Texte validé

L’Homme invisible/19

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 838-844).
◄  XVIII
XX  ►

XIX

PREMIERS PRINCIPES


— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Kemp lorsque son hôte lui eut ouvert.

— Rien…

— Mais, que diable ! Pourquoi ce vacarme ?

— Simple accès de mauvaise humeur, — répondit l’homme invisible. — Je ne pensais plus à mon bras, et il me fait mal.

Kemp traversa la pièce et ramassa les morceaux du verre brisé ; puis debout, avec des éclats dans la main :

— On a publié dans les journaux toute votre affaire, dit-il, tout ce qui est arrivé, soit à Iping, soit au bas de la colline. Le monde est averti qu’il y a un citoyen invisible ; mais nul ne sait que vous êtes ici.

L’autre lâcha un juron.

— Oui, reprit le docteur, le secret est découvert. Je comprends que c’était un secret… J’ignore quels sont vos projets ; mais, bien entendu, je suis désireux de vous servir.

L’homme invisible s’assit sur son lit.

— Le déjeuner est servi là-haut, — ajouta Kemp, d’un ton aussi aisé que possible.

Il fut ravi de voir que son hôte bizarre se levait volontiers, et il monta devant l’étroit escalier qui menait au belvédère.

— Avant tout, dit Kemp, je voudrais bien en savoir un peu plus long sur votre invisibilité.

Il s’était assis, après un regard impatient jeté par la fenêtre, de l’air d’un homme qui veut causer. Les doutes qu’il avait eus la veille sur la réalité de l’aventure ne lui revinrent que pour s’évanouir de nouveau quand il regarda l’endroit où s’était assis Griffin, devant la table : une robe de chambre sans tête, essuyait des lèvres qu’on ne voyait pas, avec une serviette soutenue miraculeusement.

— C’est bien simple, — répondit Griffin, en posant sa serviette à côté de lui.

— Pour vous, sans doute ; mais…

Et Kemp se mit à rire.

— Oui, certainement, à moi-même, cela me semblait d’abord merveilleux. À présent, bon Dieu !… Mais nous allons faire de grandes choses !… Je m’occupai de la question, pour la première fois, à Chesilstowe.

— À Chesilstowe ?

— J’y étais en quittant Londres. Vous savez que j’ai abandonné la médecine pour me consacrer à la physique ? Non, vous ne le saviez pas. Eh bien, c’est ainsi. L’étude de la lumière m’attirait.

— Ah !

— La densité optique !… C’est un tissu d’énigmes, une série de problèmes, avec des solutions qu’on n’entrevoit que vaguement… Je n’avais que vingt-deux ans. J’étais plein d’enthousiasme. Je me dis : « Je vais vouer ma vie à cette question-là ; elle en vaut la peine. » Vous savez bien comme on est bête à vingt-deux ans !

— Bête alors ou bête plus tard…

— Comme si, de connaître, de savoir, cela pouvait procurer quelque satisfaction à un homme !… Je me mis à travailler comme un nègre. Et j’avais à peine travaillé et réfléchi six mois que la lumière se fit et passa par une maille du réseau, aveuglante. Je découvris un principe général des pigments et de la réfraction, une formule, une expression géométrique comportant quatre dimensions. Les sots, le commun des mortels et même les mathématiciens vulgaires ne savent pas ce qu’une expression générale peut signifier pour qui étudie la physique moléculaire. Dans mes livres — les livres que ce chenapan m’a volés, — il y a des merveilles, des miracles. Ce n’était pas une méthode, c’était une idée capable de conduire à une méthode par laquelle il serait possible, sans changer aucune des propriétés de la matière (excepté, en certains cas, la couleur), de réduire l’indice de réfraction d’un corps solide ou liquide à celui de l’air, autant que peuvent l’exiger toutes les applications pratiques.

— Fichtre ! dit Kemp, cela est très curieux. Pourtant je ne vois pas encore tout à fait… Je comprends bien que, par ce moyen, vous pouvez ôter son éclat à une pierre précieuse ; mais de là à rendre invisible une personne, il y a loin.

— Précisément. Mais considérez que la visibilité dépend de l’action des corps visibles sur la lumière. Laissez-moi vous exposer les notions élémentaires comme si vous ne les connaissiez pas du tout. Mon explication en deviendra plus claire.

— Vous savez très bien qu’un corps absorbe les rayons lumineux, ou il les réfléchit, ou il les réfracte, — ou il en absorbe, et il en réfléchit, et il en réfracte tout à la fois. Supposez qu’un corps ne réfléchisse, ni ne réfracte, ni n’absorbe aucun rayon : ce corps ne peut pas être visible par lui-même. Par exemple, vous voyez une boîte rouge opaque, parce que la couleur absorbe une partie des rayons lumineux et réfléchit les autres, c’est-à-dire vous renvoie tous les rayons rouges. Si elle n’absorbait pas une partie des rayons lumineux, si elle les réfléchissait tous, c’est une boîte éclatante de blancheur que vous verriez, une boîte d’argent !… Une boîte en diamant n’absorberait pas beaucoup de rayons et n’en réfléchirait pas non plus beaucoup par sa surface ; mais çà et là seulement, aux endroits où les surfaces sont favorables, la lumière serait réfléchie et réfractée, de sorte que vous auriez l’impression de réflexions brillantes et de transparences : une façon de squelette de lumière, si je puis dire. Une boîte en verre ne serait pas aussi brillante ni aussi visible qu’une boîte en diamant, parce qu’il y aurait moins de réflexion et de réfraction. Vous comprenez ? Sous un certain angle, vous verriez parfaitement au travers… Certaines espèces de verres seraient plus transparentes que d’autres : une boîte en cristal serait plus limpide qu’une autre en verre de vitre ordinaire. Une boîte en verre commun, très mince, serait difficile à distinguer dans une mauvaise lumière, parce qu’elle absorberait à peine quelques rayons, en réfracterait et en réfléchirait fort peu. Si vous plongez dans l’eau une plaque de verre blanc commun — bien mieux ! si vous la plongez dans quelque liquide plus dense que l’eau, elle disparaît presque complètement, parce que le rayon qui passe de l’eau dans le verre n’est que légèrement réfracté ou réfléchi, c’est-à-dire modifié dans sa direction. Il est presque aussi invisible qu’un jet de carbone ou d’hydrogène dans l’air ; et précisément pour la même raison !

— Oui, dit Kemp, cela va tout seul. Il n’y a pas d’écolier aujourd’hui qui ne sache tout cela.

— Voici maintenant un autre fait que tous les écoliers connaissent de même. Si l’on brise une plaque de verre, si on la réduit en poudre, elle devient beaucoup plus facile à voir dans l’air ; elle devient, du moins, une poudre opaque et blanche. Ceci, parce que la pulvérisation multiplie les surfaces sur lesquelles s’exercent réflexion et réfraction. Dans une plaque de verre il n’y a que deux surfaces ; dans le verre pulvérisé, la lumière est réfractée ou réfléchie par chacun des grains qu’elle traverse, et très peu de rayons passent droit. Mais ce verre blanc pulvérisé, si vous le mettez dans l’eau, sur-le-champ, il cesse d’être visible. C’est que le verre pulvérisé et l’eau ont à peu près le même indice de réfraction ; c’est-à-dire que la lumière subit à peine une petite réfraction ou réflexion en passant de l’un dans l’autre.

» Donc un corps transparent, le verre, par exemple, est rendu invisible si vous le mettez dans un liquide qui ait à peu près le même indice de réfraction. Raisonnez seulement une seconde ; vous comprendrez que la poudre de verre pourrait être rendue invisible même dans l’air, si son indice de réfraction pouvait être rendu égal à celui de l’air : car, alors, il n’y aurait plus ni réfraction ni réflexion au passage des rayons lumineux du verre dans l’air et inversement.

— Oui, sans doute. Mais un homme, ce n’est pas du verre pilé !

— Non, en effet, répondit Griffin. C’est bien plus transparent !

— Allons donc !

— Et c’est un docteur qui parle !… Comme on perd la mémoire !… Avez-vous donc oublié déjà votre physique, en dix ans ?… Songez à toutes les choses qui sont transparentes et d’abord ne semblent pas l’être. Le papier est fait de fibres transparentes : s’il est blanc et opaque, c’est pour la même raison qui fait que le verre pulvérisé est opaque, et blanc ! Huilez du papier blanc ; que l’huile s’introduise bien dans tous les vides, entre les molécules, de telle sorte qu’il n’y ait plus de réfraction ni de réflexion que sur les surfaces : il devient transparent comme verre ! Et cela n’est pas vrai seulement du papier, mais des fibres du coton, du lin, de la laine, du bois, aussi des os, Kemp, de la chair, Kemp, des cheveux, Kemp, des ongles et des muscles, Kemp ! En réalité, l’organisme tout entier d’un homme — à l’exception des cellules rouges de son sang et des pigments foncés de ses cheveux — est fait de tissu transparent, incolore : tant il faut peu de chose pour nous rendre visible les uns aux autres ! Pour la plus grande part, les fibres d’un être vivant ne sont pas plus opaques que l’eau.

— Évidemment ! évidemment ! s’écria Kemp. Je n’avais songé cette nuit qu’aux larves de mer et aux méduses.

— Maintenant vous me comprenez ! Vous êtes au courant de tout ce que je savais, de tout ce que j’avais dans l’esprit, un an après avoir quitté Londres — il y a six ans. Mais je gardais tout pour moi. Il me fallait poursuivre mon travail dans des conditions désavantageuses et effrayantes. Hobbema, mon maître, était de ces savants qui vous fixent une limite dans la science ; et, de plus, un voleur d’idées, sans cesse à fouiller la pensée des autres… Vous connaissez la fourberie ordinaire du monde scientifique ! Moi, je ne voulais rien publier ; je ne voulais pas que cet homme vînt partager ma gloire… Je continuai à travailler. Parti de ma formule, j’approchai peu à peu de l’expérience, de la réalité. Je n’en parlais à âme qui vive, parce que je voulais lancer ma découverte sur le monde avec une force écrasante et devenir célèbre d’un seul coup. Je repris la théorie des pigments pour combler certaines lacunes, et soudain — sans dessein arrêté, par accident, — je fis une découverte en physiologie.

— Vraiment ?

— Vous connaissez la matière colorante du sang : elle est rouge. Eh bien, on peut la rendre blanche, incolore, sans troubler ses fonctions normales.

Kemp poussa un cri de surprise et d’incrédulité. L’homme invisible se leva et se mit à arpenter le cabinet.

— Oh ! vous pouvez vous récrier ! Je me rappelle ce jour-là. Il était tard, le soir (dans la journée, on était assommé par des élèves sots et paresseux) ; je travaillais là quelquefois jusqu’à l’aurore. La lumière se fit tout à coup dans mon esprit, complète et splendide. J’étais seul. Le laboratoire était tranquille, éclairé en silence par ses hautes lampes éclatantes… On pouvait rendre transparent un tissu, un animal ! Exception faite des pigments, on pouvait le rendre invisible ! « Je pourrais devenir invisible ! » me dis-je à moi-même. Et soudain je me rendis compte de ce que peut un albinos possédant un secret semblable. C’était renversant ! Je laissai le liquide que j’étais en train de filtrer et j’allai contempler le ciel et les étoiles par la grande fenêtre. « Je pourrais être invisible ! » me répétais-je.

» Réaliser cela, ce serait dépasser la magie. J’apercevais déjà, dégagé des ténèbres du doute, le tableau magnifique de tout ce que l’invisibilité pouvait représenter pour un homme : le mystère, le pouvoir, la liberté. D’inconvénients, je n’en voyais aucun. Songez donc ! Moi, un pauvre physicien de quatre sous, professeur de jeunes sots dans un collège de province, moi, je pourrais instantanément devenir ce prodige ! Je vous le demande, Kemp, si vous… N’importe qui, je vous dis, se serait jeté à corps perdu dans cette étude… Je travaillai trois ans et il n’est pas de montagne de difficultés qui, soulevée, ne m’en ait laissé voir une autre. La minutie infinie des détails ! Et l’exaspération ! Et un collègue, un de ces provinciaux, toujours furetant : « Eh bien, quand allez-vous enfin publier votre travail ? » C’était là son éternelle question. Et les élèves ! Et la gêne ! Mille entraves ! Je supportai trois années de ce régime… Et après trois années de réserve et d’angoisses, je reconnus que d’aller jusqu’au bout de mon affaire, c’était impossible, impossible.

— Pourquoi ? demanda Kemp.

— L’argent ! l’argent ! — répondit l’homme invisible…

Et il se leva pour regarder par la fenêtre. Puis il se retourna brusquement :

— Alors, je volai le vieux, je volai mon père… Mais l’argent n’était pas à lui… Il s’est tué.