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L’Homme invisible/20

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L’Homme invisible
La Revue de Paristome 1, Jan-Fév (p. 95-105).
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XX

LE LOGEMENT DE GREAT PORTLAND STREET


Kemp, un moment, demeura silencieux ; il regardait fixement le dos de ce corps sans tête qui semblait appuyer le front aux vitres. Puis il tressaillit, comme frappé d’une pensée soudaine ; il se leva, saisit le bras de l’homme invisible et le força de se retourner.

— Vous êtes fatigué, lui dit-il, et, tandis que je reste assis, vous vous promenez… Prenez mon fauteuil…

Il se plaça lui-même entre Griffin et la fenêtre la plus voisine.

Griffin s’assit ; au bout d’une minute il reprit brusquement :

— J’avais déjà quitté le collège de Chesilstowe quand cela s’est passé. C’était le dernier jour de décembre. J’avais pris une chambre à Londres, une grande chambre non meublée, dans une grosse maison de rapport, mal tenue, dans une impasse de Great Portland Street. La pièce fut bientôt remplie de tout le matériel acheté avec l’argent du vieux. Mon travail allait toujours, avec suite, avec succès, approchant de plus en plus de la fin. J’étais comme un homme qui, à la sortie du bois, tomberait tout à coup dans quelque tragédie absurde. J’allai enterrer mon père. L’esprit toujours occupé de mes recherches, je ne fis pas le moindre effort pour sauver sa réputation. Je me rappelle l’enterrement, le corbillard des pauvres, le service expédié, le versant de la colline balayé par un vent glacé, et son vieux camarade de collège qui lut sur sa tombe les prières des morts, un vieillard minable, noir, cassé, avec un rhume qui coulait.

» Je me rappelle mon retour au foyer désert, la traversée de ce qui jadis avait été un village et que des entrepreneurs avaient retapé maintenant à la vilaine image d’une ville. Dans toutes les directions, les rues aboutissaient à des terrains vagues et se terminaient par des tas de décombres ou d’herbes. Je me vois encore, fantôme maigre et noir, marchant le long du trottoir luisant et glissant, avec un étrange détachement qui me venait de ces ignobles maisons bourgeoises, de ces boutiques sordides.

» Je ne me sentais nullement attristé par la mort de mon père. Il me faisait l’effet d’avoir été la victime d’une sentimentalité folle. Les convenances, l’usage exigeaient ma présence à l’enterrement ; mais le cœur n’y était pas.

» Pourtant, comme je longeais la grand-rue, ma vie passée me revint à l’esprit, un moment. Je rencontrai une jeune fille que j’avais connue dix ans plus tôt ; nos regards se croisèrent… Quelque chose me poussait à rebrousser chemin et à lui parler. C’était une femme très ordinaire.

» Cette visite aux lieux d’autrefois me paraissait un rêve. Je ne sentais pas alors que j’étais isolé, que j’étais sorti du monde pour me jeter dans un désert. Je remarquai bien l’absence de sympathie autour de moi, mais je l’attribuais au vide ordinaire de la vie. En rentrant dans ma chambre, je crus être rendu à la réalité : là était tout ce que je connaissais, tout ce que j’aimais ; là, m’attendaient mes appareils, mes expériences toutes prêtes. Maintenant il ne restait plus guère de difficultés que dans le détail.

» Un jour ou l’autre, Kemp, je vous dirai tous mes procédés compliqués. Inutile maintenant. Pour la majeure partie, sauf certaines lacunes que je préfère combler de mémoire, ils sont consignés en chiffres dans ces livres que le chemineau m’a volés. Il faudra que nous nous remettions à sa poursuite. Il faudra que nous rentrions en possession de ces livres… Le point capital était de placer le corps transparent dont il fallait réduire l’indice de réfraction entre deux centres d’où rayonnaient certaines vibrations de l’éther… dont je vous parlerai plus tard… Non, il ne s’agit pas de rayons Rœntgen : je ne sache pas que les miens aient déjà été décrits ; pourtant l’existence en est assez évidente !… J’avais surtout besoin de deux petites dynamos, et je les actionnai avec un moteur à gaz, bon marché…

» Ma première expérience porta sur un morceau d’étoffe, un chiffon de laine blanche. C’était bien la chose la plus étrange du monde, de le voir d’abord souple et blanc sous les jets de lumière, puis de le voir s’évanouir peu à peu, comme un flocon de fumée, disparaître… J’avais peine à croire que j’eusse obtenu cela. J’étendis la main dans le vide apparent : l’objet était bien là, aussi solide que jamais. L’ayant saisi maladroitement, je le laissai tomber à terre : je ne le retrouvai pas sans difficulté.

» Alors intervint une expérience plus curieuse. J’entendis un miaulement derrière moi ; je me retournai et j’aperçus, de l’autre côté de la fenêtre, un chat blanc très sale, étendu sur le couvercle du réservoir. Une idée me vint. « Oh ! toi, tu arrives juste à point ! » pensai-je ; et, la fenêtre ouverte, j’appelai le chat bien doucement. Il entra en faisant ronron : — la pauvre bête mourait de faim ; — je lui donnai un peu de lait. Toutes mes provisions étaient enfermées dans une armoire, dans un coin de la pièce.

» Quand il eut mangé, le chat fit en flairant tout le tour de la chambre, avec l’intention manifeste de s’installer chez moi. Le chiffon invisible l’inquiéta un peu : il fallait le voir cracher devant ! Je l’établis confortablement sur l’oreiller de mon grabat et je lui donnai du beurre pour faire sa toilette.

— Et vous avez opéré sur lui ?

— Parfaitement. Mais droguer un chat, ce n’est pas une petite affaire, Kemp… L’opération échoua.

— Échoua ?

— Oui, sur deux points, à savoir les griffes et la matière pigmentaire… comment cela s’appelle-t-il ? au fond de l’œil du chat… vous savez bien…

Tapetum.

– C’est cela, le tapetum. Cela n’allait pas. Après lui avoir fait prendre la drogue pour blanchir le sang, après lui avoir fait subir diverses préparations, je donnai à la bête de l’opium, et je la plaçai, avec l’oreiller où elle dormait, sur l’appareil. Eh bien, tout le reste s’évanouit, disparut ; mais il resta les deux petites flammes des yeux.

— Bizarre !

— Je n’y peux rien comprendre. Le chat était bien attaché, naturellement : il n’allait pas se sauver. Mais il se réveilla, encore engourdi, et miaula doucement… On frappa à la porte… C’était une vieille femme qui demeurait au-dessous, et qui me soupçonnait de faire de la vivisection : une vieille, ruinée par la boisson, et qui n’avait plus rien au monde que son chat. Je pris vivement du chloroforme, j’en fis une application, et j’allai répondre à la porte. « N’ai-je pas entendu un chat ? demanda-t-elle ; mon chat ? — Ce n’est pas ici », fis-je très poliment. Elle n’avait pas grande confiance, et elle essayait de glisser un coup d’œil derrière moi dans la chambre : tout, en effet, était assez étrange pour elle, les murailles nues, les fenêtres sans rideaux, le grabat, le moteur à gaz en trépidation, l’éclat des points rayonnants et cette odeur de chloroforme dans l’air. Enfin, elle dut se contenter de ma réponse, et elle s’en retourna.

— Combien cela prit-il de temps ? demanda Kemp.

— Le chat ?… trois ou quatre heures. Les os, les nerfs, la graisse furent les derniers à disparaître, ainsi que l’extrémité des poils de couleur. Et, comme je vous le dis, le fond de l’œil — une matière visqueuse et chatoyante — ne s’en allait pas du tout.

» Il faisait nuit dehors bien avant que la chose fût terminée ; on ne voyait plus rien que les yeux ternes et les griffes. J’arrêtai le moteur à gaz, je cherchai à tâtons, je caressai la bête, qui était encore insensibilisée, je détachai ses liens ; puis, me sentant fatigué, je la laissai dormir sur l’oreiller invisible, et je me couchai. J’eus de la peine à m’endormir ; je restais éveillé, pensant vaguement à des choses sans suite, reprenant toujours mon expérience, rêvant fiévreusement que tous les objets s’obscurcissaient peu à peu, s’évanouissaient, jusqu’à ce que le sol même où je me tenais s’évanouît. J’arrivai ainsi au cauchemar maladif et au vertige. Vers deux heures, le chat se mit à miauler dans la chambre ; je tâchai d’abord de le faire taire, en lui parlant ; puis je pris le parti de le mettre dehors. Je me rappelle l’impression que j’éprouvai en battant le briquet, il n’y avait là que deux yeux ronds, brillants, verts, et rien autour. Je lui aurais bien donné du lait, mais je n’en avais plus. Il ne voulait pas se tenir tranquille ; il s’assit et miaula encore jusqu’à la porte. J’essayai de l’attraper avec l’idée de le jeter par la fenêtre, mais il ne se laissa pas prendre, il disparut, tout en continuant de miauler à droite et à gauche dans la chambre. À la fin, j’ouvris la fenêtre, et je fis un grand remue-ménage. Sans doute, il finit par sortir : je ne le vis, je ne l’entendis plus jamais.

» Alors, Dieu sait pourquoi ! je repensai à l’enterrement de mon père, à la colline lugubre battue par le vent, jusqu’à ce que le jour se levât. Je compris qu’il fallait renoncer à dormir, et, fermant ma porte derrière moi, j’errai par les rues, dans la lumière du matin.

— Vous ne voulez pas dire qu’il y a un chat invisible lâché à travers le monde ? demanda Kemp.

— À moins qu’on ne l’ait tué… Pourquoi pas ? fit l’homme invisible.

— Pourquoi pas ?… Mais je n’avais pas l’intention de vous interrompre.

— Il est bien probable qu’on l’a tué, reprit Griffin. Cependant, quatre jours après, il était encore vivant, c’est tout ce que je sais ; il était au bas d’une grille, dans Great Tichfield Street : je vis des gens attroupés qui cherchaient d’où venaient des miaulements.

Griffin se tut pendant près d’une minute. Puis il reprit d’un ton brusque :

— Je me rappelle cette matinée qui précéda ma métamorphose… Je devais avoir remonté Great Portland Street, car je vois encore la caserne d’Albany Street et la sortie des gardes à cheval ; finalement, je me trouvai assis au soleil, souffrant, mal à mon aise, en haut de Primrose Hill. C’était un jour ensoleillé de janvier, un de ces jours radieux et froids que nous avons eus cette année avant la neige. Ma pauvre cervelle épuisée s’efforçait de déterminer la situation et d’établir un plan de campagne.

» Je fus surpris de reconnaître, maintenant que la récompense était à ma portée, combien sa possession me semblait vaine. En fait, j’étais à bout de forces ; quatre années de labeur acharné me laissaient incapable de toute énergie comme de tout sentiment. J’étais apathique et je m’évertuais inutilement à recouvrer l’enthousiasme de mes premières recherches, la fureur de découverte qui m’avait donné le courage de consommer la perte de mon vieux père. Rien ne me semblait plus avoir d’importance. Je sentais, d’ailleurs, très bien, que c’était là une disposition passagère, due au surmenage et au manque de sommeil, et que, soit par des drogues, soit par du repos, il me serait possible de retrouver ma vigueur.

» Je ne pouvais penser nettement qu’à une chose, c’est qu’il fallait mener mon affaire à bonne fin : l’idée fixe me dominait encore. Et cela, sans tarder, car je n’avais presque plus d’argent. Je regardais autour de moi, sur le penchant de la colline, des enfants qui jouaient, des jeunes filles qui les surveillaient, et je m’efforçais de songer à tous les avantages fantastiques qu’un homme invisible pourrait avoir dans le monde.

» Au bout d’un certain temps, je me traînai jusque chez moi, je pris un peu de nourriture, une forte dose de strychnine, et je me jetai tout habillé pour dormir sur mon lit pas fait… La strychnine, Kemp, est un merveilleux tonique ; ça vous remonte un homme.

— Mais c’est un remède diabolique, c’est du feu en bouteille !

— Je me trouvai, au réveil, tout à fait ragaillardi et même nerveux… Vous comprenez ?

— Oui, je connais la drogue.

— Or, quelqu’un frappait à ma porte. C’était mon propriétaire, avec des menaces, avec tout un interrogatoire : un vieux juif polonais, vêtu d’une longue houppelande grise, chaussé de pantoufles graisseuses. J’avais torturé un chat pendant la nuit, il en était sûr : la langue de la vieille avait marché. Il insistait pour tout savoir. Les lois du pays contre la vivisection étaient très sévères ; il pouvait être mis en cause.

» Je niai le chat. Alors, il dit que la trépidation de mon petit moteur à gaz avait été ressentie dans toute la maison ; — ce qui était vrai, évidemment. — Il rôdait autour de moi dans la pièce, reluquant tout par-dessus ses lunettes d’argent. La terreur me prit soudain qu’il n’emportât quelque chose de mon secret. J’essayai de me mettre entre lui et l’appareil de concentration que j’avais arrangé : cela ne fit que le rendre plus curieux. Et qu’est-ce que je faisais ? Et pourquoi étais-je toujours seul et mystérieux ? Était-ce légal ? N’était-ce pas dangereux ? Je ne payais rien que le loyer ordinaire. Sa maison avait toujours été respectable, malgré de méchants voisinages…

» Tout à coup, la patience m’échappa, je lui ordonnai de sortir. Il se mit à protester, bredouilla qu’il avait le droit d’entrer chez moi : en une seconde, je l’eus empoigné par le collet (quelque chose se déchira) et il tournoya jusque dans son corridor. Je fis claquer la porte, je donnai un tour de clef et je m’assis tout frémissant.

» Dehors, il raconta des histoires dont je ne m’occupai point, et, après un moment, il s’en alla.

» Mais cet incident gâta les choses. Je ne savais ni ce qu’il avait l’intention, ni ce qu’il avait le droit de faire. Me transporter dans un autre appartement, c’était un retard. D’autre part, il me restait tout juste vingt livres — pour la majeure partie dans une banque — et je ne pouvais pas me payer un déménagement. Disparaître ! il n’y avait que cela.

» Oui, mais il y aurait chez moi enquêtes, perquisition… À l’idée que mon œuvre pourrait être en péril, interrompue à sa dernière étape, je fus pris d’une activité rageuse. Tout d’abord, je m’empressai de sortir avec mes trois volumes de notes, mon carnet de chèques — le chemineau a tout cela maintenant ! — et je les adressai, du plus prochain bureau de poste, à une poste restante privée, dans Great Portland Street. J’avais tâché de sortir sans bruit. En rentrant, je trouvai le propriétaire qui montait tranquillement l’escalier : il avait, je suppose, entendu la porte se fermer. Vous auriez ri de le voir sauter de côté sur le palier quand j’arrivai en courant derrière lui. Il me regarda effaré, quand je passai tout près. Je fis trembler toute la maison en faisant claquer ma porte. Je l’entendis arriver d’un pas traînant jusqu’à mon étage ; il hésita, puis redescendit. Je me remis sur-le-champ à mes préparatifs.

» Tout fut achevé dans la soirée, dans la nuit. J’étais là immobile, sous l’influence pénible et soporifique des drogues qui décolorent le sang : on frappa des coups à la porte. Cela cessa, des pas s’éloignèrent, puis ils revinrent et l’on se remit à heurter. Bientôt on essaya de glisser quelque chose sous la porte, un papier bleu : dans un accès d’impatience, je me levai, j’allai ouvrir la porte toute grande. « Eh bien ! » m’écriai-je. C’était mon propriétaire, porteur d’un avis d’expulsion. Il me le tendit, remarqua dans l’aspect de mes mains quelque chose d’insolite, je pense, et leva les yeux sur mon visage.

» D’abord, il demeura bouche béante ; puis il poussa une sorte de cri inarticulé, laissa choir à la fois chandelle et papier, et s’enfuit à tâtons par le corridor obscur, dans la direction de l’escalier. Je refermai la porte et tournai la clef. M’étant approché de la glace, je compris son effroi : j’avais la figure toute blanche, couleur de pierre.

» Ce fut tout à fait horrible. J’avais compté sans la souffrance. Nuit d’angoisse déchirante, de nausées, de défaillance. Je claquais des dents quoique ma peau fût en feu, tout mon corps en feu ; et j’étais là gisant comme un cadavre. Je comprenais maintenant pourquoi le chat s’était plaint jusqu’au moment du chloroforme… Il était bien heureux que je vécusse seul et abandonné dans ma chambre. Il y avait des instants où je sanglotais, où je gémissais, où je parlais ; mais je tenais bon… Je perdis connaissance ; puis je m’éveillai, tout languissant, dans la nuit noire.

» La douleur avait cessé. Je me disais que j’étais en train de me tuer, mais je n’en avais cure. Je n’oublierai jamais le lever du jour et l’horreur éprouvée à voir mes mains devenues comme du verre dépoli, puis plus transparentes et plus fines à mesure que la clarté augmentait ; enfin, je pus voir au travers, et malgré mes paupières closes, l’affreux désordre de ma chambre. Mes membres devinrent vitreux ; les os et les artères s’évanouirent, disparurent, les petits nerfs blancs passèrent les derniers. Je grinçais des dents, mais j’attendis là jusqu’au bout… Enfin, seule l’extrémité morte des ongles subsista, pâle et blanche, avec la tache brune d’un acide sur mes doigts.

» Je fis un effort pour me lever. D’abord, j’en fus aussi incapable qu’un enfant en maillot : je piétinais, au bord de mon lit, avec des membres que je ne pouvais pas voir. J’étais faible et affamé. Je m’avançai et je regardai dans mon miroir : rien ! rien du tout ! sinon quelques pigments atténués, plus légers qu’un nuage, subsistant derrière la rétine : je dus me pencher sur la table et me coller le front contre la glace.

» Ce ne fut que par un violent effort de volonté que je réussis à retourner à mes appareils et à compléter mon opération.

» Je dormis pendant la matinée, en mettant mon drap sur mes yeux pour les protéger contre la lumière. Vers midi, je fus réveillé par des coups à la porte. Mes forces m’étaient revenues : je me dressai sur mon séant, je tendis l’oreille et je perçus des chuchotements. Je sautai sur mes pieds et, à la muette, le plus doucement possible, je me mis à démonter mon appareil, à en disperser les parties à travers la chambre, pour qu’on ne pût avoir aucune idée de sa structure. Bientôt les coups se renouvelèrent, des voix appelèrent : d’abord celle du propriétaire, puis deux autres. Pour gagner du temps, je leur répondis. Le chiffon et l’oreiller invisibles me tombant sous la main, j’ouvris la fenêtre et je les lançai dehors, sur le couvercle d’un réservoir. Comme la fenêtre s’ouvrait, un craquement se fit entendre à la porte : quelqu’un avait pratiqué des pesées, pour faire sauter la serrure ; mais les verrous solides, que j’avais vissés quelques jours avant, l’arrêtèrent. Tout de même, cela me fit tressaillir et me rendit furieux. Je commençai à trembler et à précipiter mes mouvements.

» Je jetai pêle-mêle au milieu de ma chambre des feuillets détachés, de la paille, du papier d’emballage, etc., et je tournai le robinet du gaz. Des coups sérieux se mirent à pleuvoir sur ma porte. Je n’arrivais pas à trouver les allumettes ; de mes mains je battais les murs avec rage. Je refermai le gaz, enjambai la fenêtre et me tins sur le couvercle du réservoir : puis, très doucement, je baissai le châssis et là, en sûreté, invisible, mais tremblant de colère, je m’assis pour attendre les événements.

» Je les vis crever un des panneaux ; un moment après, ils avaient fait sauter la gâche des verrous et ils apparaissaient dans le cadre de la porte. C’était le propriétaire, accompagné de ses deux beaux-fils, deux gaillards de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Derrière eux s’agitait la silhouette d’une vieille femme, la vieille d’en bas.

» Vous pouvez imaginer leur étonnement de trouver la chambre vide. L’un des jeunes gens courut aussitôt à la fenêtre, l’ouvrit en hâte et regarda au-dehors. Les yeux écarquillés, sa figure barbue, lippue, vint à un pied de la mienne. J’eus bien envie de taper dessus, mais je retins mon poing fermé.

» Ses regards me traversaient le corps. De même ceux des autres, quand ils l’eurent rejoint. Le vieux alla jeter un coup d’œil sous le lit. Puis tous se précipitèrent sur le buffet. Ils se mirent à discuter à perte de vue, dans un jargon moitié juif, moitié mauvais anglais ; et ils conclurent que je ne leur avais pas répondu, qu’ils avaient été dupes de leur imagination. Un sentiment d’extraordinaire orgueil succéda à ma colère tandis que, installé hors de la fenêtre, j’observais ces quatre personnages — (la vieille aussi était entrée ; elle épiait, d’un air soupçonneux, tout autour d’elle, comme un chat), — ces quatre personnages qui essayaient de deviner l’énigme de mon existence.

» Le propriétaire, autant que je pus comprendre son patois, était d’accord avec la vieille : je faisais de la vivisection. Les fils assuraient, en charabia, que j’étais électricien : ils en donnaient comme preuve les dynamos et les radiateurs. Tous étaient très inquiets à l’idée de mon retour ; pourtant j’ai constaté plus tard qu’ils avaient verrouillé la porte d’entrée. La vieille regardait encore dans le buffet et sous le lit : l’un de mes colocataires, un marchand des quatre saisons, qui partageait avec un boucher la chambre d’en face, apparut sur le palier : on l’appela, il entra, et débita des sottises.

» Il me vint à l’esprit que les radiateurs spéciaux dont je me servais, s’ils tombaient entre les mains d’un homme intelligent et instruit, pourraient me trahir ; ayant donc guetté occasion, je glissai de la fenêtre dans la pièce et, esquivant la vieille, je séparai de sa jumelle, qui la supportait, une des petites dynamos, et j’envoyai tout l’appareil s’écraser sur le parquet. Ah ! leur épouvante !… Pendant qu’ils essayaient de s’expliquer la chose, je me faufilai dehors et je descendis avec précaution l’escalier.

» Au rez-de-chaussée, j’entrai dans une petite pièce où j’attendis. Ils finirent par descendre, eux aussi, toujours inquiets, toujours disputant, tous un peu désappointés de n’avoir pas trouvé « d’horreurs », et se demandant quelle était leur situation légale à mon égard. Dès qu’ils furent en bas, je me faufilai de nouveau, je remontai avec une boîte d’allumettes, je mis le feu à mon tas de papiers et de saletés, j’approchai les chaises et la litière, j’amenai le gaz avec un tuyau de caoutchouc…

— Vous avez mis le feu à la maison ? s’écria Kemp.

— Oui, j’ai mis le feu ! C’était la seule manière de brouiller ma piste. Et, d’ailleurs, la maison était certainement assurée… Je tirai tranquillement les verrous de la porte d’entrée et me voilà dans la rue ! J’étais invisible et je commençais seulement à me rendre compte de l’avantage extraordinaire que me donnait cette qualité. Ma tête fourmillait déjà de projets insensés et merveilleux que je pouvais dès lors mettre à exécution impunément.