Texte validé

L’Homme invisible/15

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 820-821).
◄  XIV
XVI  ►

XV

L’HOMME QUI COURAIT


À l’heure où le jour commençait à baisser, le docteur Kemp était assis dans son cabinet, dans le belvédère qui, du haut de la colline, dominait Burdock. C’était une petite pièce agréable : trois fenêtres, au nord, à l’est et au sud ; des rayons couverts de livres et de publications scientifiques ; une grande table de travail ; devant la fenêtre du nord, un microscope, des plaques de verre, de menus instruments, quelques cultures et, çà et là, des flacons de réactifs. La lampe du docteur était allumée déjà, quoique le ciel resplendît encore du soleil couchant, et les stores étaient levés : il n’y avait pas à craindre que les gens du dehors pussent regarder au-dedans.

Le docteur Kemp était un homme jeune, de haute taille, svelte, aux cheveux blonds, à la moustache presque blanche. Le travail auquel il s’appliquait devait, il l’espérait bien, lui valoir son élection à l’Académie royale.

Ses yeux, pour le moment détachés de son ouvrage, contemplaient le soleil qui se couchait derrière l’autre colline, en face de lui. Depuis une minute peut-être, il était resté, la plume aux lèvres, à admirer la magnifique lumière d’or, quand son attention fut attirée par la petite tache que faisait un homme, noir comme de l’encre, accourant de son côté par-dessus le sommet de la colline. Cet individu, tout petit, portait un énorme chapeau haut de forme, et il courait si vite que l’on distinguait à peine le mouvement de ses jambes.

« Encore un de ces ânes, — pensait le docteur Kemp, — comme celui qui s’est jeté contre moi, ce matin, au coin de la rue, avec son : « M’sieur, l’homme invisible arrive !… » Je ne peux pas concevoir ce qui tourne la tête à ces gens-là. On se croirait encore au XIIIe siècle ! »

Il se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda, sur le flanc obscur de la colline, le petit homme noir qui descendait ventre à terre.

« Il paraît furieusement pressé… Mais il n’a pas l’air d’avancer ! Certes, il ne courrait pas plus lourdement si ses poches étaient pleines de plomb…

Bientôt la plus haute des villas qui peu à peu, prolongeant Burdock, avaient escaladé la colline, eut caché le coureur. Il reparut un instant, puis s’éclipsa, pour redevenir visible trois fois entre les maisons isolées qui venaient ensuite ; enfin la terrasse le couvrit.

— Quels ânes ! s’écria le docteur Kemp en pivotant sur les talons pour retourner à sa table de travail.

Les personnes qui, étant elles-mêmes sur la grand-route, virent de plus près le fuyard et purent observer la terreur bestiale répandue sur sa figure en sueur, n’eurent pas le même détachement que le docteur Kemp. Au passage, en courant, l’homme rendait un bruit d’argent, comme une bourse pleine qu’on secoue. Lui ne regardait ni à droite ni à gauche ; ses yeux dilatés ne cherchaient au bas de la colline que les maisons où les lampes étaient allumées, les endroits, dans la rue, où les gens étaient en groupe. Sa bouche mal fendue tombait d’un côté ; il avait de l’écume aux lèvres ; sa respiration était rauque et bruyante. Tous ceux qu’il frôla s’arrêtèrent et le suivirent du regard le long de la route, se demandant avec un certain malaise la raison de sa précipitation.

Cependant là-haut, sur la colline, un chien qui jouait hurla tout à coup et courut se réfugier sous une porte ; on en était encore surpris lorsqu’il passa quelque chose, tout près, comme un coup de vent, avec le bruit d’un souffle précipité : han !… han !… han !…

Les gens poussèrent des cris, on quitta en hâte le pavé de la route. Cela devint une clameur générale qui se prolongea naturellement jusqu’au bas de la colline. On criait dans la rue avant que Marvel fût seulement à mi-chemin ; et l’on se verrouillait dans les maisons, et l’on claquait les portes derrière soi… Marvel entendit tout cela ; il fit un dernier effort désespéré. La terreur le dépassait, le devançait, envahissait la ville.

— L’homme invisible ! l’homme invisible !… Il arrive !