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L’Homme invisible/14

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 814-820).
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XIV

À PORT-STOWE


À dix heures, le lendemain matin, M. Marvel se trouvait, la barbe non faite, sale, couvert de poussière, les mains enfouies dans les poches, l’air très las, mal à l’aise, agité, enflant les joues à chaque instant, assis sur un banc devant une petite auberge des faubourgs de Port-Stowe. Auprès de lui étaient les fameux livres, mais attachés maintenant avec une ficelle. Quant au paquet, il avait été abandonné dans les bois, à la sortie de Bramblehurst : c’était la conséquence d’une modification apportée aux plans de l’homme invisible. Personne ne faisait attention à M. Marvel, assis sur ce banc ; pourtant son agitation continuait à tenir de la fièvre ; ses mains ne cessaient de se porter successivement à ses diverses poches, qu’elles fouillaient avec une curiosité nerveuse.

Il était resté là bien près d’une heure, lorsqu’un marin d’un certain âge sortit de l’auberge avec un journal à la main et vint s’asseoir à côté de lui.

— Il fait beau aujourd’hui ! dit le nouveau venu.

M. Marvel lui lança un regard qui semblait chargé d’effroi.

— Oui, très beau.

— Le vrai temps de la saison ! ajouta l’autre d’un ton qui ne permettait pas la contradiction.

— Oui, en effet…

Le marin tira un cure-dent de sa poche et commença de s’en servir avec méthode. Ses yeux, cependant, avaient toute liberté d’examiner les vêtements poudreux de son voisin et les livres placés auprès de lui. Au moment où il s’était approché de M. Marvel, il avait entendu comme un bruit de pièces de monnaie tombant dans une poche, et il avait été frappé du contraste entre l’extérieur de M. Marvel et cet indice d’une opulence relative. Aussi revenait-il obstinément à une idée qui s’était d’abord, d’une manière bizarre, emparée de son imagination.

— Vous avez des livres !… dit-il tout à coup en cessant la manœuvre du cure-dent.

M. Marvel tressaillit et le regarda.

— Oui, oui, fit-il… des livres.

— Il y a des choses extraordinaires dans les livres.

— Je crois bien !

— Mais il y a aussi des choses extraordinaires ailleurs que dans les livres.

— C’est encore vrai !

M. Marvel leva les yeux sur son interlocuteur et l’observa.

— Il y a, par exemple, des choses extraordinaires dans les journaux.

— Sans doute !

— Et même dans ce journal.

— Ah !

— Il y a une histoire, — dit le marin en fixant sur M. Marvel un œil assuré, — il y a, par exemple, une certaine histoire d’homme invisible…

M. Marvel eut une moue de dédain, se gratta la joue et sentit ses oreilles en feu.

— Qu’est-ce qu’ils vont raconter bientôt ! — soupira-t-il d’une voix molle. — En Autriche ou en Amérique, cet homme invisible ?

— Non, non… ici.

— Seigneur ! s’écria M. Marvel en se levant vivement.

— Quand je dis ici, — reprit le marin, au grand soulagement de Marvel, — je ne veux pas dire ici, dans l’endroit où nous sommes, je veux dire près d’ici.

— Un homme invisible ! Et qu’est-ce qu’il a pu faire ?…

— Toute espèce de choses ! — dit le marin, qui surveillait son voisin du coin de l’œil. — Oui, toute espèce de choses !

— Je n’ai pas vu le moindre journal depuis quatre jours.

— C’est d’Iping qu’il est parti.

— Vraiment !

— C’est là qu’il a commencé. D’où venait-il alors ? Personne ne paraît le savoir. Tenez, là : Une singulière histoire à Iping. Et il est dit, dans l’article, que les preuves sont extrêmement fortes, extrêmement.

— Bon Dieu !

— C’est une histoire vraiment extraordinaire. Il y a un pasteur et un médecin comme témoins. Ils l’ont vu eux-mêmes… Ou plutôt, non, ils ne l’ont pas vu !… Il était descendu, dit le journal, à l’auberge du pays, et personne ne semble s’être avisé de son infirmité jusqu’au jour où, dans une altercation — c’est le journal qui le dit, — les bandages qu’il avait sur la tête se trouvèrent arrachés. On s’aperçut alors que sa tête était invisible. Aussitôt on tâcha de s’emparer de lui : « Rejetant ses vêtements, — dit toujours le journal, — il réussit à s’échapper, mais seulement après une lutte désespérée dans laquelle il avait infligé de sérieuses blessures à notre digne et excellent agent, M. J.-A. Jaffers… » L’histoire est assez précise, hein ? Les noms, et tout.

— Bon Dieu ! — répéta M. Marvel, promenant tout autour de lui des regards effarés, essayant de compter sa monnaie dans sa poche du bout des doigts, à tâtons, et plein d’une nouvelle idée étrange.

— C’est une histoire tout à fait étonnante.

— N’est-ce pas ? Extraordinaire, j’ose le dire. Jamais auparavant je n’avais entendu parler d’homme invisible ; mais, par le temps qui court, on entend des choses si invraisemblables que…

— Et c’est là tout ce qu’il a fait ? demanda Marvel d’un air dégagé.

— Eh bien, ce n’est pas suffisant, peut-être ?

— Et il ne s’est pas échappé, par hasard ? Oui, il s’est échappé, et voilà tout, hein ?

— Voilà tout, en effet… N’est-ce pas suffisant ?

— Oh ! si !

— Je crois bien, dit le marin, je crois bien !

— N’avait-il pas de complices ?… Le journal ne dit point qu’il eût des complices, n’est-ce pas ? demanda M. Marvel, anxieux.

— N’est-ce donc pas assez pour vous d’un bonhomme de ce genre-là ? Non, Dieu merci, peut-on dire, il n’en avait pas.

Et le marin courba la tête lentement.

— Cela me met vraiment mal à mon aise, l’idée que ce gaillard-là court le pays… Pour l’heure, il est en liberté ; et, d’après des témoignages certains, on suppose qu’il a pris la route de Port-Stowe. Vous voyez que nous sommes parfaitement dans la zone. Ce ne sont pas là des tours de charlatan. Pensez un peu à tout ce qu’il pourrait faire ! Que deviendriez-vous, s’il buvait un coup de trop et s’il lui prenait fantaisie de vous tomber dessus ? Supposez qu’il veuille voler : qui pourrait l’en empêcher ? Il peut entrer, il peut forcer les serrures, il peut passer à travers un cordon de policemen aussi facilement que vous et moi nous pouvons fausser compagnie à un aveugle. Plus facilement encore : car les aveugles, à ce qu’on m’a dit, ont l’ouïe extrêmement fine…

— Il a un terrible avantage, certainement ! opina M. Marvel. Et alors…

— Oh ! oui, un avantage !…

Pendant ce temps-là, M. Marvel n’avait cessé de regarder autour de lui, tendant l’oreille aux plus légers bruits, s’efforçant de percevoir des mouvements imperceptibles. Il parut sur le point de prendre une grande résolution. Il toussa derrière sa main ; il guetta de nouveau alentour, prêta l’oreille, se pencha vers le marin et, baissant la voix :

— Il m’est arrivé par hasard de connaître, au sujet de l’homme invisible, un ou deux détails. Cela, de source particulière.

— Allons donc ! vous ?

— Oui, moi.

— Vraiment ? Et puis-je vous demander ?…

— Vous serez étonné, — dit Marvel derrière sa main. — C’est une chose terrible.

— Vraiment !

— Hélas ! oui, — commença Marvel avec empressement, sur le ton de la confidence.

Tout à coup, sa physionomie changea :

— Oh ! fit-il, en se redressant avec raideur sur son siège. Et sa figure exprima clairement une douleur physique.

— Oh ! dit-il encore.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit le marin, très intéressé.

— J’ai mal aux dents ! répondit Marvel en portant la main à son oreille.

Il reprit ses livres et prétendit qu’il était obligé de continuer sa route. Il se leva et longea le banc, d’une curieuse manière, en s’éloignant peu à peu de son interlocuteur.

— Mais vous alliez justement me raconter quelque chose à propos de cet homme invisible ?

M. Marvel parut se consulter.

— Quelle blague ! dit une voix.

— C’est une blague ! répéta M. Marvel.

— Mais c’est dans le journal ! objecta le marin.

— C’est une blague tout de même. Je connais le gaillard qui a inventé l’histoire. Il n’y a pas d’homme invisible le moins du monde…

— Mais comment expliquer que ce journal ?… Allez-vous me dire ?…

— Rien du tout ! dit M. Marvel avec force.

Le marin ouvrit de grands yeux, son journal à la main. M. Marvel le regarda en face.

— Attendez donc, dit l’autre en se levant à son tour.

Et d’une voix lente :

— Vous allez me soutenir ?…

— Oui, fit Marvel.

— Alors, pourquoi m’avez-vous laissé vous raconter bonnement toutes ces balivernes, hein ? Qu’est-ce que cela signifie de laisser un homme se donner ainsi l’air d’un imbécile ?

M. Marvel enfla les joues. Le marin devint cramoisi et serra les poings.

— Voilà dix minutes que je parle. Et vous, petit pot à tabac, avec votre figure tannée, vous ne pouviez pas avoir la politesse élémentaire de…

— Vous n’allez pas me chercher chicane, à moi !

— Chercher chicane ! J’ai vraiment bonne envie…

— Venez-vous ? dit une voix.

Soudain quelqu’un fit faire demi-tour à M. Marvel, qui s’éloigna décidément d’une démarche bizarre, d’un pas saccadé.

— Vous faites bien de filer ! criait le marin.

— Filer ! Qui ? Moi ? dit Marvel.

Et il s’en allait obliquement, à grandes enjambées, avec, de temps à autre, de violentes poussées en avant. Une fois à quelque distance, il commença à marmotter tout seul des protestations, des récriminations.

— Stupide animal ! — grognait le marin, les poings sur les hanches, les jambes écartées, suivant du regard l’individu qui s’en allait. — Je vous apprendrai, triple imbécile, à vous moquer de moi… quand c’est là, dans le journal !

Il ne distingua pas la réponse de Marvel qui, s’éloignant toujours, fut bientôt caché par un coude de la route. Mais il demeura superbe, au beau milieu du chemin, jusqu’au moment où l’arrivée d’une voiture de boucher le força de se déranger. Alors il repartit pour Port-Stowe. Il grommelait tout seul :

— Quels fous on rencontre !… Il croyait m’y prendre ! Cette bêtise !… Puisque c’est dans le journal…

Un peu plus tard, il apprit qu’un autre fait extraordinaire s’était produit non loin de là. C’était l’apparition « d’une poignée d’argent » — ni plus ni moins — de l’argent passant tout seul, et sans qu’on vît qui le tenait, le long du mur, au coin de la ruelle de Saint-Michel.

Un de ses camarades avait vu ce prodige, le matin même. Il avait tout de suite voulu prendre l’argent ; mais il avait été frappé et renversé, et, lorsqu’il s’était remis sur ses pieds, plus d’argent : le singulier papillon avait disparu. Notre marin « ne demandait pas mieux, disait-il, que de croire n’importe quoi ; mais cela, c’était tout de même un peu trop raide !… » Pourtant, il se mit à y réfléchir.

Or, l’histoire de la monnaie volante était exacte. Partout dans le voisinage, depuis la fameuse Banque de Londres et des Comtés jusqu’aux comptoirs des boutiques et des auberges — les portes restant volontiers ouvertes par ce beau soleil — de l’argent avait été tranquillement et adroitement subtilisé, par poignées, par rouleaux ; on en avait vu flotter doucement le long des murs, dans les endroits ombragés, puis échapper rapidement aux regards de ceux qui approchaient. Il avait, d’ailleurs, quoique personne ne lui marquât la route, invariablement terminé sa course mystérieuse dans la poche de ce monsieur agité, au chapeau de soie râpé, qui s’était assis devant la petite auberge du faubourg.

Ce fut dix jours plus tard — et seulement lorsque l’histoire de Burdock était déjà vieille, — que notre marin rapprocha les faits et comprit avec terreur qu’il avait été le voisin de l’homme invisible.