ces considérations ont dû sans doute contribuer secondairement à décider les puissances au relèvement des droits d’importation sur les spiritueux vendus aux colonies africaines, mais la raison majeure de cette décision fut que le commerce des alcools finit par détruire tous les autres commerces, d’abord en supprimant la force physique et morale des indigènes, puis en les faisant disparaître.

les écluses du canal de sault-sainte-marie, entre le lac supérieur et le lac huron

Parmi les statistiques de transport par eau, celles du canal de Sault accusent, et de beaucoup, les chiffres les plus élevés. Pour 1905, on donne le total de 44 millions de tonnes (6 millions en 1888, 21 millions en 1898) valant deux milliards de francs. C’est plus de deux fois le mouvement du port de Londres, mais il serait bon de savoir comment ces chiffres sont obtenus.

Non seulement le commerce, dans la pratique ordinaire, est mensonge et fraude, mais aussi, par l’ignoble réclame, le commerce est inutilité, obsession et laideur. Tandis que dans l’industrie, la concurrence consiste en grande partie à découvrir de nouveaux procédés, à inventer des machines mieux adaptées à leurs fins, dans le commerce — réserve faite pour l’art déployé dans l’arrangement des étalages — elle n’a pour effet que de mettre un certain mot le plus grand nombre de fois possible sous les yeux de l’acheteur. C’est le prospectus distribué dans les rues et qui recouvre d’une couche immonde les trottoirs de nos quartiers achalandés ; c’est l’annonce lumineuse, fixe ou à éclipse, blanche ou multicolore, qui harcèle l’œil et fatigue le cerveau ; c’est l’affiche installée dans les champs, peinte sur les rochers et au fond des eaux, projetée sur les nuages, et qui défigure les plus beaux endroits du globe ; c’est l’annonce qui triple le poids de nos journaux et envahit tout depuis la sixième page — et beaucoup plus dans les journaux anglais et américains — jusqu’à la première, et développe tout ce qu’il y a d’instincts pervers et de bêtise latente dans l’humanité. La réclame, enfin, augmente en de vastes proportions le travail de l’Union Postale Universelle et gonfle indûment à trente et quarante milliards le nombre des envois annuels[27]. Il convient, à l’égard du mercanlilisme, de mentionner la ville d’Edimbourg, où l’esprit public a été assez puissant pour amener les commerçants à se désister de leurs tentatives d’affiches lumineuses, et de penser avec reconnaissance à la presse d’opinion, au demi-quarteron de journaux hebdomadaires, aux trois ou quatre revues, qui ont rompu avec tout système d’annonces et ne s’appuient sur aucune combinaison financière.

Par ses occupations inutiles, encombrantes et malfaisantes, le commerce « fait vivre » une foule de gens, mais la société aurait certainement plus d’avantage à les nourrir à ne rien faire, en attendant qu’elle sache ramener leur activité vers les travaux d’amélioration du sol. C’est en débarrassant l’humanité de ce fatras que les réformateurs et utopistes ont beau jeu pour ne demander à chaque adulte de la Cité future que trois ou quatre heures de travail intelligent par jour.

N° 581. Principaux ponts de l’Europe occidentale.

L’importance des ports est caractérisée ici par le tonnage des navires, chargés ou sur lest, à l’entrée, sans cabotage. Les ports dont les noms sont inscrits sur la carte reçoivent plus de 3 000 000 de tonnes ; ceux qui sont indiqués par un point ouvert, plus de 2 000 000 ; ceux marqués par un point noir, au moins 1 000 000. Il faut d’ailleurs remarquer qu’il y a des divergences notables dans la manière dont la statistique des ports est établie dans les divers pays, et que l’importance réelle ne devrait tenir compte que des marchandises manutentionnées sur les quais et aucunement de la jauge de passage.

Quoi qu’il en soit, voici les ports du globe pour lesquels le tonnage à l’entrée, sans cabotage, est le plus considérable pour 1905 (millions de tonnes) : Londres 18,7 ; Suez 18,3 ; Constantinople 15,3 ; Liverpool 14 ; Cardiff 11,8 ; Hambourg 10,4 ; New-York 10,2 ; Hongkong 9,8 ; Anvers 9,8 ; Singapur 9,4 ; Newcastle 9,2 ; Marseille 7,7 ; Rotterdam 7,6 ; Montevideo 6,8 ; Gènes 6,4. Viennent ensuite (ou précédemment ? Changhaï) Naples, Boston, Hull, Glasgow. Lisbonne, etc.

Actuellement, dans chaque pays, le chiffre des transactions commerciales est pris comme étalon de la prospérité. Le point de vue contraire serait plus logique : mieux le sol est utilisé par les habitants, moindre devient la nécessité de faire voyager les denrées ; plus intelligent est le travail de leurs usines, moindre devient l’échange des produits. Au lieu de considérer le commerce comme un fétiche, il y a lieu, pour chaque groupe humain, d’étudier quelle serait la meilleure application des forces naturelles dont il dispose et de sa propre activité, puis de les répartir avec sagacité entre l’agriculture, l’industrie et le commerce.

Certes, le commerce qui mène à la fortune ne manque pas d’assurer la considération au commerçant, cependant il reste quelque chose de l’antique morale qui interdisait au frère de vendre au frère, au citoyen de trafiquer avec un autre citoyen, et l’on ressent au fond de soi une mauvaise conscience de toutes ces opérations. Il en résulte qu’on cherche volontiers une victime expiatoire portant la faute de tout le peuple, comme jadis le bouc Azazel, chassé hors du camp des Hébreux. Cette victime sera l’étranger contre lequel, à l’accusation de fraude, on peut ajouter toutes celles qui se sont amassées de siècle en siècle contre les gens nés par delà l’horizon. Tant qu’on a besoin de cet étranger, parce qu’il est vraiment indispensable pour telle ou telle industrie ou brandie de commerce, on s’arrange de manière à le tolérer, même à lui faire bonne figure, mais dès qu’il a cessé d’être nécessaire on le conspue, on le persécute, si même on ne va pas jusqu’à le chasser ou l’occire. Pendant la guerre franco-allemande, tout résidant né au delà du Rhin était brutalement expulsé de France, mais je connais une ville d’où l’on se garda bien de renvoyer le pâtissier allemand, reconnu comme indispensable à tous les diners fins de la bourgeoisie. En grommelant, on lui permettait même d’exprimer tout haut sa joie des malheurs de la France.

N° 582. Hongkong et Canton.

En 1905, 8 555 navires jaugeant 9 863 325 tonnes de registres entrèrent à Hongkong. En ajoutant le cabotage (16 709 jonques et 900 barques à vapeur), on arrive à 11 328 015 tonnes à l’entrée. On ne possède naturellement pas de statistique pour le port de) Canton. Le territoire anglais est limité par un trait discontinu.

Ainsi ont fait les peuples d’Europe pour les Tziganes, ces descendants de caste hindoue errant jadis de village en village, de foire en foire, pour échanger des chevaux, étamer des casseroles, vendre des simples, dire la bonne aventure. Aussi longtemps que ces nomades furent les plus habiles dans ces diverses industries, il fallut bien s’accommoder de leur passage et de leur bref séjour sur le champ de foire ou dans quelque lande voisine ; mais dès que la société locale eut parmi les siens tout un personnel de maquignons, de rétameurs, d’herboristes, de sorciers, aussitôt les Bohémiens de passage furent accusés de tous les crimes, on vit en eux des voleurs de chevaux et surtout des ravisseurs de femmes et d’enfants. Soupçonnés et décriés, chassés des communes rurales, traqués dans les villes et les bourgs, il ne leur restait, sous peine de mort par inanition, qu’à tâcher de se perdre dans le prolétariat par la dispersion. D’ailleurs ils étaient tenus pour si peu de chose que les lois ne semblaient pas faites pour eux ; on les emprisonnait ou les déportait par mesure administrative ; nombre d’entre eux, sous le deuxième empire napoléonien, furent ainsi expédiés dans la Guyane, d’où ils ne sont point revenus. Du moins dans l’Europe orientale a-t-on dû les respecter davantage à cause de leur grand nombre : ainsi, en Hongrie, où ils sont près de cent mille et où leur talent musical les rend absolument indispensables dans toutes les noces et fêtes de villages, on les a, de
Cl. Emil Schmidt.
juif blanc, marchand à cochin, malabar
force, fixés au sol en leur donnant des terres qu’ils finissent par cultiver comme leurs voisins d’autres races.

Le Juif est aussi un de ces étrangers que l’on hait, non point à cause de ses défauts dont le prétendu Aryen d’Europe ou d’Amérique serait indemne, mais précisément en vertu du vice que l’on partage avec lui. On l’accuse d’aimer trop l’argent et de se le procurer bassement. Or, n’est-ce pas là ce qu’on pourrait reprocher aussi à tous ceux, de quelque race ou de quelque religion qu’ils soient, qui vendent à faux poids des marchandises avariées, à tous ceux qui acceptent de celui qui les salarie des outrages ou du moins des paroles, des gestes de mépris, à tous ceux qui ramassent l’argent dans le sang et dans la boue ? Ils sont légion. Même l’éducation que l’on donne presqu’universellement à la jeunesse consiste à lui enseigner de réussir quand même. Et si, dans la concurrence, le Juif est plus heureux que le soi-disant chrétien, celui-ci ne déteste-t-il pas son rival parce qu’il obéit à une jalousie d’esclave ? On lui en veut à la fois de ses vilenies personnelles et de celles que l’on commet en essayant de le distancer dans la course vers la fortune.

Le fait d’être séparés par des signes distinctifs des autres citoyens ou sujets d’un pays signale les Israélites aux haines de la foule. En effet, quoique ne possédant point de territoire en commun et ne parlant point le même langage, les Juifs constituent à certains égards une nation, puisqu’ils ont conscience d’un
Cl. Emil Schmidt.
juif noir, ouvrier à cochin, malabar
passé collectif de joies et de souffrances, le dépôt de traditions identiques ainsi que la croyance plus ou moins illusoire à une même parenté. Unis par le nom, ils se reconnaissent comme formant un seul corps, sinon national du moins religieux, au milieu des autres hommes. De la Chine à la Californie, de l’Ethiopie à l’Angleterre et au Maroc, ils pratiquent une certaine solidarité. Mais les différences sont fort grandes entre les divers centres de groupement, Pologne, Palestine, Macédoine, Hollande. Autant de pays, autant de langues diverses, et la centième partie d’entre eux au plus connaît l’idiome dans lequel sont écrits les livres sacrés. Les Juifs dépendent, suivant les contrées, des gouvernements les plus différents ; en certains pays, ils prennent part à la vie politique, ils en sont complètement exclus ailleurs ; enfin, quoi qu’on ait prétendu, ils appartiennent aux races les plus distinctes. Là où une même foi et la solidarité économique viennent à manquer, la communauté de nation cesse également. Autrefois, le prosélytisme religieux avait fait les Juifs : de nos jours l’indifférence les défait. Innombrables dans nos sociétés modernes sont ceux qui, nés Juifs, ont cessé de l’être.

Sans s’arrêter aux impressions personnelles que reproduisent les voyageurs ni aux affirmations plus ou moins précises que transmettent les Juifs eux-mêmes, aveuglés par leur nationalisme, les ethnologistes modernes étudient les crânes et les autres caractères anthropologiques présentes par les soi-disant Israélites des
Cliché du Globus.
femme arabe d’el-golea
diverses contrées. Or, il se trouve précisément que les têtes juives ne ressemblent à celles des Arabes proprement dits, c’est-à-dire aux Sémites par excellence, que dans la péninsule même de l’Arabie et dans les contrées voisines, notamment au nord de l’Afrique. En effet, les Arabes se rattachent par le type aux négroïdes, la partie postérieure de leur crâne étant fortement développée. D’autre part, les Juifs du Caucase sont presque tous brachycéphales et leur indice moyen varie de 80 à 83 : c’est dire que ces caractères ressemblent à ceux des populations au milieu desquelles ils résident (Ikov). Le même phénomène se retrouve dans tous les pays du monde où se sont établis des Juifs. Le Juif polonais a la tête du Polonais ; le Juif portugais a la tête du Portugais. Même la forme du nez aquilin que l’on est généralement convenu d’attribuer aux Juifs, ni la courbe en 6 de l’aile nasale ne sont plus communes chez les hommes de la religion mosaïste que chez leurs voisins[28].

Et cependant, il y a des différences, non seulement physiques mais aussi morales. Elles n’ont pas l’importance fondamentale qu’on s’imagine souvent, mais c’est parce qu’elles existent qu’il y a tendance naturelle à les exagérer. La question est de savoir si ces différences proviennent de la race ou si elles sont


Cliché du Globus.
chaamba d’el-golea
explicables par les conditions économiques. Ainsi les Juifs sont presque généralement plus petits de taille que les peuples au milieu desquels ils vivent. Mais la stature n’est-elle pas en rapport direct avec le bien-être et, dans toutes les parties d’une même population, n’observera-t-on pas ces contrastes de taille en raison même du confort de l’existence ? Ainsi, en Angleterre, les Israélites enrichis depuis plusieurs générations ont échappé à cette prétendue loi d’une infériorité de taille et l’on n’a pas constaté qu’ils soient à cet égard au-dessous des Anglais chrétiens. Les Juifs pauvres sont non seulement trop petits, relativement à la normale, ils ont aussi une trop faible capacité des poumons et leur tour de poitrine n’atteint pas la moyenne : évidemment cette tare physiologique est due au fait d’une nourriture insuffisante pendant de nombreuses générations ; mais d’autre part, les Juifs, accoutumés à la sobriété forcée, en ont tiré cet avantage de s’accommoder plus facilement au milieu et de vivre beaucoup plus longtemps que leurs voisins. Sur 100 Américains, la moitié n’atteint pas 47 ans, tandis que la moitié des Juifs des États Unis arrivent à 71 ans ; sur 1 000 enfants américains, 453 meurent avant l’âge de sept ans et seulement 217 enfants juifs.

Le fait est constant : les 2 000 Juifs dont Ripley donne les mensurations présentent, non le type sémitique semblable à celui de l’Arabe mais ceux des peuples parmi lesquels ils vivent et avec lesquels ils sont physiquement mélangés. Il est donc certainement inadmissible que l’on parle des Juifs comme d’un peuple de race pure et qu’on les oppose comme « Sémites » aux prétendus « Aryens » que représentent les Européens d’Orient et d’Occident. A l’époque de la ferveur religieuse, les adorateurs du Dieu unique prêchaient leur foi avec la passion de l’enthousiasme et souvent les foules furent entraînées à leur suite apportant des éléments ethniques nouveaux dans l’assemblée des croyants. C’est ainsi que des Arméniens, à l’exemple de leurs rois, s’introduisirent en foule dans le monde juif, auquel ils ressemblaient d’ailleurs par leurs habitudes nomades et leurs pratiques commerciales. Plus tard, d’autres « Juifs», par centaines de mille, n’étaient autres que les Khazares des régions du Don, de la Volga, du Dniepr se convertissant à la religion de Moïse qui disputait alors la domination de l’Europe orientale à l’Islam et au culte des chrétiens. De même, des conversions en masse à la foi juive eurent lieu dans la Maurétanie, et, quant aux adhésions individuelles, il s’en produisit de tout temps, même aux époques de persécution ; encore de nos jours, en pleine période d’indifférence, on pourrait en citer quelques-unes. Le caractère réellement démocratique, populaire du judaïsme lui a donné cette force de préhension qu’il a toujours possédée malgré les haines dont il fut poursuivi. On sait qu’au huitième siècle, des Juifs de Babylone se révoltant contre le despotisme des prêtres, qui voulaient imposer leurs interprétations personnelles comme d’inspiration divine, constituèrent la secte indépendante des Karaïtes, qui revendiquèrent toujours avec énergie leur droit d’étude et d’exégèse individuelles. Or, à cet égard, toutes les synagogues juives, à l’exception de celles qui sombrèrent dans l’inertie, ont été quelque peu Karaïtes. La cohésion des Juifs, à travers les siècles et dans tous les pays du monde, a été maintenue par l’effacement relatif du rôle des prêtres. Les rabbins ont à peine le caractère sacré, ce sont plutôt des « premiers entre les pairs ». Il en est résulté que l’ensemble de la nation a pu conserver sa souplesse et son élasticité, s’accommoder au milieu changeant, vivre enfin. Momifiés avec des prêtres dans une doctrine et une politique immuables, ils n’auraient pu dépasser les mauvais jours du moyen âge[29].

Unis par la religion, constitués par elle en nation semi-nomade ayant ses lieux de groupement dans tous les centres de civilisation, les Juifs ont été maintenus et, pour ainsi dire, forgés et soudés par les conditions économiques. Le fait seul de prendre le même nom, malgré la différence des origines, de participer aux mêmes cérémonies, d’appliquer dans leurs relations une même méthode et de se montrer solidaires devant les autres nations ne pouvait à la longue qu’aboutir à donner des caractères communs à tous ceux qui se disent frères en Israël : de la diversité primitive surgit forcément une apparence d’unité. En outre, il importe de tenir en considération la naissance et le développement d’un type professionnel qui s’est formé graduellement chez les Juifs par suite des occupations analogues auxquelles ils étaient condamnés par le milieu. Partout où ils se présentaient, leur qualité d’étrangers les rendant naturellement suspects à la population dominante, ils se groupaient spontanément dans les villes où ils trouvaient le plus de facilité pour l’exercice de leurs métiers, et où ils avaient en même temps le plus de chances d’échapper aux grossières manifestations de la haine populaire.

En fait ou en droit légal, le travail de la terre leur était interdit, et, de génération en génération, pendant des siècles et des siècles, ils désapprirent la culture du sol que leurs ancêtres, les Beni-Israël, avaient pratiquée autrefois dans les vallées de la Terre Promise. Pour eux, l’occupation par excellence fut celle que, d’ailleurs, ils avaient apprise de leurs patrons les Phéniciens dans tous les ports de la Méditerranée : ils mobilisaient les fortunes en facilitant les transactions ; ils prêtaient et empruntaient pour le compte de tiers, servaient d’intermédiaires et de banquiers aux chrétiens qui avaient à cacher leur avoir pour le soustraire aux exigences de l’Etat ou à la rapacité des seigneurs et des prêtres. Nombre de Juifs, qui n’avaient pas assez de ressources pour s’occuper de gérer ainsi les affaires d’autrui, recouraient aux métiers de joaillier et de changeur, qu’il eût été presqu’impossible à des résidants chrétiens d’exercer, car, pour le transport de monnaies et des matières précieuses, il était indispensable de correspondre avec des hommes de confiance dans tous les pays étrangers. Seuls les Israélites jouissaient de ce privilège que leur donnait le cosmopolitisme. Quant au gros des communautés juives, il lui fallait s’ingénier pour vivre, surtout de ces métiers auxquels on peut vaquer à domicile de manière à éviter les cris et les outrages. Mais les profits de ces petits travaux sont minimes et la lutte pour la vie serait des plus difficiles pour les Juifs prolétaires si l’excès du malheur ne les avait obligés à une grande solidarité.

Le petit nombre de métiers et de professions exercés par les Juifs, et surtout l’importance majeure donnée dans leur existence au commerce de l’argent, a certainement contribué pour une très forte part à leur créer un type particulier qui permet souvent de les distinguer parmi les autres éléments ethniques et sociaux. La morale professionnelle, qui se maintient durant un grand nombre de générations et qui se fortifie du père au fils et de l’aïeul au petit-fils sans être neutralisée ou combattue par une autre morale professionnelle, finit par acquérir une puissance irrépressible[30], l’amour du gain sans scrupules finit par se lire dans chaque regard, dans chaque geste, dans chaque expression des traits et mouvements du corps. Des millions de caricatures représentent le Juif aux mains crochues, à l’échine souple, au sourire captieux, au nez d’oiseau menteur ; mais ce n’est point là un type de race : il faut y voir une déformation temporaire, destinée à disparaître avec les causes qui l’ont fait naître, c’est-à-dire avec les conditions de la propriété et la concurrence commerciale. « C’est le ghetto, a-t-on souvent répété, c’est le ghetto qui a fait le Juif » ! En ouvrant les grilles du lieu maudit, on l’a plus qu’à demi déjudaïsé.

Mais il est facile de comprendre que, devenu plus libre ou même promu au rang de citoyen dans les mêmes conditions que les gens des autres cultes, le Juif veuille également échapper à l’opprobre qui pèse toujours sur les affranchis. Tandis que la masse des Israélites se borne à s’accommoder de son mieux aux circonstances, et compte sur la « patience et la longueur de temps », grands réparateurs des injustices, certains descendants incontestables de banquiers, de rabbins juifs, cherchent bassement à se perdre parmi les chrétiens, à faire oublier leur origine ; mais d’autres, de plus noble métal, restent fiers de leur passé, revendiquent hautement leur nom, s’attachent à leurs légendes et, même, lorsqu’ils ont cessé de croire, se réclament encore de la religion antique. Nombre de ces Juifs, trop étroitement patriotes pour se sentir solidaires avec d’autres que les gens de leur race, ont même songé à se créer une vraie patrie matérielle, avec lois spéciales et frontières.

N° 583. Travaux de la Loire navigable.

De juillet 1904 à octobre 1907, les travaux effectués entre l’embouchure de la Maine et Montjean (24 kilomètres) ont assuré un chenal de 1,40 mètres de profondeur aux basses eaux, alors qu’il existait auparavant de nombreux seuils recouverts de quelques centimètres d’eau seulement. La pose des épis latéraux et le creusement du chenal, par le bras de la Guillemette passant devant Savennières, puis, en aval du pont du chemin de fer, par celui de Chalonnes, n’ont coûté que 1 160 000 francs. En aval de La Possonnière, le bras nord prenait 80 à 85 % du débit de la Loire, mais la présence sur le bras sud d’une mine de houille anthraciteuse et de fours à chaux ont forcé le bief navigable à suivre cette dernière voie.

Or, quel pays peut convenir pour devenir la patrie des Juifs si ce n’est la Judée, la « terre de Promission », où se dressa jadis le temple de Salomon et où chaque rocher, chaque terrasse d’oliviers, chaque fontaine porte un nom sacré. Il est vrai que cette terre sainte n’est point à leur disposition et que, pour y entrer, il faut en demander humblement l’autorisation à un maître étranger, à un homme de religion ennemie, mais qui sait ? ne sont-ils pas le Peuple du miracle, et le Seigneur qui les guide n’a-t-il plus la force de son bras ?

De tout temps, depuis la grande dispersion des Juifs par les armées romaines, la Palestine garda quelques résidants de l’ancienne nation, soit des fanatiques cachés dans les cavernes ou dans les ruines, soit des malheureux vivant de rapine et de mendicité. Grâce au rétablissement d’un régime de paix entre les cultes, le nombre des Israélites, rappelés dans la mère-patrie par la fascination du saint lieu, était devenu assez considérable. Au milieu du dix-neuvième siècle, on en comptait une vingtaine de mille à Jerusalem, près du double dans l’ensemble de l’ancienne Terre Sainte. Mais la grande majorité de ces Juifs n’étaient autres que des parasites déchus, s’imaginant que leurs prières et leurs redites leur donneraient le droit de vivre aux dépens des fidèles du monde entier. Ils réclamaient comme leur dû la chaluka, c’est-à-dire le budget de bienfaisance et de piété recueilli dans les villes de l’Europe, et lorsque des novateurs pensèrent à utiliser ce budget pour encourager le travail, non pour faciliter la paresse, la sainte populace poussa des cris d’indignation.

Deux autres classes de Juifs s’opposèrent à l’idée d’une restauration du peuple d’Israël par l’émigration en Palestine : les Juifs complètement européanisés, qui ne parlent pas hébreu, qui ignorent même le jargon judéo-germain et qui ne pensent plus à la juive, et les « Pieux » par excellence, les Khassidim, qui ne veulent à aucun prix reconnaître dans leur « Terre Sainte » la suzeraineté d’un maître impie et qui ne rentreront dans le pays que l’Eternel leur a donné que sous la direction de leur Messie, le Juge des Vivants et des Morts. De ces opposants, les uns ne sont plus de véritables Juifs, les autres le sont à outrance et refusent de s’accommoder lâchement au monde tel que l’ont fait les Gentils. Mais entre les deux partis extrêmes, il y a place pour les « opportunistes » qui acceptent de rentrer dans la terre des aïeux en demandant la protection du Sultan, en se faisant les clients des consuls européens. D’ailleurs, il s’agit ici d’une expérience économique et sociale du plus haut intérêt. Serait-il vrai que les Juifs, voués héréditairement au brocantage, au petit commerce, au maniement des métaux, soient devenus incapables de reprendre l’industrie des ancêtres et de cultiver les champs, d’élever la vigne et l’olivier ? On avait nié que cette transformation fût possible, mais des Juifs ont voulu prouver par leur exemple qu’ils peuvent renouer la tradition par-dessus les âges : telle est la cause qui a donné lieu à la fondation de colonies agricoles autour de Jaffa, en Galilée, et même par delà le Jourdain.

Le mouvement débuta par l’achat d’un jardin aux frais d’un millionnaire juif. Puis l’Alliance israélite universelle fonda en 1860 une école d’agriculture, et divers potentats de la banque, entre autres celui auquel les badauds politiques ont souvent prêté l’ambition d’acheter la Palestine au Sultan et de s’y constituer un royaume, achetèrent des terrains de culture dans les endroits les plus favorables. En 1891, il existait déjà vingt quatre colonies juives, d’une superficie de 25 000 hectares, en Palestine ; deux mille agriculteurs israélites y travaillaient et se servaient en outre de la main-d’œuvre indigène. Quelques-uns de ces établissements jouissaient d’une réelle prospérité, et le problème était résolu, surtout pour les colons intelligents sortis des universités russes et poursuivant dans l’exploitation du sol une œuvre vraiment scientifique. Actuellement, toutes les colonies sionistes, sauf une, sont établies sur le principe de la propriété individuelle.

Déjà des expériences de même nature avaient été faites en Macédoine. Dans son livre de l’Hellénisme Contemporain, Victor Bérard parle de la communauté juive de Kastoria qui, sous la pression des circonstances, par suite d’un changement de direction dans les voies commerciales avec Salonique, a dû s’occuper de l’exploitation directe des terres dont le jeu des intérêts l’avait nantie. Mais la culture à laquelle s’adonnent les Israélites de Kastoria, de provenance espagnole comme ceux de Salonique, est surtout l’industrie maraîchère et celle des vergers, travaux qui demandent plus de méthode et de soins minutieux que ceux de l’agriculture proprement dite : on peut dire de ces Juifs que dans leur nouveau métier ils restent artisans[31]. De même les colonies d’émigrants juifs auxquels on a donné des terres considérables à Vineland, dans la péninsule du New-Jersey, que limite au sud la baie du Delaware, sont devenues fameuses sur les marchés des grandes cités avoisinantes par l’excellence de leurs fraises, groseilles, myrtilles et autres baies : des milliers de familles juives s’occupent dans le district de cette espèce de jardinage que l’on pourrait presque comparer, pour la préciosité du travail, à une autre industrie israélite, celle des bijoux. Les mêmes observations ont été faites pour les colonies de réfugies sémites récemment établies dans la République Argentine.

Cl. Kuhn, Paris.
londres, le royal exchange
A gauche, la Banque ; à droite, Mansion House.

Ainsi la société actuelle, dans ses mouvements de rapide transformation, présente encore toutes les survivances des anciennes formes d’industrie et de commerce. Toutes les pratiques séculaires de production, de mise en œuvre et d’échanges subsistent encore çà et là, et très probablement on retrouverait encore sur la lisière de quelque forêt sombre ou sur les plages d’une île écartée ce troc bizarre de denrées qui se faisait entre ennemis se cachant les uns aux autres : pendant la nuit, les producteurs déposaient leurs objets de vente en un lieu apparent, et la nuit suivante, ils venaient chercher ce que les acheteurs avaient mis à la place. Peut-être la coutume a-t-elle disparu de l’île de Ceylan, jadis le lieu classique mentionné dans les ouvrages d’économie politique, mais si les Veddah ont été amenés aux pratiques usuelles de la vente et de l’achat par l’influence des populations qui les pressent de toutes parts, Hindous et Dravidiens, Européens de Hollande, d’Angleterre ou d’Ecosse, tels nains timides des forêts africaines ont encore trop conscience du monde d’images et d’impressions qui les sépare des autres hommes à face noire pour qu’ils osent opérer librement leurs échanges avec eux : la nature humaine continue de les tenir dans la terreur primitive.

Cl. Kuhn, Paris.
new-york, wall street

De même, existe toujours le petit commerçant, accroupi derrière une planchette qui porte quelques bananes, des amandes, des arachides ou des bonbons de couleur, passant ainsi une existence entière sans autre horizon intellectuel que des tas de petits sous se substituant à ses autres tas de menues denrées. Ce trafic infime est à l’extrémité d’une chaîne dont l’autre bout est occupé par le commerce mondial : d’un côté des fils presqu’invisibles aboutissant aux plus humbles des êtres humains ; de l’autre d’immenses et puissants réseaux embrassant des peuples entiers et s’étendant de minute en minute au moyen des forces que donnent la vapeur, l’électricité, toutes les découvertes auxquelles travaillent incessamment les armées de physiciens et de chimistes. Entre ces deux extrêmes se présentent toutes les formes intermédiaires en un chaos apparent sous lequel on ne retrouve pas sans peine l’ordre qui commence à se dessiner au-dessous. Le manque de solidarité dans les intérêts est tel que les classes en sont arrivées à désirer le malheur les unes des autres afin d’en profiter pour leurs petits avantages respectifs.

Non seulement l’humanité est divisée en nations ennemies qui voient dans la haine un sentiment patriotique ; chaque nation se subdivise en corps secondaires qui ont un « esprit » différent et hostile. Le soldat hait le bourgeois et celui-ci méprise l’ouvrier. Le vêtement, les occupations, les traditions — mais, avant tout, les intérêts — créent des rivalités et des ambitions absolument contraires. Pour un avantage particulier, on va jusqu’à désirer un désastre public ; tel médecin, tel fossoyeur souhaite des épidémies au risque d’être emporté lui-même par le fléau ; le militaire veut les batailles où la mort l’attend peut-être, l’avocat recherche les procès, et le marchand d’alcool encourage l’ivresse. Les riverains de la mer chargés d’entretenir et de réparer les digues de défense se félicitent quand une tempête détériore les remparts et menace de les noyer ; la paye est double alors : on a besoin d’eux ; ils grandissent dans l’estime et sur le marché des hommes.

Et pourtant, sous le fourmillement des vibrions acharnés à leur entre-destruction, on sent la tendance générale des choses à se fondre en un corps vivant dont toutes les parties seront en interdépendance réciproque et finiront même par associer les ennemis, par faire de chaque trafiquant le répartiteur délégué à la distribution des produits qu’il reçoit : organisme à l’unisson du rythme universel dans le mécanisme immense. D’autre part, les quelques hommes puissants qui croient diriger l’ensemble formidable des échanges sont associés à des millions et à des millions d’individus qui par les conditions mêmes de leur existence déterminent les opérations commerciales en dépit du « libre arbitre » de spéculation que s’attribuent les détenteurs du capital.

Tout serait en voie de composer un cosmos harmonieux où chaque cellule aurait son individualité, correspondant à un libre travail personnel, et où tous s’engrèneraient mutuellement, chacun étant nécessaire à l’œuvre de tous. Le mécanisme fonctionnerait parfaitement si, par une survivance encore souveraine, chacun ne se croyait tenu d’avoir en main un signe représentatif de son droit à la consommation, c’est-à-dire la pièce d’argent, le « rond » de métal. Acheter et vendre sont encore les mots d’ordre de ceux qui entrent dans la vie, mais des indices précurseurs nous font comprendre déjà que ces mots seront un jour abolis. La Production libre et la Répartition équitable pour tous, telle est la réalisation que nous exigeons de l’avenir.



  1. Paul Noël, Origine et analyse du charbon de terre.
  2. A. Boghaert-Vacké, La Nature, 1er janv. 1898, p. 71.
  3. Pont de la Tay, effondré en 1879.
  4. Emile Durkheim, De la division du Travail social.
  5. Richesse des Nations.
  6. Louis de Brouckère, Conférence au groupe des Etudiants collectivistes de Paris, 30 mai 1899.
  7. Arsène Dumont, Etude sur Lillebonne.
  8. Karl Bûcher, Arbeit und Rythmus
  9. Edmond Peny, Revue des Traditions populaires, 1895, p. 555.
  10. Victor Bérard, Revue de Paris, 15 janvier 1899.
  11. Paul Louis, Revue Blanche, 15 octobre 1899.
  12. Gizyski, Soziale Ethik.
  13. Hugh Robert Mill, Scottich Geographical Magazine, March. 1900.
  14. G. Clemenceau, Cafres de tous pays, 26, V, 1895.
  15. Au nombre de 50 000 en 1906.
  16. S. Passarge, Globus, 3 Februar 1900.
  17. Lauder, Journal of the Expedition to explore the Niger, vol. 2, p. 42.
  18. Herman Vambery, Sittenbilder aus dem Morgenlande, p. 213.
  19. Le réseau français (45 000 kilomètres, environ la vingtième partie du réseau mondial) a transporté, en 1901, seize milliards de tonnes kilométriques.
  20. A. Fock, Bulletin de la Société de Géographie, p. 170, séance du 3 mai 1895.
  21. Stanislas Meunier, Revue Scientifique, 9 mai 1896, p. 581.
  22. Mangini, Compte-rendu de la Chambre de Commerce 1890, Lyon.
  23. Pierre Kropotkine, L’entr’aide
  24. Hanoteau et Letournieux, La Kabylie.
  25. Edmond Demolins, La Géographie sociale de la France. Science sociale, juillet 1896, pp. 23 et suiv.
  26. Actes de la Conférence pour la révision du régime des spiritueux en Afrique, tenue à Bruxelles en 1899.
  27. En 1901, le nombre des envois par la poste a été de 30 milliards et il augmente considérablement chaque année.
  28. Meyer, Kopernicki ; William Ripley, Racial Geography of Europe, Apleton Science Monthly, 1898 et 1899.
  29. Chmerkin, Conséquences de l’antisémitisme en Russie.
  30. Ed. Hartmann, Das Judenthum.
  31. Victor Bérard, La Turquie et l’Hellénisme contemporain, p. 320.