L’Homme invisible/13

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 811-813).
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XIII

M. MARVEL DISCUTE SA SOUMISSION


À l’heure du crépuscule, Iping commençait à peine à ouvrir les yeux, timidement, sur ce qui restait de la fête.

Un homme, petit, trapu, coiffé d’un chapeau de soie râpé, marchait péniblement, dans la demi-obscurité, entre les hêtres, sur la route de Bramblehurst. Il portait trois volumes, attachés ensemble par une sorte de lien élastique élégant, et un paquet enveloppé dans un tapis de table bleu. Sa figure rubiconde exprimait la consternation et la fatigue ; il marchait d’un pas pressé, à perdre haleine. Il était accompagné par une autre voix que la sienne et, de temps à autre, il tressaillait sous l’atteinte de mains que l’on ne voyait pas.

— Si vous me lâchez encore une fois, disait la voix, si vous essayez encore de me lâcher…

— Seigneur ! s’écria M. Marvel, mon épaule n’est plus qu’une plaie !

— Ma parole, je vous tuerai !

— Mais je n’essayais pas de vous lâcher ! — répondit Marvel, d’un ton où l’on sentait que les larmes étaient proches. — Je ne connaissais pas ce satané tournant, et voilà tout ! Comment diable l’aurais-je connu, ce tournant ? La vérité vraie, c’est qu’on m’a bousculé…

— Je vous bousculerai bien davantage, si vous ne prenez pas garde !

M. Marvel redevint soudain silencieux. Il enfla les joues, et ses yeux eurent l’éloquence du désespoir.

— C’est déjà bien assez de laisser ces rustres-là toucher à mon petit secret, sans que vous filiez avec mes ouvrages. Il est heureux pour quelques-uns de ces lourdauds d’avoir fui, d’avoir couru comme ils l’ont fait. Ici, je suis… Personne ne me savait invisible. Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

— Et moi, donc ? demanda Marvel entre ses dents.

— Tout est perdu. L’histoire va être dans les journaux. Tout le monde me guettera. Tout le monde sera en éveil.

Ce discours se continua par des imprécations violentes, puis la voix se tut. Le désespoir s’aggrava sur le visage de M. Marvel, et son pas se ralentit.

— Avancez donc !

La face du pauvre Marvel prit une teinte grise entre deux taches rouges.

— Tenez bien ces livres, imbécile ! — fit la voix avec rudesse. — Le fait est que j’aurai à me servir de vous… Vous êtes un pauvre instrument, mais quoi ! faute de mieux, il faut que je m’en serve.

— Oh ! je suis un instrument misérable ! gémit Marvel.

— Oui, certes !

— Je suis bien le plus mauvais instrument que vous puissiez avoir… car je ne suis pas fort, — ajouta-t-il après un silence découragé, — je ne suis pas bien fort.

— Vraiment ?

— Puis, je défaille. Cette petite affaire, mon Dieu, je m’en suis tiré, sans doute ; mais, faites excuse, j’aurais pu avoir le dessous.

— Vous dites ?

— Je n’ai pas les nerfs, je n’ai pas la vigueur qu’il faudrait pour ce que vous désirez.

— Je vous remonterai, moi !

— J’aimerais mieux que vous n’ayez pas à le faire… Je ne voudrais pas compromettre vos projets, vous pensez ; mais cela pourrait arriver… par crainte et par faiblesse.

— Je ne vous le conseille pas ! dit la voix avec une tranquille assurance.

— Ah ! je voudrais être mort !… Il n’y a vraiment pas de justice… Vous devriez pourtant bien admettre… Il me semble que j’ai bien le droit…

— Marchez donc ! »

M. Marvel pressa le pas, et, pour un moment, ils retombèrent dans le silence.

— C’est diablement dur ! déclara Marvel.

N’ayant obtenu aucun succès, il changea ses batteries.

— Qu’est-ce que j’y gagne ? reprit-il sur le ton d’un homme auquel on fait une injustice intolérable.

— Oh ! taisez-vous, — cria la voix avec une force soudaine et surprenante. — Je pourvoirai à vos besoins. Contentez-vous de faire ce qu’on vous dit. Vous pouvez très bien le faire. Vous êtes un imbécile, mais vous ferez très bien cela.

— Je vous dis, monsieur, que je ne suis pas l’homme qu’il vous faut. Je le dis, respectueusement, mais c’est ainsi.

— Si vous ne vous taisez pas, je vais encore vous serrer le poignet ! — dit l’homme invisible. — J’ai besoin de réfléchir.

Bientôt deux carrés de lumière jaune parurent à travers les arbres, et la tour d’un clocher se profila dans l’obscurité.

— J’aurai la main sur votre épaule pendant toute la traversée du village, — dit la voix. — Tâchez de filer droit ; n’essayez pas de faire des bêtises. Le cas échéant, ce serait tant pis pour vous…

— Je sais, soupira Marvel, je sais tout cela.

L’homme à la mine si malheureuse sous son chapeau hors d’usage remonta avec ses paquets toute la rue du petit village et s’enfonça dans la nuit au-delà des dernières fenêtres éclairées.