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L’Homme invisible/18

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 834-838).
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XVIII

L’HOMME INVISIBLE DORT


Épuisé et blessé comme il l’était, l’homme invisible ne voulut pas s’en rapporter à la parole de Kemp, l’assurant que sa liberté serait respectée. Il examina les deux fenêtres de la chambre à coucher, leva les stores et ouvrit les châssis pour vérifier s’il pourrait, au besoin, comme le disait Kemp, s’esquiver par là. Au-dehors la nuit était calme et silencieuse ; la nouvelle lune se couchait de l’autre côté des dunes. Griffin passa en revue les serrures de sa chambre ; il inspecta les deux cabinets de toilette pour se convaincre qu’il avait là encore une double voie de salut ; finalement, il se déclara satisfait. Il était alors debout, sur le tapis du foyer ; Kemp entendit le bruit d’un bâillement.

— Je suis fâché, — lui dit son hôte, — de ne pouvoir vous raconter dès ce soir tout ce que j’ai fait ; mais je suis à bout de forces. C’est ridicule, sans doute !… Croyez-moi, Kemp, en dépit de vos raisonnements de ce matin, la chose est parfaitement possible. J’ai fait une découverte. J’avais l’intention de la garder pour moi. Je ne peux pas. Il faut que j’aie un associé. Et vous… Nous pouvons faire des choses… Mais, à demain ! En ce moment, c’est pour moi le sommeil ou la mort.

Kemp se tenait au milieu de la chambre, les yeux fixés sur ce mannequin sans tête.

— Je vais vous laisser, n’est-ce pas ?… C’est incroyable… Ah ! il ne faudrait pas trois aventures de ce genre-là, bouleversant toutes mes idées, pour me rendre fou. Et c’est pourtant vrai !… Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous ?

— Rien, rien, que de me dire bonsoir.

— Eh bien, bonsoir ! répondit Kemp, en étreignant une main invisible.

Il se dirigeait obliquement vers la porte, quand, tout à coup, la robe de chambre vint sur lui à grands pas :

— Écoutez-moi bien. Pas de tentative pour me ligoter, pour s’emparer de moi ! ou…

Le visage de Kemp prit une expression particulière :

— Je croyais, répliqua-t-il, vous avoir donné ma parole.

Puis il ferma la porte doucement derrière lui, et aussitôt il entendit tourner la clef à l’intérieur. Des pas rapides allèrent à la porte du cabinet de toilette, et celle-ci fut également fermée à clef.

Kemp se frappa le front :

— Est-ce que je rêve ? Est-ce le monde qui est devenu fou, ou moi ?

Il éclata de rire, et, mettant la main sur la porte close :

— Être chassé de ma propre chambre par une absurdité manifeste !

Étant monté jusqu’au haut de l’escalier, il se retourna pour regarder toutes ces portes fermées.

— C’est pourtant vrai ! fit-il.

Il porta les doigts à son cou légèrement meurtri.

— Oui, c’est un fait indéniable, mais…

Il secoua la tête avec désespoir, revint sur ses pas et descendit l’escalier. Il alluma la lampe de la salle à manger, prit un cigare et se mit à faire les cent pas, en se parlant à lui-même. De temps en temps il discutait :

— Il a dit « invisible » ! Cela existe donc, un animal invisible ? Dans la mer, oui. Des milliers, des millions ! Toutes les larves, les petites nauplies, toutes les espèces de tornaria, les bêtes microscopiques… les méduses. Dans la mer, il y a plus de choses invisibles que de visibles ! Je n’avais jamais pensé à cela… Et dans les étangs aussi ! Toutes ces petites bêtes qui vivent là, simples petits points de gélatine transparente et incolore. Mais dans l’air, non. Cela ne peut pas être !… Après tout, pourquoi non ?… Mais quoi ? Si un homme était de verre, il serait encore visible.

Sa méditation devint profonde. Trois cigares se répandirent en cendre blanche sur le tapis avant qu’il parlât de nouveau. Mais alors ce fut simplement une exclamation. Il sortit de la pièce, entra dans son cabinet de consultation, alluma le gaz. Ce cabinet était tout petit : le docteur ne vivait pas de sa science. Les journaux étaient là. Négligemment jeté sur la table, et déplié, le journal du matin. Kemp le saisit, le retourna vivement et se mit à lire Une singulière histoire à Iping – celle-là même que le marin, à Port-Stowe, avait si péniblement ânonnée à Marvel. Kemp la parcourut rapidement.

— Enveloppé ! dit-il. Déguisé ! Se cachant !… Personne ne semble avoir été au courant de son cas… Quel diable de jeu joue-t-il donc ?

Il laissa tomber le journal et son regard erra, de-ci, de-là. Il prit la St. James’s Gazette, qui était là, pliée, comme elle était arrivée.

— Ah ! nous allons enfin avoir la vérité !

Il ouvrit le journal. Deux colonnes lui sautèrent aux yeux, avec cet en-tête : Un village entier du Sussex atteint de folie.

— Juste Ciel ! — s’écria Kemp, en lisant avec avidité le compte rendu sceptique des événements arrivés la veille à Iping.

De l’autre côté de la page, le récit du matin avait été reproduit. Kemp le relut : « Il courait à travers les rues, frappant à droite et à gauche… Jaffers sans connaissance… M. Huxter souffrait beaucoup… encore incapable de dire ce qu’il avait vu… Douloureuse humiliation… le pasteur… Une femme malade de frayeur… Les fenêtres brisées… Cette histoire extraordinaire est sans doute un canard, mais trop drôle pour qu’on ne l’imprime pas… À chacun d’en prendre et d’en laisser.

Kemp rejeta la feuille et resta planté devant, tout pâle.

— Sans doute un canard !

Il reprit le journal et relut encore toute l’affaire.

— Mais quand ce vagabond est-il entré en scène ? Pourquoi diable courait-il après ce vagabond ?

Il se laissa tomber sur le lit à opérations.

— Il n’est pas seulement invisible. C’est un fou ! Un fou dangereux !…

Lorsque l’aube vint mêler ses premières lueurs, dans la salle à manger, à la lumière de la lampe et à la fumée du cigare, Kemp en était encore à arpenter la pièce en cherchant le mot de l’énigme.

Il était trop surexcité pour pouvoir dormir. Ses domestiques, en descendant, les yeux encore gros de sommeil, le trouvèrent là et inclinèrent à penser que c’était le travail, le surmenage qu’il fallait accuser. Il leur donna l’ordre extraordinaire, mais tout à fait formel, de servir à déjeuner pour deux personnes dans le cabinet du belvédère et de se confiner ensuite dans le sous-sol et le rez-de-chaussée. Puis il continua de marcher dans la salle à manger jusqu’à l’arrivée du journal du matin.

Celui-ci avait beaucoup de choses à raconter ; mais pas grand-chose de neuf : il confirmait simplement le récit de la veille et donnait le compte rendu, fort mal écrit, d’une autre aventure étrange, survenue à Burdock. Le docteur connut ainsi le plus gros de ce qui s’était passé aux Joueurs de cricket, et le nom de M. Marvel.

« Il m’a obligé à passer avec lui vingt-quatre heures », déclarait M. Marvel. Certains détails nouveaux étaient ajoutés à l’histoire d’Iping, notamment la rupture du fil télégraphique. Mais rien qui pût jeter quelque lumière sur les relations de l’homme invisible et du vagabond, car Marvel n’avait donné aucun renseignement ni sur les trois livres qu’il portait ni sur l’argent dont ses poches étaient pleines. Le ton sceptique avait disparu, et une nuée de reporters et d’enquêteurs était déjà à l’œuvre, travaillant le sujet avec soin.

Kemp lut tout ce qui avait trait à l’affaire et envoya la femme de chambre lui chercher tous les journaux qu’elle trouverait. Ceux-là, de même, il les dévora.

— Il est invisible ! Et il a des colères qui tournent à la folie furieuse !… Quelles choses il peut faire !… Et dire qu’il est là-haut, libre comme l’air ! Quel parti prendre ?… Par exemple, serait-ce lui manquer de parole si… Non ! »

Il alla vers un petit pupitre en désordre, dans le coin, et commença une note. À moitié faite, il la déchira et en écrivit une autre. Il relut celle-ci, la regarda en réfléchissant ; puis il prit une enveloppe et l’adressa au « colonel Adye, à Port-Burdock ».

L’homme invisible se réveilla juste au moment où Kemp en était là. Il se réveillait en méchantes dispositions : Kemp, attentif au moindre bruit au-dessus de sa tête, entendit tout à coup des pas pesants se précipiter à travers la chambre à coucher. Puis, une chaise fut renversée, le verre du lavabo fut brisé : Kemp se hâta de grimper l’escalier et frappa vivement à la porte.