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L’Homme invisible/12

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 806-811).
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XII

L’HOMME INVISIBLE SE FACHE


Il est inévitable que, arrivé à ce point, le récit s’interrompe de nouveau, pour une certaine raison très pénible que l’on saura tout à l’heure.

Tandis que cela se passait dans le salon, tandis que M. Huxter guettait M. Marvel fumant sa pipe contre la grille de la cour, M. Henfrey et M. Hall, dans le bar, continuaient à discuter le seul sujet possible ce jour-là, à Iping.

Soudain on entendit un coup violent contre la porte du salon, un cri perçant, puis plus rien.

— Hé là-bas ! fit Teddy Henfrey.

— Hé là-bas ! fit-on aussi derrière le comptoir.

M. Hall rangea tout, d’une main lente, mais sûre.

— Il y a quelque chose ! dit-il en quittant le comptoir pour se diriger vers le salon.

Teddy et lui s’approchèrent ensemble de la porte, attentifs, les yeux écarquillés.

— Il y a quelque chose ! reprit Hall.

Et Henfrey fit un signe d’acquiescement.

De désagréables bouffées d’une odeur chimique vinrent jusqu’à eux, puis le bruit indistinct d’une conversation très rapide, à voix très basse.

— Dites donc, vous n’avez besoin de rien ? » demanda Hall en frappant à la porte.

Les chuchotements cessèrent ; il y eut un moment de silence, puis encore des chuchotements, puis encore un cri : « Non, non, vous ne ferez pas ça !… » Alors on entendit des mouvements, une chaise renversée, une courte lutte. Puis, de nouveau le silence.

— Que diable !… s’écria Henfrey entre ses dents.

— Vous n’avez besoin de rien ? demanda encore Hall, d’une voix plus forte.

Le pasteur répondit, d’une voix curieusement saccadée :

— Non… merci… Ne nous… dérangez pas.

— Bizarre ! dit M. Henfrey.

— Bizarre ! répéta M. Hall.

— Il a dit : « Ne nous dérangez pas !… »

— J’ai pas entendu.

— Puis il a reniflé.

Ils restèrent là, l’oreille tendue. De l’autre côté, la conversation était rapide et sourde :

— Je ne veux pas, — déclarait M. Bunting, en élevant la voix. — Je vous dis, monsieur, que je ne ferai pas cela…

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Henfrey.

— Il dit qu’il ne veut pas. Ce n’est pas à nous qu’il parle, hein ?

— C’est honteux ! cria M. Bunting à l’intérieur.

— « Honteux ! » répéta M. Henfrey. Je l’ai entendu distinctement… Qui est-ce qui parle, à présent ?

M. Cuss, je pense, — répondit M. Hall. — Entendez-vous quelque chose ?

Un silence. Les bruits, à l’intérieur, étaient confus et indistincts.

– On dirait qu’ils secouent le tapis de la table ! dit Hall.

Madame Hall apparut derrière le comptoir. Son mari lui fit des signes pour l’inviter à se taire. Cela réveilla en elle l’esprit conjugal d’opposition.

— Qu’est-ce que vous écoutez là ? N’avez-vous donc rien de mieux à faire, un jour de fête comme aujourd’hui ?

Hall essaya de se faire comprendre par des grimaces et des gestes muets ; mais sa femme était obstinée, elle éleva la voix. Hall et Henfrey, découragés, se retirèrent sur la pointe des pieds dans le bar, continuant à gesticuler pour la mettre au courant.

Tout d’abord elle refusa d’ajouter foi à ce qu’ils avaient entendu. Puis elle exigea que Hall se tût, pendant que Henfrey lui racontait l’histoire. Elle était disposée à ne voir en tout cela que des sottises : sans doute, on avait remué les meubles…

— Je l’ai entendu crier : « C’est honteux ! » J’en suis sûr, dit Hall.

— Je l’ai entendu aussi, affirma Henfrey.

— Cela ne prouve rien.

— Chut ! fit M. Teddy Henfrey. Il me semble que j’ai entendu la fenêtre !…

— Quelle fenêtre ?

— La fenêtre du salon.

Chacun se tenait attentif, l’oreille au guet. Les yeux de madame Hall, dirigés droit devant elle, voyaient, sans voir, le rectangle lumineux de la porte d’entrée, la route blanche et animée, la façade de la boutique de Huxter, chauffée par le soleil de juin. Soudain, sur le seuil de sa boutique, Huxter parut, les yeux agrandis par l’émotion, les bras battant l’air.

— Au secours ! criait-il. Au voleur !

Il passa en courant dans le rectangle lumineux, allant vers la grille de la cour, et il disparut.

En même temps venait du salon un éclat tumultueux, un bruit de fenêtre que l’on ferme.

Hall, Henfrey et tous les clients du bar se précipitèrent dans la rue en se bousculant. Ils virent quelqu’un tourner vivement le coin, allant vers les dunes, et M. Huxter faire un bond qui se termina aux dépens de son nez et de son épaule. Dans le bas de la rue, les gens demeuraient immobiles d’étonnement ou accouraient.

M. Huxter gisait là, étourdi par sa chute : Henfrey s’arrêta pour regarder ; mais Hall et deux ouvriers sortis du bar continuèrent ensemble jusqu’au coin, en poussant des cris inarticulés, et virent M. Marvel disparaître derrière l’église. Il leur vint cette idée singulière que cet homme était l’homme invisible devenu subitement visible, et ils se précipitèrent tous à la fois à sa poursuite. Mais Hall avait à peine franchi une douzaine de mètres qu’il poussa un grand cri de surprise et tomba de côté, la tête la première, se raccrochant à l’un des ouvriers et l’entraînant par terre dans sa chute. Il avait été bousculé tout à fait comme au foot ball. L’autre ouvrier fit demi-tour, regarda, et, croyant que Hall était tombé par accident, il reprit la chasse : ce ne fut que pour recevoir un croc-en-jambe, tout comme Huxter. Puis, tandis que son camarade se débattait à ses pieds, il reçut de côté un coup à renverser un bœuf.

Au moment où il tomba, la foule affluait de la place et tournait le coin. La première personne qui parut fut le propriétaire du jeu de massacre, un grand et gros homme vêtu d’un jersey bleu. Il fut étonné de voir, dans cette rue vide, trois hommes couchés par terre, tout de leur long, sans raison apparente. Mais quelque chose heurta le pied qu’il avait en arrière : il retomba, la tête en avant, et roula de côté, juste de façon à embarrasser les jambes de son frère et associé, qui le suivit dans la poussière. Et tous deux furent frappés, piétinés, couverts d’injures par quantité de gens trop pressés.

Lorsque Hall, Henfrey et les deux ouvriers étaient sortis en hâte de la maison, madame Hall, instruite par des années d’expérience, était demeurée dans le bar, auprès de la caisse. Brusquement, la porte du salon s’ouvrit, M. Cuss parut, et, sans la regarder, dégringola les degrés du perron, courant vers le coin de la rue.

— Arrêtez-le ! criait-il. Ne le laissez pas jeter son paquet ! Vous pourrez le voir aussi longtemps qu’il tiendra ce paquet !

Il ne se doutait pas de l’existence de Marvel : l’homme invisible avait saisi les livres et le paquet, et les avait lancés dans la cour. Les yeux de M. Cuss exprimaient la colère et la résolution ; mais son costume était insuffisant : une sorte de petit jupon blanc, fripé, à peine convenable au pays des Palikares.

— Arrêtez-le ! criait-il. Il m’a volé mon pantalon ! Et il a déshabillé le pasteur de la tête aux pieds !

— Courez après lui tout de suite ! ordonna-t-il à Henfrey, en passant auprès de Huxter étendu la face contre terre.

Mais, comme il tournait le coin pour rejoindre la foule en émoi, un coup imprévu le fit choir, lui aussi, dans une posture inconvenante. Quelqu’un en pleine course lui marcha lourdement sur un doigt. Il hurla, fit effort pour se remettre sur pied, fut frappé derechef et jeté à quatre pattes : il fut bien obligé de comprendre qu’il était, non le chasseur, mais le chassé. Tout le monde s’en retournait en courant vers le village. Il se releva encore et fut atteint fortement derrière l’oreille. Il chancela, puis, sans demander son reste, battit en retraite vers l’auberge, sautant par-dessus Huxter abandonné qu’il trouvait maintenant assis en travers de sa route.

Déjà il était sur les marches de l’auberge, lorsqu’il entendit, derrière lui un cri de rage, dominant tout le brouhaha, et une claque retentissante qui s’abattait sur la joue de quelqu’un. Cette voix, il la reconnut, c’était celle de l’homme invisible.

Une seconde après, M. Cuss était de retour dans le salon.

— Le voilà qui revient, Bunting ! — dit-il en s’élançant à l’intérieur. — Prenez garde à vous !

M. Bunting se tenait dans l’embrasure de la fenêtre, tout entier à la tâche entreprise de se composer une tenue décente avec le tapis de foyer et un numéro de la gazette du comté.

— Qui revient ? demanda-t-il, en tressaillant si fort que son costume faillit se défaire.

— L’homme invisible ! — répondit Cuss en se précipitant à la fenêtre. — Nous ferions mieux de vider les lieux. Il se bat comme un enragé !

Une seconde après, M. Cuss était dans la cour.

— Juste ciel ! — s’écria M. Bunting, hésitant entre deux alternatives épouvantables.

Il entendit alors une lutte terrible dans le corridor de l’auberge. Sa résolution fut aussitôt prise. Il sauta par la fenêtre, ajusta son costume à la hâte et s’enfuit à travers le village aussi vite que le lui permirent ses petites jambes grasses.


Depuis le cri de rage poussé par l’homme invisible et la fuite mémorable de M. Bunting, il est impossible de donner un compte rendu suivi des événements. Il se peut que l’intention première de l’homme invisible ait été de couvrir simplement la retraite de Marvel, porteur des vêtements et des livres. Mais son caractère, qui n’était jamais bien égal, semble avoir ressenti quelque saute de vent : il se mit à frapper, à renverser tout le monde, pour le plaisir, par amour de l’art.

Figurez-vous la rue pleine de gens qui courent ; les portes se ferment avec violence ; on se bat pour trouver un refuge. Imaginez les envahisseurs qui rencontrent l’échafaudage, en équilibre instable, la planche et des chaises du vieux Fletcher : imaginez-vous le cataclysme ! Ailleurs, c’est un couple épouvanté, cruellement surpris sur une balançoire. Le flot tumultueux a passé : la grande rue d’Iping, avec ses jeux et son pavoisement, est déserte : seul, du moins, le fléau invisible continue d’y sévir. Çà et là, les débris du jeu de massacre, des lambeaux de toile déchirée, les marchandises éparses d’une boutique de sucreries. Partout, le bruit de volets qui se ferment, de verrous qui se tirent ; du genre humain on n’aperçoit plus, par-ci, par-là, qu’un œil sous une paupière clignotante, dans le coin d’une vitre.

L’homme invisible s’amusa quelque temps à casser tous les carreaux de l’auberge ; puis il lança l’une des lanternes de la rue dans la fenêtre du salon de madame Grogram. Ce fut lui encore, sans doute, qui coupa le fil du télégraphe d’Adderdean, un peu au-delà du cottage de Higgin, sur la route d’Adderdean. Après quoi, en vertu de son essence particulière, il échappa tout à fait à la perception des hommes, il ne fut jamais plus ni vu, ni entendu, ni touché même, à Iping. Il s’évanouit complètement.

Il se passa bien près de deux heures avant que personne n’osât s’aventurer parmi la désolation dont la grand-rue offrait le spectacle.