L’Homme et la Terre/IV/10

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Librairie universelle (tome sixièmep. 387-431).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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la RELIGION

et la SCIENCE
Une nouvelle force est entrée dans le
monde, celle que donne la connaissance
du nombre et de la mesure, apportant
avec elle un plus grand équilibre moral.


CHAPITRE X


IDENTITÉ PRIMITIVE, PUIS LUTTE DE LA SCIENCE ET DE LA RELIGION

STATISTIQUE DES CULTES. — RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE
CHRÉTIENTÉ, ISLAM, BOUDDHISME. — EFFACEMENT GRADUEL DES DOGMES
RALLIEMENT DES FORCES RÉTROGRADES VERS LA CITADELLE RELIGIEUSE
MOINES ET NONNES. — L’ÉGLISE ET L’ARGENT. — DOMAINE DE LA SCIENCE

SAVOIR POSITIF ET MYSTICISME. — SCIENCE ET SAVANTS

L’évolution dans laquelle l’humanité se trouve actuellement engagée a créé une opposition bien tranchée, une guerre sans merci, entre la science, c’est-à-dire la recherche objective de la vérité, et l’ensemble des sentiments, des croyances et des survivances fétichistes que l’on appelle religion. C’est même un des caractères essentiels de l’ère contemporaine que cette lutte acharnée, représentée par une littérature des plus abondantes. En vain quelques théologiens, qui sont en même temps versés dans les sciences profanes, protestent-ils contre cet état de choses, voulu d’ailleurs, ils ne devraient point l’oublier, par Dieu lui-même, si l’on en croit le premier chapitre de la Genèse. La religion y interdit à l’homme de toucher au fruit de l’arbre de la Science, trop savoureux pour nous, et maintenant, à son tour, la science révèle que les fruits de la religion ne nourrissent pas l’homme.

Toutefois cette antinomie irréductible, soutenue de part et d’autre par des champions ardents, est un fait relativement moderne, puisque science et religion se confondaient autrefois, provenant également de la recherche des causes. L’homme ne peut admettre qu’il ne comprend pas les apparences du monde qui l’entoure : il veut se les expliquer à toute force, mais il ne se montre pas difficile sur les raisons qu’on lui donne et souvent il se contente d’un mot, de paroles dépourvues de sens, qui, plus tard, dans les dogmes religieux, prendront le nom de « mystères ». C’est ainsi que, à son origine même, la recherche de la vérité se mêle d’erreurs et d’un bagage inutile de phrases ne signifiant rien. Le coupable est le père qui répond par à peu près aux « pourquoi » de son enfant, ou bien l’homme de génie qui se trompe sur l’explication des phénomènes de la nature ambiante. Néanmoins l’un et l’autre furent les premiers savants pour de plus ignorants qu’eux et, chez les peuples primitifs, le piagé, le chamane, le mage, de quelque nom qu’on le désigne, est à la fois l’instituteur et le prêtre : les deux offices n’y sont pas encore différenciés. Celui qui apprend par l’observation directe et qui donne un corps à ses fantaisies sur l’au delà vaticine d’une même voix la vérité et la chimère.

Mais tout progrès en connaissance devait amener forcément la séparation des éléments primitifs, devenus de nos jours la religion et la science. Toute découverte préparait à une lutte entre le nouveau venu et le mage antique auquel la foule avait jusque-là reconnu le privilège du savoir. Le novateur révolutionnaire ne pouvait renoncer à proclamer ce qu’il croyait être la vérité et maintenait son dire envers et contre ceux dont les enseignements se conformaient encore aux anciennes formules ; de son côté, le conservateur, dont les imprudents venaient attaquer la position, menacer la gloire, défendait énergiquement les « droits acquis », employant toutes les armes qu’il avait à son service, surtout celles qui étaient assez puissantes pour supprimer la voix de l’adversaire. C’était la guerre à outrance entre la « vérité » de la veille et celle du lendemain. La première avait pour elle toute l’armée de la routine ; autour de la seconde se groupaient les audacieux qui sortent des chemins battus, et c’est ainsi que, de siècle en siècle, par des ségrégations successives, l’humanité s’est toujours séparée en deux classes ; il ne s’agit pas de celles qui se sont formées autour de la conquête matérielle du pain, mais de la différence d’opinions quant à l’interprétation des causes. Il est vrai que, chez la plupart, cette divergence des idées coïncidait avec la rivalité des intérêts ; toutefois des mobiles intellectuels et moraux intervenaient dans la lutte entre les formulaires anciens et les enseignements nouveaux, présentés sous une forme plus libre et avec un mélange plus ou moins considérable de vérités observées.

De nos jours, l’antagonisme a pris un autre aspect et un caractère plus précis qu’il ne fut jamais, car il ne s’agit plus de croyances en contradiction les unes avec les autres et comportant également une sanction divine par delà les âges et les temps : actuellement la religion seule se réclame de Dieu comme révélateur de toute vérité, tandis que la science, ayant coupé le pont qui rattachait l’Homme à l’Inconnu, ne cherche la vérité que dans l’observation de la nature, contrôlée par l’expérience et guidée par elle d’hypothèse en hypothèse. Il n’y a donc plus de conciliation possible entre les deux méthodes du savoir, l’une acquise sans effort, par un simple don du ciel, l’autre obtenue par un travail incessant, par un labeur qui se continue jusqu’à la mort. Il faut que l’une cède à l’autre, et même on peut déjà pressentir à laquelle des deux appartient la victoire. Récemment encore, les traditions du passé, appuyées sur les injonctions de l’Etat et sur les préceptes de l’enseignement officiel, donnaient en toutes choses le premier rang à la religion, exigence d’ailleurs très légitime pour ceux qui voyaient en tout la volonté d’un maître universel, sans cesse intervenant. Mais il en est autrement pour la société civile, qui apprend désormais à se gérer elle-même et qui doit, par conséquent, se déterminer par une adaptation de plus en plus intime aux conditions du milieu. Dans ce cas, ce n’est pas seulement la première place, c’est la place unique à laquelle la science a droit dans le gouvernement des hommes. La religion prise dans son sens ordinaire ne doit plus être considérée que comme un ensemble de survivances à classer dans le musée des antiques.

Tout d’abord, il convient de ne donner aucun sens aux prétendues statistiques relatives aux sectateurs des religions diverses. Des évaluations de ce genre ne sauraient avoir de valeur que si les individus, au lieu d’être comptés en bloc par millions et par millions d’après les registres de la population civile, étaient véritablement interrogés par de compétents psychologues : ne professe une foi sincère que l’homme capable de souffrir pour elle ! Sinon, le moindre intérêt, une vanité quelconque, même la parfaite indifférence et le mépris peuvent être les causes d’un acquiescement verbal à une prétendue foi. C’est ainsi que les Tsiganes de tout pays sont censés appartenir à la religion dominante, quoiqu’ils en ignorent absolument les traditions et en négligent les cérémonies. De même en chaque nation, et malgré la forte empreinte religieuse que présente l’ensemble des individus qui la composent, la grande majorité vit en dehors de toute conviction personnelle, sans pensée, sans hypothèses relatives aux mystères de l’au delà, et se contente du fonctionnement de l’intelligence strictement indispensable aux occupations usuelles de l’existence. On est catholique ou protestant, musulman, sintoïste ou bouddhiste parce qu’il est convenu de l’être dans le pays qu’on habite. Soit par ignorance des uns, soit par nonchalance des autres, on se trouve même être désigné par une appellation religieuse qui ne vous appartient pas. C’est ainsi que les statistiques ordinaires embrassent les Japonais, les Chinois, les Annamites sous le nom générique de bouddhistes, qui ne leur convient nullement (A. Myrial).

Du moins en Angleterre, où les problèmes religieux passionnent beaucoup d’esprits, en dehors des intérêts de domination politique, l’initiative privée a-t-elle dressé soigneusement la statistique de la fréquentation moyenne des temples de tous les cultes et dans toutes les cités. Les totaux obtenus par ces énumérations précises prouvent certainement que le nombre des chrétiens, ou se disant et se croyant tels, est très considérable et constitue même la majorité de la nation, car, au tiers de la population qui fréquente les églises il faudrait ajouter les enfants, les malades, les vieillards, les mal vêtus et les mal nourris qui n’osent se présenter en un lieu auguste comme l’est un temple aux abords mystérieux et aux longs échos. Ainsi les chrétiens anglais peuvent-ils affirmer sans encourir de démenti qu’ils représentent bien la moyenne de la nation et que cette moyenne est surtout protestante ; mais la France est-elle aussi justement qualifiée de nation catholique ? Se plaçant dans une autre perspective, ne peut-on plutôt la qualifier de « mère des révolutions » ? Quoi qu’il en soit, aucun document ne permet de dire dans quelles proportions la France est encore catholique, quelle part de survivances, romaine, païenne, druidique, comporte actuellement la vie nationale. On ne connaît pas même le total de ceux qui ont subi la formalité du baptême et qui sont ainsi officiellement enregistrés comme membres de l’Eglise.

D’après le lever original de la Cie Mono de Winterthur.
fribourg, ville de suisse
La ville basse sur la Sarine est habitée par des catholiques de langue allemande,
la ville haute par des protestants de langue française.


On ignore également quel est le nombre approximatif des catholiques de naissance, qui font entrer le culte : confessions, prières, jeûnes, fréquentation des messes, pour une part quelconque dans leur existence, même en comptant ceux qui montent le perron de l’église pour assister à la sortie des dames. D’après des optimistes du clergé, notamment un évêque d’Annecy, près de dix millions de Français, soit le quart de la population, se rattacheraient à l’Église catholique par des actes directs de leur volonté. Mais ces chiffres sont très certainement exagérés, car, si grandes et si nombreuses que nous paraissent les églises, elles ne suffisent point, dans les cités populeuses, à contenir le dixième des habitants — soit à Paris trois cent mille personnes — et, dans les campagnes, il est notoire que les hommes assistent à la messe en proportions infinitésimales : vingt-cinq personnes sur trente mille font leurs Pâques dans telle commune des environs de Paris[1], et l’on peut se demander combien d’individus sur ces vingt-cinq se sont agenouillés par intérêt hypocrite ou par respect mondain.


répartition des chrétiens anglais des principales sectes ayant pris part à la communion
1° Catholiques ; 2° Anglicans ; 3° Méthodistes ; 4° Congrégationnalistes ; 5° Baptistes ; 6° Presbytériens.
7 200 000 personnes sont réparties dans ce diagramme où nombre de petites sectes ne sont pas représentées.
Mêmes questions non résolues se présentent dans tous les autres pays, et l’on peut nous dire, par exemple, à propos de l’Espagne et de l’Italie, que les populations sont essentiellement catholiques, tandis que le contraire est également affirmé, la parfaite indifférence en matière religieuse d’une partie des habitants contrastant avec un vieux fétichisme préhistorique, christianisé à la surface. Les statistiques les plus approximatives sont celles des colonies autonomes faisant partie de l’empire Britannique et celles que publient les différentes sectes des États-Unis, toujours en lutte pour augmenter le nombre de leurs fidèles, qui sont en même temps des contributeurs volontaires.

Quoi qu’il en soit, toutes les prétentions de l’Eglise catholique romaine à se dire « universelle » ou seulement « œcuménique » restent sans valeur ; cette fraction du monde chrétien doit se borner à revendiquer le premier rang au point de vue numérique parmi les diverses Eglises établies qui se partagent la chrétienté : c’est à près de 250 millions d’hommes, soit un septième de l’humanité que l’on peut évaluer actuellement, non les catholiques proprement dits mais ceux qui, par éducation religieuse et morale, ont été plus ou moins les pupilles de ce qui fut jadis la « Sainte Mère l’Eglise ».

Les principales religions du genre humain, quoique s’entremêlant fort en
composition religieuse des principales colonies anglaises : canada, le cap, australasie
1° Catholiques ; 2° Anglicans ; 3° Méthodistes ; 4° Congré-gationnalistes et Luthériens ; 5° Baptistes ; 6° Presbytériens ; 7° Eglise hollandaise.
10 500 000 personnes sont réparties dans ce diagramme, la presque totalité des habitants des pays dont il s’agit.
maintes contrées, se conforment néanmoins d’une manière générale aux conditions du sol et du climat. Ainsi les pays sans unité géographique, où de petites peuplades incohérentes présentent la plus grande diversité par la constitution politique, sont également ceux qui diffèrent le plus les uns des autres par leurs religions, fétichistes, animistes, naturistes en proportions diverses. Tel est le cas de l’Afrique intérieure en dehors des pays musulmans. La moitié orientale de l’Asie constitue une vaste étendue de territoire dont les religions, aux divinités et aux génies innombrables, ont pour lieu d’origine la merveilleuse péninsule de l’Inde avec ses plantes, ses animaux, ses peuples si variés et son étonnant contraste de forêts et de déserts, de montagnes et de plaines ; mais en Chine, au Japon, dans l’Annam, les religions mêmes qui ont une origine hindoue présentent un caractère spécial par suite de leur mélange avec le culte des ancêtres que tous les habitants observent avec piété. Sous la même latitude que l’Inde, mais avec un climat bien différent, la presqu’île aride de l’Arabie fut le berceau du culte le plus monothéiste, et par conséquent le plus éloigné du brahmanisme hindou. La grande Russie, plaine immense, partiellement entourée de mers et de montagnes, a son christianisme à elle, tandis que l’Europe centrale et occidentale a d’autres formes dérivées de la même souche et différenciées en deux catégories bien distinctes, le catholicisme romain et le protestantisme. Les catholiques, plus gais, plus artistes, plus amoureux de la lumière et des sonorités, sont les gens du midi ; les protestants, plus réfléchis, plus lents, plus calculateurs, sont les gens du nord, mais avec des exceptions nombreuses qui s’expliquent historiquement pour chaque peuple par les conquêtes, les refoulements, les conflits politiques, les conditions particulières du milieu social.

Dans sa marche envahissante à travers le monde, la civilisation occidentale n’est accompagnée que d’un pas boiteux par les religions officielles des Européens, catholicisme et cultes protestants ; les peuples de toute race finissent par accepter les pratiques industrielles, de même que les explications logiques de la science apportées par les initiateurs, et s’ils n’accueillent point leur religion, c’est en réalité parce que la plupart des nouveaux venus ne la professent pas sérieusement : elle n’est pour eux qu’un hors-d’œuvre dans la vie journalière et, d’ailleurs, elle ne peut se fonder sur le raisonnement ; à chacun des mystères de la foi chrétienne, l’évangélisé pourrait répondre par un mystère païen non moins absurde, quoique tout aussi naturel au point de vue de la psychologie enfantine. Mais, en dehors des missionnaires officiels, bien rares sont les Européens qui tiennent le moins du monde à propager leur foi : ils n’apportent de sérieux que dans les affaires ; s’ils se donnent la peine de pratiquer leurs rites, c’est avec une parfaite indifférence. Quant au prosélytisme des missionnaires, il est ordinairement sans effet : ou bien, ces braves gens, car il s’agit ici des convertisseurs sincères, s’en tiennent à leurs dogmes précis, à leurs logomachies théologiques, à leurs traditions et à leur jargon d’église et, dans ce cas, ils restent absolument incompris de leurs auditeurs, accoutumés à un tout autre langage ; ou bien, ils cherchent à se faire comprendre : ils s’accommodent à la façon de penser des indigènes et finissent par leur ressembler intellectuellement et moralement : il ne leur reste de l’ancienne foi que le cadre extérieur, dans lequel ils introduisent les conceptions de leurs amis et compagnons nouveaux ; ils prêchent et ce sont eux qui se convertissent, inconsciemment du reste. A cet égard, la lecture des Annales de la Propagation de la Foi est des plus instructives. Que de missionnaires simples et naïfs en arrivent à parler en toute humilité de cœur, comme les Cris, les Quichua, les Karen ou les Lolo qu’ils catéchisent !

N° 584. Missions de l’Afrique Sud-orientale.
La carte est à l’échelle de 1 à 16 000 000.

D’après l’atlas des missions, les croix simples indiquent des sièges de missions protestantes ; les croix doubles des sièges de missions catholiques. On n’a pas tenu compte des églises pour fonctionnaires européens.

Mais ces âmes pures de convertisseurs ne sont pas les plus communes parmi les missionnaires, et cela se comprend, puisque leur profession est presque toujours une carrière rétribuée, non une œuvre d’élan et de sacrifice. Quelques-uns des « messagers de la Bonne Nouvelle » ont la franchise d’avouer que leur propagande se rattache surtout aux intérêts du trafic. De même que certains conquérants firent briller aux yeux de leurs soldats le butin futur, de même tel grand voyageur a pu se tourner vers les missionnaires pour leur montrer les bénéfices que leur vaudra l’évangélisation des païens. Une des premières choses que fit Stanley à son retour du Congo (1884) fut de s’adresser aux Chambres de commerce de Manchester. Il fit remarquer aux marchands assemblés que, dans le bassin fluvial d’où il revenait, il y a des millions d’indigènes dont aucun ne porte ni chemise de jour, ni chemise de nuit. Tout ce que les gens de Manchester ont à faire est d’envoyer dans ces contrées de nombreux missionnaires qui enseigneront aux natifs à s’habiller décemment, et la conséquence certaine de cette nouvelle croisade sera un accroissement énorme de cotonnades importées de Manchester. « De même — s’adressant aux usiniers de Sheffield —, de même vous, gens de Sheffield, vous n’avez qu’à envoyer beaucoup d’évangélistes dans le bassin du Congo pour qu’ils abolissent la coutume dégoûtante de manger avec les doigts, et vous leur vendrez beaucoup de couteaux, de fourchettes et de cuillères ![2] »

Certes, il serait injuste de croire, malgré cet appel de lucre adressé aux missionnaires anglais, que d’autres mobiles plus élevés ne dirigent pas un grand nombre et, peut-être, la plupart de ceux qui vont prêcher leur foi chrétienne en pays lointains. Les Anglais surtout sont de grands propagandistes : dès qu’ils ont une conviction religieuse, sociale, économique ou autre, ils cherchent à la faire partager. C’est là un besoin qui appartient à la nature humaine, mais il semble qu’à cet égard ils témoignent d’un zèle plus âpre et d’une plus grande persévérance. Seraient-ils sollicités par le bonheur de s’unir moralement ou intellectuellement avec leur prochain ? Auraient-ils un élan d’altruisme plus impétueux que les autres hommes ? L’ensemble de leur caractère, tel qu’il nous apparaît dans l’histoire, ne justifierait guère cette hypothèse et, bien au contraire, l’Anglais offre très souvent, même envers ses propres compatriotes, quelque chose de raide, de fermé, d’ « insulaire », qui le fait ressembler en petit à son domaine géographique, isolé de l’Europe. Ce qui explique la ferveur des propagandistes anglais paraît être principalement l’étroitesse relative de l’horizon dans lequel se concentre toute leur force de volonté : le monde qu’ils voient se développer autour d’eux n’a pas la même ampleur que sur le continent ; ils apportent d’autant plus d’énergie à l’œuvre partielle qu’ils se proposent. Déjà, dans la période préromaine, les druides bretons de la grande île envoyaient des missionnaires dans les Gaules pour en convertir les habitants à une foi plus vivante[3], puis, lorsque les Anglais furent devenus chrétiens, ils se livrèrent avec un zèle extrême à l’accroissement de leurs frères en la foi ; leurs missionnaires se répandirent au loin dans les régions septentrionales du continent, prêchant la doctrine nouvelle. Plus tard, devant les guerres sociales produites par l’accaparement du sol et la misère des paysans, les revendications prirent d’ordinaire une forme religieuse comme si la foule avait à cœur le précepte de l’Evangile que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais aussi de la Parole de Dieu. De même, le renversement temporaire de la royauté et la proclamation de la république au dix-septième siècle furent précédés d’une guerre qui, chez les vainqueurs, eut pour ressort principal un fanatisme religieux, à la fois judaïque et chrétien, inspiré par la lecture assidue des deux Testaments. Enfin, l’événement capital et décisif dans le peuplement de l’Amérique du Nord, le fait qui contribua le plus au développement de la future république des Etats-Unis, ne fut-il pas l’exode volontaire des pèlerins du Mayflower qui débarquèrent en 1620 sur le rocher de New-Plymouth ?

Mais, quelle que soit la part de dévouement sincère qui anime nombre de missionnaires britanniques, il n’en est pas moins certain que les instincts de commerce et le fanatisme impérialiste ont exercé aussi leur influence dans le mouvement des missions protestantes et donné souvent lieu à de graves conséquences politiques, même entraîné à des interventions guerrières en Afrique, en Océanie, dans les pays de l’Extrême Orient. Quant aux missionnaires catholiques, on a souvent répété qu’ils devaient l’emporter par leur dévouement sur les propagandistes protestants parce qu’ils sont tenus par le vœu d’obéissance et qu’ils n’ont point à s’occuper d’ambitions familiales. Cela est partiellement vrai : dans les pays où le clergé catholique ne peut aspirer à aucune domination politique, par exemple en Grande Bretagne et dans les colonies anglaises, sauf le Canada, il sait se conduire avec tact et abnégation ; ses membres sont choisis avec soin et leur valeur personnelle est bien supérieure à celle de leurs collègues protestants. Dans les grandes villes de l’Ecosse, seuls des prêtres catholiques n’hésitent pas à habiter dans les quartiers populeux, à vivre en pauvres au milieu des pauvres, et ne ménagent pas leur peine pour assister leurs ouailles toute
l’église de santa-cruz, vue de face
D’après le dessin de Lucien Biard (1860).
l’année durant ; aux ministres presbytériens, il faut, au contraire, le voisinage distingué, le confort hygiénique moderne, les bonnes vacances d’été ; bref, ces derniers appartiennent à une autre classe de la société. Même contraste dans les missions hindoues. Mais quand le clergé catholique peut parler en maître, son action est bien différente ; la hiérarchie dont il est l’esclave le conduit d’autant plus à rechercher la gloire et l’intérêt de l’Eglise. A cet égard rien ne peut arrêter sa passion d’acquérir le pouvoir et la fortune. Tout récemment les interventions européennes en Chine ont montré jusqu’à quel degré de cynisme avait été poussée l’ingérence des missionnaires catholiques dans les affaires intérieures de l’empire. En Indo-Chine, ils font encore plus de mal aux indigènes parce qu’ils sont les maîtres absolus du pays, grâce aux influences occultes qui mettent le gouvernement officiel à leur merci. Non seulement ils se livrent à la traite que l’on appelle en style pieux le « rachat des captifs », non seulement ils s’entourent de la population méprisable qui rompt avec la famille et la commune pour réussir par la flatterie et les basses pratiques, mais, chose plus grave encore, ils créent le paupérisme en s’emparant des terres communales. Habiles à profiter des embarras dans lesquels de lourds impôts font tomber les villages annamites, ils leur prêtent de l’argent à gros intérêts, hypothéqué sur les rizières communales : en peu d’années, les villages, ruinés par le service des annuités, sont obligés de vendre. Les Pères arrondissent leurs biens aux dépens des campagnards ; la mendicité fait son apparition dans un pays qui n’avait point de pauvres[4].

C’est ainsi que les églises, catholiques ou protestantes, cherchent à s’étendre
l’église de santa-cruz, vue de profil
Brésil, province de Espirito Santo.
dans le monde, beaucoup plus pour la conquête du pouvoir que pour la joie d’embrasser de nouveaux frères. Dans ces conditions, les récentes annexions de peuplades ne peuvent guère être que des apparences. L’accroissement du domaine coïncide avec un décroissement réel de la foi. Si des milliers de missionnaires protestants, disposant d’un budget qui suffirait à un État de second ordre, prêchent leurs doctrines plus ou moins concordantes à des millions d’Hindous et de Chinois, de jaunes et de jaunâtres, cela n’empêche pas que dans les pays mêmes d’où partent les convertisseurs, les principes du dogme primitif ne résistent pas aux attaques et que des idées nouvelles, indiquant l’influence ratiocinante des irréligieux, pénètrent de plus en plus dans l’enseignement des églises. De même, si la propagande catholique s’exerce dans le monde entier et si des gens parlant des centaines de langues diverses s’essaient à dire en latin des Pater noster et des Ave Maria, si des églises s’élèvent de toutes parts, cela ne rend point la jeunesse et la sincérité au mouvement initial. La religion peut continuer à s’épandre, mais qu’importe si les sources ne versent plus l’eau sainte d’autrefois, si, malgré les traditions et les encycliques, l’Eglise cherche à se réconcilier avec les aspirations du siècle, et, cessant de s’appuyer sur les vérités éternelles, tente de s’accommoder à des choses périssables ?

Le domaine du christianisme semble donc limité désormais. Naturellement, il s’est accru des populations engendrées par des esclaves. Les noirs des Etats-Unis professent les divers cultes chrétiens qui leur furent imposés par les maîtres. Il en est de même dans les Antilles et au Brésil, ainsi que dans la région des Andes, où les aborigènes sédentaires furent également convertis de force : « Le crucifix ou la mort ». Mais dans les contrées où les Européens ne disposent pas de la liberté et de la vie des naturels, ceux-ci continuent de garder comme un trésor leurs superstitions intimes auxquelles se mêlent naturellement toutes les impressions nouvelles qui leur viennent de leurs relations avec l’étranger. Ne deviennent guère chrétiens avoués que les parasites trouvant leur intérêt à flatter les nouveau-venus, à vivre des miettes qui tombent de la table de leurs festins. Une tourbe assez méprisée se forme ainsi en Chine, dans les Indes, en Afrique, autour des églises et des chapelles, tandis que la masse ambiante des nations poursuit son évolution normale sous l’influence des immigrants de race européenne.

C’est une affirmation très fréquemment répétée, comme la consécration d’un fait indiscutable que l’Islam poursuit très rapidement ses conquêtes en Afrique et en Asie, mais cette affirmation courante n’a qu’une réalité extérieure, pour ainsi dire.

Les Fulbe, les Mandingue, les Haoussa, qui sont les principales nations musulmanes de l’Afrique, ont non seulement la conscience de leur supériorité sur les tribus nègres dispersées, mais elles possèdent surtout une plus grande force d’expansion qui leur est donnée par l’amour du commerce, et même, dans une certaine mesure, par le désir de propager leur foi et d’enseigner leur savoir. Ils ont l’avantage capital de se présenter avec le sentiment de la solidarité islamique au milieu de peuples sans cohésion. C’est donc à eux qu’appartient la force d’attaque, et le nègre qui se convertit à l’Islam croit s’élever d’un degré parmi les hommes. D’autre part, les blancs devenus les possesseurs des territoires africains attirent volontiers les commerçants sans demander quelle est leur foi, et ces commerçants sont précisément des Mandingue ou des Haoussa, disciples de Mahomet. Depuis que les Allemands ont établi la colonie de Togo, la ville haoussa et musulmane de Kete est née dans l’arrière-pays, et, vers la fin de 1902, des caravanes de la même nation ont pris pied dans diverses parties du Kamerun[5].

Cl. P. Sellier.
mise en tonneaux de l’eau du jourdain

Au centre, un « colonel », représentant de l’International River Jordan Water Cy, société qui approvisionne certaines sectes américaines d’eau du Jourdain pour le baptême et même pour la consommation — à cet effet l’eau est bouillie et filtrée —. A côté du délégué américain, gouverneur de Jéricho et le représentant du patriarche de Jérusalem.

Oui, ceux qui se disent disciples du prophète augmentent en nombre chaque année, mais pour ce qui est de la ferveur religieuse, combien notre siècle est éloigné du temps où l’Islam guerroyait pour la conversion des peuples et l’extermination des infidèles ! Les musulmans chinois qui naguère furent sur le point de rompre l’unité de l’empire, à l’ouest dans le Kan-su, au sud dans le Yun-nan ont accommodé leur foi au culte des ancêtres, c’est-à-dire qu’ils pratiquent les rites nationaux dans leur part la plus essentielle. De même, les musulmans hindous qui, par le nombre, constituent le gros de l’armée mahométane, ont mêlé à leurs cérémonies bien des formes qui les feraient considérer comme des hérétiques par leurs coreligionnaires d’Arabie. Même les plus zélés de tous les musulmans, les Senousiya, dans lesquels on a voulu voir des fanatiques acharnés au meurtre des infidèles et à la propagande constante en faveur de la guerre sainte (H. Duveyrier), ont cependant presque toujours très noblement pratiqué les devoirs de l’hospitalité envers le voyageur blanc, et les guerres entre mahométans et soldats des puissances chrétiennes n’ont jamais eu pour origine que l’attaque directe ou l’oppression de la part des Européens. Si des adorateurs d’Allah ont gardé toute la foi des anciens jours et leur sainte horreur pour le profane, la très grande majorité des prétendus disciples du prophète n’a de religion que l’apparence. On ne voit guère que les marabouts, c’est-à-dire ceux qui vivent de leur foi fictive ou réelle, se livrer à des invocations et pratiquer les ablutions réglementaires. Les Musulmans se bornent d’ordinaire à certains actes extérieurs, comme les catholiques indifférents dont les doigts ont gardé le mouvement machinal du signe de la croix. Le jeûne du Ramadan, comme chez les catholiques le maigre du vendredi, est la pratique par excellence qui constitue toute la religion des mahométans oublieux de la ferveur des ancêtres.

On dit que, pendant le dix-neuvième siècle, l’Islam a gardé son caractère belliqueux partout où il s’est trouvé en contact avec d’autres religions ; toutefois le caractère confessionnel des guerres suscitées resta en général essentiellement secondaire et les différences de culture, de langues, de mœurs, d’intérêts économiques furent presque toujours les causes premières des conflits. Il en est ainsi des guerres de la Maurétanie entre les Français et les Arabo-Berbères ; des luttes si fréquemment renouvelées dans la Balkanie entre Bulgares, Serbes, Macédoniens, Albanais, Turcs et Russes ; des expéditions anglaises dans l’Afghanistan, des campagnes russes dans le Turkestan et des révolutions des Hoï-Hoï et des Panthé dans l’empire Chinois. Vraisemblablement, il y aura d’autres conflits, mais, de plus en plus, les prétextes religieux s’effaceront devant les causes nationales et surtout devant les causes sociales. Les excitations à la guerre sainte ne trouvent plus un écho suffisant dans la masse. L’Islam est beaucoup plus tolérant qu’on n’a l’habitude de le supposer en Occident. Pourvu qu’on professe « qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu et que Mahomet est son prophète » et qu’on se conforme extérieurement à la loi musulmane, on peut expliquer les dogmes comme on l’entend. De là tant de sectes hétérodoxes, tolérées avec bienveillance, qui vont « du monothéisme le plus absolu à l’anthropomorphisme le plus cru ou au panthéisme le plus raffiné, et de l’austérité la plus rigide à l’hédonisme le plus complaisant[6] ».

Pourquoi des centaines de millions de mahométans qui sont eu contact avec la civilisation européenne lui restent ils refractaires, même hostiles ? Ce n’est point qu’eux aussi n’admettent la science et ses applications diverses : ils ont donné dans le passé d’admirables et abondantes preuves du désir d’apprendre qui les anime et de la puissance de leur prise intellectuelle. Mais, alors, les musulmans, chez lesquels d’ailleurs tous les peuples et toutes les races étaient représentés, avaient la force d’initiative et possédaient l’ascendant nécessaire pour trouver à leur aise les connaissances et les moyens d’étude dont ils avaient besoin. De nos jours, tout est renversé. Les maîtres en civilisation se présentent réellement en supérieurs, se disant et se croyant tels : leur attitude est blessante, et par conséquent elle est repoussée avec une politesse apparente ou une indifférence feinte, mais avec une réelle indignation. Ce sont précisément ceux qui se proclament les instituteurs par excellence, c’est-à-dire les missionnaires, les religieux, les maîtres d’école, appartenant à telle ou telle confession chrétienne, ce sont ceux là que les musulmans voient venir tout d’abord au-devant d’eux ! Il est moralement impossible qu’ils ne les écartent d’emblée, la psychologie humaine ne comporte pas d’autres résultats. Au lieu de se faire recevoir comme des hôtes, attendant modestement qu’on les interroge, les enseigneurs commencent par se déclarer « chrétiens ». c’est-à-dire ennemis jurés héréditaires des musulmans, et leur premier acte consiste à blasphémer devant ceux dont ils ont l’ambition de faire des élèves. Sûrs de l’impunité, puisqu’ils ont la force matérielle, ils se réclament de la « Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit », ce qui est une pure abomination pour le monothéiste qui les écoute ; le fils de l’Islam se demande comment le Dieu unique « qui n’est pas engendré et qui n’engendre point tarde à foudroyer le blasphémateur. Le prétendu éducateur débute dans son rôle par un outrage.

Il est vrai que tous les Occidentaux instruits sont loin d’être chrétiens ou du moins ne le sont que très partiellement, même sans le savoir, conservant quelques bribes de la morale et des préjugés reçus avec le catéchisme et l’école ; mais il suffit que ces non-chrétiens se présentent sous les auspices d’une puissance chrétienne, il suffit qu’ils se réclament d’un consul ou d’un ministre, qui lui-même obéit aux ordres des congrégations, des curés ou des pasteurs, pour qu’ils soient classés, eux aussi, parmi ces marchandises que couvre le pavillon chrétien, la science qu’ils apportent paraîtra tout aussi dénaturée, tout aussi répugnante que celle des fervents chrétiens. A cet égard, quelle est la puissance européenne dont les musulmans convaincus ont le moins à se défier ? Le souverain de l’Angleterre n’est-il pas le « défenseur de la foi » ? Le tsar de Russie n’est-il pas le chef religieux de l’orthodoxie ? L’empereur d’Allemagne, qui tient son épée d’une main, ne tient-il pas de l’autre l’Evangile ? L’Italie n’est-elle pas la capitale de la Papauté[7] ? Quant à la France, on put croire qu’elle représenterait, depuis sa grande révolution, une civilisation purement laïque et que, en dehors de toutes les religions, elle se réclamerait de la religion universelle ; mais on sait que des politiciens se croyant très habiles en ont décidé autrement : « la raison n’est pas un article d’exportation ». Les anti-cléricaux venus de la mère-patrie se croient tenus d’être cléricaux à l’étranger. Telle est la raison pour laquelle la politique de la France dans l’Orient méditerranéen continue celle des croisades ; elle est nettement chrétienne, c’est-à-dire anti-musulmane et, en conséquence, ne peut soulever que la méfiance et la haine. Dans la Maurétanie — en Algérie, en Tunisie, au Maroc —, il ne pourrait en être tout à fait ainsi, sous peine de suicide collectif : là, ce serait pure folie de se déclarer strictement chrétien, ce qui d’ailleurs n’est vrai que pour un nombre d’immigrants absolument infime. Qui plus est, le gouvernement central a parfois eu tentation de se dire « arabe » ou « musulman », ce qui eût été aussi mauvais en sens inverse que d’être « français » ou « chrétien ». Le fait est que, pratiquement, l’esprit de tolérance et, mieux encore, d’indifférence va finir par l’emporter. Au contact avec l’Européen, ignorant les choses religieuses en la grande majorité de ses représentants, le mouvement qui se
un martyr volontaire au caucase
D’après le tableau de Verestchaguine.
produit chez les musulmans se décompose naturellement en deux tendances opposées. Une de ces tendances est de résister, de se faire croyant plus orthodoxe, plus rapproché de la pureté du dogme : effet de la haine contre l’oppresseur[8]. L’autre, se produisant surtout dans la foule, est de se laisser aller aux influences nouvelles, d’abandonner graduellement la foi première en conservant seulement les rites les plus usuels, dont le sens primitif se perd peu à peu.

Même les pèlerinages contribuent pour une certaine part à diminuer le fanatisme musulman. Il est vrai, le voyage de La Mecque aide beaucoup plus que le Coran et l’enseignement des imans et des marabouts à maintenir l’unité de l’Islam, car la visite de la Kaaba réunit chaque année, en congrès de foules, des hommes appartenant à toutes les parties du monde et les soumet aux mêmes influences : c’est tout naturellement que l’amitié et la solidarité des pèlerins créent la grande union de la foi entre le Maghreb des bords de l’Atlantique et la province chinoise de Yun-nan. Toutefois les expéditions des visiteurs de La Mecque, de même que jadis celle des croisés marchant vers Jerusalem, ne sont pas dues uniquement au fanatisme religieux : l’amour des aventures, la curiosité de voir des pays et des hommes, enfin et surtout l’instinct du trafic y ont une grande part ; les chemins de pèlerinage sont aussi des voies commerciales par excellence et mainte caravane a son marché journalier. Vambery attribue aux nombreux voyages des Persans vers les sanctuaires de Kum, de Meched, de Kerbela le sens pratique et la vive intelligence qui distinguent cette nation. Les pèlerins s’instruisent en voyageant et deviennent de beaucoup supérieurs à leurs voisins sédentaires[9]. D’ordinaire, le hadj de La Mecque qui ne fait pas de ses souvenirs de voyages une exploitation lucrative et n’a pas un intérêt direct à se fanatiser a l’intelligence plus nette et par conséquent moins de naïveté religieuse que son compatriote resté sédentaire.

Les contrées où l’invasion de l’Islam présentait naguère le mouvement le plus sérieux sont les divers États de l’Afrique centrale, où la supériorité des connaissances de l’Arabe et la simplicité majestueuse de sa foi assuraient au mahométisme un incontestable ascendant. Malheureusement pour l’extension de l’Islam, tous les adorateurs d’Allah qui pénètrent dans l’intérieur du continent noir, Arabes, arabisés ou nègres du bassin nilotique, ne sont pas tous des pèlerins, des voyageurs ou marchands inoffensifs : les négriers qui trafiquent encore de chair humaine dans les ports de l’Océan Indien sont aussi, des musulmans et leur exécrable métier n’est pas de nature à faire aimer la religion qu’ils professent, ils ne peuvent être à la fois tortureurs et convertisseurs. En outre, les guerres d’extermination dans lesquelles ils se sont engagés avec les troupes des puissances européennes ont eu pour conséquence le brusque refoulement de la prépotence arabe sur le littoral de la mer des Indes. De même sur la côte de Guinée et dans tout le bassin du Congo, les diverses religions chrétiennes et, bien plus que ces cultes de l’Occident, l’influence européenne et la pression de la grande vie universelle s’opposent comme des digues à l’envahissement des croyances musulmanes et contribuent en même temps à faire disparaître, en religion comme en politique, les petits États et les petits cultes fétichistes compris jadis sous la dénomination générale de « paganisme ».

N° 585. Avance de l’Islam en Adamaoua.

D’après le Globus (1907, 2, p. 200), le grisé A représente le domaine des anciennes religions naturistes ; le grisé B recouvre les territoires acquis à l’Islam, principalement les fonds de vallées. L’intensité du grisé suit la densité de population.


Tout ce chaos est en voie de décadence et de disparition, tandis que les vastes multitudes comprises sous les étiquettes communes des religions et des nations dominantes s’accroissent incessamment. C’est une préparation indirecte à la grande confédération des hommes.

Le bouddhisme, bien à tort, semble-t-il, est souvent désigné comme la religion qui comprend le plus grand nombre de sectateurs. Du moins a-t-il laissé sa trace et quelques parties de son enseignement dans l’immensité de l’Asie, du cap Comorin jusqu’aux péninsules extrêmes de la Sibérie. Bien plus, grâce à son action sur le catholicisme, la religion primitive de laquelle est née le bouddhisme agit encore surtout le monde occidental par son héritage de cérémonies, de chants, de litanies, d’eurythmie corporelle. Et deux ou trois mille ans après, voici que de nouvelles influences bouddhiques, cette fois d’ordre plus philosophique et plus moral, se répandent encore sur l’Europe et sur l’Amérique pour y faire naître par centaines des sectes de théosophes, nées dans le dogme chrétien, mais cherchant à s’en échapper par une doctrine plus libre, plus en rapport avec les résultats de la science contemporaine. C’est par pitié même, entraînés par l’irrésistible besoin d’entendre des paroles divines qui s’accordent avec leur sens de la justice, que les esprits les plus religieux ont fui le christianisme avec son « enfer qui ne s’éteint point » et ses malédictions éternelles ; et nulle part que dans le legs des ouvrages bouddhiques, ils n’ont trouvé de paroles d’un mysticisme plus doux et plus tendre, plus consolant pour ceux qui ne préfèrent pas à tout l’âpre combat du travail contre l’illusion et contre l’erreur. L’influence religieuse de l’Inde sur la Grande Bretagne a certainement plus d’importance dans le développement humain que la totalité des conversions obtenues par les missionnaires aux Indes.

Chaque religion présente de grands contrastes entre ses deux catégories de fidèles, ceux qui cherchent à se pénétrer d’un idéal d’élévation infinie et les simples observants qui, par le nombre des règlements, cessent d’avoir un seul moment de vie libre pour sentir ou pour penser. A cet égard, le bouddhisme est bien certainement la religion qui nous offre les extrêmes les plus étonnants. D’un côté des âmes pures dont le souffle même n’est que bonté, et de l’autre des êtres stupides, abrutis, qui n’entendent que le bruissement de leur moulin à prières. Ainsi les moines bouddhistes du Siam, du Tibet, de la Mongolie sont tellement tenus par les observances et gênés par les interdictions, que la vie leur serait devenue absolument impossible si des novices et des servants, de même que le menu peuple, ne travaillaient pour eux. La règle défend aux moines de bêcher le sol, de piauler ou de semer parce qu’ils tueraient quelque bestiole ; de cuire du riz ou tout autre graine, parce qu’ils détruiraient le germe ; de grimper sur des arbres, parce qu’ils casseraient branches ou branchilles ; d’allumer, d’éteindre une flamme, de peur de brûler un être vivant et de faire tort au feu, qui lui aussi, a le don de la vie ; de forger le fer, parce que les étincelles
Cl. P. Sellier.
taureau de mysore (maïssur)
inde méridionale,

taillé dans un roc isolé.
périssent dans l’air. Et s’ils enfreignent telle ou telle de ces mille défenses, ils perdent le bénéfice de leurs macérations antérieures et retombent dans le dernier des enfers pour recommencer le malheureux pèlerinage terrestre[10]. Le besoin de certitude, dans l’acquisition soit d’une heureuse réincarnation, soit du salut de l’âme éternelle, doit entraîner le bouddhiste comme le catholique à établir son livre de comptes, à classer la valeur positive ou négative de ses différents actes, à numéroter, à tarifer ses péchés et ses bonnes œuvres suivant leur importance, à mettre en regard au moyen de chiffres précis les fautes et les expiations. Tant de prières spéciales suffisent pour balancer et, par conséquent, racheter tel manquement au devoir religieux, tant de rosaires égrenés correspondent exactement à tant de mauvaises pensées. Chez certains bouddhistes chinois, les mérites et les démérites sont strictement tarifés ; le mérite de donner la liberté à un oiseau est exactement annulé par le démérite d’avoir déterré un insecte en hiver ; les cent mérites que vaut l’accomplissement d’une promesse de mariage avec une fille pauvre sont détruits par les cent démérites qui punissent l’homme coupable d’avoir mangé du bœuf ou du chien.

À ce régime, toute initiative personnelle aussi bien que toute influence politique d’ensemble doivent forcément s’arrêter : la nation devient complètement nulle dans l’équilibre du monde. Même le pays doit se dépeupler en Mongolie, au Tibet, où, dans tel district, le quart, le tiers, la moitié même des habitants ont pris la robe et le bonnet de moine. Libikow[11] affirme — ce qui d’ailleurs semble fort douteux — que la population tibétaine, réduite maintenant à 3 millions d’individus, aurait diminué des neuf dixièmes par l’effet de cette claustration générale et des épidémies, conséquence d’un manque d’énergie vitale. Aussi ne doit-on pas s’étonner que ces vastes contrées de l’Asie centrale appartiennent d’avance aux conquérants qui se présenteront. Jadis tributaires des Chinois, les Mongols se font avec empressement les vassaux de la Russie, et les Tibétains, auxquels il serait si facile de se défendre, puisqu’ils ont le sol et le climat pour alliés, se préparent aussi, comme des animaux stupides, à tendre leur dos au harnais d’un nouveau maître. Quelle force de résistance peut-on attendre d’un peuple où tel voyageur, explorant le Tibet, peut se permettre d’acheter un temple avec tout son mobilier sacré et tout son personnel de prêtres et d’officiants, en se donnant comme un bouddha incarné dans les régions occidentales[12] ?

En Chine, le labeur est trop intense, la nation trop bien dressée ataviquement à l’entretien des cultures pour que les moines fainéants ne soient pas voués au mépris général. Dans ces contrées, le bouddhisme exerce son influence par des côtés plus élevés de sa doctrine, les idées de solidarité et de bienveillance universelles se substituent dans l’enseignement à la hantise du péché. Au Japon, où la poussée de la nation ne permet pas non plus la domination d’une religion purement rêveuse et contemplative, ce qui reste du bouddhisme s’est transformé en une simple morale de tendresse poétique pour la nature, pour les hommes, les animaux et tout ce qui existe[13]. De même chez les Cinghalais et le Barmans, les bouddhistes les plus fidèles à l’ancienne pratique de l’égalité, de la liberté morale absolue, la tolérance réciproque est vraiment parfaite. Jamais personne ne se permettra de critiquer les façons d’agir, les idées de son prochain[14]. Mais aussi, n’est ce pas la mort de la pensée ?

Sous diverses formes, toutes les religions évoluent vers la disparition du dogme qui les différencie et qui les rend mutuellement intolérantes. C’est qu’une nouvelle force est entrée dans le monde, d’abord en pénétrant l’esprit de quelques mathématiciens, naturalistes et philosophes puis en obligeant leurs élèves à la réflexion et en s’emparant peu à peu d’une part considérable de la société. Cette force est celle que donne la connaissance du nombre et de la
Document communiqué par Mme Massieu.
bonze annamite
mesure, apportant avec elle plus de précision dans la pensée, plus de méthode dans les raisonnements, plus de pondération dans les conseils, et, par suite, un plus grand équilibre moral. La place que la religion, c’est-à-dire la crainte, l’illusion, le vague idéal, occupait dans « l’âme » est prise en proportion croissante par la sérénité de la raison, par la libre pensée ». Sans doute, ce travail d’élimination et de substitution ne se fait que très graduellement, l’évolution historique échappe à la perception des gens a courte vue qui ne savent pas comparer les choses des siècles antérieurs, mais les transformations n’en ont pas moins eu lieu et ne continueront pas moins de se produire. Les haines religieuses, nourries avec tant de ferveur par les générations successives pendant la longue durée des âges, persistent en bien des âmes et ne demanderaient pas mieux que de se manifester encore et de se traduire en persécutions, en écorchements et en combustion de victimes à petit feu, mais les fils des anciens persecutés étant aujourd’hui d’humeur à se défendre, les haineux, ont trouvé prudent de modérer l’intempérance du langage traditionnel et, par un phénomène de réaction inévitable, les mœurs ont fini, comme les paroles, à s’accommoder au milieu nouveau.

Quelques théologiens orthodoxes, se dressant en pleine société moderne comme les « témoins » laissés par les terrassiers dans une plaine nivelée, maintiennent pourtant avec férocité la doctrine constante de l’Eglise, relativement à la punition des hérétiques : c’est ainsi que l’Histoire contemporaine peut établir de très utiles comparaisons entre le présent et le passé. Le jésuite de Luca, professeur à l’Université vaticane de Rome, dans son livre de jurisprudence ecclésiastique, publié en 1901, s’exprime dans les termes suivants : « L’autorité civile doit appliquer à l’hérétique la peine de mort, sur l’ordre et pour le compte de l’Eglise ; dès que l’Eglise le lui a livré, l’hérétique ne peut plus être délivré de cette peine. En sont passibles non seulement ceux qui ont renié leur foi, mais aussi ceux qui ont sucé l’hérésie avec le lait maternel et y persistent avec opiniâtreté, ainsi que les récidivistes, même s’ils veulent de nouveau se convertir ». Et n’a-t-on pas vu, encore en 1898, le 17 juillet, le catholicisme officiel représenté par les plus hauts dignitaires de l’Eglise célébrer en pompe solennelle le souvenir d’un autodafé de cinq Juifs, brûlés après tortures sur une des places de Bruxelles ? Sous prétexte de congrès eucharistique et d’une fête architecturale, l’Eglise, après un laps de cinq siècles, s’est déclarée solidaire d’un abominable crime, produit de la plus ridicule ignorance, car ces Juifs étaient accusés d’avoir poignardé des hosties desquelles ruissela le sang de l’Homme-Dieu. En nos siècles de lumière, malgré la prétendue séparation des pouvoirs, les tribunaux et les administrations se mettent encore très volontiers au service de l’Eglise pour condamner ses ennemis. L’Index de Rome trouve souvent main-forte chez les juges civils. Ainsi le Testament du curé Meslier, que le parlement de Paris avait fait brûler avant la Révolution française, est également détruit un demi siècle après, comme « attentatoire à la morale politique et religieuse », par le tribunal correctionnel de la Seine (1824), par la Cour d’assises du Nord (1835), par la Cour royale de Douai (1837), par la Cour d’assises de Vienne (1838). De l’un à l’autre, les pouvoirs établis aiment à se rendre des services aux dépens de l’ennemi commun, l’homme libre qui pense librement. L’Inquisition, ce Tribunal de sang qui s’acharne contre toute nouveauté, se tient pour immortelle aussi bien qu’infaillible. Torquemada semble mort, mais ses ossements s’agitent encore dans la tombe.

Cl. Z. Le Rouzic.
carnac. — dolmen de mané-kerioned

On reste stupéfait en constatant que pas une seule des anciennes religions n’a complètement disparu. Avec plus ou moins d’activité, toutes vivent en suivant le même cérémonial qu’il y a des milliers d’années. Dans la Grande Bretagne, pendant la nuit qui précède le 21 juin, les habitants des villages voisins de la plaine de Salisbury se rassemblent autour du cercle mégalithique de Stonehenge — du moins le faisaient-ils encore tout dernièrement —, puis, par un temps favorable, lorsque l’horizon de l’Orient reste dégagé de tout nuage ou brouillard, ils attendent religieusement le lever de l’astre. Ceux qui se trouvent au milieu de l’enceinte, sur la pierre centrale de l’autel, voient un instant le globe comme en équilibre sur la pointe du bloc dit Friar’s Heel, le « Talon du Moine » : On nous dit qu’en 1895 le spectacle de l’apparition fut d’une rare beauté[15]. Un littérateur écossais, William Sharp, a raconté[16] avoir assisté, étant jeune homme, vers 1860, à l’immolation d’un mouton au solstice d’été ; c’était sur un sommet élevé au nord de l’Ecosse, et le berger qui faisait le sacrifice modulait des paroles en une langue qui n’était aucune de celles parlées en notre siècle dans le pays.

Dans les Alpes, dans la Bretagne française, des cérémonies analogues ont encore lieu, sans que le prêtre catholique y trouve à redire. Même, il accepte, dans tout l’ancien monde païen devenu chrétien de nom, le rôle de magicien, pour aller, suivi de la procession des fidèles, bénir les champs, en chasser les mauvaises herbes, la vermine, les orages, toute trace de pied fourchu. Et dans les cas graves, si Dieu et ses saints ne se montrent pas favorables, on ne craint pas d’avoir recours au Diable et à ses anges. Puisque le croyant aux puissances surnaturelles veut avant toutes choses faire exaucer ses désirs, il est juste qu’après s’être adressé inutilement à la divinité du jour, il se retourne vers le maître de la nuit. Encore en Ardennes, à la fin du xixe siècle, les jeunes gens qui craignaient de tomber au sort pratiquaient des neuvaines de nuit, en ayant bien soin de prendre à rebours le chemin de la procession ; ils faisaient aussi le signe de la croix en sens inverse. Les autres cérémonies doivent également s’accomplir en ordre renversé pour devenir des « magies ». Les choses saintes gardent leur vertu, mais en raison de la profanation qu’on leur fait subir. Le blasphème égale et vaut la prière[17] !

C’est une des erreurs les plus communes de s’imaginer que des changements religieux intimes correspondent aux changements de noms subis par des cultes successifs. Souvent les formes des amulettes et autres objets de piété ne se modifient même pas. Les formules identiques se marmottent toujours en la même langue sacrée, les lieux de pèlerinages se maintiennent aux mêmes endroits, les cérémonies se célèbrent pour les mêmes vœux ou les mêmes genres de guérison, la civilisation coutumière n’a pas changé d’un geste, et cependant les individus, naguère classés comme païens, sont maintenant rangés parmi les chrétiens ; on les disait bouddhistes, ils deviennent sivaïtes ou mahométans. Même lorsque de nouveaux symboles ont remplacé les anciens, quand on s’est fait entrer dans la mémoire des signes magiques ou des mots de cabale réputés plus efficaces, le fond de la routine n’en reste pas moins intact dans les esprits lents à la pensée[18]. La plupart des préjugés, tel celui relatif au nombre treize, appartiennent à des traditions antérieures aux religions « en exercice » et ils leur survivent.

Cette sous-conscience religieuse, qu’on n’aperçoit pas au dehors, peut se réveiller soudain, dans de grandes périodes de troubles. Tout fanatisme religieux peut aller jusqu’à la folie collective, même jusqu’à détruire les sentiments naturels. Ainsi, le général Rossignol raconte dans ses Mémoires que cinquante
Cl. H. B. Guppy.
figure de dieu a la proue d’un canot mélanésien
femmes vinrent le trouver au quartier général de Jalais, non loin d’Angers, portant chacune deux enfants sur les bras : « Messieurs les Bleus, on nous dit que vous venez pour manger nos enfants, nous vous les apportons, mangez-les »[19]. Ces mères fanatiques comptaient sur la résurrection de leurs enfants dans les trois jours et voulaient la rendre plus glorieuse par le sacrifice. Et pourtant, la guerre de la Vendée n’était une guerre religieuse que par contre-coup ; elle n’était pas déterminée uniquement par haine de croyances opposées qui placent la fureur guerrière sous la sanction spéciale de la divinité et de ses saints. D’ailleurs, même en pleine paix, lorsque rien ne semble préparer l’explosion de fureurs fanatiques, tel lecteur de la Bible, tel évocateur de visions surgit pour accomplir des actes atroces, ordonnés par des voix mystérieuses. Il n’est pas d’année que les recueils périodiques ne racontent des tueries faites par de nouveaux Abraham auxquels le Seigneur aurait commandé le sacrifice de nouveaux Isaac, ou d’autres Josué chargés d’exterminer des ennemis de Dieu. Et quelle religion pourrait se dire indemne de pareils crimes ? Chacune eut ses meurtres rituels, et il serait aussi contraire à la vérité de déclarer ces forfaits impossibles que de vouloir en rendre responsables tous ceux qui dans un pays professent une foi déterminée. A cet égard, l’histoire des sectes russes, chrétiennes ou juives est pleine d’enseignements. On peut se demander du reste si telles atrocités commises dans les révolutions purement politiques ne proviennent pas du vieux fonds autoritaire des religions antiques ; quels crimes ne peut-on commettre au nom de Dieu ?

Par essence même, les religions, y compris le catholicisme que l’on dit « souple » parce qu’il s’évertue à l’assouplissement des caractères, par essence, les religions sont retardataires dans leur évolution. Alourdies par leur énorme bagage de survivances des temps immémoriaux, obligées de s’en tenir aux anciennes formules pour justifier leur prétention à l’infaillibilité, se laissant toujours devancer par les conquêtes de la science, elles sont fatalement vouées à combattre tout d’abord ce que, cent ans plus tard, elles seront forcées d’admettre tacitement ou même de prêcher. Les religions forment si bien l’arrière-garde des nations modernes qu’elle refusent même d’accepter les situations nouvelles qui pourraient leur être utile. C’est ainsi que la Papauté, mise en demeure par les pouvoirs civils de redevenir une puissance purement spirituelle, n’a pas voulu comprendre combien il lui serait avantageux d’échapper désormais à ses compromis indignes avec les Etats, en abdiquant traitements et privilèges, tout en disposant plus que jamais de la majesté divine aux yeux des fidèles (1905). Cette héroïque intransigeance fut à peine indiquée par quelques attitudes passagères, par quelques paroles que le vent emporta, et les pontifes continuèrent de marchander piteusement ce qui leur restait de pouvoir temporel, de maintenir leurs fructueux concordats avec les divers gouvernements, de se gérer enfin en princes et en capitalistes, tout en se prétendant « prisonniers ».

Le maintien des privilèges s’allie si bien avec le maintien des vieux dogmes que, d’instinct, tous ceux que menacent les progrès de la raison dans les mouvements populaires vont se mettre à l’abri dans les cohortes religieuses. Même ceux qui hier bafouaient les prêtres viennent les invoquer aujourd’hui. D’ailleurs ce christianisme de la bourgeoisie moderne n’est point hypocrisie pure : quand une classe est pénétrée des sentiments de sa disparition inévitable et prochaine, quand elle frissonne déjà des approches de la mort, elle se rejette désespérée vers quelque divinité salvatrice, vers un fétiche, vers un rameau bénit ; le premier sorcier venu qui lui prêche le salut ou la rédemption l’attire pour un instant. Ainsi les Romains se christianisèrent ; ainsi les voltairiens se convertissent[20]. Toutefois la grande majorité de ceux qui se rallient à l’Eglise par intérêt n’ont plus rien qui ressemble à la foi et c’est en tout cynisme qu’ils avouent leur évolution. L’Eglise a pour complices naturels tous ceux auxquels il faut des serviteurs à commander : rois et militaires, magistrats et fonctionnaires, jusqu’aux pères de famille qui veulent des enfants sages et d’une élégance raffinée, au risque de leur faire perdre la flamme du regard et la virilité de la pensée.

Un fait capital gouverne ce classement des forces ennemies, c’est que les défenseurs de l’Eglise, quoique se détestant et se méprisant entre eux, ont dû pourtant se grouper en un seul parti. Isolées, leurs doctrines respectives seraient trop illogiques, d’une moralité trop primitive pour qu’elles pussent résister, il faut donc les rattacher à une cause supérieure, celle de Dieu lui-même, le principe de toutes choses ». Ainsi, dans une bataille, les troupes aventurées abandonnent les ouvrages extérieurs nouvellement construits, pour se masser au centre de la position, dans la forteresse antique, accommodée par les ingénieurs à la guerre moderne.

C’est le catholicisme qui bénéficie surtout de cette concentration des forces rétrogrades vers la citadelle religieuse. En plus du repos de la pensée que ressentent d’aucuns dans une croyance à l’au delà, le catholicisme offre un autre soutien dans la vie, il prescrit une ligne de conduite immuable : l’obéissance ; aussi tous ceux qu’effraie le développement de l’initiative individuelle et de l’esprit de révolte se tournent-ils à bon droit en suppliants vers le Pape ; les épiscopaliens d’Angleterre et d’Amérique rentrent en foule dans le giron de l’Eglise romaine.

Le danger extrême que la concentration religieuse fait courir à la société n’est pas que ses dogmes causent un mal direct en changeant à nouveau la mentalité des populations du monde civilisé. Ceux qui n’ont plus la foi sincère et agissante ne peuvent la récupérer ; ils feignent de l’avoir, se le figurent même, mais ils ne l’ont pas. Et c’est précisément cette simulation des croyances qui constitue le mal. On ne croit ni à l’enfer, ni au diable ; on n’a de Dieu qu’une idée vague, panthéiste ou fétichiste, et l’on ne se préoccupe nullement de sa prétendue omniprésence ; les principes essentiels de la religion restent absolument ignorés, mais, quand on croit utile de pénétrer dans l’Eglise, on ne manque pas d’observer toutes les cérémonies traditionnelles, génuflexions, balancements du corps et de la tête, mouvements des yeux et des mains. Il est convenu que les intérêts de la propriété, du capital, du parasitisme, ceux de toute nature, exigent la pratique réglementaire du culte catholique, et des millions d’hommes se conforment à celle obligation dépourvue de toute sincérité. L’hypocrisie tend à remplacer la foi disparue, et, par suite, la religion s’enkyste de plus en plus dans l’organisme social, de manière à n’avoir plus de force rectrice pour entraîner l’humanité derrière elle ; son action, devenue régressive, se fait par cela même vénéneuse et corruptrice, et il faut l’éliminer à tout prix. Ce n’est pas le « cléricalisme » qui est l’ennemi, c’est l’Eglise. Par définition même, elle est le grand agent du mal, puisqu’elle demande qu’on obéisse à des forces inconnues, aux ténèbres primitives ; après avoir proclamé le mystère des origines et des fins, elle interprète ce mystère dans l’intérêt du clergé auquel Dieu l’a confié. D’ailleurs ce clergé n’est-il pas Dieu en personne, puisqu’il incarne sa volonté et tient dans ses mains les clefs du ciel et de l’enfer ? Il peut donc, en sa toute-puissance, asservir les hommes comme un troupeau de brebis, en faire autant de choses sans droit, sans personnalité, sans pensée ; et il y réussit trop souvent. C’est un fait des plus tristes que le vide de l’esprit, le goût de la niaiserie, la puérilité subtile constatés chez beaucoup de personnes dont le clergé a dirigé l’éducation et aussi parmi religieux, religieuses, curés mêmes[21].

La puissance de renouveau n’appartient qu’aux hommes animés d’une idée nouvelle. Tout le moyen âge avec ses saints et ses diables s’est enfui devant Copernic. Toutes les églises catholiques et protestantes ont frémi quand les Lamarek et les Darwin, nouveaux Samson, ont secoué les grands piliers. C’est par les idées mêlées d’actions, non par les prières susurrées au sortir des confessionnaux ou les chapelets égrenés sur le pavé des nefs, que les sociétés se renouvellent.

Il est vrai que les armées de l’Eglise se sont accrues de nouvelles troupes : au clergé dit « séculier » s’est jointe la liste sans fin des ordres « réguliers », des moines et des religieuses. Ces bandes comprennent précisément les zélateurs de la foi les plus ardents et les plus dévoués, ceux qui pénètrent le plus vaillamment dans le monde pour l’amener à leurs fins et ceux, au contraire, qui se réfugient dans la solitude et le renoncement parce qu’ils ont peur des batailles de la vie.

L’entrée dans les ordres est souvent une fuite, surtout chez les femmes dont l’éducation n’a pas prévu les épreuves probables : tout les effraie, notamment les dangers mystérieux de l’amour et les devoirs éventuels de la famille. Puis vient
Cl. du Globus.
coutumes religieuses des indiens coba
Dans cette population mexicaine subsiste un très savant mélange de religions organisé par les Franciscains, il y a une couple de siècles. Ici, on voit, à la fête de Pâques, les Indiens représentant les Juifs se jeter à terre pour laisser passer les apôtres. (K. Th. Preuss, Globus, 1906, 2. p. 168.)
l’influence du prêtre, du confesseur qui fait tendre les instincts, la passion, toute la puissance de l’être vers un personnage idéal, résumé divin des beautés physiques et morales, et même de ce qu’il y a de doux dans la souffrance. Et voici qui s’ouvre l’asile discret des couvents, où l’âme timide pourra jouir en paix de la gravité des émotions tendres ressenties pour l’inconnu dans la demi-ombre des nefs, où la régularité absolue des oraisons, des mille occupations méthodiquement alternées, maintiendra l’âme dans la direction initiale, où la règle fera de l’obéissance absolue plus qu’un devoir, une véritable nécessité. Il est si difficile de prendre des résolutions fortes et si facile d’obéir. A un homme qui veut se faire moine, le marin Reveillère objecte : « Pourquoi ne pas entrer dans le clergé séculier, où vous pourrez faire du bien ? — Parce que j’aurais à me conduire, et que, jésuite, je serai conduit. C’est plus sûr ».

Sans compter les instituteurs dressés à la routine de l’enseignement primaire, il est des ordres qui s’occupent de l’étude approfondie des sciences et suivent les seules méthodes d’observation, d’expérience et de logique indispensables aux recherches fructueuses ; mais, à ces fidèles aventurés sur le dangereux terrain des travaux intellectuels, les conclusions sont dictées d’avance : il faut qu’ils soient menés comme par la main vers le parvis du temple et que là ils se prosternent en adoration devant le puissant Créateur de toutes choses, heureux d’offrir comme un brin d’herbe la petite récolte de découvertes faites par eux dans le champ du savoir. S’il leur arrive au contraire de se heurter à quelque pierre d’achoppement et de trouver la moindre contradiction entre le résultat de leurs travaux et les traditions de l’Eglise, les décisions des conciles et le texte des bulles papales, alors ils courent grand risque d’être frappés d’anathème, à moins qu’ils ne fassent amende honorable, et n’acceptent d’aller faire pénitence dans quelque couvent lointain, oubliés de ceux auxquels leur enseignement fut en scandale. Comme aux siècles du moyen âge, la science n’a droit qu’au nom de « servante » devant l’Eglise souveraine, tandis que, pour les infidèles, elle est la Reine et la Mère.

Musée du Luxembourg.Cl. J. Kuhn, Paris.
le service divin en finlande par edelfelt

L’empire intellectuel du monde étant désormais interdit aux Eglises que le dogme sépare encore les unes des autres, leurs ambitions rétrécies doivent se borner à de moindres horizons. Elles se dirigent surtout vers la puissance dont l’élément principal est la possession des richesses. Un vers de Sophocle[22] mentionne déjà l’avidité des prêtres, et ce qui était vrai dans le monde hellénique, où le rôle des interprètes de la divinité n’était que secondaire, a pris une valeur bien autrement grande dans les sociétés où l’Eglise s’arroge la direction absolue des âmes. Dès qu’une religion cesse d’être persécutée pour devenir institution, culte reconnu ou dominant, aussitôt elle cherche à profiter des biens de ce monde : elle frappe monnaie et convie les marchands dans le temple comme aux jours où le Christ s’arma d’un fouet de corde contres les trafiquants. Dans les églises, ne vend-on pas les bancs et autres sièges à l’enchère ? L’archevêque de Malines ne voile-t-il pas d’un rideau les glorieuses peintures de sa cathédrale, afin de partager avec le bedeau les pièces de monnaie blanche que paient les étrangers pour se faire montrer les chefs-d’œuvre ? Et telle église — citons celle de Saint-Julien à Brioude — n’a-t-elle pas la honte de montrer sur la porte latérale de sa façade même les annonces mensongères de quelques vils marchands ? L’argent n’a pas d’odeur, même ramassé dans la fange, pourvu qu’il serve à la gloire de l’Eglise. Sachant que l’homme ne vit pas de foi seulement, mais qu’il lui faut aussi le pain, le clergé, même celui qui reste pauvre et très pauvre par ses membres individuels, travaille à devenir riche, et c’est un curieux phénomène psychologique de voir tel moine mendiant, telle petite sœur des pauvres se contenter des plus mauvais rogatons, se vêtir des habits les plus humbles pour avoir le bonheur d’enrichir cette immense société de l’Eglise dans laquelle ils se trouvent immergés comme une goutte d’eau dans l’Océan. Aussi l’Eglise, nourrie de la pitance des innombrables pauvres et de la prélibation sur les revenus des riches, a-t-elle amassé plus de trésors que monarque n’en posséda jamais. Non seulement elle dispose des subsides de l’Etat dans la plupart des contrées du monde dit civilisé, elle fait bien plus que doubler ce budget officiel ; d’un côté, elle sollicite des offrandes, concède des indulgences, vend des titres nobiliaires, organise — au Mexique — des loteries à un dollar le billet, dont chaque numéro gagnant « transporte une âme sanglante et martyrisée du purgatoire au ciel » ; de l’autre côté, elle fait commerce en fabriquant des objets de toute espèce, des aliments, même des boissons spiritueuses, en construisant des navires, en établissant des plantations dans les colonies lointaines. Quand ces entreprises ne réussissent pas, on invite les gouvernements et les fidèles à combler le déficit ; quand elles donnent de beaux bénéfices, les produits servent à étendre le cercle des affaires. Un des faits caractérisant le mieux cette poursuite de l’argent est celui que découvrit, en 1898, le ministre de la Justice espagnol. Depuis 1851 aucune des religieuses appartenant à certains couvents n’avait été inscrite comme décédée, et c’était justement à elles qu’une loi de 1837 avait accordé une pension viagère d’une piécette par jour.

Les villes voient s’élever d’énormes cubes de pierre, aux fenêtres symétriques, dans lesquels s’entassent les gens de l’Eglise, leurs clients et parasites. La superficie des terrains appartenant au clergé s’accroît d’année en année ; presque dans chaque ville se montrent de vastes monuments décorés qui coûtèrent des millions, quoique le constructeur ne possédât rien lorsqu’on posa la première pierre. La grande richesse collective de l’Eglise est ce qui lui assure sa clientèle : tandis que la foi diminue, que la religion s’en va, la maison de commerce cléricale étend ses « opérations », et son patronage s’alourdit sur les peuples.

C’est principalement comme exploiteur de travail que le clergé accroît son action sur le monde extérieur, mais à ce point de vue, malgré les milliards dont il dispose, la grande initiative lui manque : il ne sait pas grouper les travailleurs en puissantes masses comparables à celles que fait agir le capital laïque. L’utilisation effrénée du travail des orphelins, des prisonniers, des malades, des vieillards, la fabrication des boissons et des aliments, de la toilette, des petits objets de mercerie, voilà ce qui lui convient. Pour d’autres travaux, il ne peut y avoir que diminution graduelle, puisque le mobile initial, la foi, disparaît chez les uns et se mêle chez les autres à une part de plus en plus grande d’éléments étrangers. Il importe de ne point se laisser tromper à cet égard par le déploiement des foules qui se pressent à une bénédiction papale ou par la procession des pèlerins se rendant aux fontaines bénites. La part de la curiosité, de la banalité y dépasse celle de la dévotion. Evidemment, les pèlerinages avaient au moyen âge une importance relative beaucoup plus considérable que de nos jours, car ils mettaient en branle une masse populaire autrement importante en proportion, malgré la difficulté des voyages lointains à travers les pays inconnus et souvent ravagés par les guerres. Mais, si un trajet de quelques heures vers Lourdes, Einsiedeln ou Trêves n’est, pour ainsi dire, qu’un jeu en comparaison de ce qu’était jadis le pèlerinage de Compostelle ou la visite du Saint Sépulcre, l’industrie moderne, manipulée par l’Eglise, a permis de déplacer d’un coup des masses humaines plus formidables. Après la guerre de 1870, alors que la nation française, assez veule, assez battue pour se laisser « vouer au Sacré Cœur », était dans une complète incertitude au sujet de l’avenir prochain et se demandait si elle n’allait pas tomber sous la domination absolue de l’Eglise, celle-ci organisait triomphalement des pèlerinages dits nationaux. En 1872, on vit à Lourdes un cortège de vingt-quatre évêques conduire des généraux, de hauts fonctionnaires, plus de trente préfets alors en exercice, cent dix députés, quarante sénateurs, soit plus de 250 messieurs chamarrés, suivis de trente mille pèlerins, dont onze cents malades venant se plonger dans la sainte piscine. C’est par millions que se comptent les lecteurs des Annales de Lourdes racontant les guérisons miraculeuses, et par millions de francs que les compagnies de chemins de fer évaluent leurs bénéfices pour le transport des pèlerins. Et Lourdes n’est en France que l’un des 1 253 sanctuaires où les fidèles viennent s’agenouiller devant la Vierge, noire ou blanche, devant Notre-Dame de Pitié, de Grâce et de Consolation, des Chênes ou des Champs, des Neiges ou de la Mer.

Cl. J. Kuhn, Paris.
cathédrale de burgos

Du moins si les catholiques ne peuvent avoir la prétention d’être les instructeurs des nations modernes dans la science, si même ils se trouvent en vertu de leur doctrine rejetés forcément du côté de l’ombre et devenus les ennemis honteux du savoir, il leur est permis d’affirmer en toute vérité que les civilisations antérieures mêlèrent l’art au culte religieux de la façon la plus intime. Il ne pouvait en être autrement aussi longtemps que les grandes manifestations de la vie nationale n’étaient pas encore différenciées ; elles se présentaient en un tenant et l’on pouvait ainsi se méprendre plus facilement sur leur origine. Les Chaldéens et les Perses, les Grecs et les Romains avaient donné à leurs prêtres la splendeur des costumes et la pompe des cérémonies ; les mêmes
Cl. du Globus.
ancienne peinture abyssine
La Sainte Vierge sous la forme d’une colombe rend la liberté à un prisonnier. Voir l’article du Globus, 1904, 2. p. 327, d’après le voyage du Dr C. Keller.
ancêtres spirituels ont transmis aux chrétiens leur plain-chant solennel. Les corps de métiers de Bysance et de l’Europe occidentale ont élevé des basiliques admirables qui sont maintenant la propriété de l’Eglise, et que celle-ci s’imagine avoir évoquées du sol comme par un acte de foi ; puis sont venus peintres et sculpteurs qui ont décoré les nefs et les chapelles et transformé telle cathédrale en un véritable musée.

Ainsi, tous les arts nés de l’initiative individuelle, et presque toujours sous l’influence de quelque poussée de rébellion, se sont associés en cortège à la religion catholique, et celle-ci, forte du concours des siècles, peut déployer devant la foule confondue l’ampleur de ses processions orgueilleuses. Cependant ce qui fut séparé dans l’origine a repris de nouveau son originalité propre, de même qu’en un tronc d’arbre la branche reprend l’indépendance de la racine. Chacun des arts s’est franchement émancipé de l’Eglise ; tout ce qui est jeune, nouveau, créateur se fait en dehors d’elle. Quelles tristes productions que tous ces tableaux à couleurs symboliques, ces statues auréolées dont les évêques font la commande aux artistes besogneux, et combien lamentable d’aspect sont les bâtisses religieuses non copiées simplement sur quelque monument des siècles passés. La force vive de l’art se meut en entier dans la société civile, mais il manque encore à celle-ci le sentiment d’ensemble qui proviendra du mouvement conscient d’un progrès collectif.

Parmi les domaines de l’activité humaine qui se sont complètement détachés de l’hégémonie religieuse, on peut citer en premier lieu les règles de l’hygiène
Cl. du Globus.
ancienne peinture abyssine
Le Martyre de saint Sébastien.
Il est visible que l’influence byzantine a fortement imprégné l’art d’Abyssinie.
publique. On a prétendu, certainement bien à tort, que les « lois de Moïse » relatives aux soins du corps, à l’alimentation, à l’entretien de la demeure et du campement étaient des règles de nature hygiénique. Evidemment elles se rattachaient à la magie et se classaient d’après les bonnes ou mauvaises influences présumées que déterminaient les formes des objets, les mœurs des animaux, ainsi que les traditions des aïeux. Quoi qu’il en soit, ces règles, qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours chez bouddhistes et catholiques, chez israélites et mahométans, n’ont plus guère force de loi en dehors des familles. Ceux qui étudient les principes de la santé personnelle et de l’hygiène publique ne s’arrêtent plus à ces prescriptions de jeûnes, de macérations, d’abstinence, C’est par des pratiques toutes différentes qu’ils établissent leur système de salubrité ; ils cherchent à placer l’homme dans les conditions les plus normales pour son développement et son bien être, autant du moins que l’inégalité économique leur permet de toucher aux « droits » sacro-saints de la propriété. Suivant la remarque d’un hygiéniste, la proclamation des droits de l’homme, à la fin du dix-huitième siècle, impliquait le droit à la santé[23].

Ainsi le soin de la santé publique n’est plus du ressort de l’Eglise. Le soin de la santé morale lui échappe également de plus en plus[24], et de toutes parts la société se révolte contre elle pour lui retirer l’enseignement, De même que le pape, après avoir brigué la domination absolue dans le monde entier, a fini par avoir pour limites de son empire les murs de son palais, de même l’Eglise se voit arracher successivement toutes les maîtrises qu’elle revendiquait dans la direction des intelligences et des volontés. Bouddha, Jésus, ni Mahomet ne peuvent la renseigner à cet égard : l’humanité n’a pas besoin de Souverain Pontife. Bien plus, il n’est pas une religion qui puisse satisfaire d’une manière complète le mystique entraîné par les illusions du rêve : si désireuse qu’elle soit de faire bon accueil au prosélyte, chacune d’elles est cependant encore trop précise dans ses dogmes, sa tradition, son histoire, pour ne pas gêner ceux dont la fantaisie vagabonde dans l’infini de l’espace et du temps. L’Eglise et les Eglises ne sont que des moments dans la série de l’histoire humaine, et le sentiment poétique les déborde de toutes parts. Combien plus vaste est le chant du mystère ! L’homme n’est-il pas comme un point imperceptible dans l’immense nature ? Les « larmes des choses, suivant l’expression du poète romain, ont ému de tout temps, même avant la venue des Dieux. Dans la société future, comme dans la société présente, les amours déçues, la mort prématurée des jeunes et des bons, la lutte pour l’existence, ne sont-ce pas là des problèmes sur lesquels on rêvera longtemps avec douleur ou mélancolie et qui pénètrent l’individu de profondes émotions que nulle secousse religieuse ne pourrait dépasser ?

Mais, quoique la science nous révèle un monde sans bornes de phénomènes admirables, sollicitant des transports d’émerveillement et d’enthousiasme, elle n’en procède pas moins à son œuvre avec calme et sérénité, ne cherchant que le vrai, dût ce vrai apporter le désastre avec lui. A elle d’ouvrir la boîte de Pandore, quand même l’espérance devrait également en fuir à jamais ! A cet égard, la science a ses martyrs comme la religion, mais des martyrs bien autrement désintéressés, puisqu’ils ne s’imaginent point qu’ils iront, à leur mort, s’asseoir « à la droite de Dieu », accueillis par le concert des anges. Les expériences que le médecin fait sur son propre corps en essayant l’effet des poisons ou des remèdes périlleux, la greffe et le traitement des maladies contagieuses le mènent simplement à de pénibles souffrances et à la mort sans qu’il ait d’autre satisfaction que de bien faire. Du reste, il n’y a point à l’en féliciter, car l’homme qui a le bonheur de suivre sa voie personnelle, de cheminer sur le sentier qu’il se fraie vers l’inconnu, a les joies incomparables que donnent la découverte et la contemplation de la vérité conquise.

Toutefois, il ne faut pas croire que tous les savants soient des héros, et même on doit reconnaître que la plupart portent aussi le « vieil homme » en eux. Ils courent, au point de vue moral, un danger particulier qui provient d’une trop grande spécialisation : lorsqu’ils n’ont plus que leurs études propres dans la part de l’horizon vers laquelle ils se sont tournés, ils risquent fort de perdre l’équilibre de la vie normale, de se rapetisser et de s’amoindrir dans toutes les branches qu’ils ont négligées, et l’on est très souvent étonné de constater en eux une opposition extraordinaire entre leur génie, ou du moins leur grand savoir, et de petits côtés ridicules ou mesquins. Les passions, les intérêts privés, la basse courtisanerie, les jalousies perfides se rencontrent fréquemment dans le monde des savants, au grand détriment de la science elle-même. On est également stupéfait de voir que la survivance des haines nationales s’est maintenue dans la recherche de la vérité, patrimoine commun des hommes. L’habitude est encore très fréquente de diviser le domaine de la science d’après les patries respectives. Chaque homme de science n’est qu’un représentant de l’immense humanité pensante, et, s’il lui arrive de l’oublier, il diminue d’autant la grandeur de son œuvre.

Pourtant l’on ose même émettre la prétention bizarre de rétrécir la science aux intérêts d’un parti, d’une classe, d’un souverain ! Certes, tel fameux chimiste — Thénard, dit-on — prêta largement au rire lorsqu’il présenta au roi Louis-Philippe « deux gaz qui allaient avoir l’honneur de se combiner devant lui », mais fallait-il rire ou pleurer lorsqu’on entendit un professeur éminent, ayant peut-être à se faire pardonner son nom français, revendiquer un privilège inestimable pour les savants allemands, celui d’être les gardes du corps intellectuels de l’impériale maison des Hohenzollern ?

Si tels savants se font gloire de servir le maître, il en est d’autres qui ont la prétention d’êtres maîtres eux-mêmes. Pendant un temps, sous l’influence du socialisme primitif des saint-simoniens et des comtistes, un article de foi semblait prévaloir : comme une grande usine discrètement conduite par des ingénieurs, la société devait être gérée, pour un temps du moins, par des techniciens et des artistes, c’est-à-dire précisément par les chefs des écoles nouvelles, visant, eux aussi, à l’infaillibilité. Jusqu’à maintenant, ces ambitions ne sont point encore réalisées, même au Brésil, où pourtant l’école positiviste de Comte a fait semblant de diriger la politique nationale, livrée comme ailleurs à la routine et au caprice. Il est certain que, constitués en classes et en castes, comme les mandarins chinois, les savants d’Europe les plus forts dans leurs spécialités respectives seraient aussi mauvais princes que tous autres gouvernants et se laisseraient d’autant plus facilement persuader de leur supériorité essentielle sur le commun des hommes qu’ils seraient réellement plus instruits.

Déjà, bien avant de détenir le pouvoir, nombre de savants, et surtout ceux qui occupent les positions les plus hautes, ont grand souci de l’effet produit par tel ou tel enseignement. C’est ainsi qu’au mois de septembre 1877, lors de la réunion des naturalistes à Munich, un grand combat fut suscité au sujet de la théorie d’évolution qui, sous le nom de « darwinisme », agitait alors le monde. Or, par un singulier déplacement du point de vue, la grosse question qui se débattit ne fut point celle de la vérité en elle-même, mais des conséquences sociales qui découleraient des idées nouvelles. Les préoccupations d’ordre économique et politique hantaient tous les esprits, même ceux qui eussent voulu s’y dérober. Le « progressiste » Virchov, très misonéiste malgré sa profonde science, attaqua violemment la théorie nouvelle de l’évolution organique et résuma sa pensée dans cette sentence finale qu’il croyait décisive : « Le darwinisme mène au socialisme ». De son côté, Haeckel et, avec lui, tous les disciples de Darwin présents au congrès, prétendirent que la théorie préconisée par lui portait le coup de grâce aux socialistes, et que ceux-ci, pour prolonger pendant quelque temps leurs illusions déplorables, n’avaient qu’à faire la conspiration du silence contre les ouvrages du maître[25]. Mais les années se déroulèrent. Malgré les objurgations de Virchov et de Haeckel, l’histoire continua son cours, et le socialisme fit son entrée dans le monde parallèlement au darwinisme qui pénétrait dans la science. Les deux révolutions se sont parfaitement accordées, et nombreux sont les savants qui nous ont expliqué, après coup, pourquoi il devait en être ainsi. Il ressort du moins de l’incertitude de leurs prophéties que les pédants groupés en caste intéressée ne représentent nullement la science, et que celle-ci se développe sans leur concours officiel dans les mille intelligences des hommes qui cherchent isolément, passionnés seulement pour le vrai. C’est par le renouvellement continu que se fait le progrès du savoir, et nul homme ne peut créer, nul même ne peut apprendre s’il ne cherche à s’incorporer la connaissance nouvelle en toute droiture et sincérité. C’est dans l’effort libre de chaque individu que gît tout le problème de renseignement.



  1. G. de Rivalière, Revue Bleue, 12 fév. 1898, p. 196.
  2. Edward Carpenter. Human Review, oct. 1900.
  3. César. — Ern. Desjardins, Description de la Gaule romaine.
  4. Félicien Challaye, Cahiers de la Quinzaine, 16 janv. 1902, pp. 53 et suiv.
  5. F. Wurz, Die mohamedanische Gefahr in Westafrika.
  6. Edward G. Browne, Questions Diplomatiques et Coloniales, 15 mai 1901, p. 593.
  7. Cheikh Abdul Hadgk, Revue, 1er mars 1902.
  8. Edm. Doutté, Questions diplomatiques et coloniales, 1er oct. 1900.
  9. Sittenbilder aus dem Morgenlande, p. 274.
  10. Colquhoun, Amongst the Shans ; Hallert, A thousand Miles on an Eléphant ; cités par A. H. Keane, Man, Past and Present, p. 210.
  11. Visite de Lhassa en 1900.
  12. L. Austine Waddel, The Buddhism of Tibet.
  13. Lafcadio Hearn.
  14. H. Fiedling, The Soul of a People.
  15. Nature, June 29, 1899, p. 204, 205.
  16. Note manuscrite.
  17. Marie de Villermont. Revue Mauve, 1899.
  18. P. Lavroff, L’idée du Progrès dans l’Anthropologie.
  19. Revue Blanche, 15 sept. 1895, p. 272.
  20. G. Sorel, Humanité Nouvelle, 10, VII, 1899, p. 35.
  21. Pages Libres, n° 99, 22 novembre 1902.
  22. Τὸ μαντιϰὸ γαρ πᾶν φιλἀργυρον γἐνος, Antigone, vers 1055. — La race des devins est en effet tout entière avide d’argent.
  23. Bruno Galli-Valerio, Bull. de la Soc. Vaud. des Sciences naturelles, mars 1899.
  24. Gustave Loisel, Revue Scientifique. 11-X. 1902.
  25. Hans Kurella, Socialismus und Moderne Wissenschaft.